1À l’heure de la blogosphère, des réseaux sociaux et des chaînes d’information en continu, que devient la vérité en politique ? Sommes-nous en passe de basculer dans un régime de « post-vérité » comme il est proclamé très souvent sans que l’on sache toujours à quoi fait référence cette notion ?
2Il est plus facile de cerner le concept de vérité dans d’autres sphères, médiatique ou scientifique par exemple. Il est ainsi – et heureusement – toujours possible de définir des informations vraies au sens journalistique du terme, c’est-à-dire recoupées, vérifiées auprès de plusieurs sources. Dans la sphère scientifique, comme nous l’indiquions dans une tribune parue dans le journal Le Monde en avril 20211 et contrairement à une idée reçue, il n’y a pas de vérité éternelle mais établie sur un temps long par les pairs et selon des méthodes propres à chaque discipline.
3En politique, sans tomber dans un relativisme dangereux, disons en première approximation que la vérité s’établit à partir d’un jeu complexe à un moment donné qui va donner du sens – un sens politique – à une assertion. Le mécanisme qui conduit à lui donner ce sens n’est pas toujours aisé à saisir, disons qu’il a à voir avec les enjeux du moment : tel événement, telle information, telle donnée est-il/est-elle susceptible de contribuer à répondre à un enjeu d’ordre politique à un moment donné ?
4Bien sûr vaut-il mieux que cette assertion ait à voir avec la vérité, c’est-à-dire basée sur des faits vérifiés ou établis. Mais l’on voit bien que cette construction de la vérité en politique ne peut se former au seul sein de la sphère du même nom. Elle se fait à partir d’allers et retours entre les sphères politique, médiatique et scientifique par un jeu de contre-pouvoirs caractéristique d’un fonctionnement démocratique. Cette conception de la vérité en politique – basée sur un équilibre sans cesse à reconsidérer entre plusieurs pouvoirs – si tendancielle soit elle est toujours préférable à la quête beaucoup trop risquée d’une transparence absolue ou à l’abandon pur et simple de la vérité sous le prétexte d’une trop grande complexité.
5L’aspect paradoxal de la question de la vérité en politique nous semble pouvoir être formulé ainsi. On ne peut en faire le critère absolu en politique et, dans le même temps, il est impossible de l’évacuer, sauf à rendre illégitime toute démarche visant à opérer une distinction entre des régimes démocratiques (qui n’ont jamais été aussi peu nombreux) et les autres dont la communication est basée sur la construction d’une « vérité » alternative, que l’on pourrait qualifier de propagande, conforme aux intérêts du régime et qui tient lieu de dialogue avec la population.
6Traiter de la nécessaire refondation de la question de la vérité en politique nécessite d’éviter deux écueils opposés : être convaincu que les fake news, les réseaux sociaux numériques, les chaînes d’information en continu constituent d’irréductibles nouveautés obligeant à repenser complètement la question ; symétriquement, conclure à l’absence de rupture et considérer que cette question a été définitivement close il y a plusieurs décennies, par les écrits d’Hannah Arendt, dans son essai Vérité et politique (1972) notamment. Comme nous l’avons en effet laissé entendre plus haut, nous dirions que vouloir porter une exigence de vérité en politique est à la fois indispensable et, poussé à son terme, potentiellement dangereux. Il nous faut en effet admettre qu’il y a des vérités en politique et que c’est la confrontation (bien) organisée de ces vérités, de plus en plus complexe, qui doit être au cœur de notre questionnement.
7Pour ce faire, nous organiserons notre raisonnement en quatre temps. Nous nous interrogerons d’abord sur le caractère novateur de notions si souvent mises en avant dans les discours politiques, médiatiques et scientifiques. Dans un premier temps, il nous faudra, par une approche généalogique que l’on se contentera d’esquisser ici, revenir aux sources et constater que certaines problématiques maniant des notions voisines ne sont pas si nouvelles. Nous verrons, dans un deuxième temps, que plusieurs facteurs amplifiant certaines tendances sont susceptibles de reposer à nouveaux frais les modalités d’atteinte d’une exigence de vérité en politique. Pour simplifier, nous pouvons évoquer une crise de l’expertise, quelles qu’en soient les formes prises dans chacune des trois sphères que nous essayons de distinguer ici. Cette triple crise a un bénéficiaire : le lobbying qui, s’il n’est pas nouveau, réussit à investir les sphères évoquées sous des formes fondamentalement renouvelées dont il nous faudra rendre compte dans un troisième temps par l’analyse de deux cas transversaux, brouillage des frontières oblige. Nous voulons ainsi souligner la nécessité de raisonner en termes de circulation entre plusieurs sphères, en insistant sur ce qu’il y a de nouveau ou d’amplifié dans chacun des terrains étudiés. Dès lors, il nous faudra, dans un quatrième temps, esquisser des questionnements nouveaux ou à actualiser, seuls à même selon nous d’éviter de se cantonner à de fausses bonnes solutions aussi communément admises soient-elles, comme penser uniquement en termes de chasse aux fake news, croire que le scientisme est la réponse à la crise de la science, ou se contenter de déconsidérer les récits alternatifs potentiellement attentatoires à la démocratie.
8Les notions souvent évoquées dans les discours médiatiques, politiques ou scientifiques tels que fake news ou « post-vérité » ne sont pas si nouvelles qu’on le dit parfois. Il suffit pour s’en convaincre de se référer à une histoire déjà longue de la rumeur ou de la propagande, mots curieusement moins usités aujourd’hui. L’emploi préférentiel d’autres termes nous semble être l’indice d’un renouvellement des problématiques qu’il nous faut évoquer.
9L’expression fake news (largement utilisée pendant la campagne pour ou contre le Brexit au Royaume-Uni en 2016 ou pour l’élection présidentielle aux États-Unis la même année) est particulièrement confuse. Florian Dauphin distingue au moins « quatre types d’usage de la notion : un usage journalistique (professionnel), un usage du sens commun, un usage politique et un usage scientifique » (2019 : 17). Chez les journalistes, elle est souvent employée comme synonyme de « rumeur ». Pour le « grand public », elle est parfois comprise comme une information humoristique provenant de sites satiriques ou comme une information non vérifiée qui circule sur les réseaux sociaux numériques. L’usage politique la réduit à une accusation de mensonge pour décrédibiliser l’adversaire. Donald Trump contribua à la populariser en lançant son fameux « You are fake news » à un journaliste de CNN. Dès lors, d’après David Colon, « le terme de fake news tend […] à ne plus désigner les “fausses nouvelles”, mais la perception par une partie de l’opinion américaine des informations fournies par les grands médias de la côte Est » (2021 : 283). Dans le monde de la recherche, elle est traitée en tant qu’irréductible nouveauté ou bien relativisée par la mise en relation avec les études antérieures sur les rumeurs et la propagande. C’est cette deuxième voie qui nous semble la plus féconde.
10Comme le rappelle utilement Dauphin, « l’histoire des rumeurs montre que les distinctions entre les rumeurs spontanées et provoquées, et entre vérité et fausseté, sont complexes alors que la définition de la notion de fake news signifie exclusivement l’intentionnalité et la fausseté » (2019 : 28). La rumeur, on le sait, entretient un lien complexe avec la vérité. Il vaudrait mieux parler dans la majorité des cas de caractère plausible pour être crue (avec une part de vérité donc). Un autre présupposé nous semble non moins discutable : celui de la crédibilité totale du récepteur. Or, on sait que ne pas y croire tout à fait n’empêche pas un individu de diffuser une rumeur. Des écrits de tous ordres ont depuis au moins un siècle été publiés sur ce thème de la rumeur, au point que Pascal Froissart note, non sans ironie, qu’une véritable « science de la rumeur » ou « rumorologie » (2002) est en train de se mettre en place.
11La question qui nous intéresse aujourd’hui : pourquoi un tel succès des fake news ? Dans chacun des champs, la référence permanente à la notion peut être interprétée comme une tentative de (re)légitimation d’un groupe d’acteurs ou d’une profession (le bon journalisme face aux rumeurs, la bonne science face aux contre-vérités, etc.). Dans le champ journalistique, elle conduit au développement des initiatives de fack checking selon des modalités différentes : decodex du Monde, Cheknews de Libé, AFP sur l’image, par exemple. Dans le champ scientifique, elle amène à devoir rétablir la vérité scientifique alors que, dans le champ politique, comme nous l’avons vu, elle est utilisée pour décrédibiliser les contradicteurs.
12Nous ne cherchons pas à sous-estimer le phénomène mais à le considérer dans toute sa complexité. Comme nous aurons l’occasion de le détailler plus loin, cela doit aller jusqu’à une réflexion sur les conditions d’établissement de la vérité dans les différents champs, sous peine de devoir se contenter d’un classement binaire (vrai ou faux) avec le risque d’un retour à une hiérarchie traditionnelle entre sachants et ignorants.
- 2 Post-vérité. À l’origine, États-Unis. Relatif à ou dénotant des circonstances dans lesquelles les f (...)
13Le terme de post-truth est employé pour la première fois par l’écrivain américain Ralph Keyes (2004). Il fait son entrée dans le Oxford English Dictionary en 2016 qui le définit ainsi : « Post-truth. Originally U.S. Relating to or denoting circumstances in which objective facts are less influential in shaping political debate or public opinion […]2 ».
14Plutôt que de donner crédit à cette notion floue, ne faudrait-il pas davantage évoquer une crise de l’assertion, comme le fait le philosophe Pascal Engel (2021) ? Celle-ci est, selon lui, indissociable d’une prolifération d’affirmations mensongères ou à la vérité peu établie aussi diverses que les Massive Open Online Courses (MOOC) à l’origine d’une « révolution de l’éducation » ou l’intelligence artificielle censée régler un grand nombre de problèmes sans qu’il soit précisé comment. L’auteur pourfend l’attitude qui consiste à dire des sottises (bullshits) comme une forme d’irrespect de la vérité. Son hypothèse est que « ce que l’on appelle la “post-vérité” est essentiellement la pratique du mensonge et que cette pratique repose sur une attitude spécifique, à la fois individuelle et collective, de méfiance et de mépris à l’égard des affirmations » (Engel, 2021 : §10). Il peut s’agir également de paresse intellectuelle, en tant qu’attitude consistant à ne pas se soucier de la vérité et des preuves. On mesure ici la distance entre la « post-vérité » et la suspension du jugement propre à la démarche scientifique.
15Pour ne prendre que ces deux notions de fake news ou de « post-vérité », il serait tout aussi aventureux de n’y voir que la continuité de phénomènes connus depuis longtemps comme de conclure à d’irréductibles nouveautés. Ce dernier écueil nous semble le plus fréquent et le plus dommageable, comme si, face à la propagation de faits alternatifs ou plus simplement indifférents à toute quête de vérité, le rétablissement de la vérité pouvait suffire3.
- 4 Voir notamment le rapport de la commission Bronner, « Les Lumières à l’ère numérique » (2022).
16Cette conception essentialiste de la vérité n’est pas rare. Dans le domaine de l’éducation aux médias et à l’information, elle va servir de justification à des séquences pédagogiques basées sur la vérification et le croisement des sources documentaires, sur le modèle de la méthode journalistique. Dans une version plus outillée scientifiquement, cette chasse exclusive à la fake news va susciter chez les praticiens, suivant en cela les préconisations des spécialistes en sciences cognitives popularisées par plusieurs rapports4, un travail de réduction des « biais cognitifs » empêchant l’accès à la vérité. Dans le meilleur des cas, ces approches constituent une étape, certes importante, mais partielle, dans un processus d’éducation qui se doit d’être plus exigeant. Dans le pire des cas, elles se limitent à la découverte par les sciences expérimentales de techniques de base utilisées depuis longtemps en information-documentation (voir Pasquinelli et Bronner, 2021).
17L’actualisation du scientisme est rarement revendiquée comme telle et, cependant, elle occupe une place de choix dans les réactions à la perte de légitimité du discours scientifique. Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens illustrent le propos en développant l’exemple du Science Media Centre britannique, servant de sas entre experts et journalistes qui « assure la dissémination d’argumentaires convergents avec ceux de l’industrie sous couvert d’information scientifique » (2020 : 168).
18Dans le domaine scientifique, se contenter d’opposer aux récits alternatifs des réponses « autorisées » est une fausse bonne idée. Non qu’il faille faire fi de la vérité et accepter que, une fois pour toutes, toutes les assertions se valent, de la plus fondée scientifiquement à la plus farfelue. Une partie du public est certainement en attente d’un discours étayé sur des questions fondamentales mais à plusieurs conditions (voir infra) et en évitant de croire que l’on peut éviter ainsi de repenser les conditions de la diffusion du discours scientifique, voire les conditions mêmes de la production de ce discours. Il faut surtout ne pas oublier que, pour d’autres publics, le caractère autorisé de tels discours justifie à lui seul l’élaboration et la diffusion de discours alternatifs, au nom d’une suspicion systématique vis-à-vis de tout discours d’autorité.
19Les termes du débat contemporain sur ces questions nous semblent marqués par des évolutions que nous ne pourrons ici qu’esquisser.
20Les facteurs en sont multiples et nous ne les traiterons pas ici dans leur exhaustivité. Nous nous focaliserons, sans nous cantonner à la sphère politique, sur les effets d’une triple crise.
- 5 Dans le sens récent de « tendance politique qui prétend défendre les intérêts du “peuple” en s’oppo (...)
21La crise est politique en premier lieu et on peut l’analyser comme une crise de la démocratie représentative caractérisée par une mise en cause généralisée des élites. Cette crise est bien documentée et sa manifestation principale en est la percée du populisme5 dans la plupart des démocraties occidentales. Nous ne nous étendrons pas sur ses racines ici, mais ferons remarquer qu’elle nourrit et se nourrit à son tour d’une crise médiatique que l’on ne peut espérer comprendre en s’en tenant à des discours généraux sur le numérique ni par la simple évocation des réseaux sociaux numériques (RSN) ou la multiplication des chaînes d’information en continu. Il nous faut analyser les changements à une échelle plus fine.
22Ainsi sur la transformation du journalisme, et notamment du journalisme politique, Valérie Jeanne-Perrier évoque le « journalisme en petites pièces détachées » (2018 : 28 et suiv.), en grande partie à cause des formats imposés par les réseaux sociaux. Elle fait état d’une domination de la forme brève signant, selon elle, un retour aux origines du métier. Qu’est-ce alors que « montrer le réel » (à défaut de dire le vrai) à l’aune de ces nouveaux outils de diffusion ? « C’est s’assurer, pour les journalistes, de l’authenticité et de la véracité de chacune des piécettes d’un plus large puzzle ainsi réalisé, par collages et orchestrations d’unités s’apparentant à des mots d’ordre » (Jeanne-Perrier, 2018 : 28 et suiv.).
23À ces deux crises, s’ajoute une crise scientifique ou, plus précisément, une crise de la parole experte dans le débat public, crise qui tient certes à une confrontation dure avec des discours volontairement hostiles, mais aussi à un mésusage de l’expertise qui a trouvé son point culminant lors de la pandémie de COVID-19. Mésusage qui tient autant à l’abus de l’expertise que la pandémie a généré qu’à une forme de contradiction inhérente à l’expertise elle-même. En effet, comme le souligne Claire Oger, « ces paroles d’experts tirent leur autorité d’une compétence acquise dans le champ professionnel et d’une supposée neutralité mais leur rôle croissant entre en conflit avec les principes démocratiques. D’abord chargé de dire le vrai, l’expert en vient à produire la norme et son discours se fait évaluatif » (2021 : 205).
24Cette crise scientifique a contribué à développer des mouvements de science ouverte, de participation citoyenne aux activités scientifiques et multiplié dans les instances de recherche les comités d’éthique ou les missions sur l’intégrité scientifique, sans que les résultats soient pour l’instant décisifs.
25Nous renvoyons ici aux travaux de Claire Oger (2021) qui montre que le discours d’autorité appelle à la fois l’obéissance, la croyance et l’agir, qui ne saurait se confondre avec un « discours autoritaire » qui provoquerait uniquement l’obéissance sans être cru. Il ne peut non plus être assimilé au discours du pouvoir. « Les discours d’autorité supposent un processus d’autorisation de la parole qui ne s’adosse pas seulement à des pouvoirs institutionnalisés, et il convient donc de ne pas assimiler hâtivement des ordres de réalité différents en considérant l’autorité comme le simple produit d’une position dominante » (Oger, 2021 : 16). Il faut en effet distinguer des formes d’autorité qui entrent en concurrence et en négociation les unes avec les autres, à tous les échelons de la hiérarchie dans une organisation par exemple. Il faut également y inclure les « autorités secondes », que rencontre l’autorité institutionnalisée : autorités de contestation ou de résistance. S’il est difficile de définir précisément le discours d’autorité, on peut s’en faire une idée plus précise en considérant, à la suite de Oger, l’autorité comme une forme particulière de la crédibilité, un mode d’intervention, légitimé dans telle ou telle arène publique (controverse « intellectuelle » ou scientifique, arènes judiciaires) ou une capacité enfin à infléchir et orienter le discours d’autrui.
26On mesure mieux ainsi que la perte de légitimité du discours d’autorité est d’abord une crise de l’autorité qui ne peut plus, ou plus comme avant, prétendre dire le vrai ou poser les cadres de l’établissement de la vérité. Il lui faut « descendre » dans des arènes où les règles de la confrontation diffèrent largement et où la vérité peut y être perçue comme un discours parmi d’autres porté par ceux qui traditionnellement détiennent la légitimité pour le faire. Comme l’écrit Romain Badouard, « les fake news sont également l’expression d’une défiance virulente à l’égard des élites politiques et intellectuelles. Leur but est de remettre en cause la légitimité des détenteurs de la “parole d’autorité” que sont les journalistes, les élus et les universitaires » (2017).
27Colon (2021) a raison d’insister sur l’affaiblissement ou le contournement des gatekeepers (ou portiers) traditionnels, chargés de rendre publique l’information au sens large du terme, qu’il s’agisse des journalistes, éditeurs, etc. Tout le monde s’accorde sur ce fait mais, contrairement à une idée reçue, cet affaiblissement ne conduit pas à une désintermédiation généralisée qui rendrait possible l’accès direct à la vérité. La parole publique est en effet accessible à un nombre beaucoup plus grand de personnes mais elle est encadrée, filtrée et exploitée avec une intensité inégalée par des plateformes de type Facebook, Google, Amazon, Apple et tant d’autres. Les publics ne sont d’ailleurs pas dupes de ces transformations. Comme le note justement Jeanne-Perrier, [ils] « ont bien perçu que des corps intermédiaires persistent ; ils s’incarnent désormais dans les plateformes sociales elles-mêmes et dans l’émergence de nouveaux acteurs, comme les conseillers en communication digitale » (2018).
- 6 Voir à ce sujet, deux enquêtes journalistiques dans Le Monde et Libération : Mestre (2022) et Menug (...)
28À cet affaiblissement concourent également les simulacres de débats organisés à longueur d’antenne par certaines chaînes d’information continue, CNews en France en premier lieu6. Ce phénomène, loin d’être anecdotique, participe d’une « polarisation des médias » déjà repérée par Colon (2021) dans le contexte nord-américain. Il a en effet montré que, aux États-Unis, le style de Fox news a largement influencé les autres chaînes de télévision, notamment CNN et MSNBC, mais aussi ailleurs. Ces chaînes contribuent également au dévoiement même de la notion de débat qui s’apparente davantage à un pugilat où toutes les opinions se valent et tous les coups sont permis.
29Cet affaiblissement profite à l’ensemble des actions de lobbying qui, si elles ne sont pas nouvelles, bénéficient d’opportunités inégalées. Colon insiste sur le fait que la « post-vérité » doit beaucoup au travail accompli par ce qu’il appelle « l’industrie des relations publiques qui, pour défendre les intérêts de certaines grandes entreprises ou filières industrielles, a eu recours à des techniques visant à saper la notion de vérité objectivable » (2021 : 339). Inversement, pourrait-on dire, elles ont contribué à rendre plausible l’avènement de cette notion de « post-vérité ». Le terme d’industrie nous semble intéressant dans la mesure où il rend compte de la rigueur des méthodes et de l’étendue des moyens déployés. Mais il nous semblerait, dans une acception plus large, plus juste d’évoquer des « industries (au pluriel) de l’influence » dont les procédés se sont considérablement rénovés et sophistiqués, allant jusqu’à la préemption de l’intérêt général par des sociétés tierces ou des associations-écrans. « Post-vérité » ou pas, les industries de l’influence savent s’inviter à la table de la vérité.
30Les cas ne sont pas choisis successivement dans chacune des trois sphères que nous avons distinguées. Il s’agit volontairement de deux cas transversaux, symbole du brouillage des frontières. Nous voudrions en effet insister sur l’enjeu central de la circulation des idées, des faits, des acteurs au sein d’une sphère ou entre plusieurs d’entre elles, en mettant en valeur ce qu’il y a de nouveau ou d’amplifié. Il nous semble en effet impératif de raisonner en termes d’interdépendances, en rapport avec le concept de trivialité cher à Yves Jeanneret (2014) : ces deux cas essaieront de montrer comment circulent les faits ou informations ayant une prétention à l’établissement de la vérité.
31Il importe tout d’abord de préciser de quoi l’on parle. Trois acceptions de l’information sont couramment distinguées : l’information-donnée, l’information-document et l’information-fait d’actualité (Petit, 2020 : 43). Ces trois types d’information appartiennent à des cultures différentes et renvoient à des métiers précis : le premier type d’information est travaillé par l’informaticien, le deuxième par le documentaliste, le troisième par le journaliste. La notion de traitement de ces informations est cruciale et n’a évidemment pas le même sens pour chacune.
32Étudier la circulation d’une information n’a donc pas le même sens selon l’acception retenue et il faudrait, idéalement, pouvoir le faire systématiquement au sein de l’une des sphères retenues et entre celles-ci. Peut-être est-il cependant plus facile de commencer par s’interroger sur la circulation d’un fait au sein de la sphère médiatique : pour cela, on peut s’appuyer sur les rubriques de vérification d’information des principaux journaux ; on peut également étudier la circulation d’un document ou d’un fait au sein des trois sphères scientifique, médiatique et politique.
33Cédric Fluckiger (2019) nous offre l’occasion d’étudier cette question dans le champ du numérique éducatif. L’auteur y déplore la persistance dans la sphère politique de ce qu’il qualifie de mythe : l’existence d’une notion – le « numérique » – omniprésente et si mal définie, un mode de questionnement récurrent sur les « effets » ou la recherche non moins récidivante d’une transformation de l’éducation par le numérique. S’interrogeant sur les raisons de la persistance de ces mythes, il y voit principalement une « déconnexion presque totale entre les résultats de recherche et les discours d’accompagnement des politiques publiques » (Fluckiger, 2019 : 6). Nous ne faisons pas nôtre cette idée de déconnexion, il s’agit précisément d’étudier cette circulation entre les différentes sphères.
34Elle peut se faire de façon privilégiée en se focalisant sur l’étude d’un genre discursif à part entière, le rapport. Il est en effet un « macro-genre discursif historiquement situé, ancré dans une sphère sociale d’activité précise, pourvu d’une double visée informative et descriptive identifiable à des formes langagières récurrentes et s’articulant au sein d’une sphère d’activité donnée avec des genres voisins » (Née, Oger et Sitri, 2017). Il présente également l’intérêt de se situer précisément à l’intersection de ces trois sphères. En schématisant un peu, on pourrait dire que, dans sa quête de légitimité, il fait état d’informations scientifiques, il peut avoir une résonance médiatique et des conséquences politiques importantes quand bien même la doxa veut qu’il ne serve à rien. Certains rapports ont eu des conséquences directes sur l’évolution de la législation, d’autres par le retentissement médiatique qui a été le leur ont influencé durablement les politiques publiques pendant plusieurs années. On peut citer le rapport Nora-Minc sur l’« informatisation de la société » (1977) qui a créé le mot « télématique » (par contraction de téléphone et informatique) et a servi de lancement d’un réseau propre à la France et au choix du Minitel.
35Sur le sujet largement débattu du numérique éducatif, un nombre considérable de rapports sortent chaque année. Que l’on en juge par une typologie de la production récente. On y trouve des rapports commandés par le gouvernement aux corps d’Inspection, des rapports commandés à des personnalités connues dans l’espace public (Jean-François Taddei, Cédric Villani), des rapports commandés à des personnalités politiques, des rapports émanant des assemblées (Assemblée nationale, Sénat, Conseil économique, social et environnemental), des rapports produits par des organismes officiels spécialisés (Académie des sciences, Conseil national du numérique, Cour des comptes), des rapports produits par des collectivités territoriales, des rapports écrits par des instances internationales (OCDE, UNESCO), des rapports réalisés par des think tank aux orientations politiques diverses qui se sont autosaisis de questions vives (Terra Nova, Institut Montaigne, Fondation Jean-Jaurès).
36Xavier Levoin (2017), analysant une partie de cette production, a distingué, exemples précis à l’appui, trois modalités de circulation des discours d’un rapport à l’autre : la reformulation basée sur un travail de réécriture qui va au-delà de la seule condensation de l’énoncé, la citation avec la recherche d’un effet d’autorité et la formule, énoncé relativement figé porteur d’enjeux socio-politiques majeurs, qu’ils soient explicites ou implicites (ici : la « révolution numérique » et le « retard français » en arrière-plan). Levoin conclut que les discours sur le numérique présentent « les principales caractéristiques d’une configuration idéologique, qui dessine un projet éducatif fondé sur une articulation entre outillage numérique, créativité, innovation, et employabilité » (2017 : § 52).
37En somme, en tant qu’outil privilégié de la circulation de l’information entre les trois sphères, les rapports contribuent à la mise à l’agenda politique de questions jugées importantes en proposant un cadrage général voire les termes précis d’un débat public, sous la forme d’énoncés étayés par la mobilisation d’éléments scientifiques et tendant donc à se présenter comme vrais.
38La vérité en politique n’est ni définie une fois pour toutes par une autorité, ni non plus par la voix qui porte le plus fort dans la sphère médiatique. Elle est le produit d’une circulation complexe, au résultat toujours provisoire, mobilisant habilement des arguments d’autorité variés. Cette circulation est même une condition nécessaire à l’établissement de la vérité, l’importance de la circulation des énoncés pouvant même constituer en soi une preuve de leur véracité. Dans cet exercice complexe, il est d’ailleurs intéressant de souligner le rôle éminent joué par les experts, devenus à la fois indispensables passeurs et principaux catalyseurs de la crise que nous évoquions plus haut.
39Certaines circulations orientées de l’information s’appuient sur des mécanismes d’instrumentalisation des sciences qui, pour certains, sont bien connus, pour d’autres, moins évidents à mesurer. Des travaux récents en sciences humaines et sociales sur les groupes de pression, particulièrement dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation, illustrent la fécondité d’investigations outillées.
40Daniel Benamouzig et Joan Cortinas Muñoz ne se contentent pas de traiter la question en termes de conflits d’intérêts qu’il s’agirait de mieux prévenir. Ils s’intéressent au spectre large des stratégies mises en œuvre par l’industrie agro-alimentaire pour défendre ses intérêts et peser, autant que possible, sur la décision publique. « Considérée de manière systémique, cette influence s’exerce pour l’essentiel en dehors de tout cadre formalisé et a fortiori transparent, qui garantirait un débat équilibré entre les parties prenantes » (Benamouzig et Cortinas Muñoz, 2022 : 14).
41Ils proposent donc une analyse en termes de « champ organisationnel » institué pour interférer dans les débats scientifiques et leur résonance médiatique. Il faut entendre par là l’ensemble des activités qui cherchent à promouvoir des conceptions, des cadres ou des champs d’action appropriés, et à enrôler des individus et des organisations dans un projet collectif.
42Trois stratégies principales sont décrites ici :
-
La production de discours et de messages dans le cadre de débats (produire des savoirs scientifiques, des arguments techniques, économiques, légaux, philosophiques ou moraux).
-
Les stratégies relationnelles ou stratégies de représentation d’intérêts (augmenter par des contacts directs la recevabilité des énoncés produits).
-
Les actions pour renforcer ou réduire le crédit symbolique accordé à des organisations et des individus.
43Si discréditer l’adversaire, prétendre servir l’intérêt général, mettre la science dans sa poche, donner l’impression d’avoir l’opinion de son côté, faire peur au consommateur, faire diversion, transformer, gagner les décideurs et les experts à sa cause, influencer les journalistes ne sont pas choses nouvelles, les actions de lobbying contemporaines se nourrissent de la circulation accrue des énoncés que la technique permet en tentant d’organiser à l’échelle industrielle cette circulation au profit des intérêts défendus, de la perte de légitimité des discours d’autorité ou d’une porosité plus importante entre les sphères que Foucart, Horel et Laurens illustrent par la « zone mondaine de la science » (2020 : 195).
44Certains phénomènes nous semblent en voie d’amplification. Ainsi dans la production de connaissances, les influences directes ou indirectes des entreprises dans le financement de la recherche sont plus marquées, ne serait-ce que par la formulation des thématiques, voire des hypothèses et des méthodes privilégiées dans les appels à projets. La fabrique du doute est susceptible aujourd’hui de prendre des formes plus variées, allant de l’exigence exprimée à découvert de preuves supplémentaires à des tentatives de déstabilisation orchestrées de manière masquée en utilisant toute la panoplie des relais d’influence qu’offrent les développements techniques et médiatiques récents.
45L’influence nous semble être la grande affaire de ce siècle. La question n’est certes pas nouvelle, mais les mécanismes s’en sont considérablement sophistiqués et la plupart du temps, pas au grand jour. Il nous semble d’intérêt public d’apporter une connaissance fine de ceux-ci au-delà des cercles initiés.
- 7 Manière d’interpréter tendancieusement les événements, propre aux tenants de la théorie du complot (...)
46Il ne s’agit pas de rajouter du discrédit mais de lutter, à sa manière, contre la suspicion généralisée et le complotisme7. En effet, ce manque de transparence dans ces jeux de pouvoir induit des visions caricaturales des protagonistes : des décideurs « faibles, manipulés ou corrompus », des industriels « manipulateurs, cyniques et sans scrupule ». On pourrait ajouter des scientifiques « complices ». Rendre visibles certaines choses masquées c’est introduire des éléments de vérité dans le débat public.
47Cette cartographie critique doit également dévoiler une complexité, des rapports conflictuels, des intérêts divers afin de couper court à la tentation d’y voir les agissements d’un ordonnateur commun fomentant un complot. Benamouzig et Cortinas Muñoz ne disent pas autre chose : « Ces éléments justifient l’intérêt d’aborder l’influence dans le secteur agro-alimentaire comme un espace traversé par des désaccords et des oppositions entre organisations plutôt que comme le lieu d’une action homogène et consensuelle » (2022 : 130).
48En s’inspirant des travaux de ces deux sociologues sur les groupes de pression, il s’agirait, dans une approche interdisciplinaire élargie aux sciences politiques et aux sciences de l’information et de la communication, de comprendre dans plusieurs secteurs (à commencer par l’industrie agro-alimentaire mais à élargir à l’industrie phytosanitaire, aux champs de l’éducation et du numérique également) comment fonctionne précisément le « champ organisationnel » institué pour interférer dans le débat public par différents médias. Cette approche originale a le mérite de ne pas limiter l’analyse à d’éventuels conflits d’intérêts individuels qu’il s’agirait de mieux réguler par des comités de déontologie mieux formés.
49Les enjeux constituent souvent des angles morts de la réflexion. Les mettre au jour permet de faire une cartographie précise des intérêts contradictoires en présence et de leur manière qu’ont les acteurs de les faire avancer. Les logiques communicationnelles sont alors très importantes à analyser : elles sont fines et complexes et ne se limitent pas à un lobbying direct ni à une présence active sur les réseaux sociaux. Pour atteindre le but, l’interdisciplinarité et le partenariat entre institutions partageant les mêmes valeurs sont nécessaires8.
50Il faudrait en particulier investir les « zones grises », c’est-à-dire dans la sphère politique, les agences de communication politique, les « communicants » entourant le personnel politique, etc. ; dans la sphère scientifique, la « zone mondaine de la science » ; dans la sphère médiatique, les journalistes scientifiques et politiques. Jeanne-Perrier souligne que « le paysage de l’information politique s’est complexifié, entre faux médias, prêts à désinformer et à propager des messages propagandistes, et messages politiques bien ficelés. Il existe désormais un large spectre d’agences de communications, d’influenceurs ou de prises de paroles de politiques qui mettent les discours en concurrence directe les uns avec les autres, aux journalistes d’aider les usagers à les démêler » (2018).
51Les industries de l’influence, qu’elles soient le fait de lobbyistes ou d’influenceurs, se doivent de maîtriser cette circulation complexe de l’information dans ces zones grises. La responsabilité des chercheurs est de mettre au jour ces mécanismes, celle des journalistes de les poser dans le débat public. Une alliance entre chercheurs et journalistes est d’autant plus nécessaire que la matière se complexifie.
52Nous préconisons l’élaboration de synthèses sur de grandes questions opérées par des scientifiques de plusieurs disciplines, accessibles à des non-scientifiques, en n’éludant pas les conditions d’élaboration de ces « vérités », en n’omettant pas de traiter des « questions vives », c’est-à-dire les doutes et les questionnements en cours, en n’évacuant pas les controverses scientifiques (à distinguer des polémiques) et en donnant aux citoyens les moyens d’en comprendre les enjeux.
- 9 On peut en voir un exemple d’application dans la classe sur le site de l’Institut français de l’édu (...)
53Les questions à traiter ne manquent pas. Il peut s’agir de grandes questions comme le changement climatique, la transition environnementale ou l’eau potable (production, distribution, usages, etc.), mais aussi de synthèses plus courtes sur des thèmes plus circonscrits. Pour rendre compte de manière critique d’un état des savoirs sur une question, on pourrait s’inspirer de la cartographie des controverses de Bruno Latour, mais en prenant soin d’en traduire les résultats pour différents publics suivant plusieurs niveaux de lecture9.
54Mais parallèlement, il nous faut également repenser collectivement la diffusion de ces actions et nous interroger aussi en termes d’influence. Dans un premier temps, il faut trouver le support éditorial et les partenariats médiatiques à même d’atteindre les différents publics visés. C’est un préalable indispensable mais qui ne garantit en rien l’inscription dans le débat public dont on a aperçu la complexité des mécanismes. Pour s’en donner les moyens, dans un deuxième temps, il faudrait peut-être réfléchir à une cellule susceptible d’alimenter un réseau de think tank partenaires en états des lieux solides sur des questions scientifiques qui animent le débat public, ou sur des manières d’élaborer des questions susceptibles d’être inscrites à l’agenda public et médiatique.
55Enfin, dans un troisième temps, cette cellule permettrait des interventions directes ciblées auprès d’acteurs socio-économiques et politiques, locaux, nationaux et européens, au fur et à mesure de la progression des connaissances des modalités d’action des différents acteurs sur les thématiques jugées prioritaires. Avec sur ce point, un tabou à vaincre : faut-il aller jusqu’à créer un think tank public ?
56La question de la vérité en politique est complexe et, on l’a vu, elle l’est de plus en plus. Pour ne pas se limiter à des solutions simplistes, il faut accepter cette complexité en ne se limitant pas à des causes techniques : c’est la faute à Internet, aux écrans, aux réseaux sociaux, etc.
57À propos de l’efficacité d’une propagande ciblée grâce aux outils de traçage, Colon dit que « si nous en sommes arrivés là, ce n’est pas seulement du fait des progrès de la science et des mutations du système technicien, c’est aussi parce que l’espace public s’est rétréci et affaibli, du fait principalement de la crise des médias traditionnels et de la polarisation de la vie politique, dans un contexte de concentration croissante des médias et de crise des démocraties » (2021 : 378).
58Évidemment on peut être légitimement impressionné devant de tels enjeux. Mais si on ne fait rien, le risque est grand de voir disparaître la notion d’intérêt général, ou plutôt accepter d’en faire la résultante de l’affrontement de divers groupes de pression. On pourrait objecter que la scène ou le théâtre politiques servent précisément à cela, mais cette (re)légitimation de l’action publique peut-elle se passer de grands récits structurants ? N’oublions pas que ce que l’on a parfois appelé la « geste gaullienne » qui reposait sur des vérités historiques incontestables prenait également quelques libertés avec l’Histoire en répandant le mythe d’une France qui aurait été tout entière résistante. Peut-être était-ce le prix à payer pour éviter une guerre civile à la Libération et retrouver une légitimité de l’action publique lorsque l’État avait à ce point été défaillant ? Serait-ce encore possible aujourd’hui ? Nous vivons une époque paradoxale : les vérités, quelles qu’elles soient, n’ont jamais été autant contestées, et pourtant la recherche de vérité est une exigence de plus en plus grande tandis que la question de la vérité n’a jamais été aussi complexe à traiter. Ma proposition peut finalement se résumer ainsi : dans l’expression « recherche de vérité », peut-être faudrait-il se focaliser davantage sur la recherche que sur la vérité révélée ou assénée par des autorités, quelles qu’elles soient ? C’est finalement à un art du questionnement que nous sommes conviés collectivement.