1Les musiques populaires et exotiques ont joué un rôle essentiel dans l’évolution de la musique « savante » européenne à partir du xixe siècle : elles sont constitutives du mouvement de la modernité qui bouleverse le langage musical au tournant du siècle, puis tout au long du xxe. On peut distinguer trois lignes d’évolution dans la culture européenne aux xixe et xxe siècles : la première, dans les pays germaniques, se développe de façon dialectique à l’intérieur d’une tradition forte, qui constitue en réalité la tradition centrale de la musique européenne ; l’exploration des couches profondes de la conscience par le mouvement romantique, liée à une revalorisation des traditions populaires, conduit à une remise en question des fondements même du langage musical. La seconde, en France, est déterminée par la rupture qu’a imposée la Révolution et par les guerres coloniales napoléoniennes : l’exotisme nourrit les différents mouvements de la modernité artistique. La troisième concerne les pays de l’Est européen jusqu’à la Russie, qui secouent le joug des puissances tutélaires et tentent d’affirmer leur identité nationale, culturelle et linguistique en recourant à leurs traditions paysannes préservées. Il faudrait ajouter les démarches de compositeurs provenant d’autres continents, et qui s’agrègent à partir du xxe siècle à l’histoire européenne, à ses conceptions comme à ses structures institutionnelles.
2Debussy fut le premier à s’inspirer des musiques exotiques ou des musiques de tradition orale pour inventer une musique autre. Il influença considérablement les compositeurs de la génération suivante (Bartók, Stravinsky, de Falla, etc.), qui fondèrent leur propre langage musical sur les musiques populaires de leurs régions. Messiaen fut le premier, dans les années vingt et trente, à tenter une synthèse de ces différents courants ; il marqua à son tour l’avant-garde des années cinquante, qui intégrèrent non seulement de nombreux éléments des musiques d’Orient et d’Afrique, mais aussi leurs conceptions et leur valeurs. Stockhausen et Eloy en appellent ainsi à une « musique universelle », à une synthèse entre les différentes cultures. Un compositeur comme Steve Reich s’est inspiré directement des musiques d’Afrique et d’Asie, qu’il est allé étudier sur place. Enfin, les compositeurs venus d’autres continents, comme Cage, Yun, ou Takemitsu, ont apporté une sensibilité nouvelle à l’intérieur de la musique européenne.
3Les compositeurs européens, à partir du xixe siècle, ont été sensibles aux sonorités et aux instruments nouveaux, à l’utilisation d’échelles ou de modes différents, aux valeurs et aux contenus des musiques populaires ou exotiques, qui leur ont permis de se distancier de leur propre héritage ; leur pensée a été transformée par les conceptions du phénomène sonore, de la forme et du temps musical découvertes à travers les musiques traditionnelles. Les différents aspects empruntés aux musiques de tradition orale ont été intégrés par une pensée compositionnelle fondée sur l’écriture. Elles font aujourd’hui partie de l’héritage et de la conscience musicale européenne ; elles ont engendré de nouvelles hiérarchies compositionnelles, de nouvelles approches, l’utilisation d’instruments nouveaux, la réévaluation du sacré aussi bien que celle de la corporalité.
- 1 La terminologie n’offre aucune solution satisfaisante pour désigner ces différentes musiques. J’ai (...)
4L’influence des musiques populaires et des musiques exotiques sur la musique européenne « savante » est une des constantes de l’histoire1. La tradition européenne a certes connu un développement organique, fondé sur l’écriture, mais elle ne s’est pas développée en vase clos : elle a absorbé, à toutes les époques, des éléments propres aux traditions orales proches ou lointaines. L’analyse de ces échanges exigerait un travail de grande envergure, et l’on peut s’étonner qu’il n’ait pas été réalisé à ce jour. Notre essai se veut plus modeste, puisqu’il se limite à une approche sélective de la musique du xxe siècle, et de ce qui l’annonce au siècle précédent. Dans la mesure où nous avons privilégié ici une réflexion esthétique plutôt qu’une approche strictement historique, il est nécessaire de délimiter ce qui, en tant qu’élément extérieur ou hétérogène à la culture musicale européenne, a été intégré dans un cadre donné, et ce qui a imposé une évolution, voire une mutation de la pensée et de la pratique musicales. En effet, les musiques populaires et exotiques ont été longtemps saisies à travers le prisme de la tonalité et à travers les conceptions expressives et formelles qui en découlaient ; ce qui leur était incompatible était rejeté hors du champ de la conscience musicale. Les témoignages et les jugements portés par nombre de voyageurs européens jusqu’à la fin du xixe siècle sont à cet égard significatifs : bien souvent, ce qui est entendu n’entre pas dans la définition même de ce qu’ils conçoivent par le terme de « musique ». Ce n’est qu’à partir du xixe siècle, au moment où tonalité, expression et formes deviennent problématiques, c’est-à-dire au moment où l’esprit critique se développe dans le domaine musical comme dans les autres domaines de la pensée européenne, que la possibilité d’une reconnaissance, et donc d’une influence réelle, se fait jour. Il y a loin des « turqueries » qu’on trouve dans beaucoup de musiques au xviiie à l’orientalisme qui se développe au xixe, de même que les utilisations du folklore par Vincent d’Indy ou par Béla Bartók ne peuvent être mises sur un même plan. Il faut distinguer entre une approche « objective », qui décrit l’ensemble des phénomènes, et une approche liée aux critères compositionnels mêmes de la musique européenne. Une appréciation qualitative est nécessaire dans l’optique que nous avons choisie. Nous nous sommes donc placés du point de vue de l’évolution compositionnelle propre à la musique occidentale, en tenant compte du fait que le langage d’une époque est celui de quelques individualités marquantes, et non la moyenne d’une production générale (la relation entre les courants mineurs, représentatifs de certaines tendances, et les compositeurs de premier plan a été volontairement négligée). Dans cette optique, il est possible de distinguer deux sortes d’influences : l’une porte sur le matériau et les techniques de composition proprement dits (instrumentarium, timbres nouveaux, conception de la mélodie, de l’harmonie, de la polyphonie, du rythme, etc.) ; l’autre porte sur la philosophie même du fait musical, sur ses fondements éthiques, spirituels et sociaux. Ces deux influences s’interpénètrent, même si elles agissent aussi indépendemment l’une de l’autre.
5L’impact des musiques populaires et des musiques exotiques sur la musique savante européenne s’inscrit à l’intérieur d’un processus historique, politique et culturel complexe, où se mêlent l’effondrement des valeurs propres à l’Ancien Régime, l’intensification des échanges internationaux liés au commerce et à la colonisation, la montée des nationalismes, l’évolution intrinsèque du langage musical. A partir du xixe siècle, les intellectuels et les artistes ne s’inscrivent plus dans un cadre donné, stable et homogène, mais développent un rapport critique vis-à-vis des codes dominants et de l’héritage, rapport critique qui répond à la dissolution des anciens liens sociaux et qui sape non seulement les fondements de l’ancienne métaphysique, mais aussi ceux de la tonalité et des formes classiques. « L’esprit n’acquiert sa vérité qu’en se trouvant lui-même dans la déchirure absolue », écrit Hegel en 1906 dans sa préface à la Phénoménologie de l’Esprit (Hegel 1991 : 48). La quête de l’originel – par laquelle le vrai est transféré des sphères divines à des sphères archaïques – se développe parallèlement à une investigation de l’Histoire et à une curiosité accrue pour les cultures situées en marge de la tradition. Un monde fondé sur des valeurs d’unité et d’absolu laisse place à un monde complexe et relatif. L’essor des sciences humaines témoigne de cette évolution ; dans son domaine propre, la musicologie entreprend d’explorer les musiques du passé européen, puis celles de civilisations non européennes. C’est dans les failles de cette culture musicale « déchirée », pour reprendre l’expression hégélienne, que s’inflitrent les musiques des civilisations éloignées ou les folklores populaires, au même titre que celles du Moyen Age et de la Renaissance, longtemps ignorées. Ce qui n’était qu’une référence, une couleur étrangère, un dépaysement momentané ou un déguisement, et qui apparaissait de façon sporadique dans les œuvres des époques baroque ou classique, touche à l’essence même du langage musical chez les romantiques. Les musiques situées à l’extérieur du cercle de la conscience musicale savante européenne se parent d’une aura – celle d’une expression authentique régénératrice ; elles constituent une alternative à la culture officielle et nourrissent la révolte contre celle-ci. Au cours du xixe siècle, l’exotisme et les traditions populaires transforment progressivement la pensée et la perception musicales, déterminant des écritures nouvelles. A ce titre, ils sont constitutifs de la modernité que Baudelaire définit, au milieu du siècle, comme l’alliance du « transitoire » et de « l’éternel » (Baudelaire 1980 : 797).
6L’œuvre moderne est en effet prise dans un processus d’indivualisation croissante, à l’intérieur duquel elle doit assurer sa propre légitimité ; elle est « déchirée » entre la quête de ses fondements, qui ne sont plus « donnés », et l’expression du présent, qui n’est plus liée à un consensus social. Autonome, privée de véritable fonction sociale, l’œuvre moderne cherche pourtant à s’inscrire dans la réalité historique ; elle le fait sous une forme à la fois critique, en refusant les fonctions de célébration et de divertissement que la société bourgeoise lui assigne, et utopique, en montrant ce que la réalité pourrait ou devrait être. D’un côté, elle interroge son essence, par-delà ses différentes manifestations dans une culture ou un moment historique donnés ; d’un autre, elle vise à transformer le réel, à susciter une communauté idéale (l’art, pour Rimbaud, doit « changer la vie »). Les drames de Wagner, qui constituent un pivot dans la culture musicale au xixe siècle, symbolisent cette double aspiration à l’autofondation et à un contenu prophétique. Ne s’inscrivant plus dans une tradition homogène, qui renvoie à une identité bien définie, l’œuvre construit son propre horizon temporel dans le passé comme dans le futur. Son temps n’est plus unitaire, il devient flux (flux « infini » chez Wagner), forme complexe chargée de références multiples, où ce qui appartient à la mémoire est articulé à ce qui est novateur, délié de tout modèle. La rupture avec la tradition redouble la rupture sociale : échapper aux normes de l’héritage, pétrifiées par l’académisme et détournées par les musiques à la mode, c’est aussi fuir les conventions. L’inouï symbolise cette double rupture : il est recherché aussi bien dans les couches profondes de la culture, où traditions populaires européennes, passé lointain et exotisme se rejoignent, que dans celles d’un moi qui échappe aux déterminations de la morale et à l’illusion de l’unicité. « Je est un autre » clame Rimbaud en 1871 ; le poète, qui se fait « voyant » et prône le « déréglement de tous les sens » (Lettre à Georges Izambard du 13 mai 1871. Rimbaud 1963 : 217-218), retrouve dans les forces obscures et « primitives » qui sont en lui des figures propres à l’art des civilisations non européennes. L’essence du moi apparaît comme une terra incognita – une terre étrangère -, au même titre que la pensée et la sensibilité artistique des peuples de contrées éloignées ou de couches de la population situées hors du champ culturel dominant. Plusieurs générations d’écrivains, de peintres et de musiciens entreprennent le « voyage en Orient », à la recherche non seulement de sensations et de valeurs différentes, mais aussi d’une identité nouvelle. Les arts populaires ou exotiques sont dès lors reconnus en tant que tels ; ils s’intègrent à l’héritage occidental à partir de la notion d’inconnu qui fonde l’esprit de la modernité.
7Au moment où la tonalité n’est plus perçue comme un élément de construction, qui s’incarne dans des formes strictes, mais comme un élément d’expression, qui peut se déployer dans des formes libres, les compositeurs cherchent des moyens de différenciation de plus en plus variés. Le recours à la richesse des échelles modales fournie par les musiques de tradition orale comme par celles du passé européen constitue un élément de première importance. Beethoven l’a pressenti dans ses dernières œuvres (dans le mouvement lent du Quatuor opus 132 par exemple). L’utilisation temporaire des modes à l’intérieur du cadre tonal traditionnel engendre des superpositions harmoniques et une continuité nouvelles. On en trouve des exemples frappants chez Chopin, Brahms ou Grieg, et dans une grande partie de la musique romantique et post-romantique ; mais au tournant du siècle, leur emploi se généralise et les modes sont en mesure d’organiser une œuvre dans son ensemble – ils deviennent des éléments de rupture dans la musique de Debussy, Janacek ou Ives – ainsi que chez Mahler, qui rompt avec le chromatisme wagnérien -, neutralisant le principe de tension propre au « système » tonal, lequel gouvernait aussi bien la micro que la macro-structure. L’émergence de relations temporelles nouvelles sur la base de ces rapports « harmoniques » différents influence directement la conception rythmique (un domaine où la musique occidentale est restée assez pauvre jusqu’à l’orée du xxe siècle) : à la tyrannie des temps forts et des temps faibles, d’une métrique régulière et d’une construction des phrases par quatre ou huit mesures (l’équivalent du « vers » dans la poésie et le théâtre), s’oppose une sensibilité rythmique nouvelle, fondée sur des agencements non symétriques et irréguliers, beaucoup plus souples (Schoenberg utilise à cet effet le terme de « prose musicale »). Les compositeurs s’inspirent directement des musiques de tradition orale qu’ils rencontrent ; la langue parlée devient, dans certains cas, un modèle de déclamation musicale et de construction mélodico-rythmique.
8On peut distinguer trois lignes d’évolution dans la culture européenne aux xixe et xxe siècles : la première, dans les pays germaniques, se développe de façon dialectique à l’intérieur d’une tradition forte, qui constitue en réalité la tradition centrale de la musique européenne ; l’exploration des couches profondes de la conscience par le mouvement romantique, liée à une revalorisation des traditions populaires, conduit à une remise en question des fondements même du langage musical. La seconde, en France, est déterminée par la rupture qu’a imposée la Révolution et par les guerres coloniales napoléoniennes : l’exotisme nourrit les différents mouvements de la modernité artistique. La troisième concerne les pays de l’Est européen jusqu’à la Russie, qui secouent le joug des puissances tutélaires et tentent d’affirmer leur identité nationale, culturelle et linguistique en recourant à leurs traditions paysannes préservées. Il faudrait ajouter les démarches de compositeurs provenant d’autres continents, et qui s’agrègent à partir du xxe siècle à l’histoire européenne, à ses conceptions comme à ses structures institutionnelles.
9Pour les romantiques allemands, le recours au vieux fond mythique des légendes nordiques coïncide avec un regain d’intérêt pour l’art populaire et pour les contes enfantins, qu’on retrouve, sous la forme d’une synthèse ambiguë, dans le drame wagnérien. L’influence des sources populaires ou des mythologies par lesquelles se forge une identité germanique (voir la Tétralogie et les Maîtres Chanteurs notamment) alimente un fleuve tantôt souterrain, tantôt visible à l’intérieur de la musique allemande du xixe siècle, et il se prolonge jusqu’au milieu du xxe siècle ; la plupart des compositeurs vont y puiser. Si Brahms l’intègre aux formes puissantes de la « grande » tradition, Mahler, peu après, en fait l’expression d’une subjectivité en porte-à-faux, qui mine ces mêmes formes. Au début du xxe siècle, l’art populaire est étudié d’un point de vue technique et conceptuel, dans le contexte d’une redéfinition du langage, de la forme et du contenu de l’art ; mais les mouvements expressionnistes, du « Blaue Reiter » et plus tard du Bauhaus concernent davantage les arts plastiques que la musique. La réévaluation de techniques populaires comme la gravure sur bois, ou l’intérêt pour les dessins d’enfants et les peintures naïves, n’ont guère d’équivalents dans le domaine musical. La quête de l’originel propre au mouvement romantique allemand trouve, dans le domaine musical, son point d’aboutissement et d’exacerbation dans les œuvres des compositeurs de l’Ecole de Vienne, et chez Schoenberg en particulier ; celui-ci vise l’expression du moi profond, il veut capter les forces premières que les philosophies de Schopenhauer et de Nietzsche (qui l’ont influencé) avaient opposées aux prétentions du rationalisme. L’idée selon laquelle l’art « appartient à l’inconscient », qu’il s’agit de s’exprimer « soi-même » « directement », comme Schoenberg l’écrit à Kandinsky en 1911 (Lettre du 24 janvier 1911. Schoenberg-Kandinsky 1995 : 137), renvoie à cette couche profonde du moi qui n’a pas été touchée par l’éducation, par les usages sociaux, par la « civilisation », et que la raison ne gouverne pas. Elle conduit le compositeur à se libérer des contraintes héritées, et en premier lieu celles de la tonalité. Les pulsions que la Femme d’Erwartung exprime sous la forme d’un flux musical apparenté au discours par associations libres du patient en cure psychanalytique constituent une forme de « primitivisme » : elles ne sont pas médiatisées par des contraintes linguistiques ou morales socialisées, mais reposent sur des archétypes dont la signification se veut universelle (significativement, « la Femme » d’Erwartung n’a pas de nom, elle demeure sans identité précise).
10Les musiciens allemands les plus novateurs, après la Première Guerre, retourneront cette esthétique expressionniste au profit d’une formalisation extrêmement poussée, d’une utilisation distanciée et critique des archétypes formels, expressifs et techniques. Si les musiciens de l’Ecole de Vienne (Schoenberg et Berg plus particulièrement, mais aussi Krenek) intègrent des éléments stylisés de la musique populaire dans un langage organisé de façon rigoureuse à travers le dodécaphonisme, des compositeurs comme Kurt Weill, Hanns Eisler ou Paul Hindemith utilisent ces mêmes éléments dans un but parodique et contestataire : l’Opéra de quat’sous est une critique de l’idéologie et de la forme conventionnelle de l’opérette avec ses propres moyens ; les rengaines populaires, les éléments de jazz, les formes et les techniques baroques ou classiques sont, chez ces trois compositeurs (le plus souvent en collaboration avec Brecht) détournés de leur sens originel, et chargés d’un contenu politique. Mais il existe aussi une tendance réactionnaire qui s’empare de tels archétypes et des références au Moyen Age dans le sens d’une restauration esthétique et d’une affirmation identitaire liée à l’idéologie nazie (ou à ce qui la préfigure) : la musique de Carl Orff, dont les Carmina Burana (1937) sont restés tristement célèbres aujourd’hui, en est un exemple.
11La pénétration de la culture savante par le folklore a joué un rôle autrement décisif, au xixe siècle, dans les pays de la périphérie européenne. Elle a un caractère novateur avec le Groupe des Cinq en Russie, ainsi qu’avec les démarches solitaires d’un Janacek en Tchécoslovaquie ou d’un Albeniz en Espagne. Mais elle joue un rôle important, à différents degrés, chez de nombreux compositeurs. L’introduction de danses stylisées à l’intérieur de l’écriture « savante », chez des compositeurs comme Chopin (le premier compositeur « national »), Liszt, Grieg, Dvorak, Smetana ou Glinka, est apparue dans un premier temps comme un enrichissement harmonique et rythmique, mais elle ne remet pas en question les fondements de la tonalité, ni même l’utilisation des formes classiques. Elle légitime certaines dissonances provoquées par les relations entre échelles modales et harmonie tonale, ou entre certaines figurations mélodiques émancipées et des basses fonctionnelles ou ostinatos, affaiblissant le principe selon lequel une dissonance doit être préparée et résolue. C’est en Russie que cet approfondissement du caractère national, inséparable d’une revendication politique et culturelle plus large, est la plus radicale dans la seconde moitié du xixe siècle : l’œuvre de Moussorgsky, en particulier, rompt de façon délibérée avec la tradition germanique, en utilisant le rythme et la sonorité de la langue russe, ainsi que de nombreux éléments de la musique populaire, notamment les échelles modales, qui engendrent une harmonie très particulière, souvent aux confins de la tonalité. On retrouve de telles caractéristiques chez Janá©ek, qui formule vers 1897 sa théorie de la « mélodie du parler » qui va bouleverser toutes les dimensions de son écriture. L’utilisation de la langue tchèque et des inflexions du langage parlé, qu’il note consciencieusement en leur cherchant des équivalents mélodico-rythmiques, engendre également des rapports harmoniques inédits. La collecte de chants populaires moraves, en compagnie du musicologue František Bartoš, est également un élément décisif dans l’évolution du compositeur, et ce d’autant plus qu’il note les attitudes et les gestes des musiciens, transposés et développés ensuite dans ses opéras comme dans ses œuvres instrumentales. Certains intervalles tels que la seconde augmentée ou la quarte juste et la quarte augmentée, l’utilisation des structures pentatoniques anciennes et de la gamme par tons, mais aussi la tentative de coller au plus près de l’émotion, de la réalité vécue, à partir de son opéra Jenufa, sont des signes distinctifs de sa musique. Chez Janáček comme chez Moussorgsky, l’écriture renonce au développement traditionnel, à une logique d’engendrement façonnée par la tradition classique et par le concept de la Durchführung propre à la musique allemande (on retrouvera cela chez Debussy). Les relations causales conventionnelles cèdent la place à des relations abruptes, à des juxtapositions ou des oppositions brusques, ou encore à des répétitions variées : par là, des structures musicales provenant de traditions orales sont introduites dans les formes de la composition, loin des anciens canons. Le style des deux compositeurs apparut d’ailleurs en son temps comme problématique : Rimsky-Korsakov corrigea l’écriture de Moussorgsky, et ses opéras furent réorchestrés à plusieurs reprises ; les constructions dramaturgiques originales de Janáček furent modifiées et sa musique violemment critiquée. L’un et l’autre apparaissent encore comme des marginaux dans le développement de l’écriture musicale.
12En France, la réactualisation et l’utilisation du folklore jouent également un rôle important au cours du xixe siècle ; on les encourage de façon officielle. Mais les déterminations idéologiques et politiques qui sont liées à ce « nationalisme » musical débouchent sur le caractère conservateur des œuvres et des esthétiques qui s’y rattachent : on les retrouvera partiellement après la Première Guerre dans la musique du Groupe des Six, née dans un contexte de haine vis-à-vis de tout ce qui est allemand. Ce qui, dans le contexte de pays comme la Russie, la Pologne, la Tchécoslovaquie ou la Hongrie possède un sens fort et libérateur, devient en France, comme en Allemagne ou en Autriche à la fin du xixe siècle, une forme de régression musicale (accompagnée parfois d’une régression idéologique qui aura des conséquences tragiques avec l’avènement du fascisme et du nazisme). C’est ainsi qu’en France se crée en 1885 une « Société des traditions populaires » et une revue qui visent à promouvoir les chansons des provinces afin de « reconstituer une société désagrégée »(cité in Faure 1985 : 251). Des pièces comme la Symphonie cévenole (1886) de Vincent d’Indy ou la Rhapsodie d’Auvergne (1884) de Saint-Saëns n’ont pourtant rien de moderne, même si elles introduisent, à l’intérieur d’une forme classique, des éléments musicaux qui élargissent les bases de la tonalité – la couleur modale notamment.
13Parallèlement à ce retour sur les traditions populaires, il existe en France un intérêt pour tout ce qui est « exotique » ; les mêmes compositeurs, parfois, participent des deux mouvements (c’est le cas de Saint-Saëns). Les expéditions napoléoniennes au Moyen Orient et en Afrique du Nord, auxquelles sont invités de nombreux artistes et intellectuels, provoquent au xixe siècle une véritable fascination pour les cultures non européennes, dont on perçoit l’effet dans tous les domaines de l’art et des sciences humaines, et qui se prolongera loin dans le xxe siècle. Victor Hugo s’en est fait l’écho dans la préface de son recueil poétique nommé, de façon significative, Les Orientales (1829) : « Les études orientales n’ont jamais été poussées si avant. Au siècle de Louis xiv on était helléniste, maintenant on est orientaliste. Jamais tant d’intelligences n’ont fouillé à la fois ce grand abîme de l’Asie.[…] Il résulte de tout cela que l’Orient, soit comme image, soit comme pensée, est devenu pour les intelligences autant que pour les imaginations une sorte de préoccupation générale à laquelle l’auteur de ce livre a obéi peut-être à son insu » (Hugo 1968 : 322). Hugo lie cet attrait pour l’Orient à la liberté du poète, qui ne connaît pas de « limites » dans son art : « L’espace et le temps sont au poète. Que le poète donc aille où il veut en faisant ce qui lui plaît : c’est la loi » (Id : 319). L’exotisme contribue à la critique de la société industrielle et scientifique, des fondements de la morale et de la religion chrétiennes, de l’ensemble des codes esthétiques : il sera organiquement lié aux révolutions artistiques durant près de cinquante ans (impressionnisme, symbolisme, fauvisme, cubisme, etc.). Dans une tradition musicale brisée par la Révolution, l’exotisme est un moyen pour les artistes français de se démarquer des influences germaniques tout en reconstruisant un héritage devenu problématique, l’esthétique de l’Ancien Régime ne pouvant être sauvée. L’attrait pour le Moyen Orient et pour l’Espagne mozarabe prépare celui, plus tardif mais non moins décisif, pour l’Extrême-Orient (« L’Espagne est à demi-africaine, l’Afrique à demi-asiatique » dit Hugo). Ces différentes cultures libèrent ce qui avait été longtemps refoulé : une sensualité envoûtante, une revalorisation de l’instinct, une revendication pour la liberté, dont Carmen, dans la droite ligne des idées hugoliennes, est le symbole le plus fort et le plus tragique. Plus qu’ailleurs, l’imaginaire français se greffe sur ces espaces inconnus, sur le charme de civilisations autres, sur une étrangeté qui est recherchée dans l’art, mais aussi sur des moyens artistiques nouveaux. Si les peintres découvrent, à travers l’Orient, le pouvoir expressif de la couleur, et la possibilité d’échapper aux lois de la perspective, les musiciens enregistrent l’impact des sonorités et des rythmes que n’entravent pas les contraintes tonales (la tonalité pouvant apparaître ici comme un équivalent musical de la perspective picturale). L’exotisme est une leçon. Le choc de la couleur, de la lumière, des rythmes et des chants venus du lointain, qui va s’inscrire dans les écritures et les esthétiques de la peinture ou de la musique, est intimement lié à celui de la sensualité, du mystère et du sacré qui se dégagent des civilisations non chrétiennes. L’utilisation de formes ou de techniques nouvelles est inséparable de contenus nouveaux ; le recours à une nature originelle, préservée ou retrouvée en deçà des « méfaits » de la « civilisation », est liée, chez les romantiques comme chez les symbolistes français, à un détachement vis-à-vis de la religion chrétienne et à un refus de la société industrielle et technique, qui engendrent l’une et l’autre une décadence, un dépérissement des valeurs, un affaiblissement général. Face à la « vieillerie poétique », Rimbaud chante l’« Orient, la patrie primitive » (Une saison en enfer, 1963 : 121, 127). Gauguin, qui s’installera en Océanie, résume la position de bien des artistes de sa génération lorsqu’il écrit : « Vous trouverez toujours le lait nourricier dans les arts primitifs (dans les arts de pleine civilisation, rien, sinon répéter) » (Gauguin 1974 : 161). Toute une génération s’évade hors du réel, hors de conventions artistiques rongées par le décoratif ou par l’académisme. Segalen, qui prend des notes à partir de 1904 en vue d’un essai sur l’exotisme, définit celui-ci comme une « esthétique et une perception du Divers » : son pouvoir « n’est autre », dit-il, « que le pouvoir de concevoir autre » : « Je conviens de nommer « Divers » tout ce qui jusqu’à aujourd’hui fut appelé étranger, insolite, inattendu, surprenant, mystérieux, amoureux, surhumain, héroïque et divin, tout ce qui est Autre » (Segalen 1978 : 83, 36 ; ou 1995 : 778, 749).
14Concevoir autre : c’est exactement ce qui hantera Debussy toute sa vie. Il est certes l’enfant de son siècle, et les œuvres de Bizet, Lalo, Saint-Saëns ou Chabrier ont préparé sa sensibilité à d’autres sonorités, d’autres formulations musicales ; mais il mène sa recherche avec une telle radicalité, il est si opinâtre à capter une musique autre, que son œuvre va modifier en profondeur le cours de l’évolution musicale, échappant finalement aux limites de son temps. Par les hasards de la biographie, Debussy est entré très tôt en contact avec diverses sources d’inspiration situées hors de la tradition académique. Ainsi, par ses voyages en Russie (1881-1882), il découvre une musique plus « primitive » et plus colorée, marquée par l’Orient (elle va connaître en France, au tournant du siècle, une vogue grandissante). On mesure l’impact qu’eut cette expérience de jeunesse sur le style de Debussy non seulement à travers ses propres œuvres, mais aussi dans un texte admirable de pénétration et de ferveur consacré à Moussorgsky, daté de 1901. La musique du compositeur russe (il s’agit en l’occurrence des Enfantines) y est décrite comme un « art sans procédés, sans formules desséchantes » ; « cela ressemble à un art curieux de sauvage qui découvrirait la musique à chaque pas tracé par son émotion ; il n’est jamais question non plus d’une forme quelconque, ou du moins cette forme est tellement multiple qu’il est impossible de l’apparenter aux formes établies – on pourrait dire administratives ; cela se tient et se compose par petites touches successives, reliées par un lien mystérieux et par un don de lumineuse clairvoyance » (Debussy 1971 : 29). A travers Moussorgsky, Debussy donne en quelques lignes une définition remarquable de son propre style. Les polyphonies de la Renaissance, exhumées par Charles Bordes et la Schola Cantorum dans les dernières années du xixe, et que Debussy écoute avec la plus grande attention durant son séjour à la Villa Médicis à Rome en 1885-1886, constituent une autre influence importante. Enfin, il y a le choc des musiques d’Indochine et d’Indonésie qu’il découvre, émerveillé, lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1889, et dont l’écho se prolonge loin dans son œuvre. Ses écrits en portent parfois le souvenir ; à titre d’exemple significatif, cet article sur le goût rédigé en 1913 : « Il y a eu, il y a même encore, malgré les désordres qu’apporte la civilisation, de charmants petits peuples qui apprirent la musique aussi simplement qu’on apprend à respirer. Leur conservatoire c’est : le rythme éternel de la mer, le vent dans les feuilles, et mille petits bruits qu’ils écoutèrent avec soin, sans jamais regarder dans d’arbitraires traités ». Et une phrase plus loin : « … la musique javanaise observe un contrepoint auprès duquel celui de Palestrina n’est qu’un jeu d’enfant. Et si l’on écoute, sans parti pris européen, le charme de leur « percussion », on est bien obligé de constater que la nôtre n’est qu’un bruit barbare de cirque forain » (Debussy 1971 : 223). Dans une lettre à Pierre Louÿs datant de 1895, Debussy écrit : « Rappelle-toi la musique javanaise, qui contenait toutes les nuances, même celles qu’on ne peut plus nommer, où la tonique et la dominante n’étaient plus que vains fantômes à l’usage des petits enfants pas sages » (Lettre de janvier 1895. Debussy 1980 : 70). La découverte des musiques extrême-orientales est un moment décisif dans la prise de conscience esthétique de Debussy, dans cette capacité du « je » d’être « un autre », comme l’écrivent Rimbaud et Segalen, au même titre que l’influence diffuse des musiques du Moyen Orient et de l’Espagne, qui marque toute la musique française au xixe siècle, et dont on retrouve la trace dans un grand nombre de ses œuvres (c’est Debussy qui fera prendre conscience aux compositeurs espagnols de l’importance de leur folklore). Debussy fut par ailleurs sensible aux mouvements artistiques de son temps qui avaient enregistré le choc de l’exotisme et tentaient de lui donner forme : sa musique doit autant à la poésie et à la peinture modernes qu’aux influences proprement musicales. Ses discussions avec Victor Segalen, écrivain et voyageur avec lequel Debussy imagine un projet d’opéra, avec Robert Godet, spécialiste de la musique russe et de Moussorgsky en particulier, ou avec Louis Laloy, grand connaisseur de la civilisation chinoise, ont certainement imprimé une marque profonde dans ses orientations esthétiques. Les musiques entendues, les musiques évoquées, voire même rêvées, l’attention à ce qui provient d’une sensibilité nouvelle, tout cela permet au compositeur de rejeter l’influence wagnérienne subie dans sa jeunesse, et d’infléchir une certaine logique de l’évolution.
Fig. 1 : Les danseuses javanaises vues par Debussy lors de l’Exposition universelle de 1889
15Toutefois, ce qui confère à Debussy une place si essentielle tient moins aux sources d’inspiration en elles-mêmes, que d’autres partageaient au même moment, qu’au fait d’avoir relativisé à travers elles les codes dominants, de s’être projeté hors des cadres traditionnels pour construire un langage musical différent. L’influence qu’ont eues les musiques exotiques sur l’écriture debussyste touche à l’ensemble des paramètres musicaux et à la hiérarchie compositionnelle même. Debussy rompt en effet avec la domination d’une architecture tonale que le chromatisme wagnérien avait minée de l’intérieur sans pour autant la rejeter. Mais plutôt que de tenter une restauration des fonctions tonales en renouant avec la forme classique, il opère un déplacement sur le phénomène sonore lui-même : les enchaînements ne sont plus dictés par des « lois » préétablies, mais par la réalité acoustique des accords. Ce ne sont plus des liens de cause à effet, pris dans la logique tonale, mais des associations libres gouvernées par l’intuition. Du coup, les interdits dûment consignés dans les traités, et que Debussy rejetait déjà dans ses années d’études au Conservatoire, tombent d’eux-mêmes. Le matériau sonore libère certaines dimensions musicales jusque là confinées dans un rôle subalterne, comme le timbre : elles vont ouvrir de nouvelles possibilités d’articulation ; est développée une écriture rythmique déliée de la métrique régulière et des constructions symétriques, ainsi que de la relation entre temps forts et temps faibles ; les constructions formelles sont élaborées loin des canons traditionnels et des « programmes » littéraires. Pour mener sa révolution tranquille, Debussy se fie davantage à la finesse de son oreille qu’à des règles ou des théories. Sa démarche est empirique, même si elle est pensée, comme en témoignent ses écrits et ses lettres. L’intuition, chez lui, s’accompagne d’une grande lucidité critique.
16Ecoutons la phrase initiale du Prélude à l’après-midi d’un faune (1894) : elle se déploie sans aucun soutien harmonique, dans une suite chromatique qui repose d’abord sur le triton – intervalle le moins tonal qui soit -, puis évoque une tonalité plus précise, avant de se poser sur l’ambiguïté d’accords de septième, le tout dans un rythme souple, quasi improvisando, qui apporte une respiration nouvelle et un sentiment d’espace inconnus jusque là. D’emblée, Debussy court-circuite les relations de tension et de résolution propres à la musique tonale, y compris celles de la musique wagnérienne, et la détermination tonale par laquelle tout morceau, traditionnellement, devait commencer : les structures tonales, modales et de gamme par tons coexistent de manière sous-jacente ; elles sont évoquées plus que définies. Cette forme mélodique qu’on peut dire inaugurale dans la musique debussyste, et qu’on retrouvera plus tard à de nombreuses reprises, est tout autant un thème, au sens classique du terme, qu’une ligne, une arabesque échappant aux fonctions traditionnelles ; elle n’implique pas, dans sa dynamique propre, une logique d’engendrement déterminée ; elle ne se développe d’ailleurs pas, mais se déploie, se ramifie, se colore de différentes façons. Elle vaut pour elle-même, glorifiant l’instant, délié des enchaînements obligés. On en retrouve l’écho structurel dans un bref morceau pour piano qui date de 1907-1908, et où se concentrent toutes les caractéristiques du style debussyste : la première phrase de la « lune qui descend sur le temple qui fut », au centre du deuxième cahier d’Images, offre cette même courbe au destin imprévisible, au rythme souple, et aux significations harmoniques ambiguës. Ce n’est pas une ligne pure, comme celle de la flûte du Faune, mais une ligne densifiée par l’adjonction d’une quinte et d’une quarte fixes. Le contour mélodique, longue broderie autour du si, n’appartient pas à un ton ou à un mode précis. Il est ouvert à différentes déterminations que l’œuvre, dans son déroulement, va mettre au jour. Le moment existe dans sa plénitude, sans cette directionalité qui conduit inexorablement à ce qui suit : l’auditeur ne connaissant pas l’œuvre ne peut guère anticiper son déroulement, les enchaînements se forgeant à l’intérieur des résonances, des respirations, des silences qui confèrent au discours musical toute sa liberté et son imprévisibilité. La musique s’invente dans le présent. Les parallélismes d’accords parfaits sont ainsi articulés à l’hétérophonie de deux lignes mélodiques en arabesques, où perce le souvenir de la musique indonésienne. Les développements « obligés » ont été éliminés.
17Cette conception mélodique est évidemment liée à une conception harmonique plus complexe et plus ouverte, où les modes de provenances diverses jouent un rôle important : c’est ainsi qu’apparaissent les modes défectifs, et notamment le mode pentatonique, les structures par tons entiers (sur lesquelles certaines pièces sont entièrement bâties), et le libre jeu des associations autour d’une note-pivot. De même que les fonctions tonales érodées et simplifiées dans la musique wagnérienne (la généralisation du rapport dominante-tonique, chaque tonique évitée étant aussitôt transformée en dominante) avait engendré un affaiblissement rythmique que Nietzsche n’a pas manqué de signaler, de même l’élargissement harmonique propre à la musique de Debussy est inséparable d’une différenciation rythmique nouvelle. La subtilité des rapports harmoniques qui oscillent entre modalité et tonalité ont leur équivalent dans la souplesse, la variabilité et la fluidité du temps musical, où les accelerandos et les rallentandos jouent un rôle essentiel (on peut aussi voir là un souvenir du tempo musical fluctuant des musiques indonésiennes). Le rythme souple, fluide et libre des éléments naturels – le vent, les nuages, l’eau, etc. – est littéralement transcrit et transposé dans l’écriture musicale, ce qui n’empêche pas Debussy d’utiliser toute la variété des rythmes de danse, depuis le menuet jusqu’au cake-walk, en passant par les rythmes de la musique andalouse. Avec Debussy, le sentiment du temps, sa structure et son déploiement, deviennent des éléments du contenu de la musique : c’est par eux que l’œuvre se construit, non seulement du point de vue de la forme apparente, mais aussi de sa structure sous-jacente. Dans le domaine orchestral, le compositeur écarte les doublures au profit des couleurs pures et des mélanges inédits, il introduit de nouveaux instruments – comme la harpe et les percussions – et des techniques de jeu inhabituelles (dans une note résumant une discussion avec Debussy, Segalen écrit : « Préoccupation de Debussy : l’insuffisance de la batterie. (Note : ramener d’Extrême-Orient un jeu de gongs et de cymbales)… Sur la disposition de l’orchestre, les cordes devraient faire, non pas barrière, mais cercle autour des autres. Disperser les bois. Mélanger les bassons aux violoncelles, les clarinettes et hautbois aux violons ; pour que leur intervention soit autre chose que la chute d’un paquet) » (1995 : 643). Il rêve d’un allègement de la structure orchestrale, comme il tente d’imaginer un théâtre où les musiciens participeraient à l’action.
18Les différentes caractéristiques du langage debussyste ne sont pas pensables sans l’influence des musiques exotiques et de certaines musiques populaires évoquées dans de nombreuses œuvres de façon concrète (ainsi des musiques « espagnoles » qui abondent dans son catalogue, et la référence des titres à un Orient imaginaire ou réel, jusqu’à la reproduction de la Vague du peintre japonais Hokusaï sur la partition de La Mer). Contrairement à ses devanciers, Debussy ne les a pas utilisées en vue d’un effet, d’une couleur ou d’une situation dramaturgique particulières ; il en a saisi l’essence même. A travers elles, il a relativisé l’ensemble des conceptions musicales traditionnelles, et transformé sa pensée. Sa méfiance à l’égard de l’écriture par rapport au libre déploiement de la musique dans les traditions orales, son rejet de la « science des castors », son désir d’une musique qui ne serait pas enfermée dans les salles de concerts, tout cela marque chez lui une distance avec les codes, les conventions, les traditions alors en vigueur.
- 2 Bartók écrira dans un article intitulé « Le rôle de la musique française au début du xxe siècle » (...)
19La leçon de Debussy eut une portée immense, non seulement à l’intérieur de la filiation française, de Varèse et Messiaen à Boulez et au courant de la musique spectrale, mais pour toute une génération de compositeurs extérieurs à la tradition germanique, tels Stravinsky, Szymanovski, Bartók, Kodaly, de Falla, Villa-Lobos, etc., qui prirent Debussy comme modèle2, et au-delà même de l’héritage direct, jusqu’à des compositeurs comme Berio ou Ligeti.
20L’influence des musiques extra-européennes de tradition orale mit un certain temps pour parvenir jusqu’aux musiciens européens. Avant la Deuxième Guerre, rares sont ceux qui ont pu avoir avec elles des contacts directs. Contrairement aux peintres et aux sculpteurs, qui purent méditer dès les premières années du siècle la leçon des arts d’Asie et d’Afrique de façon concrète, les musiciens durent attendre que le développement des moyens techniques permette de « transporter » les musiques de civilisations lointaines jusqu’à eux. L’expérience vécue par Debussy lors de l’Exposition Universelle de 1889 est finalement un cas rare dans l’histoire musicale de cette période. Il n’existe pas de Gauguin musicien. Les contacts de Milhaud avec la musique brésilienne, ou ceux de Varèse avec les anciennes traditions du Mexique sont encore des exceptions dans les années vingt.
21C’est donc dans les pays de la périphérie européenne, où la musique paysanne était restée très vivante – où il était donc possible de l’appréhender concrètement – que des compositeurs cherchant une voie nouvelle à l’écart de la tradition germanique développèrent une modernité nourrie par les traditions musicales populaires. Pour ces compositeurs, les « excès du post-romantisme étaient devenus intolérables » selon les mots de Bartók, et « la seule solution était de faire volte-face ». La musique populaire, « exempte de toute sentimentalité, de toute fioriture inutile », devait ainsi jouer « un rôle prépondérant dans les pays où il n’existait guère d’autres traditions musicales… » (« L’influence de la musique paysanne sur la musique savante ». Bartók 1968 : 155). Bartók a fait remarquer que « rien dans les mélodies primitives n’indique une liaison stéréotypée des accords parfaits. […] C’est précisément l’absence de restrictions qui permet d’éclairer ces airs avec la plus grande diversité… » (1968 : 157). On retrouve ici les caractéristiques relevées dans la musique de Debussy, qu’il s’agisse d’une conception tonale élargie et repensée, accueillant à la fois diverses structures modales et des relations chromatiques, d’une sensibilité mélodique fondée sur des phrasés et des accentuations différentes, ou d’une invention rythmique totalement renouvelée, libérée des mètres réguliers. Tout est cependant poussé plus avant par rapport au compositeur français. Question de génération, mais aussi d’esthétique. Bartók ne cherche pas à fondre, comme l’avait fait Debussy, les éléments contradictoires provenant des musiques fokloriques dans un langage neuf, oublieux des « règles » traditionnelles ; il cherche au contraire à les intégrer dans un concept du discours et de la forme hérité de Bach et Beethoven ; il exacerbe les tensions entre deux réalités, entre deux pensées musicales antinomiques. Les éléments constructifs de la tradition, repensés, sont nourris par un matériau provenant des sources populaires : thèmes et motifs, traités le plus souvent en imitations, ont une structure mélodique reposant sur des échelles non tonales, sur des rythmes non réguliers et non symétriques où dominent des accentuations irrégulières créatrices d’une agogique nouvelle. Les relations d’intervalles sur le plan horizontal se retrouvent au plan vertical : empilements harmoniques tendant au cluster, dissonances accusées de secondes mineures, de septièmes majeures, ou de neuvièmes mineures, importance des quartes justes ou augmentées… L’harmonie bartókienne, non moins que l’harmonie debussyste, réhabilite les propriétés purement acoustiques au détriment des fonctions traditionnelles ; mais là encore, le compositeur hongrois vise moins la fusion, la résonance complexe ou les zones d’ambiguïté liées aux vibrations harmoniques, que la tension due aux frottements d’intervalles et aux grappes d’accords, soulignée par l’accentuation et par l’utilisation de modes de jeu percussifs (dont le « pizzicato Bartók » est un exemple). L’harmonie n’abandonne pas sa dimension fonctionnelle, qui s’inscrit à l’intérieur d’un « système » de relations nouveau, fondé sur des pôles capables d’absorber le chromatisme sans détruire une base tonale élargie. L’écriture rythmique apparaît au premier plan : certains thèmes et la caractérisation des différentes parties d’un mouvement sont souvent de nature rythmique. Bartók prolonge la leçon de Debussy en jouant d’une gamme étendue entre un temps statique et un temps dynamique : méditations nocturnes dans un temps suspendu, ostinatos, mouvements de danse poussés parfois jusqu’à la frénésie… Il en découle des formes construites sur des oppositions brusques, agencées de façon méticuleuse et avec une grande économie de moyens à partir de cellules et de structures brèves, hautement différenciées. Elevé dans la culture germanique de l’empire austro-hongrois, Bartók avait écrit ses premières œuvres dans un style straussien flamboyant et plein de pathos ; sa mutation stylistique est liée à sa découverte du folklore authentique, qu’il part récolter et étudier dans les campagnes à partir de 1905. Le compositeur polonais Karol Szymanovski suivra une trajectoire semblable quelques années plus tard ; lui aussi composa dans un style post-romantique inspiré de Wagner et Strauss, avant de changer son écriture de manière radicale sous l’influence de la musique orientale à partir des années 1910-1914. Pour l’un comme pour l’autre, la rencontre avec la musique de Debussy fut déterminante et essentielle. Bartók influença à son tour non seulement les générations de compositeurs hongrois qui vinrent après lui (Veress, Ligeti, Kurtág), mais toute une série de compositeurs après la Deuxième Guerre mondiale, comme Maderna, Donatoni ou Holliger par exemple.
Fig. 2 :Bartók chez les paysans, 1908
22Stravinsky usa lui aussi d’un ton et d’une écriture nouvelles en important de sa Russie natale des éléments du folklore, de la musique orthodoxe et de l’orientalisme (qui va jusqu’à l’évocation de la musique chinoise dans Le Rossignol), des textes populaires, ainsi que l’idée de cérémonie et de rituel. Lui aussi doit à Debussy de s’être révélé à lui-même. Toute sa période russe combine un matériau d’origine folklorique ou « primitif » avec un art de la composition profondément renouvelé, et en totale rupture avec la musique post-romantique allemande : l’utilisation de formes mélodiques simples, enroulées autour d’une note, chargées d’ornements et articulées par des accents souvent décalés, la juxtaposition de blocs d’accords parfois polytonaux, l’utilisation de l’harmonie dans un sens non constructif, la réhabilitation des structures modales, une rythmique fondée sur la pulsation et déliée des contraintes tonales, irrégulière, asymétrique et fortement accentuée, la citation ou la déformation de sources hétérogènes, l’utilisation d’éléments fragmentaires dans le sens d’un montage qui possède parfois une dimension fantastique, le sens du timbre et le goût pour la parodie, une construction formelle par ajouts, par répétitions ou par oppositions, presque sans développement, tout cela définit un art compositionnel qui a sa source en dehors de la tradition « savante » européenne. Bartók l’a fort bien décrit en parlant d’une « façon primitive de construire à partir d’un matériau thématique archaïque [qui] peut, dans une certaine mesure, être considérée comme une explication du caractère de mosaïque spécifique des compositions » (De l’influence de la musique paysanne sur la musique savante d’aujourd’hui ». Bartók 1981 : 88). La musique de Stravinsky jusqu’au début des années vingt a répercuté son « primitivisme » sophistiqué loin dans le siècle : à travers Varèse et Messiaen, jusqu’aux musiques de Boulez et Berio par exemple. Avec celle de Bartók, elle contribua non seulement à redonner au rythme une place essentielle, mais elle en modifia l’approche : conformément à certaines traditions populaires balkaniques et extra-européennes, la structure rythmique se développe chez ces deux compositeurs non à partir de la division régulière des valeurs longues, mais sur la base d’une addition ou d’une multiplication des plus petites unités, ce qui permet d’obtenir toutes sortes de structures irrégulières (c’est ainsi que les mesures de cinq ou sept unités, avec ses constructions 2+3 et 3+2, ou 2+3+2, 3+2+2 et 2+2+3, sont entrées dans la pratique savante européenne). L’idée même de phrase rythmique, qui n’a existé dans la tradition européenne que de façon très marginale (et notamment chez Beethoven, influence centrale pour Bartók), apparaît à ce moment-là ; chez les deux compositeurs, elle est réalisée à travers des relations de durées et une accentuation spécifiques, qui dominent le contenu harmonique au lieu de s’y soumettre. Boulez, après Messiaen, a analysé les richesses de cette écriture rythmique dans le Sacre du printemps de Stravinsky ; à l’idée des « personnages rythmiques » dont avait parlé Messiaen, il a substitué celle de structures organisant le discours musical et la forme proprement dite (« Stravinsky demeure ». Boulez 1966 : 75 sqq.).
23L’approche et l’étude de cultures autres n’a pas seulement une valeur critique vis-à-vis des codes dominants de la culture européenne de cette époque, mais elle est aussi une manière de renouer le lien perdu avec le fond spirituel, magique et existentiel de l’art, que la culture du divertissement, forme abâtardie de la culture fonctionnelle des siècles précédents, a réduit à des ersatz (Nietzsche en a fait le sujet de son premier livre, La Naissance de la tragédie). En effet, les arts extra-européens ou populaires ne sont pas isolés à l’intérieur d’une sphère purement esthétique, ils ne se présentent pas sous la forme d’œuvres autonomes ; transposer certaines de leurs caractéristiques dans la musique savante européenne induit aussi une réflexion sur le contenu et la fonction de l’œuvre d’art. Il est significatif que Stravinsky ait écrit, dans sa période la plus novatrice, des ballets qui sont liés au travail de Diaghilev (L’oiseau de feu, Petrouchka, Le sacre du printemps, etc.) : l’élément corporel, qui avait été gommé ou sublimé par la civilisation chrétienne, y est présenté dans sa plénitude et dans sa sauvagerie mêmes. C’est aussi le cas chez Bartók : dans plusieurs de ses œuvres, la musique exacerbe la violence physique du son et du rythme en même temps que celle de l’inconscient, du désir et de la sexualité (Allegro barbaro, Le château de Barbe-Bleue, Pièces pour orchestre opus 12, le Mandarin merveilleux). On retrouve cela dans certaines œuvres de de Falla ou Prokofiev.
24A travers Debussy, Stravinsky et Bartók, auxquels il faut ajouter les compositeurs ayant suivi la même voie, comme de Falla par exemple, les éléments musicaux tirés de sources populaires deviennent parties intégrantes de la tradition savante occidentale, même lorsque leurs traces d’origine sont effacées. La rythmique irrégulière de Stravinsky et Bartók, développée par Varèse, trouve par exemple ses prolongements chez Messiaen, dont « l’inquiétude rythmique » influença toute la génération des compositeurs de l’après-guerre, ainsi que chez Boulez ou Stockhausen. Il est ainsi possible de faire la généalogie de l’écriture sérielle du Marteau sans maître ou de Gruppen, ou celle plus libre des Quatuors à cordes de Carter et des pièces de Kurtág, et d’y repérer l’évolution d’une « idée » de la phrase mélodique ou de la phrase rythmique qui provient de musiques exotiques ou populaires et non de la tradition classico-romantique. De la même manière, de nombreux instruments et des techniques instrumentales ou vocales provenant des cultures extra-européennes ou des cultures populaires d’Europe ont été progressivement intégrés dans le champ compositionnel européen (on peut citer le cymbalum et le marimba comme exemples, mais il faudrait parler de l’ensemble des instruments de percussion).
25On retrouve ces éléments chez Varèse, lequel subit l’influence de Debussy et Stravinsky d’une part, et celle de l’expressionnisme allemand d’autre part ; sa musique explore le monde sonore inédit d’instruments de percussion venus de différentes civilisations non européennes, et qui lui imposent de nouvelles conceptions harmoniques, mélodiques, rythmiques, ainsi qu’une forme fondée sur l’incantation, l’accumulation, la tension provenant de la répétition des mêmes cellules, des mêmes agrégats ; ici, le développement au sens traditionnel a définitivement disparu. Pour Varèse, le caractère « primitif » n’est pas seulement une libération des forces dyonisiaques, mais aussi, dans une époque marquée par les mouvements dadaïste et surréaliste, une révolte contre le sentimentalisme bourgeois et l’affaiblissement du sens de l’art. Il existe chez lui une conjonction étonnante entre la nature et la science, entre la revendication d’une force « primitive » et la culture urbaine, qui préfigure bien des mouvements plus tardifs. C’est ainsi que le chant « archaïque » d’Ecuatorial (1934), avec ses lignes mélodiques fondées sur des réitérations autour de notes-pivots, est soutenu par les ondes Martenot, instrument électrique inventé à la fin des années vingt. Sur une telle voie, où l’invention d’un langage nouveau coïncide avec la revendication du vieux sens magique de la musique – un retour aux contenus profonds de l’art contre sa tendance à une fonction subalterne – s’engouffrent Jolivet et Messiaen : tous les deux invoquent la nécessaire rupture avec l’esthétique néoclassique.
26Olivier Messiaen réalise, entre le milieu des années vingt et le milieu des années cinquante, la première synthèse des courants qui s’étaient inspirés de façon novatrice des musiques populaires ou exotiques. L’importance qu’ont pour lui les œuvres de Moussorgsky, Debussy, Stravinsky, Bartók et Varèse, auxquelles il faut ajouter celles de Wagner et d’Alban Berg, est à cet égard significative. Les caractéristiques relevées dans la musique de ces compositeurs, affectant toutes les dimensions de l’écriture et de la forme musicales, se retrouvent chez Messiaen portées à un échelon supérieur. Or, c’est à travers Messiaen que toute une génération de compositeurs, au sortir de la Deuxième Guerre, va s’ouvrir à la modernité musicale, tout en reprenant et en approfondissant la synthèse engagée par l’auteur des Petites liturgies. Chez Messiaen, la sensibilité vis-à-vis des musiques exotiques est paradoxalement liée, du point de vue technique et du point de vue conceptuel, à l’intensité de sa foi chrétienne. Loin de tout formalisme, et par conséquent loin de l’esthétique néoclassique, il revendique une musique expressive, « neuve et hardie, qui a ses racines dans le passé le plus lointain et le plus proche », et qui soit porteuse de significations spirituelles, sacrées, existentielles. Il délaisse les mélodies stéréotypées et les harmonies mécanistes des « artisans du sous-Fauré, du sous-Ravel, du faux Couperin », ainsi que les « lignes sèches et mornes » des « odieux contrapuntistes du retour à Bach », ou encore la rythmique basée sur le « mouvement perpétuel de vagues trois temps, de quatre temps encore plus vagues, indignes du plus vulgaire des bals publics, de la moins entraînante des marches militaires » (cité par Périer 1979 : 49) ; il fustige des conceptions formelles qui tournent à vide. C’est ainsi que, pour lui, la rythmique neuve de Debussy, Stravinsky, Bartók et Varèse est combinée avec celle du chant grégorien, de la métrique grecque et des talas hindous : il s’en dégage un langage rythmique tout à fait nouveau. D’une part, « les notions de mesure et de temps sont remplacées par le sentiment d’une valeur brève et de ses multiplications libres, et aussi par certains procédés rythmiques qui sont la valeur ajoutée, les rythmes augmentés ou diminués, les pédales rythmiques et les rythmes non rétrogradables » (Goléa 1960 : 65) ; d’autre part, les valeurs longues sont étirées jusqu’à l’extrême de la lenteur, et certaines lignes mélodiques, par leur ductilité ou leur fluidité, dessinent un espace sans repère métrique : elles sont comme suspendues. Dans le domaine mélodique, l’influence du chant grégorien se conjugue aussi aux formes héritées de Debussy et de Stravinsky, dont les racines sont à l’intérieur de la musique populaire ou des musiques exotiques ; Messiaen généralise l’usage de modes qu’il invente, et dont la particularité est d’être non transposables. La seconde et la quarte augmentées – le fameux triton – y jouent un rôle essentiel, qui renvoie immédiatement aux musiques orientales. Ces modes sont avant tout harmoniques ; mais il s’agit d’une harmonie très libre, conçue à la fois dans un sens structurel et comme couleur (on retrouve ici le rôle essentiel de la couleur, qui constitua le choc premier des peintres et des musiciens découvrant l’Orient). Le choix même de l’instrumentarium et de l’écriture orchestrale, avec une prédilection marquée pour le timbre des métallophones notamment (auxquels Messiaen donne – et il est le premier à le faire – une place à part entière dans la musique européenne) contribuent à cet impact de la couleur, et proviennent directement de la fascination exercée sur le compositeur par certaines musiques exotiques. Il transpose le gamelan balinais dans les Trois petites liturgies de la présence divine (1944) ou dans Les couleurs de la cité céleste (1963) ; il transcrit la musique du gagaku japonais dans les Sept haikaï (1962), où le timbre du shô est restitué par huit violons, celui du hichiriki par une trompette doublée de deux hautbois et d’un cor anglais. Mais là ne s’arrêtent pas les convergences. La forme, chez Messiaen, est avant tout statique ; elle glorifie un « éternel présent », qui est celui du royaume divin. En court-circuitant les développements issus de la musique tonale, repris mécaniquement par le mouvement néoclassique, Messiaen retrouve quelque chose des musiques sacrées de l’Orient, des formes circulaires ou des progressions sur une échelle temporelle très vaste, ainsi que du caractère rituel que Varèse, après Stravinsky, avait réintroduit dans la musique occidentale. Les structurations rythmiques sous-jacentes propres à de nombreuses œuvres (le Quatuor pour la fin du temps, le Mode de valeurs et d’intensités, ou le Livre d’orgue par exemple), qui rappellent celles de certaines musiques exotiques, telles que les analyses ethnomusicologiques les feront apparaître ultérieurement, sont articulées à des phénomènes de surface, plus directement perceptibles, comme les mélanges d’accelerandos et de rallentandos propres à la musique balinaise, qu’on trouve dans le « Regard de l’onction terrible » (Vingt regards sur l’enfant Jésus). Le caractère « sauvage » et incantatoire, une violence et une sensualité qui semblent faire éclater les formes de l’écriture, ressenties pour la première fois dans la musique occidentale avec le Sacre du printemps, puis avec certaines œuvres de Bartók, de Prokofiev et plus tard de Varèse, sont constitutives de l’œuvre de Messiaen, comme de celle du Jolivet de l’avant-guerre (voir par exemple Mana) ; les titres eux-mêmes sont révélateurs : Turangalîla, Ile de feu, Canteyodjaya, Oiseaux exotiques… Ces différents éléments techniques et conceptuels, qu’il faudrait lier au « naturalisme » du compositeur, et en particulier à son utilisation des chants d’oiseaux – une autre forme de « primitivisme » -, seront repris dans un contexte différent par la génération suivante. Ils connaîtront ainsi un développement remarquable et constitueront un lien essentiel entre l’« archaïsme » novateur du début du siècle et la musique sérielle de l’Ecole de Vienne, dont la génération de Boulez et Stockhausen tenteront la synthèse. Messiaen est en tous les cas l’un des premiers compositeurs, sinon le premier, à utiliser en pleine conscience des sources musicales provenant de toutes les cultures du monde, cultures qu’il a par ailleurs appréhendées directement et qu’il inscrit dans leur propre contexte naturel à travers les paysages, les couleurs, et les oiseaux.
27Après la guerre, les compositeurs accèdent directement aux musiques de l’ailleurs, grâce à la fois aux voyages rendus plus faciles, aux concerts de musiques exotiques dans les capitales européennes, et aux enregistrements discographiques (à quoi il faut ajouter la multiplication des études ethnomusicologiques et, de manière plus générale, le développement des études anthropologiques). Boulez peut entendre des concerts de musique « exotique » à Paris, et il étudie des journées entières certains instruments provenant d’Afrique et d’Asie ; au cours de ses tournées avec la compagnie Renaud-Barrault, il découvre des musiques traditionnelles qui vont marquer son imagination : le Marteau sans maître (1953-55), aboutissement d’une période de réélaboration linguistique et esthétique radicale, fait apparaître l’influence du gamelan balinais, du koto et du théâtre musical japonais, ainsi que des percussions africaines. Cette influence s’étend à la poétique même de l’œuvre, et à sa conception (qui débouchera quelques années plus tard sur le concept d’« œuvre ouverte ») : la dimension rituelle du Marteau, qui n’est pas sans évoquer les Noces de Stravinsky, et qu’on retrouvera beaucoup plus tard élargie dans Répons, ainsi que la notion, centrale chez Boulez, d’un temps musical non unitaire, proviennent de façon évidente de la confrontation avec les musiques de civilisations extra-européennes et d’une tradition elle-même fondée sur l’adaptation du folklore à la musique savante (comme c’est le cas chez Stravinsky). Dans les années cinquante et suivantes, ce ne sont plus seulement certaines caractéristiques du langage et du phénomène musical, ou le timbre de certains instruments qui retiennent l’attention des compositeurs, mais la musique en tant que phénomène global : durée des morceaux et notion du temps musical, conception de la forme, concert comme rituel, etc.
28Chez Karlheinz Stockhausen, qui effectue de nombreux voyages en Extrême-Orient, les musiques du monde ne subissent pas seulement une transmutation à l’intérieur de la pensée musicale européenne, comme chez Boulez, mais elles confluent progressivement dans le concept intégratif de « musique universelle » : Stockhausen écrira une œuvre pour les musiciens de gagaku japonais, et il s’inspirera de la musique indienne dans des œuvres comme Inori (191973-74) et Mantra (1970). Dans Hymnen (1966-67), il travaille à partir des hymnes nationaux de nombreux pays. Les moyens électro-acoustiques, la disposition des sources sonores dans l’espace, visent chez lui à faire résonner un cosmos d’ondes sonores et à transformer le musicien, comme l’auditeur, en médium (voir en ce sens Telemusik ou Aus den sieben Tagen). Le concept du rituel est ici fondamental, avec tout ce qu’il contient d’implications spirituelles et magiques, et il détermine la forme musicale aussi bien que le sens des œuvres ; il est lié à la recherche d’un élargissement temporel qui est directement inspiré par les musiques extra-européennes (le cycle d’opéras qu’il compose depuis près de vingt ans, Licht, doit durer une semaine entière). Cet élargissement temporel apparaît au compositeur, dans un entretien réalisé en 1971, comme la « découverte la plus importante de ces vingt dernières années ». Elle ne concerne pas seulement la distension du temps, mais aussi la conception du moment, qui peut acquérir un caractère d’« éternité s’il ne change pas » (Cott 1979 : 33) (une pièce comme Stimmung joue sur cette forme de durée). C’est ainsi que Stockhausen a exploré l’intérieur même du son, notamment grâce aux moyens électro-acoustiques, élaborant un concept de perception fondé sur l’idée de méditation, qui est emprunté aux musiques orientales : « Je pense que l’identification au son est méditation ». […] « J’utilise le mantra comme un être vivant. Je veux élargir la conception traditionnelle (qui veut que l’on soit dans un certain état) à la possibilité de traverser de très nombreux états grâce à un mantra » (Cott 1979 : 35).
29Chez les deux compositeurs qui ont dominé la production et la réflexion musicales dans les années d’après-guerre, toutes les dimensions de l’œuvre ont été marquées, en profondeur, par la découverte des musiques extra-européennes : les conceptions du rythme et du timbre, celles de l’écriture vocale, le choix de l’instrumentarium, la notion même d’œuvre, la tentative d’effacement de la subjectivité créatrice dans une forme autonome ou transcendante, la disposition des musiciens dans la salle, le rituel du concert, la relation entre compositeurs et interprètes (Stockhausen a repris sur ce point beaucoup d’éléments propres aux musiques exotiques, et notamment extrême-orientales, jusqu’à l’intégration de mouvements dansés et de gestes inscrits dans la partition et qui transforment l’instrumentiste ou le chanteur en acteur), etc. Boulez et Stockhausen ont tenté, chacun à leur manière, de réaliser une synthèse entre Orient et Occident, qui a été radicalisée par un compositeur ayant subi leur double influence : Jean-Claude Eloy. Poussant plus loin cette volonté de synthèse, Eloy prône une véritable rencontre entre les mondes européen et extrême-oriental par le biais des deux medium qui offrent les possibilités les plus vastes, la voix et l’électronique. La voix, parce qu’elle contient concrètement toutes les musiques du monde et de son histoire ; l’électronique, parce qu’elle les contient potentiellement, sans être contrainte par aucune. C’est ainsi qu’il a composé des œuvres de grande dimension, qui ont un caractère rituel affirmé (renforcé par la disposition des musiciens et par les éclairages), où se mélangent des musiciens traditionnels du Japon et des musiciens occidentaux, utilisant les techniques des uns et des autres (le chant shomyô et l’écriture moderne de la percussion par exemple), le tout manipulé à travers les moyens électro-acoustiques. Certains compositeurs, comme Aperghis, ont tenté une expérience parallèle de collaboration avec les musiciens d’autres civilisations, l’improvisation s’intégrant à une structure compositionnelle capable de l’accueillir et de la réfracter. L’écriture est traversée, et en grande partie déterminée, par une pratique propre aux traditions orales.
30Les démarches inspirées par les musiques extrême-orientales tendent, d’une manière générale, à une nouvelle conception du temps musical. En bouleversant les notions de durée et de développement propres à la musique européenne, les musiques exotiques ont conduit à une remise en question parallèle du concept de forme, et par conséquent, du moyen par lequel une communauté s’exprime, communique et se représente. L’œuvre ne repose plus seulement sur des caractéristiques structurelles développées à l’intérieur d’une forme architectonique que l’on peut cerner analytiquement, mais le temps transforme, selon des processus souvent très lents, la matière originelle. L’œuvre devient durée pure ; elle n’est plus une forme fermée, fondée sur des rapports logiques, mais elle s’ouvre à une dimension plus méditative, qui réclame une écoute différente. Souvent, elle déborde le cadre traditionnel du concert. Le recours wagnérien au contenu des mythes et à la forme de la tragédie antique, qui constituait une réponse à la crise introduite par les œuvres tardives de Beethoven et par les bouleversements politiques de l’époque, trouve ainsi un développement inattendu, mais considérablement transposé, dans l’avant-garde musicale de la seconde moitié du xxe siècle (ce n’est pas un hasard si Boulez a dirigé, cinq années durant, la Tétralogie à Bayreuth, et si Stockhausen a conçu un super-Ring avec son opéra Licht…).
31Ce sont de telles considérations que l’on retrouve dans les mouvements musicaux les plus saillants des années soixante et soixante-dix : la musique minimale américaine et la musique spectrale en France. L’une et l’autre ont bouleversé les concepts de durée et de forme, essayant de dégager une voie nouvelle, en rupture avec la pensée sérielle, et ce par un contact plus ou moins direct avec les musiques ethniques. Une fois encore, c’est la réalité d’une musique différente – l’autre de la pensée occidentale – qui permit une réorientation esthétique et technique fondamentale. Steve Reich a étudié les percussions africaines et balinaises de façon très concrète ; à ses yeux, en effet, « la musique non occidentale est actuellement la plus importante source d’inspiration pour les compositeurs et les musiciens occidentaux à la recherche d’idées nouvelles ». Opposant une approche restée au stade de l’« écoute » à celle qui consiste à « jouer » soi-même les musiques d’autres traditions, Steve Reich a éprouvé « grâce à un apprentissage direct » des « systèmes complètement différents de détermination de la structure rythmique, de la construction harmonique, de l’accordage des instruments et de la manière d’en jouer » (Reich 1981 : 85). Il a donc transposé la structure des musiques africaines ou extrême-orientales à l’intérieur d’une forme compositionnelle qui rompt avec les critères traditionnels. Si Boulez et Stockhausen avaient tenté de modifier de l’intérieur le concept même de composition, allant jusqu’à sa négation passagère (chez Boulez par l’automatisme de Structure Ia, chez Stockhausen par la musique intuitive d’Aus den sieben Tagen), Steve Reich et plus encore les compositeurs minimalistes comme Phil Glas ou Terry Riley ont contesté la « philosophie » même de la composition telle qu’elle s’était développée durant plusieurs siècles en Europe. La composition, chez eux, enregistre et fixe les événements musicaux ; elle est plus une notation qu’une écriture. On retrouve cela chez les musiciens spectraux : Murail parle de la notation comme d’« un mal nécessaire », comme d’une « trahison ». Le caractère diatonique, voire modal des musiques minimalistes, ainsi que le travail rythmique fondé sur la répétition de patterns progressivement décalés les uns par rapport aux autres, mais aussi l’idée selon laquelle la musique peut réunir la communauté grâce à la transparence de ses procédés (la musique sérielle, qui avait privilégié l’écriture, se plaçait au contraire en porte-à-faux avec les auditeurs), tout cela provient directement du contact que les compositeurs ont eu avec les musiques d’Afrique ou d’Asie. Si Boulez, dans le Marteau sans maître, inventait une sonorité inouïe en transformant un matériau acoustique et musical exotique de façon très sophistiquée (la « transcription » du koto japonais dans l’écriture de la guitare européenne n’y est pas immédiatement déchiffrable), Steve Reich utilise de manière beaucoup plus directe les données de son expérience : la sonorité de ses premières pièces renvoie directement aux instruments africains ou indonésiens qui lui ont servi de modèle. De la même façon, on retrouve, presque sans médiation, le son des gamelans dans le piano préparé que Cage avait inventé dans les années quarante.
32Les musiciens spectraux ont subi une influence plus indirecte de l’Orient : à travers Debussy, Varèse et Messiaen, mais aussi à travers l’œuvre d’un compositeur marginal de l’après-guerre, Giacinto Scelsi, qui avait rompu dès le début des années cinquante avec le sérialisme et la pensée musicale occidentale en général, et dont tout le travail, inspiré de la pensée zen, est fondé sur une exploration du son en tant que tel – le son comme force cosmique. Les musiciens du mouvement spectral, et particulièrement Murail, Dufourt et Grisey, ont développé cette exploration du phénomène sonore qu’ils opposent au concept de note en s’appuyant sur les spectres harmoniques et inharmoniques. Plutôt que d’élaborer des structures sonores à partir de relations d’intervalles ou d’accords, de travailler à partir de phrases musicales dans un sens « constructiviste », ils entrent à l’intérieur du son pour en dégager et faire apparaître les caractéristiques propres, ce qui les amène à retrouver des échelles non tempérées. Dans le cas de la musique spectrale comme dans celui de la musique minimale, qui ont développé deux esthétiques antinomiques, la forme dynamique fondée sur le développement se transforme en une forme statique fondée sur des processus. D’un côté, c’est le phénomène sonore en tant que tel qui est au premier plan et qui est générateur, le rythme évitant toute pulsation au profit d’une sorte d’élasticité liée au temps même de la résonance et des déploiements sonores ; d’un autre côté, c’est la pulsation rythmique, avec le jeu des superpositions et des décalages, qui est privilégiée, inscrite dans des échelles sonores restreintes et sans évolution. Les deux démarches posent de manière emblématique la question qui est au cœur de la relation entre Orient et Occident, ou plus généralement, entre la philosophie de l’art occidental et les différentes traditions orales, populaires ou savantes : celle de l’« être » et du « devenir ». La connaissance des musiques exotiques a indiscutablement mis en crise, dès Debussy, le concept de développement, de directionalité, de construction formelle fondée sur des rapports de cause à effets, comme la conscience historiciste a finalement interrogé le bien-fondé du concept proprement occidental de « progrès ». A l’intérieur des développements de la musique européenne se sont introduites progressivement les notions de durée pure et d’immobilité ; à l’intérieur de l’œuvre délimitée, refermée sur elle-même, celle d’un déploiement sans fin ou d’une intensification expressive conçue sur une très grande échelle. Cette dialectique de l’être et du devenir est déjà présente dans la musique de Wagner – comme elle l’est dans la philosophie de Schopenhauer au même moment (l’un et l’autre s’intéressaient d’ailleurs au bouddhisme) ; elle réapparaît à chaque moment-clé de l’histoire musicale occidentale. Elle s’incarne directement dans les conceptions du temps et de la forme que nous avons évoquées et on en trouve de nombreux exemples dans les œuvres des vingt dernières années (la conception dramaturgique des « opéras » miniatures de Heinz Holliger écrits à partir de textes de Beckett s’inspire directement du nô japonais, et tourne le dos à toute la tradition européenne de l’opéra).
33L’influence des folklores européens, notamment slaves et balkaniques, continua d’exister dans les années cinquante et soixante ; mais elle ne pouvait plus correspondre à l’émancipation de nations ou de cultures qui retombèrent après la guerre sous un joug nouveau. L’art populaire, dans le contexte stalinien, devait être arraché à une exploitation politique et idéologique réactionnaires. Il alimente alors l’œuvre de compositeurs comme Ligeti, Kurtág ou Denisov d’un point de vue plus exclusivement technique, ou comme une alliance secrète avec ce qui, dans l’art populaire, échappe à son exploitation politique, et constitue une forme de résistance. On retrouve sa trace dans les conceptions mélodiques, harmoniques et rythmiques, ainsi que dans le choix des timbres instrumentaux et dans les techniques de jeu : le cymbalum occupe par exemple une place centrale dans l’œuvre de Kurtág, et influence grandement son écriture pianistique ; une œuvre comme Les Pleurs de Denisov retrouve le ton cérémoniel des Noces de Stravinsky. Au moment où toute une génération systématisait son héritage en repensant le langage musical à partir d’un « degré zéro », des compositeurs comme Ligeti et Kurtág maintenaient cette relation organique à l’Histoire, sous la forme notamment d’archaïsmes musicaux – comme par exemple certaines couleurs modales ou des intervalles consonants à l’intérieur du langage atonal ; peu comprise sur le moment, cette démarche est apparue d’actualité dans les années soixante-dix. Les éléments de la musique populaire balkanique, repensés à l’intérieur du langage savant, furent un moyen d’échapper aux impasses du sérialisme et des esthétiques qui le contestaient ; ils permettaient d’élargir le contenu d’œuvres repliées sur leurs problématiques techniques, et, tout en évitant l’alternative d’une complexité croissante ou d’une simplification drastique, de créer une sorte de perspectivisme compositionnel où les différents styles d’écriture, les différentes constructions temporelles et les significations des structures employées forment des strates articulées les unes aux autres. Au cours des années soixante-dix, Ligeti généralisa cet apport des musiques traditionnelles en s’intéressant à des musiques ethniques très diverses – celle des pygmées Aka comme celles des Caraïbes par exemple ; ces musiques, qui ont imprimé une marque profonde dans ses œuvres des vingt dernières années, lui ont permis d’élaborer un langage musical qui refuse à la fois la généralisation du chromatisme et le retour à la tonalité. Elles jouent un rôle décisif dans l’invention de structures rythmiques extrêmement complexes, et influencent aussi, même si c’est inconsciemment, sa conception de la forme musicale.
34La tentative d’édifier un langage musical prenant en compte la relativité des différents moyens de structuration avait déjà constitué le « programme » esthétique d’un compositeur comme Luciano Berio dès le début des années soixante ; Berio articule des éléments hétérogènes dans ses œuvres, et il intègre des éléments du folklore européen (Folk songs, Voci) et/ou de musiques plus lointaines – lui aussi a été fasciné par les polyphonies centrafricaines qu’a révélées Simha Arom ; il leur rend hommage dans Coro (1976). Ces influences diverses sont absorbées à l’intérieur d’une forme fondée sur la dialectique entre des phénomènes de surface hétérogènes et une structure sous-jacente unitaire – dialectique que l’on trouve aussi bien dans la succession temporelle que dans la superposition de couches musicales autonomes. Les caractéristiques stylistiques ne sont pas fondues à l’intérieur d’un tout homogène, mais elles sont articulées comme des éléments riches de sens multiples, qui portent avec eux une histoire et un contenu expressif propres, et qui entrent en résonance pour créer de nouveaux rapports sensibles et signifiants. L’œuvre devient un commentaire infini des musiques qu’elle réfléchit et transforme, qu’elles manipule et réorganise en un tout complexe. La forme enregistre la tension entre statisme et dynamisme, qui devient l’un de ses principes de base. D’une façon différente, Luigi Nono a introduit toutes sortes d’éléments arrachés à la vie quotidienne (bruits, discours, chants, etc.) et au folklore dans ses œuvres jusqu’aux années soixante-dix, développant un concept de montage formel provenant des avant-gardes russes des années vingt, avant de transformer son propre langage en s’appuyant sur les conceptions du temps, de la ligne mélodique, de la polyphonie ou des échelles propres à différentes musiques exotiques, à partir desquels il crée un nouvel espace-temps. On retrouve ce mélange de réalisme, de spiritualité et d’engagement politique chez Klaus Huber, bien que les moyens linguistiques et esthétiques soient très différents ; dans ses dernières œuvres, ce compositeur explore les échelles en tiers de ton qu’il a étudiées dans les musiques traditionnelles moyen orientales (il a même tenté, dans une de ses dernières pièces, de mélanger des musiciens syriens et des musiciens occidentaux, le répertoire traditionnel des premiers avec une écriture contemporaine utilisant notamment les moyens électroacoustiques).
35On ne peut parler de l’influence des musiques exotiques sur la musique savante européenne sans mentionner la trajectoire de compositeurs en provenance d’autres continents et ayant assumé l’héritage européen. Charles Ives fait ici figure de pionnier. Il dégagea la musique « savante » nord-américaine naissante d’un académisme stérile – les pâles copies de la musique romantique européenne – grâce à un mélange d’audaces sans scrupule et à l’utilisation imaginative du matériau folklorique. Dans sa musique, les ragtime et les gospels ne libèrent pas seulement le rythme et l’harmonie des limites conventionnelles ; en tant qu’expressions de l’âme populaire américaine, ils constituent aussi une critique du formalisme et une revendication à la fois politique, culturelle et spirituelle qui a sa source dans le mouvement transcendantaliste. L’audace de Ives, qui préfigure toutes les inventions sonores et compositionnelles du siècle, provient de sa liberté vis-à-vis de l’héritage européen, qu’il assume de façon critique et personnelle.
Fig. 3 :Le compositeur coréen Isang Yun
Photo : Walter-Wolfgang Sparrer
36John Cage usa d’une liberté semblable lorsqu’il inventa le piano préparé ou développa des idées prenant le contre-pied des fondements mêmes de la musique européenne, qu’il influença pourtant dans les années cinquante ; utilisant par exemple le livre d’oracles chinois, le I-Ching, pour déterminer l’écriture de certaines de ses œuvres (comme Music of Change, 1951), ou d’autres « systèmes » générateurs de structures musicales, Cage abandonne le concept traditionnel de forme au profit de l’event, du happening ou de l’œuvre aléatoire. Le retrait de l’auteur, chez lui, renvoie non seulement au refus de toute volonté créatrice de la part du sujet, mais aussi de toute forme d’intériorisation d’une forme musicale ; de même que sa réflexion sur le vide et le silence, qui est au cœur de son esthétique, il provient d’une interprétation de la pensée bouddhiste (Cage fut un auditeur et un lecteur enthousiaste de Suzuki) et de l’influence des avant-gardes littéraires et picturales américaines.
37De la même façon, chez Morton Feldman, la recherche d’une notation spécifique qui permette d’introduire un élément d’improvisation à l’intérieur de la composition, puis le développement du discours musical sur des plages de temps de plus en plus élargies, entre une heure et cinq heures, provient d’une influence évidente de la musique et de la pensée extrême-orientales. Dans un style complètement différent, George Crumb fait appel à une sorte de folklore imaginaire, et travaille sur l’utilisation d’archaïsmes sonores qui s’inscrivent dans un concept musical où la dimension rituelle, l’importance du geste vocal ou instrumental, et une forme de naturalisme jouent un rôle essentiel.
38Heitor Villa-Lobos fut aussi l’un des premiers compositeurs importants de l’histoire musicale occidentale venant d’un autre continent. Sa tentative d’inscrire les éléments du folklore et de la sensibilité brésiliennes à l’intérieur d’un langage musical contemporain a pourtant donné des résultats mitigés, son style restant, hors quelques œuvres, relativement conventionnel (notamment si on le compare à celui d’un Varèse par exemple) ; en s’intégrant au courant néoclassique qui domina la scène musicale durant les années vingt et trente, il réduisit considérablement la portée du matériau folklorique utilisé.
39La démarche plus tardive d’Isang Yun, l’un des premiers compositeurs venu d’Asie, est beaucoup plus intéressante, dans la mesure où il tenta une synthèse entre des éléments propres à la musique coréenne et le langage moderne de la musique européenne (ainsi qu’entre la philosophie taoïste et l’esprit de la composition occidentale). Il a noté lui-même qu’il était plus facile pour un compositeur venu d’une culture totalement différente de concilier sa propre sensibilité sonore et musicale avec le langage atonal plutôt qu’avec le langage tonal. Toute sa musique exacerbe les différences fondamentales entre les conceptions asiatiques et européennes du phénomène musical, telles qu’elles avaient justement enrichi ces dernières à partir de Debussy. « Une note a en soi un mouvement souple provenant de sa résonance, elle apparaît dans sa multiplicité ; cette note est déjà tout un cosmos » (Yun 1996 : 51). Le musicien extrême-oriental n’a nullement besoin d’harmonie, au sens occidental du terme, ou de structures contrapuntiques, ni même des fonctions structurelles qui gouvernent la musique européenne, car le son forme un tout se suffisant à lui-même, il constitue un monde en soi, ou plus exactement, il libère la complexité du monde sonore mis en résonance. On retrouve là l’idée de fonder le temps musical sur la complexité du phénomène sonore en soi, en deçà des articulations structurelles propres à la composition occidentale. L’introduction par Yun de glissandi entre les notes, qui créent des zones d’incertitude où un son se métamorphose en un autre sans qu’il soit possible de fixer le moment où intervient le changement, ainsi que d’arabesques, d’appoggiatures et d’ornements qui donnent vie aux notes, constitue un des apports de la musique traditionnelle coréenne ou chinoise à la musique occidentale moderne. De même, ses œuvres révèlent des conceptions de la dynamique et du temps différentes, sous-tendues par un contenu spirituel très intense. On retrouve de telles caractéristiques chez Takemitsu, qui fut également l’un des premiers compositeurs non européens à écrire dans les « standards » occidentaux. Chez lui comme chez Yun, il apparaît nettement que l’idée de perspective d’une part, et celle de relations causales d’autre part n’ont plus de consistance. Il n’est pas surprenant, en ce sens, que Takemitsu se soit inscrit dans la filiation de Debussy et Messiaen. Il a par ailleurs composé de nombreuses œuvres pour des instruments traditionnels japonais, comme beaucoup de ses collègues (Ishii ou Hosokawa par exemple), tandis que Yun a tenté d’inscrire le son et la technique de jeu des instruments coréens à l’intérieur même des instruments européens, deux approches complémentaires qu’on retrouve chez les jeunes compositeurs chinois d’aujourd’hui. Pour ceux-ci, l’influence des sonorités de leur propre musique, celle d’une autre conception du temps, de la dynamique et de la forme, celle aussi des caractéristiques philosophiques et spirituelles propres, se conjugue avec des influences souvent limitées à la seule musique du xxe siècle, où Debussy, Varèse, Messiaen et Cage occupent des places privilégiées.
40A quelques exceptions près, la quasi-totalité des compositeurs qui ont façonné l’histoire du vingtième siècle ont été marqués par les musiques de civilisations extra-européennes ou par des musiques populaires européennes. Or, ces musiques ont échappé à tout enseignement académique. Elles ont constitué, à des degrés divers, des expériences sensibles formatrices et inspiratrices. Elles sont entrées à l’intérieur des langages musicaux actuels, faisant éclater non seulement les cadres traditionnels, mais rendant bien précaire toute tentative de rationalisation totalisante. Elles ont non seulement joué le rôle d’un matériau neuf (qu’il s’agisse de sonorités, de modes, de formes rythmiques ou d’instruments), mais aussi celui d’une autre pensée. On peut dire sans exagération que c’est à travers ce dialogue ininterrompu au cours du siècle avec les musiques extra-européennes que la musique savante européenne s’est définie – du moins sous son aspect le plus moderne – anticipant en cela le destin de relations qui sont encore, au plan économique et idéologique, régies par les principes de domination.
41C’est en s’ouvrant à ce qui lui était étranger que la modernité musicale de l’Europe s’est développée. Elle a ainsi intégré des caractéristiques, des formes, des conceptions qui font partie – même lorsque c’est inconscient – du patrimoine de la musique européenne. La modernité musicale continue d’être aujourd’hui un laboratoire où s’expérimentent des fusions nouvelles, des croisements « génétiques » qui débouchent sur de nouveaux mixtes, sur de nouvelles identités. Cette élaboration va au-delà du simple fait musical : car dans cette rencontre entre des cultures aussi différentes, entre des temps, des mémoires et des pensées aussi éloignées, qui se dissolvent progressivement en tant que telles, une forme nouvelle se fait jour. Elle se développe à partir de musiques qui sont de plus en plus décontextualisées, et dont le sens, par conséquent, se modifie. Un peu partout, la relation entre les structures institutionnelles et le contenu musical propre est faussé, entraînant une perte d’évidence à laquelle il faudrait ajouter la perte de l’aura liée à la reproduction technique, signalée en son temps par Walter Benjamin. Le combat entamé dès le xixe siècle entre une culture du divertissement, aujourd’hui prise en charge par l’industrie culturelle au niveau mondial, et un art chargé de significations existentielles, s’est exacerbé. L’industrie culturelle efface ce qui fut patiemment élaboré durant des siècles, ne serait-ce qu’en réduisant notre relation à la musique à de simples stimuli sensoriels, à des satisfactions superficielles et immédiates dont on retrouve la trace, malheureusement, jusque dans le rituel des concerts dits « sérieux » (qu’il s’agisse de musique classique européenne ou de musiques extra-européennes) ; la musique « savante » bricole – au sens noble du terme – un hybride où se fondent des traditions diverses, orales et écrites, aux fonctions parfois antinomiques : dans quelle mesure cet hybride est-il en mesure d’exprimer l’homme contemporain, au-delà des différences de culture, de pensée et de tradition, c’est une question qui reste ouverte.
42Si la musique occidentale a puisé dans les traditions orales, elle a en effet conservé ses propres fondements. Ceux-ci sont antinomiques, dans une certaine mesure, avec ceux des musique traditionnelles. Il existe une contradiction entre la notion même de composition, fondée sur l’écriture, pensée et réalisée par une individualité qui se définit, depuis près de deux siècles, dans un rapport critique vis-à-vis de la tradition et de la société, et la réalité d’un corpus dont les bases sont quasiment intangibles, transmis oralement après un long apprentissage, et qui suppose l’assentiment collectif (toute forme d’« opposition » y est inconcevable). D’un côté, la musique est prise dans une évolution extrêmement rapide, soumise à l’invention et à la personnalité de compositeurs qui représentent le langage d’une époque ; d’un autre côté, elle suit une évolution lente, partagée par une collectivité qui en dessine les formes actualisées. Dans un cas, la musique est autonome, et ne répond, au mieux, qu’à une fonction esthétique qui s’incarne dans le concept de forme musicale et dans le rituel du concert ; dans l’autre cas, elle est liée à une fonction sociale ou religieuse qui définit les formes de sa présentation et lui donne sens.
43Dans une certaine mesure, les influences entre musique européenne et musiques exotiques ne se sont faites que dans un sens, à rebours des influences politiques et économiques. Les musiques exotiques ou populaires ont nourri la tradition savante européenne, elles en ont modifié l’évolution en profondeur, dans un temps où leur propre survie devenait une question d’actualité. L’écriture a su absorber leurs caractéristiques, en les modifiant jusqu’au point où elles la menaçaient ; mais l’inverse ne s’est guère vérifié. A partir d’un certain niveau de développement socio-économique, les populations d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Asie délaissent leurs idiomes musicaux au profit d’une langue européenne volontiers présentée comme « universelle ». Les jeunes Japonais, de même que les jeunes Chinois ou les jeunes Brésiliens, connaissent mieux Beethoven et Debussy que leurs propres traditions. Celles-ci ont été rejetées, bien souvent, dans les marges de la vie culturelle, ou enfermées dans des musées ; au mieux, on les exhibe et on les exporte comme des « trésors nationaux » ; elles ne sont plus intégrées au milieu socio-économique et au contexte culturel ou religieux d’où elles proviennent. Pourtant, ces musiques qui ont leur racine très loin dans l’histoire de l’humanité ont acquis au cœur du xxe siècle une valeur universelle, grâce à la reconnaissance dont elles ont été l’objet. Pour Bartók, l’utilisation du folklore vivant des campagnes hongroises, roumaines ou bulgares ne visait pas une forme de nationalisme fondé sur des caractéristiques ethniques. Au contraire, elle tendait à un humanisme universel qui dépasserait les différences raciales. En ce sens, l’histoire des échanges entre la musique européenne « savante » et les musiques populaires ou exotiques est une leçon pour les citoyens du monde, en un xxe siècle finissant qui ressasse toujours les thèmes de la pureté ethnique et de l’exclusion.
44On peut enfin se demander sur quelles marges la conscience musicale européenne se renouvellera dans un futur plus ou moins proche, le choc des musiques exotiques ou populaires ayant épuisé une grande partie de ses effets (et notamment celui de sa différence). L’utilisation de références hétérogènes, le mélange de traces linguistiques et culturelles différentes, peuvent conduire à une « créolisation » généralisée. Peut-être l’urgence d’un sens propre à la situation historique – une situation où ce qui fondait les traditions séculaires est ravagé par l’évolution économique et technologique -, capable de rassembler une communauté, de stimuler son intelligence, sa sensibilité et son inventivité, déterminera-t-il des évolutions futures où les différentes traditions – ce qui en aura été conservé de façon vivante – viendront nourrir et enrichir la communication planétaire.