- 1 Traduit de l’anglais par Laurent Aubert avec la collaboration de Christine Guillebaud.
1Ce livre a de nombreuses qualités et, du point de vue de l’auteur de ces lignes, peu de défauts 1. Il faut tout d’abord signaler qu’il s’agit en principe d’un manuel pour étudiants. Peut-être un peu ardu pour ceux qui l’aborderaient sans une préparation suffisante, cet ouvrage fournira cependant une nourriture de l’esprit très stimulante pour les étudiants plus avancés, et certainement une lecture passionnante à toute personne cultivée s’intéressant à la musique.
2Parmi ces derniers, qui en constituent le lectorat-cible, on peut craindre qu’il sera surtout lu par celles et ceux qui en ont le moins besoin – en d’autres termes qui s’intéressent déjà à l’anthropologie, à l’ethnomusicologie et, de manière générale, aux sciences sociales. En revanche les historiens de la musique et les mélomanes appartenant à la « culture classique », qui portent attention aux seuls compositeurs, chefs-d’œuvre, interprètes (et, dans une moindre mesure, à des genres et des styles), ne choisissent généralement pas ce type de lectures, auxquelles ils préfèrent les biographies et autres monographies. C’est d’autant plus regrettable que ce livre pourrait les aider à percevoir ce que la musique signifie pour la plupart des habitants de la planète et, en fin de compte, les inciter à repenser la catégorisation des genres et des styles musicaux sur la base de leur signification sociale plutôt qu’à partir de leurs caractéristiques formelles abstraites. Nous en reparlerons plus loin…
- 2 Les exceptions existent, mais elles sont si rares que nous pouvons mentionner de mémoire les plus c (...)
3Avant d’arriver à ce qui me semble être le point central de ce livre, il n’est pas inutile de rappeler que les manuels sont devenus une sorte de « genre » en soi au sens de la littérature ethnomusicologique contemporaine. Ils sont d’ailleurs importants bien indépendamment de leur valeur pédagogique – et c’est en cela qu’ils s’écartent des autres productions écrites par les ethnomusicologues – car, au sein de cette littérature spécialisée, ils jouent un rôle auquel les monographies ne répondent pas. En fait, ce n’est que dans les manuels (en particulier du type « introductions aux musiques du monde ») que les auteurs se risquent aujourd’hui à utiliser le « grand-angle », à élargir leur champ d’observation, afin d’offrir une vue globale sur l’ensemble des formes existantes de son organisé (l’ensemble des « musiques », si vous préférez), ainsi que leurs usages et leurs significations dans la vie humaine, d’Est en Ouest, ou du Nord au Sud (Shelemay 2001 ; Wade 2004 ; Bakan 2007). Sinon, à de rares exceptions près, les ethnomusicologues produisent soit des essais méthodologiques, soit des études approfondies de situations et de processus musicaux, géographiquement et culturellement circonscrites, mais dans lesquelles la dimension comparative est rarement présente2.
4Le manuel de Thomas Turino constitue en quelque sorte un genre en soi. Il ne prétend pas proposer une introduction aux cultures musicales du monde et à leurs paysages sonores. Il est au contraire centré sur les différentes façons de faire de la musique qui, selon l’auteur, mènent à des manières tout aussi distinctes de l’expérimenter. Il expose d’abord (chapitre 2 : 23-65) le cas des performances censées être « présentationnelles » (presentational), c’est-à-dire « présentées » à un public qui se contentera d’écouter (dans ce cas, le modèle, « l’idéal type », pourrait-on dire – est celui du concert de musique classique). Il lui oppose ensuite les performances destinées à être « participatives » (participatory), autrement dit ouvertes à quiconque souhaiterait s’y joindre, dans lesquelles chacun peut entrer et sortir librement (ce qui en fait une forme ouverte pouvant être organisée à l’avance en tant que telle, sans forcément faire appel à l’improvisation, mais nécessitant un certain nombre d’ajustements imprévus de la part de tous les participants). Il n’échappera pas à l’attention du lecteur à quel point les historiens de la musique occidentale ont tendance à envisager la musique comme si elle était nécessairement « présentationnelle », ce qui est évidemment loin de correspondre à la réalité – en particulier pour les musiques antérieures au XIXe siècle, pour lesquelles le concert public tel que nous le connaissons aujourd’hui n’existait pas encore. C’est probablement parce que les historiens sont encore habituellement marqués par l’influence esthétique du Romantisme tardif, qui ne prend en considération que des œuvres bien définies, autonomes, susceptibles d’être transmises telles quelles à la postérité, et prouvant par là même leur statut d’art « supérieur » (high-art) en résistant avec succès au « test du temps ».
5C’est l’historien de la musique Carl Dahlhaus qui, en 1970 déjà, signalait qu’avant que surgisse l’idée d’absolute Musik à la fin du XVIIIe siècle, les genres étaient enracinés dans leur fonction et donc dans leur rôle d’accompagnement de la liturgie, de la danse, des processions… autant de cas où la musique n’est pas présentationnelle, mais bien, à divers degrés, participative. La musique était ainsi évaluée et appréciée dans la mesure où elle était susceptible de remplir sa fonction (une idée assez familière aux ethnomusicologues). Et même l’autorité de Dahlhaus n’a pas suffi à changer fondamentalement la manière abstraite dont les genres sont encore aujourd’hui traités (Dahlhaus 1970).
6Cette distinction opérée par Thomas Turino entre musiques « présentationnelles » et participatives est en effet, à notre avis, fondamentale. Son livre n’est cependant pas le premier à la souligner, et il est regrettable que l’auteur qui a le premier abordé cette question ne soit pas ici cité explicitement, ni même mentionné dans la bibliographie. Cela n’est cependant pas vraiment surprenant, il est notoire que la plupart des anglophones s’appuient généralement sur les seules sources de langue anglaise, et en effet, comme dans la bibliographie du présent ouvrage, sur quelques rares auteurs suffisamment célèbres pour avoir été traduits en anglais (tels que Walter Benjamin et Pierre Bourdieu). D’une certaine manière, on en arriverait à croire que ce qui n’existe pas en anglais n’existe pas du tout. Cela est d’autant plus regrettable que le premier à avoir suggéré la distinction entre musiques « présentationnelles » et « participatives » n’est autre que Heinrich Besseler (1900-1969), élève de Willibald Gurlitt, qui fut aussi le maître de Manfred Bukofzer, d’Edith Gerson-Kiwi, d’Edward Lowinsky et de Walter Salmen, un érudit connu en particulier pour ses importantes contributions à l’histoire de la musique du Moyen Âge et de la Renaissance. Installé en République démocratique d’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, Besseler a largement contribué au développement de la musicologie marxiste. On peut facilement comprendre comment, du point de vue marxiste, les multiples usages de la musique et les manières dont elle est perçue selon les époques sont devenus pour lui une préoccupation majeure. La distinction opérée par Heinrich Besseler entre Darbietungsmusik, la musique présentationnelle, et Umgangsmusik (souvent abrégé en allemand en U-Musik), la musique participative, est demeurée pertinente dans la littérature musicale germanophone (Geraths 2005). Le concept de U-Musik est aussi proche de ce que Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) appelait « l’art en situation » (Proudhon 1865), ce qui justifie donc probablement qu’on le reconnaisse comme l’initiateur de cette distinction très pertinente.
7Les deux concepts de « présentationnelle » et de « participative » sont pensés par Besseler comme des « idéaux types », dans le sens wébérien du terme. Ce qui veut dire qu’il n’existe pas de musiques purement présentationnelles ou purement participatives, alors que la plupart de celles que nous rencontrons se situent quelque part entre ces deux pôles opposés ; ce que Thomas Turino explique aussi très bien – en fait même mieux que Besseler. Contrairement au musicologue allemand, Turino est non seulement familier de différentes musicales éloignées l’une de l’autre, mais il appuie aussi son propos sur une remarquable série d’expériences accumulées au cours de sa vie en tant qu’interprète de bluegrass étasunien, de musiques latines et africaines (sur divers instruments à vent, au banjo à cinq cordes, à l’accordéon à boutons et à la guitare). Turino est un multi-instrumentiste talentueux – comme en témoigne le CD accompagnant ce livre, dont il est un des interprètes –, fort d’une expérience directe, de première main, en tant qu’interprète de musiques relevant tant du pôle « participatif » que du présentationnel, ou à mi-chemin entre les deux ou même se déplaçant de l’un à l’autre. Lorsqu’il parle de la fonction sociale de la performance, il peut ainsi confronter les points de vue de « l’intérieur » et de « l’extérieur », Il inclut dans ce dernier celui du chercheur, de l’ethnomusicologue qui effectue des enregistrements audio ou vidéos dans le but d’expliquer ces expériences musicales à un public qui n’a ont jamais eu l’occasion d’y assister de près, et qui ne l’aura probablement jamais. Cela m’amène à souligner un autre thème très important de ce livre : celui la « musique haute fidélité » (high fidelity music) et l’« art audio » (audio art) (chapitre 3 : 66-92).
8Turino définit la « musique haute fidélité » comme une forme d’enregistrement (audio ou vidéo) censé capter l’essentiel d’une performance live. Il analyse en quoi l’enregistrement peut, ou plutôt en quoi il ne peut et ne parvient à capter l’événement qu’il est censé reproduire. Si imparfait en soit le résultat, la catégorie de « haute fidélité » existe cependant : des enregistrements commerciaux s’interposent ainsi entre des artistes et des auditeurs qui ne sont habituellement pas en contact direct. Il y a aussi l’« art audio de studio », autrement dit la musique enregistrée qui ne laisse aucunement entendre qu’elle devrait, ni même ne pourrait faire l’objet d’une performance en direct et en temps réel. Ces deux catégories sont efficaces et utiles car elles nous permettent de prendre conscience que la performance live n’est plus du tout aujourd’hui la seule manière « normale » d’expérimenter la musique. En outre, la « musique haute fidélité » et l’« art audio de studio » sont à leur tour susceptible d’être présentationnels ou participatifs selon les circonstances et le contexte culturel (les Européens écoutent la musique de Youssou N’Dour alors que les Africains la dansent…).
9Dans les années 1920, Theodor W. Adorno et Walter Benjamin (même si ce dernier ne se référait pas à proprement parler à des matériaux musicaux) soulignaient déjà combien l’invention des disques de shellac et de la radio représentaient un tournant historique extrêmement important dans la manière dont la musique était perçue. La performance avait perdu son caractère éphémère et, en même temps, s’était détachée de l’espace physique pour lequel elle avait un jour été conçue. Et pourtant, durant tout le XXe siècle, les conservatoires et les départements de musique des universités ont professé que la « performance live » constituait la réalité de la musique (the real thing) et que sa reproduction électronique n’en était qu’un succédané. Jusqu’à récemment, il était donc impensable de concevoir des genres musicaux sur la seule base de leur relation aux médias. À l’heure où tant de musiques sont produites électroniquement – celles que Turino appelle d’« art audio de studio » –, nous sommes nécessairement appelés à repenser la notion de genre. C’est pourquoi ce livre, sous couvert de manuel, devrait attirer l’attention de spécialistes issus de champs divers. En fait, repenser la notion de genre dans son ensemble est une tâche trop vaste pour être confiée aux seuls musicologues : elle nécessite aussi le concours d’experts d’autres domaines.
10Les deux chapitres suivants fournissent des exemples des quatre grandes catégories proposées plus haut, choisis dans des contextes culturels familiers à l’auteur : « Musiques participatives, présentationnelles et de haute fidélité au Zimbabwe » (chapitre 5 : 122-154), et « Musique et danse de l’ancien temps : cohortes et formations culturelles » (chapitre 6 : 155-188). Vient ensuite ce que je considère être la troisième partie du livre, elle-même constituée de deux chapitres : « Musique et mouvements politiques » (chapitre 7 : 189-224) et « Pour l’amour ou pour l’argent » (chapitre 8 : 225-234). Aussi intéressante soit-elle, cette section ne constitue pas à mon avis le coeur de l’ouvrage. De part sa perspective de type « manuel », on aurait souhaité qu’il soit assorti de considérations générales sur la relation entre la musique et la politique, le pouvoir, et donc nécessairement aussi l’argent. À ce stade, le lecteur est peut-être en droit d’en attendre plus – mais en tant qu’introduction au thème : ces propos restent néanmoins riches en exemples, ici encore pour la plupart développés à partir des expériences personnelles de l’auteur.
- 3 Leonard B. Meyer a pu définir genre comme étant « un système internalisé de probabilités » « an int (...)
11Quelle est donc la conclusion de tout cela ? En quoi ce livre est-il important ? J’ai déjà signalé que, au delà de la quantité considérable d’informations qu’il réunit, et en plus de la présentation raisonnée des quatre catégories principales sur laquelle il se concentre (performances « présentationnelles » et « participatives », « haute fidélité » et « art audio de studio »), ce livre est intéressant parce qu’il incite à réévaluer la notion de genre musical à partir de la fonction sociale et des contenus de la performance – une idée qui est dans l’air depuis pas mal de temps, mais qui ne s’est pas encore imposée de façon générale. Les genres musicaux ont été et sont encore souvent conceptualisés en relation avec la théorie des formes 3. Cela a certainement été le cas, non seulement dans l’étude de la musique occidentale, mais aussi en ethnomusicologie où, assurément, même si les exceptions sont monnaie courante, la description des genres en relation avec les moyens formels qu’ils adoptent (rāg, radif, gagaku) demeure la règle.
12La question qui se pose maintenant est de savoir si les thèmes abordés dans le livre de Turino représentent un matériel suffisant pour repenser la notion même de genre : probablement pas. Je pense par exemple à une question substantielle et tout à fait pertinente qui n’y apparaît pas explicitement : celle de la relation de la musique au corps. Au moins dans le contexte occidental, si marqué par l’influence de la religion chrétienne (à tel point que Benedetto Croce a pu soutenir qu’il était impossible de nier que nous sommes chrétiens – que nous croyons ou non au Dieu chrétien), les genres de « haut rang » (high-brow) sont en quelque sorte désincarnés, alors qu’on trouve de plus en plus de corporéité à mesure qu’on s’approche du bas (low-brow) du spectre musical : on ne danse pas sur de la musique classique (si c’est « classique », ça n’est pas pour danser ; si c’est à danser, ça n’est pas « classique ») Une autre question qui n’est pas abordée explicitement dans l’exposé de Turino : dans quelle mesure les catégories qu’il décrit correspondent à différentes manières d’inclure ou d’exclure les gens ? Les formes et les genres musicaux ont tendance à être socialement sélectifs, hautement idéologiques et efficaces pour tracer des frontières entre les groupes sociaux et en leur sein (classique, folk, pop, rock…). Aucune musique n’a jamais été conçue pour être universellement appréciée.
- 4 En français dans l’original.
13Ainsi, s’il me fallait condenser en quelques mots le contenu de ce livre sans chercher à en minimiser ni la portée, ni l’audience qu’il mérite, je le ferais de la manière suivante : Thomas Turino rend explicite ce qui n’est considéré qu’implicitement dans la plus grande partie de la littérature ethnomusicologique et qui ne devrait pourtant pas rester dans l’ombre. En d’autres termes, lorsqu’il affirme avec tant de force qu’il est important de distinguer les musiques de types participatif et présentationnel, on serait tenté de réagir par un « oui, bien sûr, cela va sans dire », mais pour ajouter aussitôt : « cela va sans dire, mais… cela va beaucoup mieux en le disant ! 4 »