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Julien Mallet: Le tsapiky, une jeune musique de Madagascar. Ancêtres, cassettes et bals poussières

Paris: Karthala, 2009
Guillaume Samson
p. 284-287
Référence(s) :

Julien Mallet: Le tsapiky, une jeune musique de Madagascar. Ancêtres, cassettes et bals poussières. Paris: Karthala, 2009, 279 p., 1 CD Rom

Texte intégral

1Ce premier livre de Julien Mallet s’inscrit dans une tendance récente de l’ethnomusicologie en France. Rompant avec la tradition d’une ethnomusicologie plutôt rurale, monographique, patrimoniale et/ou muséale, l’auteur privilégie l’étude des « productions musicales récentes » (p. 9), en les inscrivant dans une approche contemporaine des sociétés dans lesquelles elles s’insèrent. À travers le tsapiky, « jeune musique » de la région de Tuléar, il entend comprendre les processus actuels de production de culture et s’intéresser aux musiciens en tant que « révélateurs sociaux » (p. 15) et acteurs de ces processus. Cette approche implique une réflexion sur l’acculturation, qui concède au contact culturel une certaine vertu créatrice. Dès l’avant-propos, Julien Mallet annonce les cadres historiques et sociologiques généraux de son analyse : indépendances africaines, globalisation, recompositions des repères identitaires, relations interethniques, rapports ville/campagne… On s’écarte donc clairement d’une approche stéréotypée basée sur la simple alternative entre tradition et modernité. Le recours aux travaux de M. J. Kartomi illustre bien ce désir d’étudier comment une « » nouvelle musique » » se construit et s’insère « dans un nouveau contexte social avec son propre jeu de significations extra musicales » (Kartomi 1981 : 233, cité p. 11). Le concept de « jeune musique », forgé par l’auteur, est directement lié à cette prise en compte sérieuse de la « nouveauté » musicale.

2La première partie de l’ouvrage est consacrée aux conditions d’apparition du tsapiky. Le chapitre 1 retrace l’histoire de Tuléar, capitale régionale construite à l’époque coloniale et en voie de ruralisation depuis l’Indépendance. De cette histoire et de la géographie actuelle de Tuléar ressortent deux composantes essentielles pour la compréhension du tsapiky : le clivage entre le Sud et la capitale (qui fait que le tsapiky est considéré comme « la musique du Sud ») ; la « circulation des hommes » (p. 42) entre la ville et la campagne à laquelle s’articule le « système tsapiky ».

3Décrite dans le second chapitre, l’histoire du tsapiky est liée à l’émergence de l’industrie phonographique mondiale et à ses impacts régionaux. Favorisant la circulation des musiques entre Madagascar et l’Afrique, cette industrie fut à l’origine de la diffusion à Madagascar de la musique du Sud-africain Lulu Masiléla, dont l’adoption à Tuléar donna lieu à la naissance d’un genre : le lulu, « considéré comme l’ancêtre du tsapiky » (p. 55). L’auteur explique comment l’appropriation de cette musique a participé à la constitution « de nouveaux genres revendiqués comme malgaches et du Sud » : tsaka oro, pecto, tsapiky. Prenant aussi en considération le rôle joué par quelques genres « traditionnels », il insiste sur le « tourbillon des influences » revendiquées par les musiciens de tsapiky. L’analyse du rôle joué par la répétition d’une cellule harmonique IV-V-I illustre cette approche : centrale dans le tsapiky, cette cellule est présente aussi bien dans la musique de Lulu Masiléla que dans les musiques occidentales (« snobs ») jouées par les orchestres modernes avant le tsapiky et certains genres traditionnels comme le renitra. L’auteur montre ainsi que les processus d’appropriation s’inscrivent dans une expérience interculturelle qui génère de nouvelles formes d’expressions musicales sans pour autant se déconnecter du passé. « Marginaux de l’intérieur » (p. 83), les musiciens de tsapiky sont eux-mêmes appréhendés comme des médiateurs dans une situation de crise et de changement culturel. C’est notamment en réponse à cette situation que Julien Mallet propose son concept de « jeune musique », qui vise précisément à comprendre la nouveauté musicale comme un élément de médiation plutôt que de rupture entre le passé et le présent.

4Le chapitre 3 aborde le tsapiky dans sa dimension contemporaine. La diversité des contextes de performance du tsapiky en fait le constituant musical de nombreux « événements » : matches de foot, bals poussière, cérémonies… À travers la description du déroulement d’un concert, on comprend comment l’interaction qui s’établit entre les musiciens et le public est au cœur de la performance du tsapiky. Le caractère ténu de la distance entre le public et les musiciens durant le concert est à l’image de la proximité sociale qui existe entre eux. Etranger au « star system », le tsapiky est une musique qui est avant tout « ancrée dans des pratiques locales » (p. 93). En cela, il est porteur d’une culture particulière que l’auteur aborde dans un premier temps sous l’angle de la danse et des textes des chants. Mais c’est au niveau musical que l’analyse est la plus poussée. À travers la segmentation détaillée d’une pièce de guitare, on comprend les principaux mécanismes de construction musicale du genre : s’appuyant sur (ou dialoguant avec) la répétition d’un enchaînement harmonique I-V-IV, le jeu accorde une grande place à la répétition et à la construction mélodico-rythmiques par variation et transformation de phrases ou de cellules. L’analyse insiste sur la « plasticité des phrases musicales » et le « jeu sur les différents niveaux de répétition ». L’auteur souligne par ailleurs l’importance du timbre et des techniques de jeu guitaristique dans la construction du discours musical.

5La deuxième partie du livre concerne le rôle joué par le tsapiky dans le déroulement des cérémonies. De nouveau, ce qui importe à Julien Mallet est de comprendre ces cérémonies dans leur actualité. En insistant sur la plasticité des cérémonies et leur capacité d’intégration aux situations présentes, il met en évidence le lien étroit qui existe entre elles et la « culture du tsapiky » (p. 93). Le chapitre 1 est ainsi consacré en partie à la description de plusieurs cérémonies (funérailles, circoncision) où « le rapport aux ancêtres est au centre des préoccupations » et au sein desquelles le tsapiky est « sur-présent ». Comme le montre le chapitre 2, le tsapiky s’inscrit dans un contexte cérémoniel et festif où le système d’échange matériel et monétaire (à travers les dons) joue un rôle central dans la réaffirmation du lien social. Dans un contexte de réactivation des liens familiaux, la musique (qui fait venir les défunts) instaure l’ambiance (maresaka) qui permet à la « communauté des vivants et des morts » (p. 189) de s’exprimer. L’interaction entre les musiciens et le public est de nouveau au centre des performances du tsapiky. Dans les cérémonies, la construction musicale « en vague » correspond de fait à la façon dont les musiciens gèrent l’intensité musicale de l’événement et accompagnent les différentes phases de la fête : arrivée des dons (enga), parades successives des familles, danse des jeunes durant la nuit… L’auteur signale bien que la relation fondamentale aux ancêtres n’est pas contradictoire avec l’intégration de la modernité : ce qui compte est de « faire participer les ancêtres à tout ce qui est bon, à tout ce à quoi on prend plaisir, alcool mais aussi le tsapiky et ses sonorités ‹ radicales › » (p. 211).

6La dernière partie de l’ouvrage traite des « mécanismes socio-économiques » (p. 214) qui marquent la diffusion du tsapiky à l’échelle régionale et que l’auteur intègre dans son analyse du « système tsapiky ». Dans le chapitre 1, les « trois cercles » qui caractérisent ce système sont étudiés dans le détail. Le premier cercle concerne les orchestres et les relations de « dépendance réciproque » (p. 230) entretenues entre les chefs d’orchestre (propriétaires des instruments qui tiennent le rôle de patron) et les musiciens. L’auteur met notamment en évidence le caractère « labile » (p. 216) des orchestres, qui est en partie lié aux rapports « tendus » et « conflictuels » (p. 230) entre patrons et musiciens. Le second cercle concerne l’enregistrement des cassettes et leur rôle dans l’établissement de la notoriété des musiciens. Dans la lignée des travaux de Peter Manuel (1993), Julien Mallet souligne combien ces cassettes contribuent à la démocratisation de l’industrie musicale malgache : « Loin d’être simplement instrumentalisés par les producteurs, les musiciens utilisent ces supports et participent eux-mêmes à la construction de leur notoriété » (p. 235). Constituant le troisième cercle, les commanditaires privés ou publics du tsapiky sont aussi en prise avec des « enjeux de prestige et de réputation » (p. 236) : « le commanditaire affirme ainsi sa puissance. Le tsapiky lui permet de démontrer publiquement sa munificence et sa générosité. » (p. 237). Le chapitre 2 intitulé « Institutions, marché et aoly » s’intéresse tout d’abord à la façon dont le « système tsapiky » s’articule avec deux institutions « régulatrices » : la radio et l’Office Malagasy du Droit d’Auteur. Julien Mallet questionne, entre autres, la dimension problématique des velléités bureaucratiques de l’OMDA. En remettant par exemple en cause la légitimité des « chefs d’orchestre », elles paraissent parfois incompatibles avec l’existence même du « système tsapiky », dont les conflits, jalousies et tensions se règlent aussi à travers les sorts (aoly) et les services des devins-guérisseurs…

  • 1 Pour une vision plus diversifiée du tsapiky (incluant les fanfares et l’accordéon), Julien Mallet r (...)

7Ce livre passionnant et abondamment documenté (le CD-Rom qui l’accompagne est très fourni) me paraît présenter deux intérêts essentiels. Le premier tient à l’objet particulièrement stimulant qu’il traite. Le tsapiky ne se laisse pas enfermer ici dans des méthodes d’analyse trop rigides et pré-fabriquées : Julien Mallet l’a bien compris. Il a multiplié les approches de façon très complémentaire et s’est gardé de verser dans un culturalisme excessif qui aurait été préjudiciable à la compréhension de ce phénomène mobile que constitue le tsapiky. Dans cette réalité complexe, l’auteur a certes été conduit à opérer des choix. Il a par exemple privilégié les formes de tsapiky jouées par les orchestres électriques (qui sont la forme dominante du genre), traitant de façon marginale l’appropriation du tsapiky par les fanfares et les joueurs d’accordéon 1. Quoi qu’il en soit, l’approche interactionniste choisie sied tout à fait à la réalité de la « culture tsapiky ». Un second intérêt essentiel de l’ouvrage réside dans les perspectives méthodologiques qu’il ouvre pour l’ethnomusicologie en France. La notion de « jeune musique » concerne de fait autant l’objet musical tsapiky que le regard que l’on est amené à porter sur les créations musicales contemporaines. Ainsi, en démontrant qu’il est possible de prendre en charge de façon ethnomusicologique une nouvelle musique, il contribue à légitimer de nouveaux questionnements auxquels la discipline ne peut plus échapper. Changements, circulations, appropriations, négociations identitaires, institutions, marchandisation sont au cœur des phénomènes de globalisation et, comme l’affirme l’auteur, les traiter scientifiquement est aussi « impératif » (p. 9) que de sauvegarder les patrimoines musicaux en danger.

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Bibliographie

KARTOMI Margaret J. 1981 « The process and Results of Musical Culture Contact : a Discussion of Terminology and Concepts », Ethnomusicology 25 : 227-249.

MALLET Julien 2005 Tsapiky, panorama d’une jeune musique de Tuléar. CD Arion, ARN64661.

MANUEL Peter 1993 Cassette Culture : Popular Music and Technology in North India. Chicago and London: University of Chicago.

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Notes

1 Pour une vision plus diversifiée du tsapiky (incluant les fanfares et l’accordéon), Julien Mallet renvoie au CD qu’il a réalisé en 2005.

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Pour citer cet article

Référence papier

Guillaume Samson, « Julien Mallet: Le tsapiky, une jeune musique de Madagascar. Ancêtres, cassettes et bals poussières »Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010, 284-287.

Référence électronique

Guillaume Samson, « Julien Mallet: Le tsapiky, une jeune musique de Madagascar. Ancêtres, cassettes et bals poussières »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 23 | 2010, mis en ligne le 10 décembre 2012, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1065

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Auteur

Guillaume Samson

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