Skip to navigation – Site map

HomeNumérosvol. 24, n° 1Présentation

Full text

1La pandémie de COVID-19 qui continue de secouer le monde, et le risque pour la vie et la sécurité des personnes qu’elle présente, a rendu nécessaire la prise de milliers de décisions par les autorités administratives de différents niveaux. Ces décisions avaient pour objet tant le ralentissement de la progression de la maladie, l’émission de mesures de contrôle des conséquences de celle-ci, ou le déploiement de mesures réactives aux conséquences indirectes de la pandémie sur la santé, l’économie, ou les services aux citoyens, pour n’en nommer que quelques-uns. De plus, considérant l’urgence, plusieurs pouvoirs publics ont dû ou ont pu être exercés sans tenir compte des règles procédurales (par exemple des mesures d’équité, de consultation ou autres exigences de forme) qui doivent normalement précéder leur expression – voir par exemple le Décret 177-2020 déclarant l’état d’urgence sanitaire sur tout le territoire québécois du 13 mars 2020 (Gazette officielle, 2020).

2L’objectif du présent numéro de la revue Éthique publique est d’explorer dans quelle mesure la crise a modifié ou modulé l’environnement éthique des décideurs publics en vue, le cas échéant, d’en tirer des leçons en prévision de prochaines crises et de déterminer des stratégies ou pratiques susceptibles de guider l’exercice des pouvoirs publics en temps de crise.

3À cette fin, Couture-Ménard, Blackburn-Boily, Bernier, Ménard, Bernier, Breton, Kouri et Bernatchez examinent l’exemple de déploiement progressif que constitue la réglementation du port du masque. Puisqu’une crise comme celle de la pandémie de COVID-19 peut se dérouler sur une longue période, plutôt que de survenir tel un tremblement de terre, les auteurs discutent l’évolution de cette mesure pendant la pandémie. Dans un tel contexte, les réponses des autorités publiques peuvent être déployées graduellement et sous plusieurs formes, au fil du développement de la crise et de l’évolution des perceptions et des nouvelles informations qui deviennent accessibles. Leur article démontre qu’il s’agit d’un cas où le droit de la gouvernance a pris le pas sur le droit étatique traditionnel. En appliquant la lentille de la densification normative (par l’entremise de critères tels que la multiplication et l’intensification des sources normatives) aux divers modes d’action publique relativement au port du masque au Québec, ils constatent que plusieurs normes non contraignantes ont été déployées graduellement avant l’imposition de normes contraignantes. Il en découle que le droit de la gouvernance peut contribuer à la densification normative, et cette densification aura des répercussions quant à l’effectivité des normes que les autorités publiques tentent ainsi de mettre en œuvre.

4Dans le contexte d’une crise sanitaire, les services de soins de santé publique risquent de se trouver rapidement submergés. Dans une telle situation – comme cela a été le cas lors de la pandémie de COVID-19 – face à des ressources limitées, ils n’auront d’autres choix que de traiter certains patients plutôt que d’autres. Bouthillier, Kramer et Moreau traitent des considérations entourant l’adoption d’un protocole de priorisation (le triage) dans les unités de soins intensifs au Québec. Appelé à faire des choix déchirants, un tel protocole fait manifestement intervenir moult considérations éthiques et pratiques. Plus particulièrement, l’élaboration d’un tel protocole de triage est un lieu où des courants philosophiques s’affrontent, dont l’utilitarisme – comment maximiser les bénéfices produits par les services de soins intensifs – et l’égalitarisme – comment traiter les patients de manière égale. Ultimement, après avoir trié par des critères cliniques, les protocoles de triage doivent incorporer des critères de sélection en cas d’égalité, ou tie breakers, lorsque les autres critères ne permettent pas de finaliser une décision. L’article argumente en faveur du recours au critère du « cycle de vie » plutôt que d’autres critères supplémentaires tels l’âge des patients, l’utilité sociale ou le hasard. Selon les auteurs, l’utilisation du cycle de vie présente plusieurs avantages, étant intuitif, égalitaire, relativement objectif et facile d’application. L’article présente les défis d’opérationnalisation auxquels le Québec a fait face lors du déploiement, au début de la pandémie, de son protocole de priorisation incorporant les cycles de vie.

5Le numéro poursuit avec deux articles qui étudient la gestion à court terme des problèmes à régler dans un tel contexte d’urgence : celle-ci s’effectue de manière différente qu’en situation normale. Les choix à opérer sont plus précipités, de sorte que les étapes courantes de gestion (planifier, organiser, diriger, contrôler) peuvent être escamotées. Par exemple, la planification se fait davantage à court terme, en réaction aux différents aspects de la crise qui se manifestent de façon consécutive et que le contrôle, pour sa part, se réalise plutôt à moyen ou à long terme. De même, l’évaluation des choix est reportée ou limitée car le temps presse. Ainsi, il y a un paradoxe apparent entre gérer la crise (à court terme) et contrôler les choix réalisés (à moyen terme). Il semble également y avoir un paradoxe entre gérer les événements issus de la crise et maintenir les activités opérationnelles régulières. Il est notamment difficile de préserver un équilibre adéquat entre la situation urgente et les activités opérationnelles récurrentes. Par exemple, le choix de sauver des vies aujourd’hui (dans la crise associée à la COVID-19) a nécessairement un impact sur la volonté de sauver des vies à plus long terme, dont le traitement différé des cas de cancers et d’opérations de nature diversifiée (Lacoursière, Touzin et Bilodeau, 2021). L’arbitrage entre ces choix difficiles est soumis à d’importantes considérations éthiques qui ne se manifestent qu’en situation de crise, alors que les ressources pour considérer ces enjeux éthiques sont limitées.

6À ce sujet, Mathieu, Girard et Talbot considèrent les enjeux éthiques auxquels ont été confrontés le personnel de la santé et les gestionnaires en soins de santé et en santé publique lors des premières et deuxième vagues de la pandémie de COVID-19. Deux défis éthiques vécus par les gestionnaires et le personnel clinicien sont abordés, soit l’adoption de la « politique de délestage des activités cliniques et les interventions auprès des usagers vulnérables dans les résidences privées pour aînés ». En ce qui concerne le délestage, les choix à faire concernaient, par exemple, des secteurs à privilégier, du personnel à rediriger vers d’autres établissements en cas de vocation dédiée temporairement, ainsi que de la clientèle à traiter avec peu de ressources soignantes. Quant aux usagers vulnérables, les décisions avaient trait au fait de traiter ces gens avec le peu de ressources disponibles, dans un contexte inédit, et simultanément être confronté aux décisions prises par les responsables de ces établissements. Les auteurs relatent comment certaines initiatives locales ont pu aider à considérer les inégalités sociales de santé et à faire face aux défis susmentionnés. Ils invitent les décideurs publics à recourir au principe de bienfaisance pour les guider dans les actions futures, notamment pour prendre soin des soignants et réfléchir au fonctionnement du réseau de la santé.

7Pour sa part, le texte de Bégin, Boisvert et Charbonneau fait état du rôle des services policiers et des patrouilleurs dans l’application de décrets émanant de la Loi sur la santé publique en contexte de COVID-19. Les auteurs s’intéressent à l’exercice du pouvoir discrétionnaire des patrouilleurs dans ce contexte extraordinaire, plus particulièrement aux enjeux éthiques associés à l’utilisation de cette discrétion. Ils recensent trois thèmes qui justifient l’emploi de la discrétion par les patrouilleurs et par conséquent, leur choix de ne pas sanctionner les personnes qui contreviennent aux conditions prévues aux décrets. Ces thèmes sont relatifs au fait que les citoyens méritent (ou non) le billet de l’avis des patrouilleurs, de l’ampleur des amendes ainsi que d’une comparaison entre les comportements répréhensibles des citoyens selon les décrets et le comportement des patrouilleurs dans une situation similaire. La perte de repères habituels en contexte de COVID-19 pour les patrouilleurs contraints d’agir différemment amène à réfléchir sur les organisations policières et sur les contraintes législatives qui leur sont imposées. Ces dernières ont des impacts considérables sur la relation qu’ont les patrouilleurs avec les citoyens. La réflexion doit aller au-delà des patrouilleurs et de leur discrétion, elle doit également porter sur le contexte qui a créé un champ de pratiques différent pour ces patrouilleurs.

8De plus, l’appréciation de l’efficacité des décisions prises dans un contexte d’urgence peut varier. D’une part, des mesures adoptées en réponse à une crise pourraient se révéler populaires auprès des personnes visées par celles-ci, lesquelles continueront de réclamer la mesure après la fin de la crise. D’autre part, ces décisions pourraient ne pas avoir l’effet escompté, même à court terme, par exemple lorsque les personnes à qui ces mesures s’adressent ne réagissent pas de la manière prévue ou espérée. Cela amène le décideur à s’interroger sur ses possibilités d’action ainsi que sur les considérations (éthiques, économiques, humaines) qui doivent guider ses choix.

9Outre les décisions et leurs retombées, il existe également des enjeux relatifs au processus de gestion de crise. Celui-ci soulève, à certains égards, des questions se rapportant à la gestion du changement. Par exemple, la gestion du changement implique de prévoir une série de cibles d’actions et de stratégies qui favoriseront le passage d’une situation insatisfaisante à une situation désirée (Collerette, Lauzier et Schneider, 2013). Un constat similaire vaut pour la crise. D’ailleurs, l’ampleur de la crise est à considérer par rapport au type de démarche de gestion de crise considéré, et aura des conséquences quant à l’identité des acteurs à mobiliser ou à la détermination des décideurs appropriés. Can M. Alpaslan (2009) suggère d’ailleurs une conception large (plus inclusive) des parties prenantes lors de gestion de crise. Peut-on tirer des leçons des activités qui sont associées (préparation, identification des détenteurs d’enjeux, stratégie de communication, formation, etc.) à la gestion du changement pour gérer le quotidien d’une crise qui s’éternise ? Se pose également la question de la mobilisation du sens éthique de la population face à la crise.

10À cet égard, le texte de Lalonde et Dufour accentue le travail ingrat réalisé par les soignants (infirmières et préposés aux bénéficiaires) dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée. Les auteures font quatre constats relatifs à ce travail, à savoir qu'il est fortement critiqué, qu'il implique une dose importante d'émotions à gérer, qu'il amène des stratégies de protection de l'identité et, bien qu'il y ait eu une aura de héros autour de ces métiers durant la pandémie, que celle-ci ne se répercute pas du point de vue de la gestion des risques associée à ces métiers. En parallèle, ces établissements de soins de longue durée connaissaient différents problèmes avant la pandémie, dont certains associés à la gestion des ressources humaines, d’autres à la scission entre les professions et enfin, certains liés à la centralisation accrue du réseau de la santé. Pour faire face à cette réalité de travail ingrat dans un contexte difficile, les auteures proposent d’intégrer des considérations de développement organisationnel et de gestion éthique des soins dans les centres d'hébergement de soins de longue durée (CHSLD). Plus précisément, les auteures suggèrent que les gestionnaires devraient démontrer une sensibilité éthique au quotidien envers ces soignants, faire preuve de leadership éthique ainsi que consolider une culture d’empathie. Ces grands principes sont ensuite déployés dans une diversité d’activités opérationnelles qui permettent de traiter les difficultés identifiées.

11Dernier article du dossier principal, le texte de Clément et Roux-Dufort jette un regard novateur sur la gestion de crises en y superposant le schéma narratif de la tragédie grecque. Pour appliquer une telle lentille, les auteurs proposent d’abord une définition de « crise tragique », soit une crise inéluctable dont les conséquences dépassent les pouvoirs des dirigeants d’en contrôler les conséquences catastrophiques. Faisant face à un tel scénario, le dirigeant crée une « réalité concurrente » dans laquelle il recouvre un certain pouvoir sur son environnement; à l’intérieur de cette réalité, il peut prendre certaines décisions fondées sur son intuition afin de faire miroiter la possibilité d’une sortie de la crise. Dans une crise tragique, cette intuition amène le dirigeant à sacrifier l’équilibre sociétal afin de faire face à la crise, ce qui précipite davantage la crise. Ultimement, les dirigeants réalisent que les mesures mises en place n’ont pas eu l’impact voulu sur la crise réelle. Cette contribution débouche sur des recommandations visant à améliorer la gestion de crises ainsi qualifiées (ce qui touche non seulement les pandémies ultérieures mais également, par exemple, la crise climatique) : la sortie de crise tragique devrait passer par des « espoirs mobilisateurs » visant l’atteinte d’une vision particularisée d’un avenir meilleur.

12Bien que l’adage Salus populi suprema lex (« le salut du peuple est la loi suprême ») accorde une liberté d’action importante aux décideurs publics d’un point de vue strictement légal (en ce sens que leurs décisions visant à protéger la population ne seront généralement pas annulées par les tribunaux), leurs décisions n’en restent pas moins assujetties à l’éthique et leur conformité aux attentes des citoyens – qu’il faut évidemment être en mesure de bien identifier ‑ feront l’objet de débats publics, pendant et après la crise.

13Pour conclure, ce numéro spécial sur la gestion éthique des pouvoirs publics en temps de crise se penche donc sur la décision du gouvernement du Québec d’imposer un couvre-feu qualifié d’historique (Ouellette-Vézina, 2021) à deux reprises pendant la pandémie. Cette décision exceptionnelle, visant ostensiblement la gestion de la crise, a provoqué la controverse et fait l’objet de diverses critiques. La section « débat » regroupe divers points de vues scientifiques cherchant à mettre cette décision en contexte. D’abord, Fyson explore l’histoire des couvre-feux au Québec du XVIIe siècle à nos jours. Ensuite, Daly explique les rôles respectifs des branches judiciaires et exécutives dans la formulation et la mise en œuvre d’une telle mesure. Puis, Savard discute la cohérence du couvre-feu par rapport à d’autres décisions prises pour faire face à la COVID-19. Enfin, Simard critique le fait d’y avoir eu recours.

14En complément du dossier principal de ce numéro, la direction de la Revue publie deux articles dans la section Zone libre. Dans le premier, Gingras et Janel s’intéressent à l’organisation des communications au centre du gouvernement fédéral canadien, plus particulièrement au Bureau du conseil privé (le BCP). Sur la base d’une analyse de données sur les ressources, les structures et les pratiques de communication identifiées dans les offres d’emploi, les auteurs soutiennent qu’un glissement s’opère vers la politisation de l’appareil de communication. Cette politisation serait à la fois fonctionnelle et structurelle, toutes deux conduisant à la difficulté de bien distinguer les affaires gouvernementales des affaires plus directement partisanes. Cette évolution ajoute à la tension ayant toujours existé entre les obligations de loyauté et d’impartialité qui sont imposées aux acteurs de la fonction publique. Dans le second article, Rodrigues-Rouleau, Bchi et Lagacé interrogent les prétendues vertus d’un retrait graduel des travailleurs âgés du marché du travail, souvent encouragé au nom d’une vision de l’équité intergénérationnelle qu’ils jugent moraliste. Prenant le contrepied de cette vision, les auteurs mettent de l’avant une éthique préventive qui conduit les auteurs à nuancer considérablement, voire à récuser tout à fait, certaines analyses faites au nom de l’équité intergénérationnelle. Cette éthique préventive les amène notamment à souligner certains bénéfices de la rétention des travailleurs âgés et, surtout, à avancer l’idée de solidarité intergénérationnelle.

Top of page

Bibliography

Alpaslan, Can M. (2009). « Ethical Management of Crises: Shareholder Value Maximisation or Stakeholder Loss Minimisation? », The Journal of Corporate Citizenship, no 36, p. 41-50.

Collerette, Pierre, Martin Lauzier et Robert Schneider (2013). Le pilotage du changement, Québec, Presses de l'Université du Québec, 2e édition.

Gazette officielle du Québec (2020), Décret 177-2020 du 13 mars 2020, déclarant l’état d’urgence sanitaire sur tout le territoire québécois, [en ligne], http://www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/dynamicSearch/telecharge.php?type=1&file=2020F%2F72098.PDF (consulté le 29 juillet 2022).

Lacoursière, Ariane, Caroline Touzin et Émilie Bilodeau (2021), « Les victimes du délestage : Des soins reportés, des vies écourtées », La Presse, 27 janvier, [en ligne], https://www.lapresse.ca/covid-19/2021-01-27/les-victimes-du-delestage/des-soins-reportes-des-vies-ecourtees.php (consulté le 29 juillet 2022).

Ouellette-Vézina, Henri (2021), « Du jamais-vu » | Le Québec entame un mois de couvre-feu historique », La Presse, 9 janvier, [en ligne], https://www.lapresse.ca/covid-19/2021-01-09/du-jamais-vu/le-quebec-entame-un-mois-de-couvre-feu-historique.php (consulté le 29 juillet 2022).

Top of page

References

Electronic reference

Stéphanie Gagnon and Nicholas Jobidon, “Présentation”Éthique publique [Online], vol. 24, n° 1 | 2022, Online since 03 September 2022, connection on 07 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/7118; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.7118

Top of page

About the authors

Stéphanie Gagnon

Stéphanie Gagnon est professeure à l’ENAP depuis mai 2005 et professeure titulaire depuis 2018. Elle y enseigne notamment les cours « Théories des organisations » au 3e cycle et « Gestion du changement » au 2e cycle. Elle a obtenu le prix d’excellence en enseignement de l’ENAP en 2010. Depuis plusieurs années, elle s’intéresse au milieu policier. Elle y a notamment étudié le phénomène de la traduction de la police communautaire dans les pratiques policières et y a également analysé la gestion des émotions en contexte extrême. En outre, elle s’intéresse à la coexistence d’une pluralité d’intérêts dans les projets collaboratifs. Ses plus récents travaux ont été publiés dans Public Management Review, Public Organization Review et Evidence and Policy.

Nicholas Jobidon

Nicholas Jobidon est professeur de droit public à l’École nationale d’administration publique (ENAP) et membre du groupe d’étude sur la gouvernance et la passation des marchés publics. Il s’intéresse principalement au droit des marchés publics, incluant toutes les étapes de la passation de contrats, et est co-auteur de la Loi commentée sur les contrats des organismes publics. Ses recherches portent également sur l’encadrement juridique de l’exercice des pouvoirs publics.

By this author

Top of page

Copyright

The text and other elements (illustrations, imported files) are “All rights reserved”, unless otherwise stated.

Top of page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search