- 1 « Quand je chante, je ne veux pas entendre les gens parler », phrase couramment utilisée dans le r (...)
- 2 Cet article est le résultat d’une collaboration entre un spécialiste ougandais des études théâtral (...)
1L’Ouganda est l’un des plus petits pays d’Afrique mais il compte près de seize millions d’habitants, répartis en une quinzaine d’ethnies importantes qui parlent chacune leur propre langue. A part la musique des Baganda, peuple vivant dans la région centrale du pays, et en particulier leur musique de cour, les traditions musicales et chorégraphiques ougandaises, pourtant si riches et si variées, ont très peu retenu l’attention des spécialistes. C’est surtout vrai pour ces vingt dernières années, terriblement marquées par les troubles politiques qui ont déchiré l’Ouganda depuis l’accession au pouvoir, vers 1972, du dictateur Idi Amin et de ses successeurs : Godfrey Binaisa, Paulo Muwanga, Brigadier Okello et Milton Obote. Cette situation dramatique a non seulement empêché les chercheurs étrangers de se rendre en Ouganda et de visiter ce pays, elle a aussi découragé les érudits ougandais, tout juste rentrés des Etats-Unis et du Royaume-Uni au début des années soixante-dix, fiers de leurs diplômes et rêvant de mener des recherches approfondies sur leurs propres traditions. Qu’ont-ils fait pendant ces deux décennies ? « Nous avons essayé d’éviter les balles ! » répond ironiquement Christine (Lule) Kiganda, diplômée en lettres et en traditions populaires de Los Angeles, qui est retournée dans son pays en 1971 pour y étudier les arts de tradition orale de sa propre ethnie.
- 3 Intitulé Mweshongorere Mukama (Prions le Seigneur), Marianum Press, Mbarara.
2Cela n’empêcha cependant pas certains esprits déterminés de poursuivre la réalisation de leurs rêves. Le regretté Benedicto Mubangizi, compositeur munyankore, vécut très pauvrement dans son village natal, situé dans le Nkore occidental, à l’écart des régions les plus troublées. S’étant retiré assez tôt de sa fonction de formateur pédagogique, il continua d’étudier les traditions du chant de sa région et mit à profit ses connaissances pour élaborer un répertoire liturgique pour l’église catholique de l’Ouganda occidental. Sa production est immense et comprend une demi-douzaine de messes, plus de deux cents soixante-cinq hymnes et chants, la compilation d’un livre d’hymnes utilisé par la suite dans tout le diocèse3. Il dirigea des chœurs et participa à de nombreux concours musicaux en tant que membre du jury ; historien et écrivain prolixe, il publia trente livres dont des romans et des recueils de contes, d’épopées et d’autres traditions populaires. Dans un ouvrage qui n’a pas été publié, Il étudie les origines, la parenté et l’histoire de ses clans parentaux dont la tradition lui fut transmise oralement pas ses aînés. Mais Mubangizi est une exception, un génie qui ne cessa, malgré une santé fragile, de servir sa muse. Beaucoup d’intellectuels ougandais, devenus, à cause de leur éducation, la cible des tireurs d’Amin et d’Obote pendant leurs règnes de terreur, ne cherchaient plus qu’à sauver leur vie et à protéger au mieux leurs familles. Certains furent tués, d’autres se réfugièrent à l’étranger, et c’est seulement maintenant qu’ils retournent chez eux pour reprendre leur travail. L’intérêt toujours plus grand des Occidentaux pour les « musiques du monde » a encouragé certains bons musiciens Ougandais, ayant pu suivre une formation musicale à l’étranger, à y rester une fois leurs études terminées. En donnant des cours et en animant des ateliers, ils peuvent effectivement y gagner beaucoup plus que s’ils travaillaient au Département de musique, de danse et de théâtre de l’université Makerere, ou dans les différentes écoles supérieures de la brousse qui se multiplient dans toutes les régions de l’Ouganda sous le nom d’Ecoles normales nationales (National Teachers’ College).
- 4 On en trouve également des exemples dans les villes, comme la troupe Heartbeat of Africa – appelée (...)
Pendant la période de luttes qui dura plus d’une quinzaine d’années, les paysans ougandais durent se reconvertir à une économie de survie purement locale. Le transistor, qui dans les années soixante était omniprésent jusque dans les villages les plus reculés, finit par se taire faute d’argent pour acheter les piles. L’évolution de la musique ainsi que l’influence de la musique pop et de l’idéologie occidentales furent réduites au minimum. Lorsque l’occasion se présentait, la musique et la danse trouvaient encore leur juste place dans les rituels et les moments importants de la vie : rites de mariage, naissance de jumeaux, circoncision (là où cela se pratiquait encore), derniers rites funéraires, ainsi que dans les écoles, les églises et dans d’autres institutions. Pendant les années d’insécurité où la musique occidentale était absente, les formes traditionnelles de la pratique musicale se renforcèrent. Les troupes locales continuèrent à se réunir pour jouer leur musique régionale ; en fait, les activités artistiques des troupes établies dans les villages et des associations culturelles furent utilisées par les gouvernements successifs comme moyen de diffusion de leurs messages politiques4.
3Malgré d’énormes difficultés, et peut-être même à cause d’elles, les groupes villageois proliférèrent : la musique et la danse communautaires étaient une façon de réagir aux destructions, aux meurtres et aux rixes sanglantes auxquels le peuple était confronté jour après jour. La quantité de musique que les Ougandais jouent aujourd’hui est stupéfiante. Quoi qu’on puisse dire sur la pauvreté endémique, la corruption et le syndrome de dépendance dont les Ougandais sont victimes, on ne peut que s’étonner des ressources financières et humaines consacrées aux valeurs culturelles intangibles que sont la danse et la musique.
4Une des conséquences de la promotion officielle des activités culturelles dans les villages fut la formation de centaines d’associations féminines dans les campagnes. Les gouvernements successifs tentèrent de mobiliser les femmes paysannes pour des raisons politiques et pour accélérer la réalisation de leurs projets de développement et d’éducation. La danse et la musique tiennent une place importante au sein de ces associations. Les femmes s’occupent de questions telles que l’économie domestique, l’hygiène, l’éducation des enfants, les techniques agricoles et la prévention du sida, et traitent de ces thèmes dans leurs chansons. Jusqu’en 1986, lorsque Museveni et son Armée de résistance nationale libérèrent une grande partie de l’Ouganda du règne meurtrier de Milton Obote et du reste de son armée, personne n’avait pris au sérieux la propagande véhiculée par ces chansons. Il était du reste facile de détourner le sens des chansons par la parodie, l’improvisation de nouvelles paroles ou les allusions. Aujourd’hui ces chansons ne sont plus chantées à la gloire des dictateurs : on y encourage les femmes à travailler dur pour s’extraire de la condition misérable dans laquelle elles ont vécu pendant des années et pour contribuer de toutes leurs forces au développement local et national. C’est bien ce qu’exprime une chanson chantée dans une association de femmes basoga :
- 5 Enregistrée par Peter Cooke, bande PCUG 94.5.5 ; soliste : Mme Nakadaama Muwaya avec l’association (...)
Mboine kirabu eyerimira. maama, ezwaala mangoye ; ce qui signifie : « J’ai vu les femmes de l’association qui travaillaient dur dans leurs potagers et portaient de beaux habits. »5
5Cependant, le fait de chanter en public permet au soliste d’aller au-delà de ces paroles simples et prosaïques ; habitué à improviser et à faire des variations, l’artiste aborde des thèmes beaucoup plus divers et expose ses idées personnelles sur des sujets d’actualité. Plus de quatre-vingt-dix pour cent des chansons féminines sont composées dans un style traditionnel et accompagnées par des battements de mains et des instruments à percussion locaux. Mais parfois, les femmes préfèrent changer de style et chantent des chants harmonisés du genre de ceux que certaines d’entre elles ont probablement apprises à l’école, avec plus ou moins de bonheur.
6Plusieurs troupes semi-professionnelles de percussion et de danse, que Cooke a rencontrées à Busoga (région orientale) en 1987, ont agrandi et diversifié leur formation instrumentale (Cooke, 1995). Une telle variété n’existait pas auparavant dans les villages de cette région : dans les années soixante, un orchestre de musique populaire de fête comprenait au maximum deux ou trois lamellophones et une flûte. De plus grands ensembles de musique pour les cérémonies publiques se composaient de xylophones, de flûtes et de percussions. A cette époque, seul un clan dans tout le pays jouait de la flûte de Pan. La découverte d’orchestres composés de xylophones, de flûtes de Pan, de flûtes, de lamellophones, de vièles et de percussions fut plutôt surprenante. La combinaison polyrythmique de ces différents timbres instrumentaux offre à qui n’en a pas l’habitude un canevas sonore d’une richesse quelque peu déconcertante.
7Cette diversification instrumentale est en partie inspirée de l’ancien Ensemble national placé sous la direction du grand musicien muganda Everisto Muyinda, qui résidait, jusqu’au début des années soixante-dix, au Théâtre national de Kampala, produisant la musique de la troupe de danse nationale Heartbeat of Africa. Appelé « Kiganda orchestra », cet ensemble comprenait des musiciens de différentes ethnies, avec une majorité de Baganda et de Basoga. Il était organisé selon le principe des orchestres occidentaux avec des sections instrumentales aux timbres variés (vièles tubulaires, lyres, flûtes, flûtes de Pan et cithares) mêlant leurs sonorités contrastées à celles des xylophones, des tambours et des hochets. Les musiciens du Département de musique, de danse et de théâtre de l’université Makerere utilisèrent également ce type de combinaison instrumentale pour leurs productions dramatiques telles que la pièce de Rose Mbowa : « Notre mère l’Ouganda » (Mother Uganda). Dans les deux cas, l’orchestre pluri-ethnique symbolisait le rêve de la majorité des Ougandais : celui d’« une existence harmonieuse où tous les Ougandais joueraient ensemble comme des musiciens. » (Kasule 1993 : 260)
8Une autre influence fut la décision, prise en 1968, de promouvoir l’enseignement de la musique instrumentale dans les écoles, ce qui encouragea les élèves à jouer des instruments africains aussi bien qu’européens et leur offrit la possibilité de choisir des instruments ougandais pour leurs examens. Des concours étaient régulièrement organisés pour les écoles primaires et secondaires et, dès les années 1970, ces festivals s’agrandirent pour accueillir des ensembles instrumentaux africains, des duos et des solos, ainsi que la danse et le chant traditionnels. Ce développement permit à de nombreux écoliers de maîtriser la pratique des instruments africains et d’apprendre le répertoire des chansons traditionnelles, ce qui est important car beaucoup d’élèves des écoles primaires et secondaires sont internes et vivent loin du cadre traditionnel de l’apprentissage des chants.
Fig. 1: Jimmy Katumba (au milieu de la scène, vêtu d’un habit «afro» moderne); derrière lui, une batterie occidentale. Les danseuses portent des vêtements «traditionnels» et s’apprêtent à exécuter la danse Nankasa. Elles commencent par les salutations au public avant d’entrer dans la danse proprement dite. Photo prise à Londres, en 1990, pendant la tournée de Jimmy Katumba accompagnés des Ebonies
Photo: Sam Kasule
9La harpe adungu des Alur, peuple du Nord-Ouest de l’Ouganda, illustre bien les effets de cette politique (et de celle d’Amin qui consistait à privilégier l’image de marque culturelle de l’Ouganda septentrional). La harpe fait maintenant partie des programmes scolaires ; elle anime aussi les bars villageois, un peu partout dans le pays. L’adungu est souvent joué dans des ensembles de trois à quatre harpes de tailles différentes dont la basse mesure près de deux mètres. Il est intéressant de noter qu’elle peut être jouée de deux manières : dans un style très traditionnel, sur un accord pentatonique, avec l’enchevêtrement habituel des voix ; ou sur un accord heptatonique, avec une simple combinaison de tierces comme on peut l’entendre dans la musique zaïroise pour guitare appelée zairwa. Quoiqu’il en soit, la musique d’ensemble fait partie des pratiques traditionnelles de plusieurs régions d’Ouganda.
10A Acholi et à Lango par exemple, des groupes de jeunes se réunissaient régulièrement, dans les années soixante, avec leurs lamellophones lukeme, pour jouer de la musique d’ensemble (cette pratique est restée très vivante aujourd’hui). Ils participaient également à des concours intervillageois, organisés le week-end, sous le patronage d’un chef local ou d’un riche marchand. On trouve un autre exemple de musique d’ensemble dans les danses jouées, selon la technique du hoquet, par les trompes des Alur. Cependant, l’utilisation d’harmonies occidentales par les harpes et par certains groupes de lamellophones témoignent d’une familiarité croissante avec la musique occidentale. Celle-ci résulte d’un contact de plus en plus fréquent avec la musique d’église, de l’enseignement de la musique occidentale dans les écoles et, bien entendu, de l’omniprésence des musiques euro-américaines, caribéennes, latino-américaines, zaïroises et ouest-africaines sur les ondes de la radio.
11Un autre aspect de la vie des villages mérite d’être mentionné. Pendant les décennies de troubles, beaucoup de paysans ougandais estimèrent que la religion occidentale ne leur était pas d’un grand secours. Cette impression, liée à des infrastructures sanitaires défaillantes qui ne pouvaient plus faire face à la recrudescence des maladies fit sortir de l’ombre les guérisseurs traditionnels qui, jusque là, pratiquaient dans la clandestinité. Leur travail médical et leurs méthodes de guérison reposent sur le culte des ancêtres, l’apaisement des esprits, l’intervention des médiums et les différents types de transe. La musique et la danse constituent les éléments essentiels de ces pratiques. En outre, étant donné que la culture et les croyances traditionnelles vont de pair, les dirigeants de ces groupes cultuels jouent le rôle de gardiens de la tradition et étendent leur patronage aux groupes d’artistes locaux (voir le culte des ancêtres des Bacwezi à Bunyoro et celui des Baswezi à Busoga). A Busoga, les rituels des Baswezi exigent la présence de deux bons joueurs de tambours, du chœur des participants qui agitent de grands hochets en calebasse et chantent dans des mirlitons (altérateurs de voix) et d’un xylophone. Ces rituels sont parfois précédés de danses et de chants interprétées par les troupes locales invitées. Les cultes accueillent un grand nombre d’adhérents. Très bien organisés à l’échelle nationale, ils sont placés sous l’égide de l’Association culturelle ougandaise des guérisseurs traditionnels.
12Les traditions orales de certains peuples d’Ouganda font remonter la généalogie de leurs rois jusqu’au xiiie siècle. Lorsque les Britanniques arrivèrent pour la première fois dans le pays en 1862, J.H. Speke fut reçu au palais de Banda, résidence du roi de Buganda, le fier Muteesa 1er, à l’extérieur de l’actuelle Kampala. Il eut le temps de décrire brièvement dans son journal les différentes activités musicales du palais. A cette époque, le Buganda était le plus puissant royaume de la région du lac Victoria et, comme partout en Afrique, le nombre et la taille des orchestres patronnés par un souverain donnait la mesure de sa puissance. Au cours des siècles, les Kabaka s’étaient appropriés différents styles et instruments de musique pour leur propre usage à la cour. Dans les années cinquante et soixante, le palais de Mengo, résidence du roi Muteesa II, était devenu la Mecque des musiciens et des danseurs.
13Les traditions musicales du palais des Kabaka attirèrent l’attention des spécialistes occidentaux (Anderson, Cooke, Kubik, Wachsmann, Wegner) qui s’intéressèrent particulièrement au répertoire pour deux xylophones (le grand akadinda, à vingt-sept lames et le plus petit entaala ou amadinda à douze lames) et aux flûtistes du roi, Abalere ba Kabaka. Mais après la crise constitutionnelle de 1966, les quatre royaumes de Buganda, de Nkore, de Tooro et de Bunyoro furent abolis par un décret gouvernemental et, pendant la bataille de Mengo, le palais de Muteesa II fut envahi par l’armée d’Idi Amin et brûlé sur l’ordre de son premier ministre du moment Apolo Milton Obote.
14La police du Kabaka, qui avait l’habitude de parader au son d’une fanfare vêtue de l’uniforme occidental, fut anéantie pendant l’attaque et ceux des musiciens du palais qui réussirent à s’enfuir, jurèrent de ne plus jouer en public tant que le Kabaka n’était pas rétabli au pouvoir. Les étrangers crurent (et affirmèrent parfois) que, pendant les deux décennies qui suivirent, les traditions de la musique royale avaient disparu. Ce n’était vrai qu’en partie. Le voyage en Europe d’Everisto Muyinda et de sa troupe, en 1986, prouva qu’il existait encore des musiciens connaissant au moins une partie du répertoire du palais. Lors de son voyage d’étude, en 1987, Cooke constata que le répertoire royal continuait d’être transmis à la jeune génération dans certains villages qui, auparavant, étaient chargés de fournir des musiciens au palais. Ceci était vrai en particulier pour les traditions des xylophones akadinda et amadinda. Les joueurs de lyre endongo, comme ceux qui jouaient pour les rois, n’ont jamais manqué car les lyres sont toujours populaires dans les orchestres de mariage. L’ensemble Abadongo du Kabaka, composé de lyres, de vièles et de flûtes, reproduisait d’ailleurs le modèle des orchestres de mariage. Mais très peu de musiciens de l’orchestre de trompettes amakondere vivaient encore en 1987. Il en allait de même pour ceux de l’orchestre de flûte endere et probablement aussi pour les joueurs de l’orchestre abatenga (jeu de tambours accordés). Le harpiste attitré du Kabaka est mort et il ne reste plus, semble-t-il, qu’un seul artiste capable de le remplacer. Il s’agit d’Albert Ssempeke, excellent musicien, célèbre dans tout Buganda et connu au Royaume-Uni et en Scandinavie où il s’est rendu plusieurs fois depuis 1988, avec les danseurs et les musiciens de son orchestre de mariage, Aboluganda Kwagalana (Cassette Ssempeke !, voir la discographie) pour jouer et enseigner. Du reste, les emplois héréditaires du palais sont moins souvent remis en cause et Kawuula, le jeune gardien héréditaire des tambours royaux (dont certains furent transportés dans un lieu secret lors de l’attaque du palais de Mengo) affirme que de nouveaux tambours pourraient être commandés et que les anciens seraient remontés dans le respect des rites, dès que l’héritier du trône en donnerait l’ordre.
15En 1993, avec l’accord du Président Museveni et du Conseil national de la résistance ougandaise, Ronald Mutebi fut nommé trente-sixième Kabaka du Bugonda. Il fit battre son tambour personnel pour annoncer son avènement. Les populations des anciens royaumes de Bunyoro et de Tooro votèrent chacun pour le rétablissement de leur roi, Omukama. Mais la quatrième « nation », le Nkore, fit exception, la majorité des Banyankore étant constituée de roturiers Iru qui ne souhaitaient pas voir une famille royale issue de la minorité ethnique Hima retrouver son pouvoir et ses privilèges. Les Omukama entretenaient à leur cour moins de musiciens que les Kabaka du Buganda : ils préféraient faire venir leurs propres orchestres de trompes mpango de leurs villages pour les cérémonies officielles. En fait, l’idée de ne servir que leur roi ne semblait pas être aussi importante pour ces musiciens que pour ceux des Kabaka. En 1967, un an à peine après l’abolition des royautés, on vit les trompettistes de l’Omukama de Bunyoro jouer en public dans les foires commerciales et les fêtes nationales.
16La situation actuelle de ces orchestres reste à étudier mais il n’y a aucune raison de croire qu’ils ont cessé de fonctionner, comme le montre l’exemple suivant. Au tout début de ce siècle, Nyindo, le fils du roi du Rwanda Musinga , fut envoyé dans l’extrême Sud-Ouest de l’Ouganda pour gouverner le comté de Bufumbira. Mais son pouvoir fut bientôt aboli par l’administration britannique. Une famille héréditaire de flûtistes (jouant des flûtes en bois coniques iseengo jouées en hoquet,également présentes dans les palais de l’Omukama de Bunyoro et de l’Omugabe des Nkore), continua de maintenir le vieux répertoire royal et l’interpréta plus d’un demi-siècle plus tard, en 1968, cette fois à l’occasion de rassemblements politiques et d’autres événements officiels. Les Ougandais accordent une grande importance à leurs musiques traditionnelles et les musiciens héréditaires cherchent souvent un nouveau patron qui leur permettrait de préserver leur art et leur statut d’artistes.
17A Buganda, on n’a pas encore assisté à la renaissance des musiques de cour, le nouveau roi Mutebi n’ayant pas eu le loisir de s’occuper de ces questions. En 1990 son palais de campagne à Bamunanika fut très endommagé et rendu pratiquement inhabitable par un terrible incendie ; il n’a pas encore établi de résidence plus près de Kampala, dans un palais digne de celui de son père à Mengo. La famille royale envisage de fonder un « village culturel » à Banda, près de l’endroit où habite encore une partie de la famille, sur la colline où le Kabaka Muteesa Ier rencontra Speke. Banda sera peut-être le lieu où renaîtront les anciens orchestres du palais. Malheureusement, seule une poignée de musiciens connaît encore ce répertoire et ces techniques de jeu uniques. Reste à savoir s’il y a une réelle volonté de faire revivre cette musique avant qu’elle ne soit complètement oubliée.
18La capitale de l’Ouganda a toujours été une cité cosmopolite abritant un grand nombre d’émigrés. Ceux-ci y organisaient leurs propres manifestations culturelles ouvertes aux Ougandais dès l’indépendance en 1962. En 1968, les chanteurs du groupe Kampala Singers qui chantaient des oratorios et d’autres œuvres chorales comptaient dans leur rang de nombreux jeunes Ougandais. Ceux-ci étaient d’excellents musiciens qui avaient appris à lire la musique et à chanter à quatre voix à l’école secondaire, dans des chœurs dirigés par des missionnaires étrangers. Cercle plus fermé, la troupe des Kampala Players était une société théâtrale typiquement anglaise d’amateurs qui jouaient leurs pièces dans le nouveau et élégant Théâtre national, ouvert en 1959. L’importante communauté asiatique organisait des festivals et montrait les derniers films indiens dans les nombreuses salles de cinéma qu’elle avait fait construire. Tout cela cessa, bien entendu, lorsqu’Amin chassa les étrangers en 1971.
Fig. 2: Les anciens musiciens du palais jouant du xylophone entaala (amadinda)
Photo: Peter Cooke
19Le seul groupe africain était la troupe théâtrale que Wycliff Kiyingi forma en 1949 ; elle donnait des concerts et jouait des petites pièces agrémentées de musique et de danses, dans les centres communautaires de la région de Buganda. Kiyingi écrivait également pour la radio et la télévision et ses feuilletons radiophoniques continuent à être diffusés sur les ondes. En 1961, des fonctionnaires et des cadres formèrent le groupe Nyonza Singers qui représentait des chants et des danses Kiganda, mêlés à de la musique spirituelle afro-américaine et à de nouvelles chansons utilisant les harmonies occidentales.
20Pendant les années soixante, les bars et les boîtes de nuit de Kampala engagèrent, à côté de quelques artistes locaux, un grand nombre de musiciens congolais et kenyans. Lorsque le gouvernement d’Amin provoqua, pour diverses raisons, l’exode général de toutes les communautés étrangères, les Ougandais occupèrent les bâtiments abandonnés pour y organiser leurs activités culturelles et leurs divertissements : ceci malgré les fréquents couvre-feux qui les empêchaient souvent de se réunir le soir. Aujourd’hui, l’association des Kampala Singers a retrouvé un souffle nouveau et donne régulièrement des concerts, même si la musique jouée par d’autres groupes correspond plus au goût de l’Ougandais moyen. La troupe des Kampala Players a été remplacée par de nombreuses compagnies théâtrales, ce qui traduit une évolution rapide de la tradition vivante du théâtre populaire, dans laquelle la musique et la danse jouent un rôle essentiel.
21La scène des boîtes de nuit de Kampala est dominée par l’orchestre Afrigos Band qui joue à guichet fermé, toutes les fins de semaine, dans les jardins des hôtels. Ses musiciens ont été formés à différentes écoles : certains ont appris leur métier avec les musiciens zaïrois (zairwa) pendant les années soixante, ou avec d’autres musiciens pop, par la suite ; quelques uns ont appris la musique pendant leur scolarité et le chanteur principal a également été formé en chantant à l’église. Tout en reflétant ces différents enseignements, leur musique se marie avec les styles traditionnels. Leur succès vient du caractère entraînant de leurs rythmes et de l’humour de leurs chansons qui traitent de sujets d’actualité. En ceci, ils s’inscrivent dans la tradition des musiciens itinérants.
22Les Ebonies jouent une musique d’un tout autre genre. La plupart des musiciens ont une solide formation de musique d’église et certains ont même passé les examens de La Société des Écoles de Musique Royales, qui siège à Londres. Leur musique a bien entendu recours aux formes musicales et aux instruments occidentaux (claviers électriques, synthétiseurs etc.). Leurs chansons sont d’actualité et mêlent la musique, la danse et le théâtre. Parfois ils demandent à des musiciens traditionnels (comme feu Everisto Muyinda) de leur enseigner les bases de leur art, d’écrire et d’adapter des chansons traditionnelles pour leurs spectacles, et parfois même de jouer avec eux sur les instruments traditionnels. Mais ce qu’ils produisent n’a absolument pas la saveur de la musique traditionnelle et leurs auditeurs vont volontiers le même soir danser sur la musique des Afrigos Band.
23Dans le paysage musical de Kampala, le Kadongo Kamu est un genre important. Lancé par un seul homme et encouragé par le Concours annuel des jeune talents de Radio Ouganda, il a une influence considérable sur la musique populaire, à Kampala comme ailleurs. Mieux que tout autre genre, il illustre l’interaction entre la musique ougandaise et la musique pop occidentale tout en gardant sa spécificité. A l’instar des musiciens itinérants, les musiciens du Kadongo Kamu combinent tous les aspects musicaux des traditions orales africaines et afro-caribéennes aux styles de la musique pop occidentale. Leurs instruments sont la guitare folk à cordes métalliques, les tambours traditionnels, la batterie occidentale, les instruments à cordes traditionnels et, pour les effets spéciaux qu’on peut en tirer, le microphone. On trouve partout des cassettes de leur musique. Leur succès s’explique par le choix des thèmes de leurs chansons qui traitent de sujets d’actualité, et par leur sens de la comédie et de l’hyperbole. En outre, ces musiciens ont été les premiers à représenter leurs spectacles devant le public des petits centres commerciaux et des bidonvilles autour de Kampala, en jouant dans les bars désaffectés, les centres communautaires et les bâtiments scolaires à un moment où aucune autre troupe théâtrale n’osait s’y aventurer. Théâtre de guérilla, actif pendant la période de grande insécurité, il était équipé d’accessoires et d’instruments qu’on pouvait évacuer en quelques minutes, à la moindre alerte annonçant l’approche des soldats.
24Aujourd’hui, tous les groupes que nous venons de mentionner témoignent du métissage qui s’est opéré entre les styles de la musique occidentale et ceux de la musique traditionnelle ougandaise ; le synthétiseur et l’amplificateur font partie de l’équipement essentiel, même lorsqu’ils ne sont pas présents sur la scène.
Fig. 3: Danseurs bairu exécutant un mélange de danses ekitaaguriro et ekizino; les bras levés représentent les cornes du bétail de Nkore
Photo: Peter Cooke
25Parmi les musiciens de Kampala qui ne s’occupent pas de musique d’église, on notera feu Peter Lwanga, Wassanyi Sserukenya et Elly Wamala. Peter Lwanga, diplômé de musique de l’université Makerere, fut le compositeur principal des Ebonies. Sa musique allie les formes traditionnelles aux styles occidentaux. Elly Wamala est un des derniers compositeurs célèbres des années soixante, et il reste d’ailleurs toujours aussi populaire. Producteur de télévision, il dirige son propre groupe : the Mascots. Ses premières chansons, publiées d’abord sur disque, se trouvent maintenant en cassettes. Bien qu’il ait une formation de musicien d’église, son style a été fortement influencé par les musiques urbaines latino-américaines et sud-africaines. Wassanyi Sserukenya, membre fondateur du groupe Nyonza Singers, compose de la musique à la fois sacrée et profane. Ses œuvres les plus connues sont des compositions et des arrangements pour les deux pièces à succès de Luganda : « Makula ga Kulabako » (la beauté de Kulabako) et « Oluyimba Iwa Wankoko » (le chant de Wankoko). Premier spectacle musical du genre, « Makula ga Kulabako » fut représenté d’innombrables fois au théâtre et à la télévision et constitua aussi le thème d’un film. Bien qu’il exerce la profession d’ingénieur mécanicien, Sserukenya est un habile musicien qui maîtrise de nombreux instruments traditionnels et connaît très bien les traditions musicales des peuples de langue bantoue. Par ses compositions et par son utilisation d’ensembles instrumentaux et de ballets, il a joué un rôle majeur dans l’évolution contemporaine du théâtre musical en Ouganda.
26Cette trop brève présentation de la vie musicale ougandaise révèle que, au moins à l’échelle du village, les traditions locales n’ont pas été submergées par la musique étrangère et l’idéologie qu’elle véhicule. Dans le contexte rural, l’essentiel de la population continue de prendre une part active aux représentations musicales, même si cette participation ne se limite plus aux seuls membres d’une ferme, d’un village ou d’un clan. Un nouveau domaine d’activité musicale a fait son apparition : celui des troupes d’artistes qui se produisent au sein des groupes communautaires et des orchestres semi-professionnels.
27C’est à Kampala et dans les quelques autres petites villes que s’opère le syncrétisme musical. L’ouverture de nouvelles radios privées qui concurrencent Radio Ouganda, la station nationale, l’arrivée de marchandises étrangères telles que les postes de télévision, les lecteurs de cassettes audio et vidéo, les cassettes et les CD, dont les Ougandais ont jusqu’ici été privés, signifient qu’en l’absence d’une politique concertée de « protection » culturelle, les Ougandais vont se trouver de plus en plus exposés aux attraits de la musique occidentale. La remarque de Veit Erlmann selon laquelle « nous ne pouvons plus parler de la musique d’un village ouest-africain sans tenir compte des stratégies commerciales de Sony, de la politique intérieure des Etats-Unis et du prix du pétrole » (Erlmann 1993 : 4) commence à se vérifier en Ouganda. Cependant, la familiarisation croissante de ce pays avec la musique occidentale semble avoir contribué à la prolifération des genres musicaux plutôt qu’à un appauvrissement sensible de ses propres traditions. L’absence de tout contrôle officiel sur le choix des musiques jouées en public ou diffusées sur les ondes prouve que la décision de changer de répertoire ou de pratique musicale appartient en dernière analyse au musicien et à son public. A part les tentatives d’enseignement de la bi-musicalité instaurées dans le cadre de l’éducation nationale, aucune démarche n’a été adoptée pour institutionnaliser la pratique de la musique traditionnelle, comme cela se fait dans certains pays européens.
28La plupart des ethnomusicologues admettent aujourd’hui que le changement est un facteur inhérent à toute culture ; les traditions ne restent pas figées car les hommes sont créatifs, doués d’imagination et sans cesse inspirés par de nouvelles idées. Toujours prêts à enrichir leurs palettes musicales de sonorités efficaces, ils savent tirer profit des technologies nouvelles qui s’offrent à eux.
- 6 Le titre de la cassette est Ssempeke ! (voir la discographie)
- 7 Communication personnelle de James Micklem, Edimbourg.
29En 1988, lorsqu’Albert Ssempeke s’établit comme premier musicien africain en résidence à l’université d’Edimbourg, il fut enchanté de pouvoir disposer d’un studio d’enregistrement multipiste. Paradoxalement, sa joie ne venait pas du fait qu’il pouvait y expérimenter de nouvelles idées ; il était simplement heureux de pouvoir reconstituer le son des ensembles de flûtes joués pendant des siècles à la cour royale et dont la tradition, aujourd’hui perdue, ne renaîtra peut-être plus jamais en Ouganda. Comme tous les musiciens du Kabaka, Ssempeke est très conservateur et soucieux de préserver le statu quo, car lorsqu’un roi disparaît, c’est tout le système de patronage des artistes et de leur famille qui disparaît avec lui. La technologie moderne permit donc à notre musicien de reconstituer sur bande un orchestre de flûtes6. L’étape suivante fut de ramener la bande originale dans son pays pour la commercialiser. Il existe en effet une grande production locale de cassettes qui n’est pas exclusivement alimentée par les musiciens pop des centres urbains : Sirage, un fermier qui dirige un petit ensemble dans un minuscule village du Busoga, a déjà produit et vendu plusieurs cassettes de son groupe7.
30Depuis qu’Idi Amin a « africanisé » l’Ouganda, la recherche individuelle s’y est intensifiée, menée par des savants ougandais et par d’autres personnes telles que des directeurs de théâtre qui souhaitent en faire un usage pratique et immédiat. Cette recherche semble tout à fait désorganisée et, ce qui est encore pire, c’est qu’en raison du caractère personnel de la connaissance musicale les chercheurs ont tendance à garder les documents pour eux-mêmes. Même les spécialistes étrangers qui visitent le pays n’ont pas facilement accès à de tels matériaux, les seules exceptions étant les œuvres sacrées composées à l’occasion de la commémoration des Martyrs de l’Ouganda, en 1977 et 1979. En outre, pour différentes raisons pratiques, politiques ou académiques, les chercheurs indigènes ont poussé leurs investigations au-delà des limites de leurs propres ethnies.
31Il existe peu de témoignages enregistrés des développements actuels de la musique. Même si on trouve facilement des cassettes de musique sur le marché, les enregistrements sont de mauvaise qualité et tendent à disparaître rapidement du circuit à cause du caractère éphémère des formes populaires. Outre les enregistrements conservés au Musée de l’Ouganda, dont il sera question plus loin, on trouve des documents sonores à la Radio nationale et aux Archives du Théâtre national où l’auteur a pu consulter une importante collection d’enregistrements de concerts et de spectacles qui s’y sont tenus. L’essentiel de la collection du théâtre est enregistré sur des bandes vidéo dont la qualité laisse parfois à désirer.
32Il est peu probable qu’une industrie de l’enregistrement analogue à celles qui existent au Kenya et en Afrique du Sud puisse se développer en Ouganda. Presque tous les groupes musicaux, y compris les troupes de théâtre telles que les Bakayimbira Dramactors disposent d’équipements de base pour produire et vendre de petits lots de cassettes. Les Ougandais redoutent les contrôles et les interventions du gouvernement : des lois comme celle sur la radiodiffusion comportant une clause sur la censure existaient bien dans le passé, mais les règles ne sont plus observées. Le Ministère de la culture et du développement de la condition féminine doit en principe encourager la musique et les arts du spectacle et avoir un droit de regard sur le contenu des représentations. Mais il a longtemps été dirigé par des cadres politiques qui n’ont jamais établi de contact avec l’industrie de l’enregistrement. Du reste, comme Cooke le relève plus loin, les Ougandais savent parfaitement se jouer de ces contrôles pour leur propre intérêt.
33Les groupes qui ont créé de nouveaux genres musicaux ont déjà été énumérés. En Ouganda, les Ebonies dominent la scène. Toutefois, quelques unes des leurs productions ont reçu un accueil mitigé : les Ougandais de toute tendance, qui assistent pourtant nombreux à leurs spectacles, leur reprochent de jouer et de copier la musique occidentale au lieu de se baser sur les formes et les styles traditionnels. A l’étranger, les groupes dirigés par Geoffrey Oryema et Samite (Sam Mulondo) jouissent d’une grande popularité. Ils utilisent la musique, les structures, les chants et les danses ougandais pour créer un pot-pourri d’éléments musicaux que les Ougandais de l’intérieur considèrent comme une mutilation des formes populaires originales.
34La politique a un impact certain sur la représentation et sur les formes contemporaines de la musique. Lorsque l’Etat remplaça les royautés, il reprit le rôle de patron des arts, mais sans grand succès. La musique reste inventive, syncrétique et par-dessus tout non-officielle. Il faut bien voir la relation importante qui existe entre la nouvelle histoire et la nouvelle musique ougandaises. L’ethnomusicologue qui souhaite étudier et enregistrer la musique ougandaise, et surtout en donner une interprétation qui ait un sens, doit tenir compte de l’histoire récente du pays et du climat politique qui y règne depuis la fin de la dictature. Il doit envisager de travailler en collaboration, aussi bien dans ses recherches qu’en jouant la musique qu’il étudie ; il doit encore élargir son champ d’investigation à toutes les formes actuelles de manifestations musicales.
35La musique traditionnelle est dynamique. Puisque les enregistrements musicaux contemporains se proposent de revisiter la musique ougandaise en suggérant l’existence de frontières et de syncrétismes stylistiques, l’ethnomusicologue invité devra juxtaposer aux représentations contemporaines les enregistrements anciens qui ont pu être conservés ; car lorsque Ssempeke essaie de reproduire l’ancienne musique du palais, il crée un document qui a subi d’une part l’influence de ses propres expériences, d’autre part l’impact des changements culturels, politiques et sociaux de son pays. Quant aux chercheurs indigènes, il sont fascinés par la résonance que peuvent avoir dans leurs propres musiques les sons et les techniques de la musique étrangère et ils observent la manière dont ces deux musiques réagissent l’une par rapport à l’autre.
36Enfin, tout autant que les chercheurs, les musiciens indigènes doivent être informés des recherches menées par les étrangers dans leur pays et recevoir en retour les enregistrements qui y ont été faits. Faute de quoi, les enregistrements resteront une connaissance momifiée. Comme nous l’avons déjà dit, l’« ougandisation » des Ougandais par Amin a éveillé l’intérêt de ce peuple pour les choses de son pays : il existe en effet en Ouganda un vaste marché pour les bons enregistrements de musique ougandaise, traditionnelle ou populaire.
Fig. 4: Albert Ssempeke
Photo: Jayne Bass
37Premièrement, il faut savoir qu’il reste en Ouganda des traditions musicales nombreuses, riches et variées, qui n’ont pas encore été étudiées ; et tant que l’université Makerere ne disposera pas d’une solide tradition de recherche ethnomusicologique, les spécialistes ougandais pourront difficilement faire eux-mêmes le travail. C’est parce qu’il a assisté à un séminaire de recherche sur la musique africaine, donné par le regretté John Blacking à Makerere, en 1965, et qu’il a suivi un cours que j’y ai moi-même donné un peu plus tard que Benedicto Mubangizi, dont il a été question au début de cet article, s’est senti prêt à se lancer dans une recherche approfondie sur le terrain, dans son Nkore natal. Le champ reste libre en Ouganda pour une plus grande coopération internationale en matière de formation musicale et de recherche.
38Deuxièmement, il semble aller de soi que les chercheurs choisissent un sujet parce qu’il les intéresse vraiment. Combien de fois n’ont-ils pas remarqué que le simple fait de s’intéresser à une activité musicale, appartenant ou non à une tradition menacée, suffit à lui donner le coup de pouce nécessaire et à lui restituer de la valeur et du prestige.
39Troisièmement, les ethnomusicologues devraient non seulement écrire de bons rapports sur leurs recherches, mais encore réaliser des enregistrements de bonne qualité et classer leurs documents de manière à permettre à toute personne intéressée par les traditions étudiées d’en apprendre plus à leur sujet. Un jour, dans un avenir pas trop lointain, l’Ouganda disposera de ses propres archives sonores. Un premier pas a déjà été franchi dans ce sens lorsqu’en 1993, l’auteur a aidé le Musée de l’Ouganda à faire des copies de cassettes à partir d’enregistrements sur bandes réalisés pour le musée par Klaus Wachsmann, dans les années quarante et cinquante. Conservées dans les caves du musée pendant des décennies, ces bandes ont échappé aux pillages des soldats qui volaient régulièrement tous les objets transportables d’une certaine valeur. Mais le musée manquait d’équipements pour écouter les bandes. Les spécialistes étrangers possèdent eux aussi dans leurs archives personnelles des centaines d’heures d’enregistrements qu’il faudrait copier et renvoyer en Ouganda dès qu’on trouvera les fonds nécessaires pour financer l’établissement d’archives dans ce pays. Le concept de « retour au terrain » de Tokumaru, consistant à remettre les résultats de ses recherches (et pas seulement sa thèse de doctorat) à ceux auprès de qui on a mené son enquête, s’applique parfaitement aux pays et aux régions qui, comme l’Ouganda, manquent si cruellement de ressources (Tokumaru 1977).
40Quatrièmement, il y a de nombreux domaines d’investigation où chercheurs locaux et étrangers, travaillant conjointement sur une base égalitaire, pourraient chacun apporter leurs visions et leurs ressources particulières à la réalisation de projets. Les matériaux issus de telles recherches doivent être conçus de façon à pouvoir servir aussi bien en Ouganda qu’ailleurs. Ceci dans le but de trouver un marché aussi vaste que possible, mais également de s’assurer que les points de vue proposés soient acceptés tant par les Ougandais bien informés que par des étrangers moins avertis. Lorsque Cooke entreprit de rédiger deux manuels d’apprentissage d’instruments, l’un en collaboration avec Ssalongo Kizza à l’Institut des sciences de l’éducation (Institute of Teacher Education), près de Kampala, Apprendre le Budongo par soi-même et l’autre avec Albert Ssempeke L’art de jouer l’Amadinda, le processus de discussion, de sélection et de création du matériel fut une précieuse source d’enseignement pour tous les collaborateurs.
41Cinquièmement, il est évident, pour l’instant tout au moins, que la grande majorité des disques compilés dans l’intention de toucher les amateurs de « musiques du monde », trouvera facilement des producteurs et des acheteurs. Parmi les musiciens ougandais qui se sont engagés dans ce genre d’entreprise, on peut citer Samite et Geoffrey Oryema (voir la discographie). Ces deux musiciens sont installés à l’étranger et leurs productions musicales peuvent être classées dans la catégorie des musiques de « fusion ». Samite a retravaillé un certain nombre de chansons pour enfants, avec l’aide d’un guitariste américain de Saint-Louis, d’un percussionniste de la Barbade et d’un joueur de tambour sénégalais. Ces productions plaisent évidemment aux Occidentaux et même à de nombreux Ougandais résidant à l’étranger ; mais, comme l’a déjà souligné Kasule, ce genre de pot-pourri n’est pas du goût des Ougandais qui vivent dans le pays. Samite, qui joue à guichets fermés aux Etats-Unis, semble vouloir s’en excuser (à moins que ce ne soit son prête-plume) dans les notes de son CD :
42« Au début j’hésitais un peu à laisser des gens venus d’autres pays et de milieux musicaux différents intervenir dans ma musique. J’avais peur que mes idées originales soient submergées ou perdues mais je découvris avec surprise que l’interprétation finale de ma musique était plus riche, rehaussée par les éléments multiculturels que les musiciens avaient ajoutés à mon matériau de base ougandais. »
43Malheureusement, ce genre de musique risque de devenir le principal représentant de l’Ouganda à l’étranger. Dans ce cas il ne faudra pas en vouloir aux publics du monde de croire qu’il n’y a pas d’enchevêtrement polyrythmique dans la musique ougandaise, que ses systèmes mélodiques ne sont pas différents de ceux de l’Occident ou même que la musique villageoise n’existe plus en Ouganda. On doit à tout prix convaincre les compagnies de disques souhaitant ajouter de nouveaux titres à leur catalogue de musique africaine, de viser autre chose que les seuls enregistrements d’« artistes internationaux » ou ceux de type « studio » et d’offrir au public plus qu’un simple et trompeur « apéritif » de la musique ougandaise. Si une telle démarche s’avère irréalisable, les spécialistes devront alors envisager de publier à titre privé leurs propres enregistrements de terrain, si nécessaire sans l’aide des grands producteurs de disques et en tout cas sans permettre le maquillage des enregistrements par des artifices techniques ou l’intervention de musiciens étrangers, soit-disant plus « compétents » et ayant un « son plus acceptable », dans le but d’appâter le marché occidental.
44En dernier lieu, ce ne sont pas, répétons-le, les chercheurs eux-mêmes qui peuvent préserver les traditions, quel que soit le prix qu’ils y attachent. C’est aux musiciens locaux d’en avoir ou non l’envie. Il se peut qu’ils trouvent encore à exercer leur art en jouant le répertoire dans un contexte traditionnel, il se peut aussi qu’ils transportent ce répertoire dans les théâtres et les salles de concert en le modifiant pour que l’ancien puisse passer dans ce nouveau contexte. Espérons que la pratique de la transmission orale soit maintenue car, sans elle, les techniques traditionnelles de la variation et la créativité risquent d’être entravées. Malgré le prestige attaché au fait de savoir lire la notation musicale (une bonne partie de la nouvelle musique ougandaise est écrite sur portée) il est à souhaiter que les musiciens prennent conscience des insuffisances de ce système (de toute façon, à l’heure actuelle, les enregistrements sur disques et sur cassettes remplacent parfaitement une bonne partie de ces notations). Quoiqu’il en soit, dans ces différents domaines, les savants ne peuvent pas grand-chose et c’est peut-être mieux ainsi.
45L’Ouganda est, dans une certaine mesure, en train de faire l’expérience de l’impérialisme culturel tel que l’a décrit Reebee Garufalo (Garufalo 1993). Cependant, ses traditions ne semblent pas encore dominées et obscurcies par les pouvoirs de l’industrie du disque, des médias audio – visuels ou d’une institutionnalisation. Les Ougandais ont du reste bien montré, dans leur utilisation du théâtre populaire, qu’ils sont parfaitement capables de détourner ce genre de contrôle à leur propre avantage. La résistance et l’opposition au type de domination décrit par Garufalo existent réellement en Ouganda.