Responsables du numéro
Laure Saulais laure.saulais@fsaa.ulaval.ca
Laurence Guillaumie laurence.guillaumie@fsi.ulaval.ca
Lyne Létourneau Lyne.Letourneau@fsaa.ulaval.ca
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’agriculture a connu une mutation profonde, marquée par une intensification des pratiques de culture et d’élevage. Cette révolution s’est manifestée par l’adoption de machineries agricoles sophistiquées, l’usage accru de pesticides et d’engrais chimiques, ainsi que l’introduction de semences à rendements élevés. L’élevage a également été transformé, évoluant vers des unités automatisées et confinées (Létourneau et Laforest, 2015). Parallèlement, la filière bioalimentaire, qui inclut la transformation des aliments et des boissons ainsi que le commerce de ces produits et la restauration, a subi une modernisation importante, intégrant l’automatisation, la robotique et la biotechnologie. Ces innovations ont été le terreau d’un système alimentaire mondialisé, orienté vers une maximisation de l’efficacité et du rendement, la réduction des coûts, l’approvisionnement délocalisé, et une concentration verticale des acteurs et actrices, menant à une standardisation alimentaire à l’échelle mondiale (Sandler, 2015).
Ce système alimentaire mondialisé, tel qu’il s’est déployé à ce jour, fait face à de nombreuses critiques en raison de ses conséquences multidimensionnelles (Carolan, 2016 ; Létourneau et Pigeon, 2018 ; Vanek, 2012). Sur le plan environnemental, cela inclut, entre autres, la surexploitation des ressources naturelles, la dégradation des sols, la pollution par les engrais et pesticides, ainsi que l’empreinte carbone massive due au transport des denrées sur de longues distances. Sur le plan du bien-être animal, les méthodes intensives d’élevage soulèvent des questions éthiques et sont pointées du doigt. Sur le plan de la santé humaine, l’inquiétude monte face à la persistance de l’insécurité alimentaire avec des communautés entières n’ayant pas accès à une alimentation saine, nutritive et suffisante. En parallèle, les maladies liées à l’alimentation, comme l’obésité et le diabète, sont alimentées par une accessibilité accrue aux produits transformés et à faible valeur nutritive. Sur le plan économique et de la gouvernance, la marginalisation des systèmes alimentaires locaux et traditionnels réduit la diversité des régimes alimentaires et la résilience des communautés face à l’insécurité alimentaire. À cela s’ajoutent les inégalités de revenus et de pouvoir qui se creusent entre, d’une part, les petits entrepreneurs de la chaîne alimentaire et, d’autre part, les grandes entreprises et multinationales de l’agriculture et de l’alimentation. L’ensemble de ces préoccupations ont alimenté le plaidoyer en faveur d’une transition vers des systèmes alimentaires durables (Carolan, 2018 ; Imhoff, 2010).
L’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (Food and Agriculture Organization – FAO) décrit un système alimentaire durable comme un système qui « assure la sécurité alimentaire et nutritionnelle pour tous de manière à ne pas compromettre les bases économiques, sociales et environnementales nécessaires pour assurer la sécurité alimentaire et la nutrition des générations futures » (FAO, 2023). Dans cette vision, l’ensemble des parties prenantes d’un système alimentaire s’engagent vers un idéal de justice, ancré dans un profond sentiment d’appartenance à la Terre et porté par des valeurs essentielles telles que la solidarité, l’équité, l’inclusion et la bienveillance (Thompson, 2008 et 2010). Cet idéal est renforcé par les objectifs de développement durable (ODD), adoptés par les États membres des Nations Unies en 2015, qui résonnent avec la vision d’un système alimentaire comme vecteur de lutte contre les inégalités socioéconomiques, les changements climatiques, la pauvreté, entre autres défis mondiaux. Ces objectifs rappellent l’urgence de transformer nos systèmes alimentaires en modèles durables, capables de nourrir la population croissante tout en préservant les ressources et l’équilibre écologiques de notre planète. Dans ce contexte, de nombreuses initiatives à travers le monde visent à permettre aux systèmes territoriaux locaux qui composent le système alimentaire mondialisé de converger vers un même objectif de durabilité. Faut-il pour autant en conclure que cette transition est en bonne voie de réalisation et que les valeurs de durabilité qui la sous-tendent prennent une place prépondérante au sein de nos sociétés ?
L’objectif de ce dossier est d’interroger les orientations théoriques et pratiques guidant l’action et les discours mobilisés par les artisans de la transition vers des systèmes alimentaires plus durables et les politiques publiques se déployant en appui à cette transition. En s’intéressant au contexte actuel dans le but d’en tirer les constats qui s’imposent, il s’agira de faire état :
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des diverses conceptualisations éthiques, économiques, agronomiques, culturelles ou politiques de la durabilité des systèmes alimentaires, de leur positionnement au regard des finalités attendues et des stratégies qui accompagnent leur implantation;
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des écueils ou menaces au déploiement de la transition vers des systèmes alimentaires durables;
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des pistes de solutions et conditions de réalisation complète de cette transition; et
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des enjeux de gouvernance et des mécanismes à mettre en place pour favoriser, renforcer et pérenniser l’existence de systèmes alimentaires durables.
Les trois axes thématiques présentés ci-dessous ne sont ni exhaustifs ni exclusifs. Toute proposition jugée pertinente à la lumière de l’objectif du dossier sera considérée par les responsables du numéro.
La prolifération d’initiatives affirmant promouvoir des systèmes alimentaires plus durables met en lumière une mosaïque d’approches et de valeurs variées, depuis la justice alimentaire et le droit à l’alimentation jusqu’à la démocratie alimentaire et les approches féministes et décoloniales. Elle souligne également la diversité des actions et des objectifs, interrogeant l’uniformité d’une définition opérationnelle. Comment définit-on la durabilité d’un système alimentaire et selon quels critères sociaux, économiques et environnementaux ? Quels sont les liens entre les systèmes alimentaires durables et les notions d’alimentation durable et de régimes alimentaires durables, qui leur sont souvent associées ?
Devant cette variété d’approches, on peut s’interroger sur l’intégration effective de l’ensemble des dimensions qui composent la durabilité. Les efforts déployés pour mener à bien la transition vers des systèmes alimentaires durables sont-ils fidèles à une vision holistique du développement durable ou privilégient-ils au contraire certains piliers au détriment d’autres ? Certaines dimensions, plus difficiles à opérationnaliser ou à évaluer, telles que les dimensions sociales et culturelles, l’équité ou la justice alimentaire, pourraient-elles se trouver sous-représentées lors de la mise en œuvre de la transition vers des systèmes alimentaires durables ? Comment s’assurer de leur prise en compte et faciliter leur intégration dans cette transition ? Les motivations derrière ces transitions peuvent-elles entraver la mise en œuvre pleine et entière d’une vision renouvelée de l’agriculture et de l’alimentation ?
La transition vers des systèmes alimentaires plus durables s’opère autour d’un décalage entre les principes énoncés et la réalité des actions sur le terrain, souvent isolées et à court terme, face à un défi qui demande une approche systémique et à long terme. La question centrale devient alors : comment générer un impact collectif et induire de véritables changements pour les populations et l’environnement ? L’évaluation des initiatives, bien qu’indispensable à l’élaboration de stratégies, peut paradoxalement cristalliser la vision du changement et entraver l’adaptabilité nécessaire. Des visions intégratives suggèrent que la durabilité alimentaire devrait à la fois découler de la transformation des systèmes existants et la propulser. Cette approche soulève des questions sur l’identité et la légitimité des acteurs et actrices de changement, sur l’acceptation sociale des méthodologies et sur la légitimité de la transition considérée dans son ensemble. Elle interroge également la répartition équitable des responsabilités de la transition tenant compte de l’impact et de la capacité de changement de chacun. Enfin, les pistes de solutions envisagées peuvent poser des enjeux pratiques qui complexifient la mise en œuvre de solutions, comme on le constate par exemple avec l’adoption de pratiques agroécologiques, la régulation de l’industrie agroalimentaire, l’étiquetage environnemental ou encore la promotion d’une alimentation plus végétale.
La transition vers des systèmes alimentaires durables confronte la gouvernance à des enjeux éthiques et pratiques significatifs. Des questions clés se posent : comment assurer une cohérence des politiques publiques afin qu’elles soient alignées sur les principes de durabilité, d’équité et de justice sociale à toutes les échelles ? Comment garantir une gouvernance inclusive qui assure une réelle participation des communautés locales à la décision et à l’action, respectant leur autonomie et leurs connaissances spécifiques, en particulier pour les communautés autochtones ? Face à la complexité de relier les enjeux mondiaux tels que l’insécurité alimentaire et les changements climatiques aux actions locales, quelles méthodes de gouvernance permettent de contextualiser ces préoccupations sans surcharger les structures locales ? De quelle manière peut-on encourager une consommation éthique et responsable, c’est-à-dire qui tienne compte des coûts sociaux et environnementaux découlant de nos choix de consommation, mais sans renforcer les inégalités sociales ? Quelles sont les contributions des chercheurs et chercheures pour soutenir des changements de paradigmes et des postures innovantes et disruptives ? L’élaboration de réponses à ces interrogations éthiques est essentielle pour forger une gouvernance capable de mener à bien la transition vers des systèmes alimentaires plus durables, tout en respectant les principes de justice et d’équité.
Les propositions d’article, sous forme de résumés de 150 à 200 mots, doivent être envoyées d’ici le 10 mars 2024 à l’aide de ce formulaire :
https://docs.google.com/forms/d/e/1FAIpQLSfOxdS4UBcyTudlWNCxkwfnVf-uUD8OP_L_KOJ59awc9v9Ckw/viewform?usp=pp_url
Toute proposition devra être accompagnée du nom et des coordonnées de trois expertes ou experts potentiels intervenant dans le domaine de l’appel de propositions.
Date limite pour remettre les textes : 23 juin 2024
Parution prévue (en ligne, en libre accès immédiat) : décembre 2024
Avant publication, tout article reçu fait obligatoirement l’objet d’une double évaluation par les pairs, qui évaluent son acceptabilité. La personne qui l’a proposé est ensuite invitée à modifier son texte à la lumière des commentaires formulés par les pairs. Le Comité de direction de la Revue peut refuser un article s’il ne répond pas aux normes minimales attendues d’un article scientifique ou s’il n’est pas lié à la thématique choisie.
Les personnes désireuses de proposer un article doivent faire parvenir une proposition d’article par le formulaire prévu à cet effet (voir Conditions de soumission ci-après). Les propositions d’article doivent compter de 150 à 200 mots. Le Comité de direction de la Revue fera part de sa décision dans les vingt jours suivant la date limite de remise des propositions. Les personnes dont la proposition aura été retenue pourront envoyer leur article complet. Les articles définitifs doivent compter environ 40 000 caractères (espaces, bibliographie et résumés non compris), inclure un résumé et des mots-clés (en français et en anglais), ainsi qu’une bibliographie (n’excédant pas trois pages).
Luc Bégin (Université Laval), Nicholas Jobidon (École nationale d’administration publique), Lyne Létourneau (Université Laval), Allison Marchildon (Université de Sherbrooke) et David Talbot (École nationale d’administration publique)
Catherine Audard (London School of Economics), Georges Azarria (Université Laval), Yves Boisvert (ENAP Montréal), Ryoa Chung (Université de Montréal), Speranta Dumitru (Université Paris-Descartes), Isabelle Fortier (ENAP Montréal), Jean Herman Guay (Université de Sherbrooke), André Lacroix (Université de Sherbrooke), Jeroen Maesschalck (University of Leuven), Ernest-Marie Mbonda (Université catholique d’Afrique Centrale à Yaoundé), Dominique Payette (Université Laval), Dany Rondeau (Université du Québec à Rimouski), Margaret Sommerville (Université McGill), Daniel Weinstock (Université McGill)