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AccueilNumérosvol. 25, n° 2Avenir des services publicsÉthos public et espace numérique ...

Résumés

Aujourd’hui, qu’il s’agisse du fonctionnement interne des organisations publiques ou des pratiques démocratiques, la transformation des espaces organisés par l’introduction de technologies de l’information et de communication toujours plus sophistiquées force une reconceptualisation des modes d’organisation de ces espaces vers de nouvelles configurations. Ces nouvelles configurations ont des impacts importants sur l’éthos public, à travers des enjeux comme la non-neutralité des outils de calculabilité comme l’intelligence artificielle, la privatisation de la réflexion publique ou encore une gouvernance par les nombres qui supplante progressivement la délibération humaine. Cet article montre comment, par l’analyse de certains impacts sur les organisations publiques à l’aune de la conception traditionnelle du bureau, l’espace numérique transforme l’éthos public sous de multiples aspects.

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Texte intégral

1La dernière décennie a été témoin de l’émergence foisonnante d’espaces numériques au sein de la société. Résultant de la diffusion et de l’adoption abondantes de technologies de l’information et de la communication au cœur de l’avènement d’Internet, de l’intelligence artificielle et des réseaux sociaux, ces nouveaux espaces et leurs conventions ont rapidement modifié les institutions et les relations sociales. Pour l’administration publique, ces nouveaux outils ont d’abord engendré un nouvel espoir de pouvoir construire des organisations publiques plus efficientes et des services publics plus efficaces (Mergel, Edelmann et Haug, 2019). Les applications innovantes issues de l’usage d’algorithmes toujours plus sophistiqués dans l’automatisation de processus et l’amélioration du fonctionnement organisationnel sont fréquemment citées. Celles-ci amèneraient par exemple une meilleure connaissance des faits et des situations, communiquant une information plus précise en vue d’appuyer des décisions publiques plus éclairées. Certains auteurs ont aussi exprimé des craintes sur les impacts de l’utilisation d’algorithmes pour la prise de décision (O’Neil, 2016). Pour d’autres, la création d’espaces numériques dans les services publics pourrait comporter le risque d’entraîner une privatisation de ces derniers à travers l’appropriation de certaines missions publiques par de grandes entreprises technologiques (Jeannot et Cottin-Marx, 2022). L’existence de ces deux discours montre que la création d’espaces numériques n’est pas nécessairement neutre quant à la poursuite du bien public et l’usage des valeurs qui ont jusqu’ici guidé l’action publique.

2Dans cette veine, on peut aussi noter que, du point de vue de la gestion publique, les technologies de l’information et de la communication apparaissent tantôt comme simplement instrumentales, fortifiant certains modèles managériaux comme le New Public Management, tantôt comme portant en elles la possibilité de faire naître une conception particulière de la gestion publique (Dunleavy et al., 2006 ; Lindquist, 2022). En lien avec le thème de ce numéro qui porte sur l’avenir du service public, ces quelques considérations appellent à mieux comprendre comment les nouvelles technologies influencent les fondements de l’éthos public et sa matérialisation. Mais d’abord et avant tout, il faut rappeler que, quels que soient les modèles managériaux qui ont été mis de l’avant dans l’histoire de l’administration publique, nul n’a réfuté explicitement l’importance de son rôle dans la poursuite du bien commun. Le débat porte plutôt sur la place de l’État dans la société. Une fois cette place déterminée, il est généralement acquis que l’administration est là pour promouvoir le bien commun. Les différentes approches proposées pour mener à bien le service public le sont donc pour essayer de « faire mieux » dans une perspective d’efficience pour le fonctionnement interne ou d’efficacité en ce qui a trait aux programmes publics.

3Comme le montrent les réformes administratives au fil des ans, les ajustements et les transformations quant aux manières de jouer ce rôle ne se font pas nécessairement en considération de la concrétisation d’une forme quelconque d’éthos public. Ce point est rarement au centre des débats qui portent sur les réformes. Comme le soulignent Isabelle Fortier et Yves Emery (2011), l’éthos public est un processus social dynamique. En ce sens, il n’est pas fixe et subit des changements selon l’environnement social, les valeurs et leur évolution. Il n’est pas dicté par des règles et n’est pas statique, fixé dans l’écrit, contrairement par exemple aux différents codes de valeurs et d’éthique (Chapman, 2000 ; Ganascia, 2022). Pris sous cet angle, nous pourrions qualifier ce type de mutations endogènes du fait qu’elles apparaissent du dedans, à l’intérieur de la formation de l’identité de l’individu au fil du temps, subrepticement à travers la transformation des valeurs sociales dans lequel baignent les gestionnaires en tant qu’individu et qui se reflèteront éventuellement dans leur manière d’être et d’agir. Ces changements sont sociocentriques. À l’opposé, des réformes comme celles menées par Margaret Thatcher ou Ronald Reagan constituent des chocs exogènes volontairement administrés à l’appareil public. Sans entrer dans un débat autour de la question de ces réformes, de leur intensité et de leurs répercussions plus ou moins opérantes et étendues, nous souhaitons simplement souligner que l’éthos public peut aussi – en dehors de son évolution induite par l’environnement social – subir des secousses exogènes et être contraint, voire remis en question selon la volonté d’autorités externes par des choix idéologiques explicites. Ceci pourrait éventuellement créer des conflits de valeurs entre l’éthos public émergeant de manière plus organique et un désir conscient de changer les valeurs présentes à un moment donné.

4Le numérique, dans la manière dont il se matérialise à travers l’émergence d’espaces organisés inédits où sont redessinés les contours et refaçonnées les relations qui s’y jouent, semble ouvrir la voie à une troisième source d’influence qui suit une double trajectoire. D’une part, nous pourrions qualifier la première trajectoire d’organo-centrique. Une trajectoire qui se définirait comme endogène à l’organisation par l’introduction de technologies de connectivité et de calculabilité, c’est-à-dire chargées d’un énorme potentiel d’influence sur les manières de penser et d’agir. Cette trajectoire est plus près des gestionnaires comme source d’influence que le choc exogène imposé, mais plus éloignée que l’influence venant de l’environnement social dans lequel les gestionnaires évoluent en tant que citoyennes et citoyens. Mais surtout cette influence est sous-entendue, à tout le moins non pilotée avec l’intention explicite de changer l’éthos. Ceci par opposition aux règles et procédures explicites ou aux codes de valeurs qui dictent ouvertement des comportements à suivre. D’autre part, et comme nous venons de le mentionner, nous sommes conscients que le numérique joue aussi un rôle d’influence sur la constitution de l’éthos public par le biais de l’environnement social dans lequel évoluent les gestionnaires en tant qu’individus et où se forment les valeurs sociétales. Ce qui nous ramène à la conception défendue par Fortier et Emery (2011), soit que l’éthos public est un processus social dynamique. Toutefois, pour les fins de notre propos, nous tenterons de montrer que cette seconde trajectoire, sans différer de la conception liée à la dynamique sociale, est grandement amplifiée par les technologies de l’information et de la communication et ce que nous appellerons la socialisation tertiaire (Caron, 2013), en complément aux travaux de Thomas Berger et Peter Luckmann (1966).

5Cet article souhaite ainsi éclairer la partie moins visible, mais plus radicale du numérique et de ses possibles répercussions ou influences sur la constitution de l’éthos public à travers son rôle dans l’écriture des figures organisationnelles, c’est-à-dire la structuration de l’organisation, sa structure hiérarchique et ses flux informationnels et son influence dans la formation des valeurs sociales et organisationnelles. Nous partons de l’énoncé que l’éthos public donne sens à l’action des gestionnaires de la fonction publique dans une perspective évolutive et

[…] qu’il est appréhendé par les acteurs, non pas en tant qu’outil managérial, mais en tant que dynamique sociopolitique qui marque la spécificité et le sens de leur action et permet d’en dégager une visée démocratique et une éthique du bien commun […] (Fortier et Emery, 2011).

6Il ne fait pas partie d’une sorte de sac à outils mais est intrinsèque à « l’être-gestionnaire ». L’hypothèse implicite derrière une telle définition est que le lieu de travail, la bureaucratie de l’appareil public offrent suffisamment de latitude aux gestionnaires de la fonction publique pour permettre la matérialisation de leurs actions, décisions ou gestes en y introduisant des normes provenant de cet éthos. La question que nous posons aujourd’hui est de savoir si le numérique en tant qu’« […] espace issu de l’intégration des nouvelles conventions engendrées par les interactions entre les technologies de l’information et des communications et les comportements humains [….] » (Caron, 2021) influence la manière dont l’éthos public se construit chez les gestionnaires et peut se matérialiser dans leur travail. Le numérique tel que nous le définissons se situe au-delà des technologies et au-delà de simples changements dans les processus. Il reflète un nouvel espace organisationnel qui peut être abouti mais est généralement en devenir.

L’organisation publique

7Parler d’éthos public nous ramène rapidement aux acteurs de la sphère privée et à ceux de la sphère publique qui participent au fonctionnement de nos sociétés. La question du privé et du public est ancienne bien qu’elle demeure d’actualité, car l’arbitrage quant à la place de chacun ne sera jamais terminé, et ce qui est plus important ici est la complémentarité des deux pour des raisons précisément pragmatiques (Brown et Jacobs, 2008) mais ultimement éthiques (du Gay, 2000). L’organisation publique fait appel à des représentations différentes de celles de l’entreprise privée (Waldo, 1948). Grossièrement, on dira que l’idée de bien commun est au cœur du travail de l’administration publique, alors que la recherche de profits caractérise l’entreprise privée. Sans entrer dans les détails et tenter d’esquisser toutes les différences, nous souhaitons simplement souligner que le travail à accomplir pour l’administration publique requiert une posture singulière et que cette dernière devra se manifester dans au moins trois sphères d’activité où des décisions sont à prendre. La première est dans le travail interne, c’est-à-dire l’administration quotidienne des affaires publiques qui doit refléter des valeurs de probité, de respect et de transparence étant donné que l’administrateur public utilise l’argent public et est au service de la population. Deuxièmement, la prestation de services à la population est d’une grande importance dans le travail de l’administration publique, car c’est à ce moment que le rôle de l’État se matérialise aux yeux des citoyens et citoyennes. Cette prestation doit être équitable envers tous et refléter l’esprit et la lettre des décisions des parlements et des gouvernements. Troisièmement, les administrateurs publics doivent donner des avis et conseils pour alimenter le développement des politiques publiques. Ces avis et conseils doivent refléter les orientations gouvernementales mais aussi les valeurs ayant cours dans la société. Ces valeurs sont évolutives et peuvent aussi être fragmentées. Les administrateurs publics tenteront de présenter un portrait complet de la situation, des options qui s’offrent aux décideurs publics pour en concilier les gains et les pertes des différents groupes à travers la recherche d’un point d’équilibre acceptable pour la société (Gusfield, 1984 ; Knoepfel, 2015).

8Pour effectuer ce travail correctement, les professionnels de l’administration publique s’appuient d’une part sur l’information et d’autre part sur l’encadrement, les orientations, les lois, les règles et les procédures (Weber, 2013 ; Goody, 1986). Ce dernier élément peut être représenté par la figure du bureau lui-même en tant que technologie (Ferrer-Bartomeu et al., 2019), c’est-à-dire une orchestration hiérarchique de règles et procédures, ordonnancées pour favoriser la prise de décisions souveraine et retraçable, l’imputabilité et la reddition de comptes (Goody, 1986 ; Leroi-Gourhan, 1943). Ces trois ingrédients, l’information, le bureau et son individualité (Tournier, 1989) sont à la base de ce qui permet aux professionnels ou aux gestionnaires de construire leur posture et d’agir dans l’esprit du bien commun. Nous verrons qu’ils sont influencés par les nouvelles technologies et l’environnement numérique. Mais avant, il est indispensable de préciser ce qu’est l’éthique et l’éthos public.

Éthique et éthos public

9Pour identifier les divers mécanismes par lesquels l’éthos public est perturbé et apprécier les profonds changements qu’engendre la transformation vers le numérique des espaces organisés, il faut retourner brièvement à ce qu’est l’éthique, à ses propriétés distinctives. L’éthique, propose Paul Ricoeur (2004), peut se diviser en deux. Premièrement, l’éthique antérieure pointe dans l’enracinement de normes dans la vie et dans le désir. On comprend dès lors l’importance de considérer le contexte et l’environnement dans lequel évoluent les personnes qui sont appelées à être des travailleurs de l’État, car ces normes seront internalisées au fil du temps par les membres d’une communauté donnée. Qui plus est, enraciner les normes dans la vie et le désir veut dire considérer les possibles toujours renouvelés de la vie et du désir dans un univers où, là, l’espace-temps est inlassablement bouleversé. Deuxièmement, l’éthique postérieure vise de son côté à insérer les normes dans des situations concrètes (Ricoeur, 2004 : 689). Notre objectif n’est toutefois pas d’élucider la question de l’éthique du numérique en tant qu’éthique première ou éthique appliquée (Vitali-Rosati, 2012), mais de voir et d’essayer de comprendre comment cet espace, le numérique, influence la constitution de l’éthos public. Ce dernier est une éthique postérieure, appliquée, mais comme le rappelle Marie-Hélène Parizeau, « […] l’éthique appliquée ne se réduit pas à une éthique à appliquer […] » (2004 : 698). Pour l’administration publique, cela signifie qu’au-delà des codes de valeurs et d’éthique « construits » par les organisations, et desquels certaines normes de comportement peuvent être déduites, la dimension éthique du travail de l’administrateur public a quelque chose d’intrinsèque et qui appartient à ce travailleur. C’est dire qu’il a une vue des choses qu’il peut mettre de l’avant par l’entremise d’une utilisation judicieuse de la discrétion dont il dispose. Finalement, la manifestation de l’éthos public est ainsi plus ou moins contrainte par les règles imposées et ces dernières auront tôt fait d’influer elles-mêmes sur l’éthos public en participant à sa formation, de manière consciente ou non pour le travailleur.

10Dès lors, nous retenons que la socialisation des individus à travers leurs activités quotidiennes dans leur communauté de vie contribue à la formation de l’éthos public, tout comme le font les règles et les codes de comportements plus ou moins stricts imposés par l’organisation publique.

Le numérique : l’espace-temps transformé

11Il est maintenant essentiel de bien situer ce qui est entendu par « numérique » afin de pouvoir identifier ses répercussions éventuelles sur la constitution de l’éthos public. Que signifie le « numérique » pour et dans l’organisation ? Le terme numérique est polysémique, mais il a encore aujourd’hui une connotation principalement technologique tant dans la société que dans les organisations. C’est-à-dire qu’il renvoie rapidement à des changements dans les systèmes informatiques, l’introduction de logiciels, l’automatisation d’opérations ou l’usage d’algorithmes sophistiqués à l’image des plus récentes moutures en apprentissage machine, dont le logiciel ChatGPT (Doueihi, 2008 ; Wolfe, 2020). L’appellation « digitization » et « digitalization » utilisée chez les Anglo-Saxons nous rapproche aussi de cette conception essentiellement technologique qui vise l’usage de technologies et la revue des processus. En français comme en anglais, il existe aussi une troisième définition qui fait appel au changement organisationnel, mais qui est encore fortement enracinée autour de l’implantation de solutions technologiques. D’ailleurs et concrètement, l’étude des plans et des stratégies de « transformation numérique » annoncés par les diverses administrations publiques dans le monde montre que les contenus proposés sont dominés par une conception utilitariste des changements technologiques visant des améliorations d’efficience, de service à la population ou de participation citoyenne par l’intermédiaire des améliorations technologiques (Fishenden, 2023). Cette dimension prédomine dans l’analyse des enjeux du numérique possiblement parce qu’elle est la plus concrète, la plus visible, et qu’elle permet de se rattacher à des innovations tangibles. Ceci place toutefois la technologie en amont, voire au-dessus d’un regard et d’un choix humain critiques, et restreint par le fait même l’analyse à un ensemble de répercussions mesurables comme celles liées à l’efficience bureaucratique plutôt qu’aux conséquences sur l’essence même de l’organisation publique, de son fonctionnement, de sa culture, voire de l’éthique qui caractérise l’action de cette bureaucratie. Lorsqu’elle n’est pas absente, la dimension organisationnelle est d’ailleurs souvent occultée ou négligée (Caron, 2021) au détriment de questions aussi fondamentales que celles liées à la culture que crée le code (Doueihi, 2008 ; Lessig, 2000) ou aux caractéristiques de l’espace qui émergent de ces transformations (Virilio, 1993) induites par les technologies. Milad Doueihi rappelle que la culture numérique « […] semble privilégier l’usage, le placer au-dessus de tout : elle préfère donc la présence à l’analyse, la localisation à la substance, la visibilité à la pertinence […] » (2008 : 31). Ces préférences sont agissantes et influencent la conception que nous avons de la société et dans laquelle opèrent les administrations et les gouvernements. De même, lorsque Paul Virilio (1993) soulève l’effet de rapetissement que provoque l’arrivée de ces nouvelles technologies, il pointe vers une remise en cause de notre rapport individuel et collectif envers l’espace et le temps et donc de notre rapport aux autres et aux lieux dans lesquels nous évoluons. Ces aspects, culture et lieu, nous apparaissent comme des indicateurs vraisemblablement révélateurs de conditions organisationnelles nouvelles qui pourraient influencer la formation de l’éthos public tant à l’intérieur de l’organisation que dans la société. En tant qu’espace organisé, le numérique émerge bien sûr en partie grâce à l’apport de nouvelles technologies, mais ne trouve son accomplissement que dans le champ des interactions entre humains et technologies (Caron, 2011). Les uns influencent les autres, et vice-versa. Ce champ où naissent et prolifèrent ces interactions, l’espace organisé, crée lui-même de nouvelles conventions, de nouvelles règles et de nouvelles normes au fur et à mesure que s’installent ces technologies qui changent les manières d’informer et de communiquer.

12Il faut comprendre de cet espace organisé qu’il est lui-même une technologie qui a pour nom le bureau. L’administration publique est un espace organisé, une organisation symbolisée par le bureau « […] expression d’un espace ordonné et de la rationalité […] » (Dibie, 2020 : 33). Ceci met bien en scène là où l’administrateur public accomplit son travail et surtout les deux dimensions qui le caractérisent : un lieu physique aménagé mais aussi une sorte d’algorithme décisionnel ayant sa propre subjectivité. Le bureau est un outil de gestion au sens de Ève Chiapello et Patrick Gilbert (2013). Dans l’univers pré-numérique, le bureau permet la délibération entre les algorithmes décisionnels que sont les règles, les procédures et l’autorité décisionnelle, mais que l’on peut enfreindre pour accommoder l’imprévu et l’imprévisible (Fishenden, 2023 : 71-72). L’éthos public joue ici un rôle central en venant compléter des règles et un environnement construits autour du prévu et du prévisible. Le bureau a été défini comme « l’outil de l’écrit » et a gagné en expansion jusqu’à devenir le lieu de travail (Dibie, 2020 : 33). Cet outil de l’écrit reflète l’importance que l’écriture a jouée dans la formation des États et de la bureaucratie (Goody, 1986). Aujourd’hui, l’écriture est acquise. Dans l’univers technologique actuel, elle est vive, survoltée et exprime le vouloir dire sans nécessairement être réfléchie comme le veut la tradition du bureau physique, lequel – par ses dispositions physiques – offre des bases rationnellement construites pour produire ce qu’il y a à produire dont les avis, les politiques, les analyses ou les décisions administratives. L’écriture est une prothèse, mais aussi un outil puissant qui permettra de faciliter l’usage de la logique en juxtaposant des arguments et de construire des propositions. Elles deviendront des règles ou des normes et par l’entremise de cette prothèse mémorielle, elles seront conservées, reproduites, diffusées et exploitées pour la prise de décision. Nous avons dans le bureau les bases qui expliquent la circulation de l’information dans l’organisation. En effet, l’espace physique détermine en grande partie la logique délibérative et décisionnelle. L’ordonnancement de cet espace n’est pas fortuit, mais répond aux besoins de transmission de l’information – création, échange, analyse, approbation, décision – et aux normes qui doivent l’encadrer, le comment. Cet espace et ses règles de fonctionnement ne peuvent être transgressés et demeurent transparents à ceux qui le fréquentent et l’utilisent. Cette transparence est donnée par l’existence de règles, de procédures, de points de décision ou de hiérarchies explicites, visibles, compréhensibles et consultables même si elles peuvent paraître alambiquées aux néophytes.

  • 1 La calculabilité « […] rend possible l’analyse en profondeur de l’information de manière automatisé (...)

13Le plus grand changement technologique qui permet au numérique d’émerger et de recréer le bureau comme espace organisé se fait à travers deux éléments, soit la connectivité et la calculabilité. Ce sont l’introduction de ces composantes qui viennent à la fois influencer la construction identitaire des individus qui s’y trouvent et la dynamique interindividuelle, les manières de faire, mais aussi les besoins de faire, de penser et d’interagir de telle ou telle manière. D’abord, la connectivité existe déjà mais est limitée par les moyens humains et physiques. Ici, elle est augmentée par des technologies qui fluidifient et accroissent la capacité de communiquer et d’informer. Elle décloisonne et déterritorialise la communication et conséquemment les idées, les contenus et les conversations (Goffman, 1991). Ces technologies sont déployées de façon parfois incontrôlée, voire inconsciente par l’ajout de matériel de téléphonie, d’objets connectés ou encore de matériel qui est porteur de logiciels, lesquels facilitent les échanges, la création, le traitement, l’archivage ou l’accès aux informations sans normes conscientes, responsables. Ensuite et conséquemment, ces mêmes logiciels introduisent de facto des procédures, des règles qui sont elles-mêmes chargées des valeurs et des croyances de ceux qui les ont créés. Cette calculabilité1 souvent invisible n’est pas nécessairement neutre sur le plan des valeurs dans le travail qu’elle accomplit ou permet d’accomplir, mais surtout, elle peut forcer la décision ou entraver la délibération de manière choisie, c’est-à-dire en étant conscient et en souscrivant volontairement aux choix imposés ou encore, elle peut agir sans que le travailleur en comprenne les subtilités et la dynamique. Pour bien illustrer ce dernier point, il suffit d’avoir vécu l’expérience d’avoir demandé à un préposé ouvert à notre requête à la suite de nos explications et de le voir incapable de la matérialiser en nous expliquant que l’ordinateur ne le permet pas (Dujarier, 2015). Reste à déterminer s’il s’agit d’un processus programmé de dissuasion volontaire à ce type de requête ou d’une erreur de programmation.

14Ces deux éléments nous font passer d’un système plutôt fermé à système ouvert. Le système « fermé » renvoie au bureau dans sa forme pré-numérique et est construit comme un ensemble de séquences linéaires normées. Le système ouvert (Sennett, 2019), vers lequel nous nous dirigeons, est un bureau sans frontières de communication, sans normes autres que programmées qui imposent aux échanges une linéarité et une direction qu’elles soient verticales ou horizontales, internes ou externes. Cette capacité accrue de communiquer tous azimuts, mais surtout d’être connecté dans et hors de l’organisation en tout temps et à toutes sources permet d’influencer et surtout d’être influencé continuellement. De plus, en introduisant subrepticement, en douce et même parfois insidieusement l’algorithme comme substitut au travail humain à certains endroits dans le processus de travail, l’espace accroit son auto-organisation et la discrétion dans les choix que peut effectuer le travailleur s’amenuise. Conséquemment, le temps de la décision s’accélère. Aussi l’entrée de calculabilité plus ou moins sophistiquée dans les processus de travail peut influer sur les modes de pensée et les critères décisionnels qui deviennent hors du contrôle du décideur en le précédant, voire en rendant caduque sa propre réflexion par préemption des choix algorithmiques, et ce, potentiellement de manière imperceptible.

Discussion : la formation de l’éthos public à l’ère numérique

15Le passage à un espace numérique a de multiples répercussions sur la manière dont l’humain y habite et conséquemment sur la manière dont se forme l’éthos public, mais aussi sur la façon dont il peut se réaliser dans l’action. Dans sa forme bureaucratique, précédemment plus réduite, encadrée et surveillée, l’organisation publique numérique n’échappe pas à cette transformation vers un nouvel écosystème. Les changements opèrent là aussi et le travailleur public ne peut se dérober face aux influences de cet environnement et ses répercussions sur la formation et l’exercice de son éthos. Ces changements sont manifestement à géométrie variable, car les influences et leur amplitude sur la formation et l’exercice de l’éthos public varient selon l’importance que jouent les vecteurs qui engendrent les mutations, à savoir la connectivité, la calculabilité ou encore diverses combinaisons des deux et le lieu où elles agissent, c’est-à-dire dans la société ou dans l’organisation. Pour illustrer ces changements, nous avons retenu quatre exemples où leur matérialisation impactera l’éthos public.

16Premièrement et en dehors de l’organisation elle-même, il y a un accroissement sans borne de la connectivité. Cette situation a un impact direct sur la formation de l’éthos de deux manières.

17Tout d’abord, celui-ci se trouve sous une perpétuelle influence d’un extérieur de plus en plus difficile à circonscrire et à définir. L’effet de rapetissement dont parle Virilio (1993) fait du lieu social un lieu ouvert et sans frontières mêlant les idées de tous malgré des différences importantes dans les fondements qui appuient ou simplement permettent l’existence de ces idées. Comme le rappelait Saskia Sassen (2009), les frontières étatiques – et par le fait même juridiques au sens de la construction de l’idée de droit – sont devenues plus floues, pour ne pas dire inexistantes, avec le déploiement d’Internet et la construction d’espaces numériques plus vastes et qui transcendent les frontières géographiques physiques par lesquelles les souverainetés nationales s’étaient jusqu’ici matérialisées, définies et identifiées. Cette construction de l’idée de droit (Durkheim, 1893), est-il besoin de le rappeler, est aussi le chemin par lequel l’éthos public d’un individu à un moment donné de son histoire prend ses racines. Aujourd’hui, les lois et surtout les pratiques citoyennes (individuelles et organisationnelles) font de plus en plus abstraction de ce cadre et de ses racines ancrées dans un espace physique difficilement applicable. Ceci crée une nouvelle forme de socialisation, la socialisation tertiaire, laquelle se matérialise par une influence permanente qui offre le monde dans tous ses états à travers des périphériques et des contenus qui ont une présence invariablement désordonnée dans l’univers de chaque individu. L’ordre du discours s’effondre peu à peu et la volonté de vérité avec lui. La sédimentation informationnelle sur laquelle reposaient les valeurs et les moments fondateurs des nations est transformée et devient plus poreuse (Caron, 2013). Le travailleur public, en tant qu’individu membre de la société, est soumis à ces influences. Ensuite et en corollaire, avec la « datafication » du monde (Sadin, 2015) s’est développé un vaste marché autour de l’analyse comparative et d’une vigie quasi planétaire sur les « meilleures pratiques » dans divers domaines des politiques publiques mais aussi des pratiques administratives, des modèles de l’administration publique. Par exemple, les modèles de « maturité numérique » (Teichert, 2019) exposent bien cette uniformisation rampante des modèles issus de ce type de travaux, peu importe les valeurs « locales ». La possibilité accrue d’exploiter les données par l’usage de technologies toujours plus performantes, de les analyser et de les revendre sous différents labels comme celui de meilleures pratiques a donné naissance à une vaste industrie du « prêt-à-utiliser », et ce, particulièrement dans le milieu des administrations publiques où, au fil des ans et des réformes comme celle de la nouvelle gestion publique, le maintien des capacités internes ont été négligées (Caron, Lindquist et Shepherd, 2023). Les administrations publiques ont ainsi été envahies par ce prêt-à-utiliser des grandes firmes de consultation sous la forme d’un « accès en continu » au sens d’un « streaming » de politiques et de pratiques administratives publiques en catalogue conçues et propriété de ces firmes et consommées largement par les administrations publiques (Gerbet, 2022). Ce tournant pour des solutions toutes faites change aussi la manière de penser l’action publique pour le travailleur public – au sens de la réfléchir, de délibérer des enjeux autour de l’attendu en fonction des valeurs partagées par une société donnée. L’éthos public du travailleur en est contraint et sa capacité de discernement de ce qu’est la droite règle dans les cas difficiles – l’orthos logos – est ainsi mise à rude épreuve. Ceci est le résultat de l’accroissement des capacités d’analyse et plus généralement de l’exploitation informationnelle liée aux technologies de l’information et de la communication. Le point ici est que ce prêt-à-utiliser, dont on sait peu quant à sa provenance et sa constitution, est un peu comme un algorithme importé dans un processus de production dont on ne comprend pas la construction et ses biais subjectifs potentiels dans son application. Ceci crée un effet d’instabilité d’un éthos public en perpétuelle construction, mais qui se voit bousculé et qui rend possible de plus en plus de confusion, d’inintelligence, voire d’inadéquation pour la politie desservie.

18Deuxièmement et dans la même veine, avec les algorithmes d’automatisation des procédures, l’espace traditionnel de délibération présent dans le bureau est touché. La calculabilité avec sa relative subjectivité empreinte d’opacité est appelée à occuper une partie plus ou moins grande de cet espace de délibération traditionnel et à cet effet à le réduire, le remplacer par des décisions programmées. Contrairement aux règles et procédures explicites, la calculabilité peut ainsi ne pas permettre autant de discrétion pour exploiter la réflexion délibérative propre à l’éthos public. Ceci aura pour effet de contraindre le travailleur à appliquer des choix parfois « aveuglément » mais toujours en réduisant sa marge de manœuvre éthique. Le meilleur exemple de cette manifestation est les tableaux de bord (par exemple par Power BI), qui permettent de visualiser des données sans nécessairement en comprendre la construction.

19Troisièmement, avec le mélange de connectivité et de calculabilité, nous entrons dans un univers de rapidité. Cet effet de vitesse engendre l’immédiateté dans la décision et dans les étapes de sa construction. Tous les contenus sont à portée de main et avec moins de raréfaction informationnelle. La « chambre d’écho » dont on a beaucoup parlé est un lieu d’enfermement qui ne peut qu’impacter la construction de l’éthos public. De sa construction lente et imprégnée des valeurs de la société, la production de l’éthos public se voit alimentée différemment et de manière plus asymétrique par ceux qui s’époumonent le plus et dominent le discours public par l’efficacité de leur présence. La formation d’un éthos public qui pourrait prétendre à être « représentatif » de l’ensemble de la pensée sociale est ainsi court-circuitée par certaines idées dominantes, par leur présence tonitruante mais sans pour autant être représentatives. Cela peut créer un basculement de l’éthos vers le pathos, les sentiments comme base de la décision publique. L’éthos apporte une satisfaction morale alors que le pathos apporte une satisfaction esthétique (Plantin, 2021). L’usage des médias sociaux dans les administrations publiques et la présence accrue et notable des travailleurs publics dans les réseaux sociaux à travers Reddit pour le moins officiel et LinkedIn pour le plus officiel célèbrent l’individu, l’égocentrisme. L’immédiateté produit un environnement où la constitution de l’éthos est de plus en plus instable, en mouvement de manière à pouvoir répondre rapidement à ce que commande l’espace numérique. Il faut de la fluidité, de l’interactivité et des besoins de délibérer non pas dans la hiérarchie avec des rôles experts sur le temps long, mais à travers des contributions qui tiennent davantage de l’opinion. Il y a un risque de glisser d’éthos public à pathos public, à une gestion par les sentiments et les émotions. L’usage massif des émojis n’est-il pas un signe de ce passage qui peut aussi mener à une déresponsabilisation de l’individu au profit d’une responsabilité en apparence « collective » à travers la comptabilisation des « likes » ?

20Enfin, et quatrièmement, avec la calculabilité, l’effet de mesure du monde prend un autre tournant qui ajoute à ce que certains avaient nommé « quantophrénie » (De Gaulejac, 2005) ou gouvernance par les nombres (Supiot, 2015) et qui enlève davantage de discrétion au travailleur public et rend plus opaque la manière de diriger le monde. Les méthodes de calculs ont toujours été chargées de valeurs (Desrosières, 1993). Or, avec les objets connectés et les multiples sources de données qu’ils génèrent, la donnée administrative qui est factuelle, mais interprétable selon des paradigmes discutables, est maintenant omnipotente. Dans l’exemple précédent de « l’intelligence d’affaires », on comprend que les utilisateurs travaillent toujours plus sous l’hypothèse que la relation entre les données du tableau de bord et la réalité construite derrière ces nombres est essentiellement exacte pour ne pas dire vraie.

21Finalement, ce que l’on constate à travers ces quelques exemples est que l’éthos public continue à se construire dans l’environnement social dans lequel évolue l’individu, mais que cet univers social est plus bruyant, plus perturbé, moins contrôlé et moins contrôlable. L’individu baigne dans un milieu qui est maintenant sans frontières et sa compréhension du monde, et donc son éthos public, est directement atteint. À cela s’ajoute une dynamique semblable au sein même de l’organisation où les communications n’ont plus de bornes. Les frontières institutionnelles sont moins claires et les contenus se confondent entre ce qui est propre à l’organisation et ce qui se dit dans son environnement immédiat et élargi. Enfin, l’intégration de l’automatisation par la calculabilité rend plus opaque la constitution de la décision et surtout réduit, implicitement ou explicitement, la discrétion de l’administrateur public, son autonomie décisionnelle.

Conclusion

22À savoir si l’administration publique et la constitution de l’éthos public seront perturbées par les technologies de l’information et de la communication dans leurs contours et manières de créer un nouvel espace, la réponse est sans contredit affirmative. L’administration publique de demain sera directement et substantiellement influencée par la diffusion des technologies d’information et de communication comme ce fût le cas avec l’arrivée de la radio et de la télévision. Toutefois, aujourd’hui, quatre choses doivent retenir l’attention : la rapidité des interactions que commande la vie dans un espace numérique, la multiplicité et la singularité potentielle des sources d’influence sur des individus « décentralisés », voire délocalisés, et l’opacité de sources d’influence sur la constitution de l’éthos public.

23Au fur et à mesure que se construiront les espaces numériques avec l’introduction de ces technologies dans l’espace social et organisationnel, l’éthos public sera influencé dans sa construction par une connectivité et une calculabilité accrues. La connectivité crée l’accès à un immense bassin de contenus de toute sorte dont la qualité au sens de Kenneth Arrow (1973) varie fortement. Cela fait aussi en sorte que la compréhension commune est troublée. De son côté, la calculabilité introduit des systèmes automatisés allant de la simple mémorisation à la décision qui sont eux-mêmes chargés de la subjectivité de ceux qui les conçoivent.

24L’administration publique de demain sera différente de celle que nous avons connue, mais surtout, elle sera possiblement moins ancrée dans des valeurs locales. De même, elle pourrait être plus « inquisitrice » par sa capacité à détecter la fraude ou à prévoir et distribuer des bénéfices à partir d’une connaissance pointue de la situation de chacun issue de l’algorithmique et de la capacité de traiter une foule de données maintenant disponibles. Il va sans dire que la construction de l’éthos public sera grandement bouleversée.

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Notes

1 La calculabilité « […] rend possible l’analyse en profondeur de l’information de manière automatisée » (Caron, 2021 : 74). Elle est le point de départ du développement d’outils technologiques. À titre d’exemple, l’intelligence artificielle repose sur des calculs de hautes performances nourrissant un apprentissage automatique.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Daniel J. Caron et Vincent Nicolini, « Éthos public et espace numérique : quelle conciliation possible ? »Éthique publique [En ligne], vol. 25, n° 2 | 2023, mis en ligne le 09 février 2024, consulté le 05 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/8491 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.8491

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Auteurs

Daniel J. Caron

Daniel J. Caron est titulaire de la Chaire de recherche en exploitation des ressources informationnelles à l’ENAP où il étudie l’impact des technologies numériques sur le fonctionnement de l’État. Il est aussi professeur associé à l’Université Carleton, membre du CIRANO et membre chercheur associé de l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA). Il co-dirige la Collection Gouvernance de l’information aux Presses de l’Université du Québec. Il est titulaire d’une maîtrise en économie de l’Université Laval et d’un doctorat en sciences humaines appliquées de l’Université de Montréal.

Vincent Nicolini

Vincent Nicolini détient un doctorat en histoire et une maîtrise en administration publique. Il est professeur sous octroi à l’ENAP depuis mars 2023. Il s’intéresse principalement à l’impact du numérique sur le fonctionnement des administrations publiques.

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