GOLDEN Arthur, 1999, Geisha. Paris: J.-C. Lattès.
KUKI Shūzō, 2004, La structure de l’iki. Trad. Camille Loivier. Paris: Presses universitaires de France.
Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles
Kelly M. FOREMAN : The Gei of Geisha: Music, Identity and Meaning. Ashgate. Hampshire, England, 2008, 143 p.
1La geisha japonaise attise la curiosité et la crédulité. L’Occident la dépeint plus ou moins comme une prostituée de luxe, mythe qui dérive de l’occupation américaine de l’après-guerre. Des prostituées se faisaient passer pour des geishas afin d’attirer les soldats étasuniens qui ont rapidement propagé ce leurre. Ce mythe est tellement enraciné dans l’esprit occidental que beaucoup refusent de croire qu’il puisse en être autrement. Encore aujourd’hui, la majorité des textes journalistiques et autres qui en font état entretiennent cette affabulation, même si des documentaires récents ont tenté de rétablir la vérité.
2Dans ce livre, l’ethnomusicologue américaine Kelly M. Foreman aborde un aspect de la vie de geisha qui est ignoré par l’ensemble des auteurs et chercheurs: elle serait au départ une artiste, la syllabe gei signifiant « art». Le temps et l’argent qu’elle consacre à l’étude de la musique, du chant et de la danse lui accordent une compétence artistique au même titre que les acteurs et musiciens du kabuki, par exemple. En 1629 le shōgun émit un édit qui interdisait aux femmes de monter sur scène; les seuls lieux où elles pouvaient faire de la musique et danser devant un public étaient les salons de thé des quartiers de plaisir.
3Cet ouvrage décrit un métier dont la formation est extrêmement exigeante. Traditionnellement au Japon, un artiste de scène ne doit se consacrer qu’à une forme d’art unique. Celui qui pratique plusieurs arts ou plusieurs styles d’un même art sera critiqué et même banni de son école. Chaque école, ou ryū, possède son propre style. Un artiste qui est affilié à un ryū particulier ne peut apprendre le répertoire ou les techniques d’un autre ryū. Lorsqu’il obtiendra son shi-han, ou titre de maître, il recevra un nom d’artiste qui sera indicatif du ryū dont il est issu. À l’opposé, les obligations du métier exigent de la geisha qu’elle connaisse plusieurs styles de chants et de danses. Elle doit prendre des cours dans plusieurs écoles différentes, possédant donc plusieurs shi-han. Elle semble être la seule artiste dont cette licence artistique est cautionnée. D’autre part, ce livre présente un métier artistique qui est incompris, même au Japon, du fait que le milieu où la geisha évolue est élitiste et, surtout, secret et énigmatique. En Occident, ces artistes sont encore plus mal comprises. Lorsqu’un art de la scène est présenté dans un cadre privé et intime, nous le considérons plus comme étant de l’ordre de la promiscuité que l’art proprement dit.
4Le livre comporte six chapitres. Foreman consacre le premier à démystifier et à mettre en contexte ce mythe erronément véhiculé. Les geishas sont rarement décrites comme des artistes, cet aspect de leur métier étant ouvertement ignoré ou, lorsqu’il est mentionné, il l’est dans le but de la rendre plus séduisante. Foreman mentionne, par exemple, que le roman d’Arthur Golden, Geisha (1999), ne doit pas son succès au fait qu’il décrit le métier de geishaen toute justice, mais plutôt qu’il est représentatif de l’image et du mythe que la société américaine se fait de la geisha.
5Le deuxième chapitre discute de la formation exigeante des geishas, des différents répertoires qu’elles doivent apprendre et de l’assiduité qu’elles doivent accorder à leur formation. Elles suivent leur apprentissage auprès de maîtres de chaque style de musique qu’elles doivent interpréter, devenant aussi adeptes que les musiciens qui ne suivent qu’une seule formation.
6Le troisième chapitre est dédié aux types de représentations des geishas: prestations privées dans les salons de thé ou dans les salles de banquets, et spectacles sur scène. Dans les salons de thé, elles doivent démontrer leur talent, mais surtout leur connaissance de divers répertoires. Certains de leurs clients sont des connaisseurs. En 1868, suite à l’effondrement du gouvernement Tokugawa, l’édit de 1629 a été contremandé, permettant ainsi aux geishasde présenter des spectacles sur scène. De telles prestations sont extrêmement onéreuses, surtout que, traditionnellement, les geishas doivent louer la salle, payer les cachets des musiciens accompagnateurs, et bien d’autres dépenses encore (kimonos, maquillages, perruques, etc.). Des salles ont même été construites exprès pour leurs spectacles, qui sont généralement donnés une fois par année, parfois deux.
7Le quatrième chapitre présente la geisha dans le contexte de la société traditionnelle japonaise. Les coûts élevés que les clients doivent payer pour les représentations privées des salons de thé sont en fait liés aux dépenses nécessaires à la formation des geishas.
8Le cinquième chapitre traite du patronage et de la distinction très subtile entre l’artiste de métier et l’artiste de divertissement. À cause des frais de formation exorbitants, la geisha doit avoir recours au patronage d’un mécène, le donna, qui paie une grande part de son éducation, de même que plusieurs autres dépenses. Foreman précise que ce métier est tellement exigeant que les geishasont très peu de temps à consacrer à maintenir une relation amoureuse frivole, même avec leur donna. La frivolité sexuelle était plus présente auprès des acteurs de kabuki (tous des hommes) que chez les geishas.
9Au sixième chapitre, l’auteur discute de l’ambiguïté érotique pouvant exister entre les geishaset leurs clients, un aspect du métier qui est connu surtout grâce au livre du philosophe japonais Kuki Shūzō, La structure de l’iki (2004), publié au début du XXe siècle. Les geishas possèdent un statut liminaire, en retrait des couches sociales et métiers artistiques réguliers de la société japonaise. La notion d’iki est décrite comme une esthétique et une coquetterie teintées d’un érotisme qui ne sera jamais ouvertement exprimé ou assouvi, tant par le client que par la geisha.
10Les dernières pages, basées sur le texte de Kuki, mentionnent très succinctement comment cette esthétique de l’iki semble s’exprimer dans la musique. Bien que ces quelques pages soient fort intéressantes, Foreman n’en fait qu’un survol rapide. Pour celles et ceux qui ont lu le livre de Kuki où est décrit comment l’iki s’exprime dans les gestes, les déplacements, l’habillement et même les dessins des kimonos, etc.1, cette section est décevante et lacunaire. Le rapport entre musique et iki aurait mérité d’y être beaucoup plus développé.
11Kelly M. Foreman indique que cette recherche a été extrêmement difficile à cause du caractère énigmatique de ce métier, mais aussi du fait que les geishas avec lesquelles elle a pu obtenir des entrevues étaient réticentes à son égard à cause des journalistes qui continuent à véhiculer ce mythe. Ce qui l’a aidée est le fait qu’elle a elle-même appris le shamisen, démontrant de ce fait un certain respect du métier.
12Malgré ma réserve sur le dernier chapitre, ce livre est dans son ensemble excellent, nous présentant un aspect du métier de geishapour ainsi dire totalement inconnu, tant l’emphase a été mise sur l’aspect de promiscuité de ce métier. J’aurais cependant une autre critique générale à formuler. Celle-ci ne concerne ni l’auteur, ni le contenu du livre, mais sa commercialisation. D’une part, il se vend 120 US$ et, d’autre part, le titre, ou du moins le sous-titre, mériterait d’être changé; il devrait indiquer plus explicitement que gei veut dire « art» et que les geishassont des artistes. La qualité de l’ouvrage est telle qu’il mériterait d’être plus accessible afin qu’un groupe plus large de lecteurs puisse en prendre connaissance.
GOLDEN Arthur, 1999, Geisha. Paris: J.-C. Lattès.
KUKI Shūzō, 2004, La structure de l’iki. Trad. Camille Loivier. Paris: Presses universitaires de France.
Bruno Deschênes, « Kelly M. FOREMAN : The Gei of Geisha: Music, Identity and Meaning », Cahiers d’ethnomusicologie, 22 | 2009, 290-292.
Bruno Deschênes, « Kelly M. FOREMAN : The Gei of Geisha: Music, Identity and Meaning », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 22 | 2009, mis en ligne le 18 janvier 2012, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1007
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