1Alors que dans les années 1970 et 1980, l’Occident plébiscitait les retraites hâtives au regard du chômage de masse, les discours gouvernementaux et médiatiques contemporains valorisent désormais la présence des travailleurs âgés, compte tenu des défis du vieillissement populationnel et des enjeux de soutenabilité des retraites comme des programmes sociaux qui en découlent (Oyaro Gekara, Snell et Chhetri, 2017). Ces discours résonnent plus particulièrement dans un contexte endémique de pénuries de main-d’œuvre au Canada, récemment aggravées par la pandémie de COVID-19 et la diminution corollaire des arrivées d’immigrants et de travailleurs étrangers temporaires (Institut du Québec, 2021). En ce sens, l’augmentation continue du poids des 55 ans et plus dans la population active canadienne et québécoise est rassurante. Il est passé, entre 1981 et 2021, de 9,6 % à 21,8 % au Québec, et de 10,6 % à 21,9 % au Canada (Statistique Canada, 2022a) – reflet des tendances démographiques et de l’allongement de l’espérance de vie, mais aussi, de l’évolution des mentalités, des préférences et des besoins financiers parmi cette classe de citoyens (Lecompte, 2020).
2Or, le discours sur les avantages macroéconomiques du maintien en emploi des travailleurs âgés se bute encore à des craintes. Aux États-Unis, 44 % des jeunes travailleurs (18-29 ans) s’inquiètent que l’accroissement du nombre d’aînés dans la main-d’œuvre freine leur avancement professionnel ou l’emploi des jeunes en général (Soergel, 2019). Dans le même esprit, des études en psychologie témoignent du ressentiment qu’éprouvent de jeunes travailleurs à l’endroit des travailleurs âgés, qui sont vus comme s’accrochant à leurs postes d’influence ou à leurs emplois (North et Fiske, 2013 et 2016). Pareille hostilité reflète, plus largement, le sentiment de peur – documenté par des études empiriques auprès de populations de tous âges et de plusieurs pays –, d’un monopole, voire d’un épuisement des ressources naturelles, financières, mobilières, médicales, etc., par les personnes les plus âgées (Ayalon, 2019). Il s’en faut alors de peu, dans ce contexte, pour que soient portées des injonctions aux populations âgées afin qu’elles s’effacent progressivement de la société sous couvert d’équité intergénérationnelle (Ayalon, 2019).
3Popularisé par le philosophe John Rawls (1971/2020) dans A Theory of Justice, le concept d’équité intergénérationnelle renvoie à l’idée d’une justice temporelle, où les sociétés d’aujourd’hui se questionnent sur ce qui est juste d’exploiter dans le temps présent et de léguer aux sociétés futures. Ce concept est donc généralement compris comme un contrat social entre générations encadrant la redistribution des ressources évoquées précédemment, basé sur des prémisses de « réciprocité (soutien mutuel entre générations), d’équité (relation équitable entre ce qui est utilisé par une génération et redonné à la suivante) et d’égalité (maintien de conditions similaires à travers les générations) » (notre traduction) (Wildman et al., 2021 : 2).
4Il n’est pas ici notre intention de nier l’existence de facteurs d’iniquités intergénérationnelles – pensons aux jeunes générations actuelles, à qui seront légués le défi de la crise climatique (Lefebvre, 2013/1), des difficultés accrues d’accès à la propriété (Kershaw, 2018) et un fardeau fiscal plus élevé sur l’ensemble de leur vie (Mahboubi, 2019). Nous retenons, en revanche, la mise en garde d’anthropologues comme Solange Lefebvre (2013/1) ou de sociologues comme Claudine Attias-Donfut (citée dans Attias-Donfut et Loriaux, 2013/1) contre le potentiel clivant de l’équité intergénérationnelle, souvent instrumentalisée pour faire porter, sur les seules épaules des personnes âgées, toutes les difficultés économiques des jeunes. Nous ajoutons que le concept revêt un caractère pernicieux quand il se drape de vertus morales : quand il s’accompagne, pour reprendre la définition que donne Paul Ricœur de la morale, de « normes », d’» obligations » et d’» interdictions » (1990 : 5). Pareillement, une certaine vision de l’équité intergénérationnelle en emploi contraindrait moralement les plus vieux à passer la main aux plus jeunes (emplois, promotions, formation, etc.), alors que les tendances démographiques (ex. : diminution du nombre d’actifs) commandent tout le contraire. Également, on peut s’interroger s’il est moralement acceptable d’inviter les travailleurs âgés à renoncer au monde du travail pour prétendument aider les plus jeunes. Aussi convient-il de passer cette vision moraliste de l’équité intergénérationnelle en emploi au tamis de l’éthique, fondée sur la réflexion critique des morales et des normes parfois arbitraires qu’elles génèrent en société (Lagarrigue et Lebe, 1997).
5Pour mener cette réflexion, ce texte s’inscrit dans les sillons de l’éthique préventive. Comme nous enseigne son application en bioéthique, l’éthique préventive engage la responsabilité des acteurs de la société à s’interroger en amont sur leur « conduite » et ses « finalités », en anticipant leurs « possibles dérives » et en ne créant pas « les conditions de nouvelles discriminations » (Toussaint, 2010 : 414). Son application dans le domaine de l’écologie, quant à elle, nous interpelle sur l’importance d’inventer les « conditions d’un état de viabilité et de bien-être pour tous les habitants de la planète » (Bai, 2004 : 51). Transposée à la question du travail, l’éthique préventive nous servira de prisme à travers lequel évaluer, dans la première partie de l’article, les dérives possibles d’une vision moraliste de l’équité intergénérationnelle. Notamment, son ignorance des iniquités âgistes qui jalonnent trop souvent les parcours professionnels des travailleurs âgés. Elle nous conduira, dans la seconde partie, à focaliser sur ce que la rétention des travailleurs âgés permettrait d’atténuer ou d’éviter en fait de conséquences indésirables découlant des tendances démographiques. L’éthique préventive nous mènera enfin à considérer, dans la dernière partie, la responsabilité des acteurs publics et privés (ex. : universitaires, gouvernements, entreprises) dans la prévention des retraites involontaires, la promotion de la solidarité entre travailleurs, la création de conditions de réussite pour l’ensemble des salariés, et la préservation des mécanismes sociaux qui autorisent les partages de solidarité entre générations. En définitive, l’éthique préventive favorise l’idée de solidarité intergénérationnelle. Contrairement à l’équité intergénérationnelle, souvent dévoyée pour nourrir une représentation conflictuelle des rapports entre générations (Attias-Donfut et Loriaux, 2013), la solidarité intergénérationnelle met l’accent sur l’» interdépendance positive entre les générations » et leurs « responsabilités réciproques » (Lefebvre, 2013/1 : 64).
6Avant d’amorcer l’analyse, il importe de préciser deux éléments. Au chapitre de la littérature consultée, d’une part, la réflexion critique sur une vision moraliste de l’équité intergénérationnelle ne saurait se limiter aux domaines économiques et démographiques, sauf à faire l’impasse sur les stéréotypes et les pratiques âgistes qui caractérisent le monde du travail et la société plus largement. D’où la nécessité de considérer également les domaines de la gérontologie, des ressources humaines, de la psychologie sociale et de la sociologie qui apportent des réponses en ces matières. S’agissant, d’autre part, de ce que nous entendons par travailleurs « âgés », notre article s’en remet au barème « 55 ans et plus », le plus souvent utilisé par Statistique Canada. Du reste, les travailleurs « jeunes » englobent habituellement les actifs âgés de 15 à 34 ans (Statistique Canada, 2015a et 2019), bien que cette fourchette change en fonction des études citées dans le présent texte. Au final, l’âge est en partie une construction sociale, dont les critères de définition varient grandement selon les perceptions individuelles et les contextes (ex. : milieu socio-économique, culture, époque, domaine d’activité) (Cruikshank, 2013).
7Une vision moraliste de l’équité intergénérationnelle sous-entend que les travailleurs âgés incarnent une classe de gens privilégiés, ayant accédé au monde du travail à une époque où les carrières étaient nécessairement plus stables et ascendantes. Aussi les travailleurs âgés, même lorsque compétents, seraient-ils moralement tenus de ne pas s’accrocher à leurs postes pour permettre à des générations moins bien loties de faire leur place dans le monde du travail (North et Fiske, 2013). Ici, l’approche de l’éthique préventive nous commande d’examiner si ce qui peut paraître équitable à première vue n’est pas en réalité inéquitable ; si la réparation de certaines injustices subies par les jeunes travailleurs n’entame pas une autre injonction éthique, celle de prévenir les injustices vécues par les travailleurs âgés. Comme le montrera la présente section, les exclure précocement du marché du travail nous mène sur la pente savonneuse de la dérive âgiste. Cela ne fait qu’ajouter aux stéréotypes négatifs et aux discriminations qui caractérisent déjà plusieurs fins de carrière, tout en ignorant les difficultés singulières que connaissent les travailleurs âgés dans le monde du travail.
8On doit la conceptualisation du terme âgisme au psychiatre Robert Neil Butler (1969) pour désigner les préjugés, stéréotypes et comportements défavorables sur la base de l’âge. Comme le souligne un rapport de l’Organisation mondiale de la santé (2021), l’âgisme cible tous les groupes d’âge, jeunes comme âgés, encore qu’une vaste littérature en sociologie et en psychologie sociale suggère que les plus âgés en sont plus particulièrement victimes (ex. : Perdue et Gurtman, 1990 ; Kite et al., 2005). L’une des explications réside, d’un point de vue sociétal, dans la priorisation collective de valeurs telles que l’autonomie et la performance, lesquelles alimentent le déni et la peur de vieillir – un paradoxe, d’ailleurs, compte tenu de l’allongement de l’espérance de vie (Bodner, 2009 ; North et Fiske, 2012). De même, notent des sociologues (Martz et Billé, 2018 ; Ennuyer, 2022), les discours publics, les politiques gouvernementales, voire la recherche universitaire, sont souvent teintés d’une injonction du « bien-vieillir », laquelle dissimule une forme de jeunisme et légitime, du coup, une éthique utilitariste face à la vieillesse, condamnant ceux qui sont moins « utiles » en société, parce que dépendants, frêles, malades, handicapés, moins productifs, etc.
9Le milieu du travail, microcosme de la société, apparaît, sans surprise, comme l’un des lieux tristement privilégiés des manifestations d’âgisme. Une abondante littérature rapporte les perceptions et les expériences d’âgisme vécues par les cinquantenaires et les soixantenaires en contexte professionnel (ex. : Lagacé et autres, 2010 ; Porcellato et autres, 2010 ; Berger, 2021) – par exemple, le sentiment d’avoir été ignoré ou désavantagé pour l’obtention d’une promotion en raison de l’âge (ex. : Billett et autres, 2011 ; Cheung, Kwong et Ngan R., 2011). Plusieurs autres études, quant à elles, mesurent la prévalence des perceptions âgistes entretenues par les employeurs. Ainsi, lorsqu’on les interroge sur leur opinion des travailleurs âgés, par sondages ou par entrevues, leurs réponses traduisent souvent des stéréotypes négatifs (ex. : Loretto et White, 2006 ; Van Dalen, Henkens et Schippers, 2009), parfois corrélés avec l’expression d’une forte réticence envers des mesures de recrutement ou de rétention de la main-d’œuvre âgée (ex. : Chiu et autres, 2001 ; Henkens, 2005). Ces stéréotypes font largement écho à ce que l’on trouve dans les recensions de littérature sur le sujet : une productivité en berne, des capacités moindres d’apprentissage, une difficulté à maîtriser les outils technologiques, une autonomie plus limitée, etc. (North et Fiske, 2012). Ils sont pourtant infondés empiriquement, l’âge seul étant un prédicteur peu fiable de la performance au travail contrairement à l’état de santé, au style de vie et aux capacités cognitives, qui varient évidemment à l’intérieur d’une même cohorte d’âge (Kenny et autres, 2016). Les travailleurs âgés semblent d’autant plus pénalisés, du reste, que les quelques qualités et compétences qu’on leur prête – leurs capacités interpersonnelles, leur engagement au travail, ou autrement dit, leurs soft skills (Van Dalen, Henkens et Schippers, 2010 : 310) – ne suffisent pas à faire oublier leur prétendue incapacité à s’adapter aux changements dans un monde du travail en constante transformation (Posthuma et Campion, 2009). À l’inverse, les stéréotypes négatifs associés aux jeunes travailleurs – moins amicaux, moins fiables, moins loyaux (McCann et Keaton, 2013) – constitueraient des désagréments gérables, contrebalancés par la perception, chez les employeurs, qu’ils s’acclimatent plus facilement aux changements et acquièrent plus rapidement de nouvelles compétences que leurs aînés (van Dalen, Henkens et Schippers, 2010).
10Ces stéréotypes âgistes trouvent une traduction tangible dans les pratiques des employeurs. Considérons d’abord le recrutement. Si les jeunes travailleurs sont parfois victimes de critères d’embauche restrictifs, voire de leur surqualification ou de leur non-qualification pour les emplois disponibles (Antoniou et Dalla, 2015), ils demeurent la préférence des organisations. Des chercheurs en économie ont ainsi documenté, au moyen de faux curriculum vitae acheminés à un même employeur, que les candidats fictifs âgés de 50 ans et plus sont systématiquement moins sollicités que les candidats fictifs jeunes pour des entretiens d’embauche, et ce, à compétences égales (Neumark, Burn et Button, 2019). Ces résultats sont congruents avec les tendances internationales, qui montrent que le nombre d’embauches de travailleurs âgés, en proportion de l’ensemble des embauches tous âges confondus, n’a pas augmenté dans 28 pays de l’OCDE au cours des deux dernières décennies (Martin, 2018). Puis, en contexte de travail, les travailleurs âgés pâtissent de décisions managériales qui limitent leur potentiel. Les employeurs, par exemple, leur confient plus volontiers des tâches que personne d’autre ne veut (Bal et al., 2011). Ils sont aussi plus sévères envers eux lorsqu’il s’agit d’évaluer leur rendement au travail (Posthuma et Campion, 2009). Ils leur offrent enfin moins d’occasions et de jours de formation qu’aux travailleurs jeunes, comme en témoigne une étude canadienne basée sur des données de Statistique Canada (Fang, Gunderson et Lee, 2021). Ainsi, en contrôlant les variables de type individuel ou socio-économique (ex. : statut de citoyenneté, genre, temps partiel/temps plein), il appert qu’un salarié de 50 ans et plus a 5,2 % moins de chances de bénéficier d’une formation de son employeur qu’un salarié âgé de 25 à 49 ans (Fang, Gunderson et Lee, 2021). Les auteurs de l’étude invoquent, entre autres, les discriminations âgistes comme un possible facteur explicatif, mais également une croyance ancrée dans les organisations, voulant qu’il soit économiquement désavantageux d’investir dans la formation d’employés catégorisés comme proches de la retraite (Fang, Gunderson et Lee, 2021).
11Il est commun de dire que les travailleurs âgés jouissent de la plus grande sécurité d’emploi. L’affirmation n’est pas entièrement erronée, surtout quand on compare l’emploi des travailleurs âgés à celui des 15-24 en Occident. Cette cohorte est d’ordinaire la plus touchée par les récessions ou les chocs exogènes sur l’économie (Antiniou et Dalla, 2015). Son manque d’ancienneté la rend plus vulnérable aux licenciements, entre autres parce que les indemnités de départ versées aux jeunes travailleurs sont moins onéreuses que celles versées aux travailleurs d’expérience (Antiniou et Dalla, 2015). S’y ajoutent leur sous-représentation historique dans les emplois syndiqués ou du secteur public (Fleury et al., 2020) et leur surreprésentation dans les petites entreprises où les mises à pied sont plus fréquentes en moyenne (Statistique Canada, 2018).
12N’empêche, depuis les années 1990, les congédiements se font plus nombreux en Occident chez les travailleurs âgés (Johnson et Gosselin, 2018 ; Fournier et al., 2018). Aux États-Unis, une étude longitudinale (1992-2016) auprès de 2 086 travailleurs âgés de 50 à 65 ans révèle que 28 % d’entre eux ont été congédiés au moins une fois entre leur entrée dans l’étude et 2016 (Johnson et Gosselin, 2018). Une proportion de 15 % des participants a, pour sa part, involontairement quitté son emploi au minimum une fois en raison de changements soudains et jugés déraisonnables dans les conditions de travail (ex. : salaire, heures, lieu de travail, traitement par les superviseurs) (Johnson et Gosselin, 2018). En 2021, au Québec, les travailleurs de 55 ans et plus comptaient pour 29 % de tous les licenciements tous âges confondus, comparativement à 8 % en 1976 (Statistique Canada, 2022b). Si cette réalité est en partie liée à leur simple présence accrue dans le marché du travail, des témoignages collectés par des organismes de défense de droit des aînés pointent vers la propension grandissante des employeurs à se délester des salaires et des avantages sociaux plus élevés des travailleurs avec le plus d’ancienneté, très souvent des travailleurs âgés (AARP, 2019 ; CARP, s. d.) – une hypothèse plausible, mais pour laquelle les données empiriques manquent. Plus largement, on ne peut écarter le rôle joué par la désindustrialisation en Occident, les emplois détruits dans les domaines industriels et manufacturiers ayant touché de forts contingents de travailleurs âgés au cours des trente dernières années (Stypińska et Nikander, 2018). Ou encore, la précarisation croissante de l’emploi en Occident (temps partiel, contrats de travail à court terme, etc.), qui affecte les travailleurs âgés qui tentent de réintégrer le marché du travail (Lain et al., 2019).
13D’ailleurs ici, on ne saurait éluder le défi que représente, pour les travailleurs âgés, la quête d’une occupation professionnelle après une mise à pied. Les travailleurs âgés ont souvent des obligations familiales qui peuvent limiter leur mobilité géographique (Statistique Canada, 2017) et leur capacité d’entreprendre une requalification en profondeur (Dobbins, Plows et Lloyd-Williams, 2014) : un conjoint ayant un emploi non délocalisable ; la responsabilité d’enfants mineurs ou de jeunes adultes, de petits-enfants, de parents vieillissants, d’un conjoint malade, etc. Enfin, cette difficulté à rebondir des travailleurs âgés peut être déduite de ce que nous avons mentionné précédemment sur la réticence des recruteurs à les embaucher. Pareille réticence semble se refléter dans la surreprésentation de cette catégorie d’employés dans les statistiques de chômage de longue durée dans les pays de l’OCDE et au Canada (Wanberg et al., 2016). Ainsi, en 2019 au pays, les travailleurs âgés de 55 ans et plus restaient au chômage en moyenne 25,3 semaines, tandis que cette moyenne s’établissait à 17,4 semaines pour les 25-54 ans (Statistique Canada, 2021a). Une autre statistique révèle qu’un Canadien âgé de 55 à 64 ans, renvoyé pour motif économique, a 14 % moins de chances de retrouver un emploi dans l’année qui suit qu’un jeune âgé de 25 à 34 ans (OCDE, 2013, citée dans Fournier et al., 2018). Et bien souvent, lorsqu’un travailleur âgé retrouve un emploi, celui-ci est en deçà de ses qualifications, à un salaire moindre et dans des modalités plus précaires (OCDE, 2013, citée dans Fournier et al., 2018 ; Johnson et Gosselin, 2018).
14On le constate, les parcours professionnels des travailleurs âgés connaissent des défis particuliers, souvent invisibilisés, qui déboulonnent le mythe du travailleur âgé privilégié et certaines des prémisses infondées sur lesquelles se base une vision moraliste de l’équité intergénérationnelle. Du reste, vue de la lorgnette de l’éthique préventive, pareille analyse appelle à la prudence : le redressement des torts que subissent les travailleurs jeunes en emploi ne peut se faire sans tenir compte des difficultés que subissent eux aussi les travailleurs âgés. Il n’y a donc pas lieu d’opposer les travailleurs les uns aux autres ; il faudrait, au contraire, inciter chacun à être solidaire des défis connus par son prochain.
15L’éthique préventive commande également une réflexion critique de ce que le retrait involontaire des travailleurs âgés prétend prévenir comme problèmes. Ainsi, si l’on en croit une vision moraliste de l’équité intergénérationnelle, le sacrifice des plus vieux permettrait d’éviter d’obérer l’avenir professionnel des plus jeunes. L’idée renvoie à ce que les économistes désignent comme le lump of labour fallacy, une théorie selon laquelle le marché du travail contient un nombre fixe d’emplois et, qu’en conséquence, l’accaparement des postes par des travailleurs âgés empêche les plus jeunes d’y faire leur entrée et d’y gravir les échelons (Munnell et Wu, 2012). À l’exception d’une seule étude, démontrant une telle chose dans le contexte précis des promotions dans les organisations (Bianchi et al., 2021), cette théorie demeure largement infirmée empiriquement : le travail ne se divise pas ; il engendre plus de travail (ex. : Gruber, Milligan et Wise, 2010 ; Munnell et Wu, 2012). De fait, ces études macroéconomiques mentionnent, au contraire, que le maintien en emploi des aînés est gage de solidarité intergénérationnelle, ces derniers travaillant en solidarité des plus jeunes pour alléger le poids des dépenses publiques présentes et futures qui reposeront sur leurs épaules (Gruber, Milligan et Wise, 2010 ; Munnell et Wu, 2012). Enfin, les visées de l’éthique préventive devraient nous conduire à rester concentrés sur la façon dont la rétention de la main-d’œuvre âgée peut prévenir ou atténuer les risques posés par le vieillissement de la population. En clair, la rétention des travailleurs âgés devrait être considérée comme partie intégrante d’une politique préventive contre la stagnation économique, l’accroissement des pénuries de main-d’œuvre, les flambées inflationnistes ou la non-viabilité des retraites et des coûts de santé à long terme. Nous développerons chacun de ces éléments dans ce qui suit.
16Malgré les contributions non rémunérées qu’apportent les retraités en société (ex. : aidants naturels, garde d’enfants, bénévolat), et qui allègent à certains égards le fardeau de l’État (International Longevity Center, 2020), le vieillissement de la population reste un enjeu majeur sur le plan macroéconomique. Depuis 2013 au Canada, le nombre d’individus âgés de 55 à 64 ans dépasse le nombre d’individus âgés de 15 à 24 ans. Le ratio entre ces deux populations est ainsi passé de 2,3 en 1978 à 0,8 en 2021 (Statistique Canada, 2022c). Au Québec, où les 55-64 ans surpassent en nombre les 15-24 ans depuis 2008, ce fossé entre travailleurs jeunes et âgés est encore plus marqué, étant passé de 2,5 à 0,7 entre 1978 et 2021 (Statistique Canada, 2022c). En clair, au Québec comme partout au pays, il y a désormais moins d’un entrant potentiel dans le marché du travail pour chaque futur sortant (Statistique Canada, 2022c). Dès lors, en considérant isolément l’impact de ces tendances démographiques au Canada, sans considérer de facteurs atténuants (ex. : des hausses probables de productivité, d’immigration, de participation des femmes et des travailleurs âgés), des baisses du produit intérieur brut (PIB) par habitant seraient à prévoir de l’ordre de 6 % à 9 % chaque décennie dans ce scénario du pire (Denton et Spencer, 2019).
17Plus vraisemblablement, il est prévu qu’en raison des tendances démographiques, la croissance moyenne annuelle du PIB par habitant dans les pays de l’OCDE ne soit à l’avenir que de 1,7 %, alors qu’elle voguait en moyenne à 2,2 % durant la période 1970-2000 (OCDE, 2018, citée dans Lecompte, 2020). Dans un tel contexte, il convient d’encourager la participation allongée des travailleurs âgés, même si elle ne peut, à elle seule, remettre les économies occidentales sur la voie d’une croissance significative durable (OCDE, 2018, citée dans Lecompte, 2020). Des estimations de 2017 montrent néanmoins qu’une augmentation au Canada des taux d’activité des 55-64 ans (65,1 % en 2016) et des 65 ans et plus (13,4 % en 2016), aux alentours respectivement de 75 % et 22 %, comme c’est le cas en Suède, pourrait dynamiser le PIB d’un montant additionnel de 51,3 G$ US (PwC Canada, 2017). Ces taux d’activité se situent actuellement à 67,6 % (55-64 ans) et 13,8 % (65+) au pays (Statistique Canada, 2022a).
18Les données canadiennes les plus récentes font état de 1 012 920 emplois vacants (mars 2022) à l’échelle du pays, tous secteurs confondus (Statistique Canada, 2022d). La pandémie de COVID-19 a amplifié la situation, du fait des absences prolongées ou des sorties professionnelles précipitées que la maladie a engendrées ; de la fermeture des frontières qui a freiné l’immigration permanente et temporaire ; et des aides fédérales au revenu qui ont dissuadé certaines personnes de retourner rapidement au travail (Institut du Québec, 2021). Elle a aussi jeté une lumière crue sur la rareté de la main-d’œuvre dans le secteur public, les réseaux de l’éducation et de la santé ayant opéré – et continuant d’opérer – en sous-effectifs, au regard des besoins accrus au sein de la population, des infections à la maladie parmi la main-d’œuvre, des cas d’épuisement professionnel, etc. (Fédération médicale étudiante du Québec, 2022 ; Institut du Québec, 2022 ; Sirois, Dembélé et Morales-Perlaza, 2022).
19Sur le plan macroéconomique, ces postes vacants sont annonciateurs d’une croissance atone, par exemple, si les entreprises privées doivent refuser de nouveaux contrats ou clients faute de main-d’œuvre (Banque du Canada, 2018 ; Le Barbanchon, Ronchi et Sauvagnat, 2022). D’autre part, si l’on fait abstraction des facteurs propres à l’inflation actuelle (ex. : ruptures des chaînes d’approvisionnement durant la pandémie ; hausses des coûts de l’énergie ; guerre en Ukraine) (Yacolca Maguiña, 2022), les pénuries de main-d’œuvre, jumelées au vieillissement de la population et à la diminution du nombre d’actifs posent désormais des défis constants à la vie abordable (Bobeica et al., 2017). Le manque de main-d’œuvre pour répondre à la demande croissante en biens et services se traduit naturellement par une hausse des prix à la consommation selon le principe de l’offre et la demande (Bobeica et al., 2017). Il peut inciter, du reste, les organisations privées et les gouvernements à renchérir la rémunération de leurs employés pour attirer ou retenir le talent, ce qui, du même souffle, dope la demande consommatrice et l’inflation (Bobeica et al., 2017). De plus, au-delà des investissements en productivité (ex. : automatisation), essentiels pour contrecarrer durablement les enjeux ici évoqués, la rétention et le recrutement de travailleurs âgés apparaissent comme des solutions immédiates sous-exploitées pour atténuer les pénuries de main-d’œuvre et les pressions inflationnistes qui en émanent (Emploi et Développement social Canada, 2019).
20Le déséquilibre entre jeunes et âgés fait craindre un nombre insuffisant d’individus en âge de travailler pour financer une part des pensions des retraités dans l’avenir. Le ratio entre la population âgée de plus de 65 ans et la population en âge de travailler (20-64 ans) ne fait qu’augmenter au Canada. Si en 1978, 100 personnes en âge de travailler finançaient en moyenne les retraites de 15 personnes âgées, ces mêmes 100 travailleurs doivent aujourd’hui financer les retraites d’environ 30 personnes (Statistique Canada, 2 022c). Un chiffre qui pourrait atteindre 56 en 2068 selon des scénarii de vieillissement rapide, basés sur les projections les plus faibles en matière de natalité, de mortalité, d’immigration ou d’entrées de résidents non permanents (Statistique Canada, 2021b). Ultimement, les menaces à la pérennité des systèmes de pensions peuvent conduire les gouvernements à rehausser les déductions salariales assignées aux retraites (Eichorst et al., 2014). De telles hausses peuvent ensuite avoir des effets en cascade : une augmentation des coûts de main-d’œuvre de ces entreprises qui paient une cotisation au régime de retraite de leurs employés, une volonté moindre d’embaucher, etc. (Eichorst et al., 2014)
21On peut craindre, en outre, que les tendances démographiques grèvent les budgets futurs en matière de soins de santé aux aînés. Ainsi, le cabinet d’audit Deloitte, pour le compte de l’Association médicale canadienne (2021), prévoit que 606 000 Canadiens, pour majorité des personnes âgées, nécessiteront des soins de longue durée d’ici 2031, un nombre 1,5 fois plus élevé que le nombre actuel de bénéficiaires. Durant la même période, une quantité presque équivalente de personnes s’ajoutera à la liste des demandeurs de soins à domicile (de 1,2 à 1,8 million). Ces besoins pourraient faire passer le budget annuel canadien des services aux aînés de 29,7 G$ (2019) à 58,5 G$ (2031) (Association médicale canadienne, 2021). Aussi est-il impérieux d’encourager la participation active des travailleurs âgés pour prévenir le point de rupture dans le financement des coûts de santé.
22Nous nous en voudrions ici de réduire la rétention des travailleurs âgés à une politique publique pour éviter le pire. Tant s’en faut : la présence des travailleurs âgés est souhaitable, qu’importe les conjonctures, en raison de ses apports bénéfiques pour les travailleurs jeunes, les entreprises et les travailleurs âgés eux-mêmes.
23La littérature économique, d’emblée, souligne les liens d’interdépendance entre l’emploi des aînés et des plus jeunes – des liens qui ne les condamnent pas à la rivalité, comme le suggère une vision moraliste de l’équité intergénérationnelle, mais tirent plutôt l’ensemble de la main-d’œuvre vers le haut. Ainsi, Alicia H. Munnell et April Yanyuan Wu (2012) ont relevé, entre 1971 et 2011 aux États-Unis, une corrélation positive entre la présence accrue des travailleurs âgés (55-64 ans) sur le marché du travail et le taux d’emploi, le salaire horaire et le revenu annuel des 20-24 ans et des 25-54 ans. Ces effets positifs ont été observés tant chez les actifs masculins que féminins et même en périodes de récession (Munnel et Wu, 2012). Des études menées dans 12 pays arrivent à des constats similaires (Gruber, Milligan et Wise, 2010). L’explication réside en partie dans la hausse du pouvoir d’achat de ceux qui restent en emploi plus longtemps. Dotés de revenus plus imposants et d’une meilleure retraite, ces travailleurs peuvent dépenser davantage, générant une plus grande demande en biens et en services, et les conditions pour des créations d’emploi et des hausses salariales (Munnell et Wu, 2012) – comme évoqué précédemment, ces effets sont entièrement positifs si le bassin de main-d’œuvre est suffisant, évitant alors une inflation exagérée. Ces résultats suggèrent également la complémentarité des travailleurs jeunes et âgés, ces derniers n’étant pas des substituts parfaits s’agissant de leurs compétences, des types de postes qu’ils occupent ou convoitent, etc. (Gruber, Milligan et Wise, 2010).
24Pour ce qui est des entreprises, ensuite, plusieurs raisons devraient les inciter à retenir leur main-d’œuvre âgée. Par leur expérience, cette dernière connaît bien souvent les problèmes qui ont touché l’organisation dans son passé et les solutions qui ont fonctionné, un atout pouvant faire épargner temps et argent (Bryson et al., 2020). Par ailleurs, leur présence peut faciliter la perpétuation, des anciens vers les nouveaux employés, de savoirs clés sur l’organisation (Bryson et al., 2020). En somme, les travailleurs jeunes font bénéficier les organisations de leurs connaissances et compétences plus récentes (general human capital), tandis que les travailleurs âgés possèdent généralement la connaissance de l’organisation dans ses fins détails (firm-specific capital) (Allen, 2019 : 10). Ajoutons que les travailleurs âgés sont moins enclins à quitter leur emploi pour un autre (Bloom, Canning et Fink, 2011).
25Finalement, pour les travailleurs âgés eux-mêmes, la continuation d’une activité professionnelle s’accompagne d’une plus grande autonomie financière, et dans certains cas, d’un sentiment de valorisation personnelle rehaussé (Gale, 2013). Ici toutefois, on ne saurait insister suffisamment sur les singularités de chaque parcours de vie. Assurément pour certaines personnes, une retraite précoce s’avère salutaire pour la santé mentale ou physique, en raison de la pénibilité du travail exercé (Westerlund et al., 2010). Pour d’autres, une retraite non planifiée ou forcée peut provoquer de la détresse psychologique (Mosca et Barrett, 2014), détériorer les capacités cognitives (Mosca et Barrett, 2014), la santé physique (Gallo et al., 2000), et abaisser durablement le niveau de vie (ex. : rentes de retraite moins élevées que prévu) (Statistique Canada, 2015b). Ces constats suggèrent l’importance que chacun choisisse, en toute liberté, le moment de sa sortie professionnelle.
26L’éthique préventive nous mène, à présent, à porter notre regard vers ceux qui détiennent la responsabilité de planifier les effets des transformations démographiques afin, notamment, de préserver la pérennité des partages de solidarité entre générations : les gouvernements, les entreprises, et les universitaires qui peuvent aider à la prise de décision en ces matières. Il importe que ces acteurs, entre autres, contribuent à créer les conditions propices d’un maintien en emploi des travailleurs âgés, ou plus largement, les conditions favorables à la réussite de tous les travailleurs. Il leur incombe aussi, nous le pensons, de promouvoir les bénéfices de la solidarité intergénérationnelle dans leurs discours publics.
27La littérature sur l’âgisme au travail se limite très souvent aux perceptions d’âgisme au moyen de mesures auto-rapportées (ex. : sondages). À ce pan de la recherche, certes important, doit s’ajouter un approfondissement de ses conséquences économiques. Une étude américaine en gérontologie offre des pistes d’inspiration à cet égard. Elle démontre que les personnes âgées se disant les plus victimes d’âgisme dépensent considérablement plus en frais médicaux associés à huit maladies (ex. : diabète, maladies cardiovasculaires, tabagisme) que les personnes âgées rapportant expérimenter peu ou pas d’âgisme au quotidien (Levy et al., 2020). Selon un calcul de ces écarts en frais médicaux entre les deux groupes d’aînés, et une extrapolation des résultats à l’ensemble de la population aînée américaine, les chercheurs concluent dès lors que l’âgisme coûte 63 G$ US en dépenses de santé annuelles (Levy et al., 2020). Il est à souhaiter, pareillement, que ce genre d’études aiguille la recherche universitaire québécoise et canadienne sur l’emploi des aînés. Il reste encore beaucoup à explorer, par exemple, sur les pertes économiques individuelles et macroéconomiques occasionnées par les retraites involontaires liées aux phénomènes d’âgisme. Inscrire un signe de dollar sur des réalités parfois intangibles peut possiblement inciter les pouvoirs en place à agir davantage pour favoriser la rétention des travailleurs âgés.
28Ce qui nous mène aux gouvernements. Si des changements récents au Supplément de revenu garanti et au Régime de pensions du Canada ont rendu plus attrayant le travail entre 65 et 70 ans, ces mesures mériteraient d’être publicisées davantage. Du reste au Québec, le réseau FADOQ (2022) recommande qu’il soit possible pour un travailleur âgé, qui retire déjà sa rente de retraite, de cesser de cotiser au Régime des rentes de la province (RRQ). Pour l’heure, les revenus d’emploi de ces travailleurs sont plafonnés à 3 500 $ CA (Retraite Québec, 2022a). Passé ce seuil, 6,15 % de leurs revenus excédentaires continuent d’être versés au RRQ (Retraite Québec, 2022b). Il s’agit d’une ponction rendant rédhibitoire la poursuite d’un travail, surtout considérant que ces cotisations additionnelles au RRQ, en fonction de l’âge, n’augmentent que très peu les prestations mensuelles de retraite. Les crédits d’impôt incitant au travail des aînés (ex. : crédit d’impôt pour la prolongation de carrière au Québec), également, auraient tout intérêt à être revus pour éviter ces situations où l’augmentation des heures de travail s’accompagne d’une diminution de l’avantage fiscal. Ayant examiné l’effet dissuasif de telles mesures sur l’emploi des aînés au Québec, Lecompte (2020) fait plutôt valoir l’efficacité d’un modèle sans seuils de réduction, à savoir sans diminution progressive du crédit plus les revenus du travailleur âgé s’accumulent et sans élimination du crédit passé un certain seuil. Adopté par la Suède, ce modèle a contribué à hausser les taux d’activité des personnes de 55 ans et plus dans ce pays (Lecompte, 2020). Une autre piste de solution que nous suggérons est l’intégration des grands-parents au Régime d’assurance parentale du Québec, soit le droit à un nombre fixe de jours de congé payés pour les aînés qui souhaiteraient conserver une occupation professionnelle et simultanément se rendre disponibles pour garder leurs petits-enfants.
29N’oublions pas aussi le caractère incontournable d’initiatives gouvernementales pouvant revaloriser l’employabilité des aînés au chômage. L’une de ces initiatives, le Targeted Initiative for Older Workers (TIOW) (2006-2017), qui finançait des projets locaux en ce sens (ex. : aide pour l’élaboration d’un CV ; mentorat ; stages dans la communauté) en partenariat avec les provinces et les territoires. L’évaluation du TIOW par le gouvernement québécois mentionne un pourcentage élevé de travailleurs âgés ayant occupé au moins un emploi dans l’année suivant leur participation à une formation financée par le programme (79,1 %). Ceux-ci avaient travaillé en moyenne 25,8 semaines (18,9 semaines à temps plein), presque 10 semaines de plus que l’année précédant leur participation au TIOW (Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale du Québec, 2017).
30Soulignons, finalement, que les gouvernements portent une certaine responsabilité dans la perpétuation des stéréotypes âgistes. Pensons ici au cadre législatif canadien, qui, jusqu’en 2011, autorisait les retraites obligatoires des 65 ans ou plus dans les secteurs d’emplois régulés par l’administration fédérale, et qui a longtemps nourri l’idée que les travailleurs âgés étaient marqués d’une date de péremption (N. B. : De rares exceptions existent toujours, voir Thornicroft, 2016). Plus fondamentalement, le manque historique d’actions concrètes des élus en Occident pour s’attaquer aux discriminations âgistes, ou s’assurer que les lois qui les sanctionnent soient appliquées, a pu créer un climat propice aux abus dans les organisations (ex. : rétrogradations arbitraires, refus d’octroyer de la formation ou des promotions aux travailleurs âgés, congédiements sans motifs) (Gosselin Caldera, 2013 ; Doron et al., 2018). En vertu de ce passif, il serait un juste retour des choses que les gouvernements actuels combattent vigoureusement les perceptions sociétales négatives sur le vieillissement au travail et en général, par la publicité et une volonté d’insérer ces sujets dans le débat public. Ou encore fassent davantage la pédagogie de nombreux aspects positifs relatifs à l’emploi des 55 ans et plus, en insistant sur la solidarité entre générations. Les jeunes travailleurs seraient peut-être plus enclins à voir leurs aînés comme des égaux ou des partenaires si de tels efforts gouvernementaux étaient déployés.
31Les gestes des entreprises sont probablement les plus cruciaux dans la rétention des travailleurs âgés. D’une importance capitale, premièrement, est la formation continue, qui permet aux salariés âgés d’actualiser leurs compétences dans le cadre de l’entreprise (Mulders, Henkens et Van Dalen, 2018). Nous considérons même qu’il est de la responsabilité éthique des organisations, envers leurs employés de tous âges, de prévenir au maximum leur obsolescence, et de leur donner les moyens de préserver leur employabilité en cas de perte d’emploi. Pour les entreprises elles-mêmes, la formation permet d’atténuer ou d’éviter les baisses de productivité parfois observées chez les travailleurs âgés (Garibaldi, Oliveira Martins et Van Ours, 2010).
32Les entreprises doivent, toutefois, éviter les mesures d’adaptation qui paraissent spécialement ou exclusivement destinées aux travailleurs âgés, au risque de vexer une partie de ces travailleurs (Hennekam et Herrbach, 2015). Les travailleurs âgés seraient plus enclins à participer à des formations si celles-ci sont offertes à tous les employés (Hennekam et Herrbach, 2015). Il n’empêche que, dans certains domaines d’emploi manuels, la responsabilité éthique des entreprises exige, au contraire, un traitement individualisé des salariés âgés, afin de prévenir leurs blessures. Il peut alors s’agir de proposer des tâches moins pénibles, des équipements adaptés à la condition physique, des modifications à l’environnement de travail, ou encore de la formation continue en sécurité (Hallet, 2017 ; Emploi et Développement social Canada, 2019). Précisons ici que les travailleurs âgés du Québec ne se blessent pas davantage au travail que les autres cohortes d’âge, mais que leurs lésions professionnelles occasionnent généralement des conséquences plus graves, notamment une durée d’indemnisation plus longue auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST) (149,8 jours en moyenne contre 113,0 jours pour le reste de la population active) (Busque et al., 2022). S’ajoute à cela une proportion plus élevée de lésions avec atteintes permanentes à l’intégrité physique ou psychique (Busque et al., 2022). En définitive, qu’importe le domaine d’emploi, il convient pour les entreprises de mener des entretiens d’évaluation ponctuels avec tous leurs employés (Hallet, 2017). Ils sont utiles pour détecter, chez un travailleur âgé, des lacunes en matière de qualifications, des insatisfactions ou des problématiques de sécurité pouvant toutes mener à une retraite involontaire (Hallet, 2017).
33S’agissant d’autres solutions de rétention, mentionnons les mesures incitatives au travail recevant la faveur des travailleurs âgés, comme la retraite progressive, la retraite avec contrats ponctuels et la possibilité, pour eux, de négocier des horaires et des tâches qui leur conviennent davantage (Armstrong-Stassen, 2004). Mais plus fondamentalement, il ressort de sondages auprès de travailleurs âgés canadiens que plus de rétroaction et de reconnaissance de leur expertise, de leur expérience, de leur travail, etc., sont des éléments clés susceptibles de les convaincre de rester plus longtemps en emploi (Armstrong-Stassen, 2004.).
34Sachant enfin comment le sentiment d’expérimenter de l’âgisme peut semer ou consolider une intention de départ à la retraite (Lagacé et al., 2010), la lutte contre cette forme de discrimination apparaît comme un champ d’action à investir pour aider à la rétention des travailleurs âgés. Une gestion favorisant les contacts intergénérationnels semble ici une piste prometteuse. Précisément, elle part du constat que la perception d’expérimenter des contacts positifs avec des personnes d’âges différents diminue les perceptions d’âgisme, génère des niveaux plus élevés de motivation au travail, et influe positivement sur l’intention de rester au sein d’une organisation pour les employés de tous âges (Lagacé et al., 2022). Suivant cela, il est donc à souhaiter que les entreprises encouragent les collaborations entre travailleurs de tous âges.
35Il paraît impératif, enfin, que le discours en entreprise valorise la présence des travailleurs âgés. Il aurait tout intérêt à considérer les travailleurs âgés comme des employés à part entière et non comme des retraités en attente, afin de garder cette main-d’œuvre engagée au travail. Les organisations, également, peuvent être des acteurs clés pour amener les travailleurs jeunes à voir les travailleurs âgés comme des mentors et non comme des obstacles à leur propre développement (North et Fiske, 2013).
36Tout au long de ce texte, nous avons passé au crible de l’éthique préventive une vision moraliste de l’éthique intergénérationnelle en emploi, concevant la retraite hâtive des travailleurs âgés comme moralement acceptable pour assurer l’émancipation des jeunes travailleurs. Nous avons d’abord expliqué que cette vision est incompatible avec les visées d’une éthique préventive, qui devrait parer aux injustices sans en engendrer davantage. Elle ne fait que rajouter aux obstacles qui caractérisent déjà les parcours professionnels des travailleurs âgés (ex. : stéréotypes et discriminations âgistes) et ignore les difficultés singulières que représente pour eux la quête d’un nouvel emploi. Nous avons ensuite argué le caractère essentiel de la rétention des travailleurs âgés comme politique de prévention des effets indésirables du vieillissement de la population et de la réduction du nombre d’actifs (stagnation économique, pénuries de main-d’œuvre, inflation, etc.). Finalement, nous avons engagé la responsabilité éthique des chercheurs universitaires, des entreprises et des gouvernements dans la promotion de la solidarité intergénérationnelle, la création de conditions de travail favorables pour l’ensemble de la main-d’œuvre, la rétention des travailleurs âgés en emploi, et par conséquent, dans la prévention ou la modération de problèmes liés aux transformations démographiques.
37En somme, nous avons repensé l’équité intergénérationnelle en emploi comme autre chose que l’instrumentalisation d’une génération au service d’une autre, ou autrement dit, le devoir sacrificiel des aînés envers leurs cadets. À une vision moraliste de l’équité intergénérationnelle doit se substituer une éthique préventive de la solidarité intergénérationnelle au travail. Il s’agit alors, pour les décideurs publics et privés, de miser sur des actions qui ont pour dessein de préserver les conditions de la solidarité entre générations (ex. : transferts sociaux), et d’inspirer les travailleurs de tous âges à se percevoir comme interdépendants les uns des autres plutôt qu’en compétition. Car en définitive, la complémentarité des qualités des travailleurs jeunes et âgés peut créer des synergies positives, bénéfiques pour l’économie et la société.