Navigation – Plan du site

AccueilCahiers d’ethnomusicologie22LivresRachel HARRIS : The Making of a M...

Livres

Rachel HARRIS : The Making of a Musical Canon in Chinese Central Asia: The Uyghur Twelve Muqam

Aldershot: Ashgate Press, 2008
Sabine Trebinjac
p. 283-286
Référence(s) :

Rachel HARRIS : The Making of a Musical Canon in Chinese Central Asia: The Uyghur Twelve Muqam. Aldershot: Ashgate Press, 2008. 176 p., ill. n.b., accompagné d’un CD.

Texte intégral

1Les publications en langues occidentales consacrées à la musique ouïgoure sont suffisamment rares pour qu’elles retiennent toute notre attention. Surtout lorsqu’elles sont accompagnées, comme c’est le cas ici, d’un CD de 51 minutes totalement consacré à un musicien, Abdulla Mäjnun.

2Maître de conférences en ethnomusicologie à la SOAS (School of Oriental & African Studies, Université de Londres), Rachel Harris a effectué plusieurs séjours au Xinjiang et dans les républiques centrasiatiques ex-soviétiques (Ouzbékistan, Kazakhstan et Kirghizistan), qui l’ont amenée à consacrer un livre à la fabrication de ce qu’elle appelle le « canon musical de l’Asie centrale chinoise», qui est constitué du répertoire savant des douze muqam. En six chapitres, Rachel Harris nous propose d’abord un aperçu de la musique ouïgoure et de ses tenants (genres, instruments, contexte), que l’on pourrait entendre comme une sorte de reader’s digest (pp. 15-29), puis un historique de la canonisation des douze muqam. Le troisième chapitre est consacré à la biographie d’un musicien qui s’est beaucoup impliqué dans le processus de canonisation, Abdulla Mäjnun (il s’agit d’une version remaniée d’un texte publié dans un ouvrage collectif édité par Helen Rees en 2008). Des analyses musicologiques comparées émaillent le quatrième chapitre consacré aux débats qui ont agité le milieu des musiciens professionnels ouïgours quant à la canonisation en cours; analyses que l’on retrouve dans le chapitre suivant qui situe le répertoire des douze muqam au sein de la tradition des maqam centrasiatiques (là aussi, il s’agit d’un texte publié antérieurement dans un autre collectif édité par Ildiko Beller-Hann 2007). Enfin, dans le dernier chapitre, Rachel Harris envisage comment des traditions locales de muqam peuvent exister face, d’une part, à la canonisation aidée par l’État chinois et, d’autre part, à l’impact de l’industrie du disque indépendant. Un dernier point, très instructif, relate comment les douze muqam ont été intégrés au patrimoine culturel immatériel (PCI) voulu par l’UNESCO et sont évoquées les premières incidences de cette nouvelle appartenance.

3En un peu plus de 150 pages, Rachel Harris a voulu centrer sa recherche sur la réécriture musicale des douze muqam, nous annonçant qu’elle traitera de la réécriture textuelle dans un prochain travail (p. 77). De fait, elle s’inscrit dans la droite ligne de ce que plusieurs de ses prédécesseurs ethnomusicologues avaient déjà traité et analysé: ainsi Theodore Levin qui, dès sa thèse soutenue en 1984, dénonçait les traditions « gelées» ou « momifiées» qui pèsent sur le Sashmaqam ouzbek (cf. également la publication qu’il en a tirée: Levin 1996); ainsi Sabine Trebinjac qui, au travers du concept de traditionalisme d’État, a soigneusement démontré pourquoi et comment, en République Populaire de Chine, les musiques étaient vouées à être transformées afin d’être intégrées à un vaste ensemble national qualifié de musique chinoise (thèse en 1993 puis publication: Trebinjac 2000); ainsi encore Nathan Light qui, pour évoquer les mêmes travers, préfère utiliser le terme de « canonisation» (cf. sa thèse soutenue en 1998 et son livre: Light2008). Mais, tandis qu’ils s’intéressaient à un processus, Rachel Harris, elle, a choisi de porter son regard sur ce qu’il en sort, sorte de produit fini de la canonisation en marche: c’est le canon, en l’occurrence et pour la région qu’elle a privilégiée, les douze muqam ou on ikki muqam. D’aucuns peuvent voir le sujet ainsi défini comme la queue de la comète, et pourtant il ne manque pas d’intérêt tant il a donné à débattre entre musiciens, fonctionnaires de la musique et musicologues. L’envie de bien « faire le canon», quitte à le refaire si besoin est, et le désir de le faire au plus vite sont tout à fait perceptibles au fil des pages.

4Ayant précédé Rachel Harris sur le terrain d’une bonne dizaine d’années, j’ai néanmoins rencontré les mêmes acteurs qu’elle, plus ceux qui sont décédés entre temps. Et à ce sujet, je ne peux m’empêcher de signaler deux ou trois choses concernant quelques-unes de ces personnalités.

5Prenons l’exemple de Wan Tongshu: cet homme, né à Shanghaï dans les années 1925, était un musicologue han diplômé du Conservatoire de Shanghaï. Après la révolution de 1949 et alors que l’anthropologue Fei Xiaotong était, à la demande expresse de Mao, en train de dresser la liste des minorités nationales constituant la RPC, Wan Tongshu fut envoyé dans le lointain Xinjiang répondant ainsi à la politique d’alors de « sauvegarde des arts des minorités». Dès 1950, après avoir fait la connaissance du musicien kashgarien Turdi Akhun, il commence l’enregistrement des douze muqam. Ce seront alors des séances d’enregistrement effectuées à Urumqi pendant six mois, d’abord en 1951 puis en 1954. De 1955 à 1959, entouré d’une équipe, Wan commence le travail de transcription. À la fin de l’année 1959 paraissent simultanément, dans deux maisons d’édition pékinoises, 577 pages de transcriptions musicales des douze muqam ouïgours augmentées d’une introduction bilingue (chinois/ouïgour) (Wan 1959). En 1964, alors qu’il préparait l’édition des textes annotés des muqam, la Révolution Culturelle frappa la Chine, et le Xinjiang en particulier. En 1985, Wan fut en mesure de reprendre ses matériaux de terrain qui n’avaient pas été détruits et publia un livre consacré aux instruments ouïgours (Wan 1986).

6Lors d’un festival consacré aux muqam ouïgours (Hong-Kong, septembre 1988) auquel participaient nombre de nos collègues ainsi que des responsables ouïgours (Jean During, J.M. Pacholczyk, Wan Tongshu, Zhou Ji, Zhou Jingbao, des instrumentistes des Beaux-Arts d’Urumqi, le responsable régional de la culture d’alors, Mämät Zunun, et moi-même), une explication sur la transcription de 1959 fut donnée par Wan Tongshu: il s’agissait, de fait, de la synthèse des deux sessions d’enregistrement, celle de 1951 et celle de 1954, effectuée selon des « critères esthétiques», ce qui expliquait que l’on ne pouvait pas écouter les enregistrements et lire simultanément les transcriptions. Les choses ont donc été clairement énoncées et, étant données les conditions de travail de l’époque, il est difficile de comprendre pourquoi Rachel Harris mentionne, en 2008, Wan Tongshu et son travail en des termes si peu amènes (pp. 33, 34,35, 76, 78, deux fois p. 81). De même, quand elle évoque la période terrible de la Révolution Culturelle, sait-elle qui était à la tête de la faction des Gardes Rouges, qui a cassé les instruments et les doigts de plusieurs instrumentistes qui avaient encore la chance d’être en vie ? Après des années de terrain ouïgour, ce que je comprends aujourd’hui c’est qu’au-delà de l’entente cordiale affichée, il y a toujours des rivalités, des incompréhensions, des mensonges et des non-dits. C’est ce dont Rachel Harris n’a pas encore eu le temps de s’enquérir tant elle est restée centrée sur la ville d’Urumqi et, plus précisément, dans les locaux de la troupe de chants et danses. Le Xinjiang est une région difficile et les habitants ont eu et ont encore des conditions de vie passablement âpres, aussi me semble-t-il injuste de lancer un anathème sur tel ou tel, depuis un bureau londonien.

  • 1  « Le savoir musical des Ouïghours : s’il s’agissait d’ambivalence de la mémoire?» in Stéphane D. D (...)

7Un autre point qu’il m’importe de traiter concerne Abdulla Mäjnun « muqam expert» (pp. 45-65) et l’affaire du sänäm de Khotan avec la musicienne Mängläsh Khan. Tandis que, lors d’un entretien effectué par Rachel Harris en 2001, le premier revendiquait avoir composé cette pièce musicale locale à partir d’un extrait du muqam de Khotan (p. 60), la seconde m’avait fait part, en 1988, qu’on le lui avait dérobé. Là encore, qui croire ? Abdulla parce qu’il est « expert» ou cette pauvre vieille femme qui pleure quand il va la revoir en 1986 pour lui apporter 5000 yuans octroyés par le bureau local de la culture et qui, dit-il, décède un mois plus tard (pp. 61-62) ? À Khotan, j’ai rencontré Abdulla, alors qu’il n’était pas encore « expert». C’était en été 1988, il n’avait reçu aucune récompense au concours national de lutherie pour la création, en 1986, de son instrument, le diltar, « corde du cœur», qui est la réunion des deux luths à long manche traditionnels ouïgours, le satar et le tanbur, mais « améliorés» (cf Trebinjac 2000: 209-211). Quelques jours plus tard, j’ai également rencontré Mängläsh Khan, avec laquelle j’ai passé plusieurs journées. Qualifiée par moi de « femme musicienne en résistance»1, elle m’expliqua qu’il ne fallait pas faire écouter mes enregistrements aux fonctionnaires d’Urumqi, parce qu’ils lui avaient volé la chanson qu’elle avait reçue de sa mère, qui la tenait elle-même de sa propre mère et dont la paternité était à présent attribuée, me dit-elle, à un fonctionnaire d’Urumqi. Très fâchée, elle avait décidé, en représailles, de simuler la paralysie de son bras gauche. Qui de « l’expert» ou de la musicienne dit vrai ? L’histoire ne nous le dira plus. Mängläsh Khan est aujourd’hui bel et bien décédée…

8On ne peut pas tout savoir, tout connaître; mais je crois qu’une certaine déontologie de notre profession nous invite, là encore, à une grande prudence.

Haut de page

Bibliographie

BELLER-HANN Ildiko ed, 2007, Situating the Uyghurs Between China and Central Asia. Aldershot: Ashgate Press.

LEVIN Theodore, 1996, The Hundred Thousand fools of God: Musical Travels in Central Asia (and Queens, New York). Bloomington: Indiana University Press.

LIGHT Nathan, 2008, Intimate Heritage: Creating Uyghur Muqam Song in Xinjiang. Berlin: LIT Verlag.

REES Helen ed, 2008, Lives in Chinese Music. Urbana & Chicago: University of Illinois Press.

TREBINJAC Sabine, 2000, Le pouvoir en chantant. Tome 1: L’art de fabriquer une musique chinoise. Nanterre: Société d’ethnologie.

WAN Tongshu, 1959, Weiwuer zu minjian gudian yinyue shier mukamu, 維吾爾族民間古典音樂十二木卡姆. Beijing: Yinyue chubanshe & Minzu chubanshe.

WAN Tongshu, 1986, Weiwuer zu yueqi, 維吾爾族樂器. Urumqi: Xinjiang renmin chubanshe.

Haut de page

Notes

1  « Le savoir musical des Ouïghours : s’il s’agissait d’ambivalence de la mémoire?» in Stéphane D. Dudoignon ed.: Devout Societies vs Impious States? Islamkundliche Untersuchungen, Band 258. Berlin : Klaus Schwarz Verlag, 2004 : 243-254.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Sabine Trebinjac, « Rachel HARRIS : The Making of a Musical Canon in Chinese Central Asia: The Uyghur Twelve Muqam »Cahiers d’ethnomusicologie, 22 | 2009, 283-286.

Référence électronique

Sabine Trebinjac, « Rachel HARRIS : The Making of a Musical Canon in Chinese Central Asia: The Uyghur Twelve Muqam »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 22 | 2009, mis en ligne le 18 janvier 2012, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1003

Haut de page

Auteur

Sabine Trebinjac

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search