L’auteur tient à remercier chaleureusement Julie Renaud pour l’excellence de son travail de recherche qui a permis la rédaction de ce texte.
1Le 27 février 2020, le gouvernement du Québec annonçait avoir recensé un premier cas de COVID-19 sur son territoire. Le nombre d’infections a immédiatement augmenté de façon exponentielle, si bien que le 13 mars 2020, le gouvernement déclarait l’urgence sanitaire. De là, le gouvernement et la santé publique ont mis en place, dans l’urgence, un grand nombre de mesures pour lutter contre la propagation du virus SARS-CoV-2, causant la COVID-19. Parmi ces mesures, on trouve le couvre-feu que le gouvernement du Québec a imposé à deux reprises.
2Cette mesure semble avoir été généralement bien respectée, mais on a pu entendre, à travers les médias traditionnels et les médias sociaux, de nombreuses voix discordantes qui ont remis en question tantôt l’efficacité de la mesure, tantôt sa validité légale ou morale. Notre réflexion porte sur un autre aspect du débat à savoir : la cohérence de l’usage du couvre-feu par le gouvernement du Québec pour lutter contre la propagation de la COVID-19.
3Pour mener notre réflexion, nous allons d’abord nous pencher sur les éléments conceptuels qui nous permettent de déterminer ce qui est cohérent et ce qui ne l’est pas. Ensuite, nous allons utiliser ces éléments pour analyser les actions du gouvernement du Québec dans la lutte contre la COVID-19 pour déterminer si l’usage du couvre-feu était cohérent. Enfin, nous allons nous attarder aux effets d’un manque ou non de cohérence en ce qui a trait à l’usage du couvre-feu.
4Avant de s’interroger sur la cohérence de l’usage du couvre-feu comme mesure de lutte contre la pandémie de COVID-19, il convient d’abord de définir ce que nous entendons par cohérence. À cet égard, Erik Olsson soutient que la difficulté inhérente à ce concept, c’est que nous sommes tous en mesure d’apprécier ce qui est cohérent ou non, mais personne n’arrive à définir la cohérence de manière satisfaisante (Olsson, 2005). Cela ne signifie toutefois pas qu’il soit impossible de définir le concept, bien qu’il faille accepter que toute définition de la cohérence comprenne certaines limites.
5Ainsi, soulignons premièrement que ce qui est cohérent l’est par rapport à d’autres choses. Une chose n’est pas en soi cohérente ou non. Nous disons bien ici, autres choses, c’est-à-dire que ce qui est cohérent l’est par rapport à un ensemble d’éléments et non par rapport à un autre élément singulier (Fitelson, 2003 ; Shogenji, 1999). C’est pour cette raison que l’un des plus grands experts du cohérentisme, Laurence BonJour (2002), définit la cohérence comme des éléments d’un ensemble qui s’accrochent bien les uns aux autres. Prenons l’exemple de l’ensemble d’objets suivants : ballon, bilboquet, poupée, saladier, peluche. D’instinct, nous pouvons affirmer que l’élément ballon est cohérent avec les éléments bilboquet, poupée et peluche (ce sont tous des jouets), alors que l’élément saladier ne l’est pas (ce n’est pas un jouet). Dans les termes de BonJour, nous dirons que les premiers éléments s’accrochent bien les uns aux autres (ils sont cohérents), alors que ce n’est pas le cas du dernier (il est incohérent).
6Deuxièmement, la cohérence entre des éléments d’un ensemble repose sur un sens inféré de cet ensemble (BonJour, 2002 ; Charolles, 1995). Pour bien comprendre, reprenons notre exemple précédent. Lorsque nous recensons les éléments ballon, bilboquet, poupée et peluche, nous constatons rapidement que ces éléments se rapportent tous au concept de jouet. Nous inférons ainsi un sens à ce groupe d’éléments : c’est un ensemble de jouets. De là, tout ce qui n’est pas un jouet devient dissonant (ne s’accroche pas bien) et devient donc incohérent (dans le cas de notre exemple, le saladier n’est pas un jouet, il ne renvoie donc pas au sens de l’ensemble, ce qui ne lui permet pas de bien s’accrocher aux autres éléments de l’ensemble et devient donc incohérent). Il faut bien souligner ici que le sens d’un ensemble n’est pas connu ou donné a priori de la présence des éléments (Rondelli, 2008). Ce sont les éléments en présence qui donnent a posteriori un sens à l’ensemble, c’est pour cette raison que nous disons que le sens est inféré. Conséquemment, si la constitution d’un ensemble d’éléments est modifiée, le sens inféré de cet ensemble peut changer et la cohérence des éléments présents dans l’ensemble peut changer. Pour s’en convaincre, reprenons notre exemple : si nous retirons bilboquet, poupée et peluche de l’ensemble et que nous les remplaçons par bol, spatule et cuillère, le sens inféré de l’ensemble est maintenant lié au concept d’objets de cuisine et l’élément ballon devient incohérent.
7L’importance du sens inféré explique pourquoi il est facile de dire si un ensemble ou un texte est cohérent, mais si difficile d’expliquer pourquoi il l’est (Rondelli, 2008). C’est aussi ce qui explique pourquoi il est si difficile de mesurer ou de déterminer avec « objectivité » si quelque chose est cohérent ou non, puisque cela dépend du sens qui est inféré. Dans notre exemple, le sens est assez évident, mais en analyse des politiques publiques, nous sommes rarement en présence de cas d’une telle évidence.
- 1 Deux mises en garde s’imposent ici. D’abord, il s’agit d’un exemple plutôt simpliste et d’aucuns po (...)
8Troisièmement, il est important de noter que la cohérence n’est pas une qualité binaire d’un ensemble ou d’un élément par rapport à un ensemble. Autrement dit, un ensemble d’éléments n’est pas cohérent ou incohérent, il est plus ou moins cohérent (Duraiappah et Bhardwaj, 2007). De même, un élément peut être dit relativement cohérent ou non à un ensemble, selon les éléments que l’on trouve dans cet ensemble (Douven et Meijs, 2007). Si nous reprenons notre exemple et supposons que nous ayons trois éléments qui se rapportent à des jouets et deux éléments à des objets de cuisine, nous déterminerons que l’ensemble est moins cohérent que s’il y avait cinq objets se rapportant à des jouets. Par ailleurs, un élément est aussi relativement cohérent à un ensemble, parce que les éléments sont aussi porteurs de sens. Prenons l’exemple concret d’un ensemble d’objets de cuisine. Si nous y ajoutons le mot fouet, cet élément est un objet de cuisine, donc cohérent de prime abord. Toutefois, cela peut aussi être une arme. Il demeure donc une relative ambiguïté, d’où une relative cohérence1.
9Quatrièmement, les études sur la cohérence en linguistique (Alkhatib, 2012) soutiennent que cette dernière émerge d’un enchaînement logique des éléments d’un ensemble. Ici, les ensembles sont compris comme des groupes d’éléments d’un discours ou d’un texte. Entre ces éléments, il ne doit pas y avoir de contradiction ou d’absence de sens (Alkhatib, 2012 ; Siebel, 2005). Ainsi, si nous lisons « il faisait nuit, ce jour-là », le discours n’est pas cohérent, puisqu’il y a une contradiction (nuit et jour). De même, si nous lisons « le chien, le rat… le bateau avait le vent dans les voiles », le discours n’est pas cohérent, puisqu’il y a une absence de sens. L’absence de sens peut aussi venir d’un enchaînement illogique de divers éléments du discours, comme le fait de sauter du coq à l’âne. Tout cela contribue à miner le fil conducteur du discours et, conséquemment, sa cohérence.
10Cette exigence d’enchaînement logique est importante pour la cohérence, car elle en soutient une caractéristique essentielle, à savoir son pouvoir d’explication (Siebel, 2005). L’explication vient du sens inféré d’un ensemble. Or si dans l’exemple que nous avons utilisé précédemment le sens est rapidement compris et n’exige pas réellement d’explication, il convient tout de même de reconnaître qu’il existe une explication sous la forme suivante : « ces objets sont logiquement liés entre eux, parce qu’il s’agit de jouets ». Ce dernier exemple montre bien que dans la cohérence, l’explication est essentielle, parce qu’elle constitue le mécanisme de transmission du sens d’un ensemble. Nous devons donc comprendre que l’enchaînement logique d’un ensemble d’éléments construit l’explication qui, en retour, transmet le sens de l’ensemble à la personne qui l’observe.
11Cinquièmement, la cohérence a horreur des césures temporelles (Jadir, 2010). Il faut souligner que la cohérence caractérise un processus dynamique. Des éléments d’un ensemble s’ajoutent ou disparaissent au fil du temps. Ainsi, ce qui est cohérent jouit d’une certaine constance. Plus des éléments s’ajoutent à un ensemble, disparaissent, puis réapparaissent, puis disparaissent à nouveau, plus la cohérence de l’ensemble s’affaiblit et plus l’incohérence s’impose.
12Enfin, sixièmement la cohérence ne définit pas seulement la relation entre les éléments d’un ensemble. Au contraire, nous pouvons aussi observer la cohérence entre des ensembles d’éléments. Toutefois, comme le soulignent Peter May, Joshua Sapotichne et Samuel Workman (2006), les ensembles doivent se rapporter à un même domaine. Reprenons notre exemple. Plutôt que d’avoir un ensemble de jouets, nous pourrions avoir plusieurs ensembles qui appartiendraient au domaine des jouets. Nous pourrions alors avoir un ensemble de jouets éducatifs, un ensemble de figurines, etc. Nous chercherions alors à voir dans quelle mesure les éléments de ces divers ensembles sont cohérents les uns par rapport aux autres.
13Nous avons défini ce qui est cohérent et, conséquemment, ce qui ne l’est pas. Mais un fin observateur se demandera certainement : et puis ? En effet, quelle est l’importance de déterminer si une mesure est cohérente ou non ? Autrement dit, quels sont les effets d’un manque de cohérence qui pourraient expliquer que collectivement nous exigeons des mesures cohérentes ?
14Les écrits savants sur la question nous indiquent qu’il existe deux catégories d’effets d’un manque de cohérence : les impacts internes (effets d’un manque de cohérence ressentis au sein même des organisations responsables de la formulation et de la mise en œuvre des politiques publiques) et les impacts externes (effets ressentis par les groupes visés par des politiques publiques). En ce qui a trait aux impacts internes, Paul Hoebink (2001) soutient qu’un manque de cohérence en politique publique peut porter atteinte à la légitimité et à la crédibilité d’un gouvernement. Robert Picciotto (2005) ajoute que le manque de cohérence peut aussi entraîner des pertes économiques ou d’autres ressources pour un gouvernement.
15En ce qui a trait aux impacts externes, Gérard Azoulay (2005) souligne qu’un manque de cohérence peut limiter la capacité d’un gouvernement à mettre en œuvre des politiques, principalement parce que ce manque de cohérence crée des frustrations dans la société qui, à terme, peuvent déboucher sur une résistance de la part de la population (May et al., 2005), ou pire. À cet égard, Robert Picciotto (2005) affirme que le manque de cohérence entraîne une perte de confiance à l’égard du gouvernement, crée de l’incertitude dans les communautés et peut accroître les tensions sociales.
16Notre détour théorique nous indique qu’il convient d’abord de repérer les ensembles d’éléments que nous allons observer pour déterminer la cohérence ou non de l’usage du couvre-feu. Lors de recherches documentaires menées en février 2022, nous avons recensé les mesures suivantes, que nous avons classées en quatre grands ensembles. Le premier réunit les mesures générales, c’est-à-dire des mesures qui touchaient l’ensemble de la population. Les trois autres ensembles sont composés de mesures qui touchaient des populations précises, à savoir : les écoles primaires et secondaires (après le retour de tous les élèves), les employés non vaccinés du secteur de la santé et les aînés vivant dans des milieux autres que leurs résidences (ex. : CHSLD, résidences pour personnes âgées). Il faut tout de suite souligner à grands traits que ces mesures n’ont pas toutes été mises en œuvre en même temps. Par exemple, si l’on tient compte de la fermeture des commerces et des limites de capacité d’accueil des commerces, cela apparaît contradictoire (donc incohérent) si les deux mesures sont appliquées au même moment (on ne peut pas à la fois fermer un commerce et l’ouvrir – même avec une capacité d’accueil limitée – c’est l’un ou l’autre). On comprendra donc que ces deux mesures ont été mises en œuvre à deux moments différents.
- 2 Fournir du désinfectant pour les mains dans les lieux publics, désigner une porte de sortie et une (...)
Mesures générales
[Passeport vaccinal ; installations sanitaires2 ; confinement ; couvre-feu ; isolement ; distanciation physique ; port du couvre-visage ; limitation des déplacements entre les régions ; télétravail obligatoire ; fermeture de lieux publics ; limite des capacités d’accueil des lieux publics ; fermeture des commerces ; limite des capacités d’accueil dans les commerces ; interdiction d’activités publiques ; limite des capacités d’accueil des activités publiques ; interdiction des rassemblements privés ; limite des capacités d’accueil des rassemblements privés ; interdiction des rassemblements extérieurs ; limite des capacités d’accueil des rassemblements extérieurs ; interdiction des activités sportives ; limite des capacités d’accueil des activités sportives ; fermeture des écoles, des collèges et des universités ; limite des capacités d’accueil dans les écoles, collèges et université ; fermeture des garderies et des services de garde ; limite des capacités d’accueil des garderies et des services de garde].
Écoles primaires et secondaires
[Fermeture des écoles selon les enquêtes épidémiologiques ; avis aux parents lorsqu’un cas de COVID-19 est détecté dans une classe].
Personnel du milieu de santé non vacciné
[Dépistage du personnel non vacciné ; réaffectation du personnel non vacciné vers des secteurs moins vulnérables].
Milieu de vie des aînés
[Confinement obligatoire ; interdiction de visites non essentielles et de rassemblements ; restriction pour les proches aidants ; fin des transferts des patients des hôpitaux vers les CHSLD ; registre de visiteurs ; limite du nombre de visiteurs ; limite du nombre de personnes par table dans la salle à manger ; distanciation].
17Il faut maintenant se demander quel sens peut être inféré de chacun de ces ensembles de mesures. Dans l’ensemble des mesures générales, on constate rapidement que ce sont des mesures qui visent à limiter les contacts entre les individus. Deux mesures apparaissent alors incohérentes, puisqu’elles ne permettent pas la limitation des contacts entre personnes : les installations sanitaires et le port du couvre-visage. Peut-on réconcilier ces mesures avec le reste de l’ensemble ou sont-elles irrésolument incohérentes ? Nous soutenons en fait que la limitation des contacts entre les individus sert à limiter la propagation du virus causant la COVID-19. Donc, si on admet que le sens de l’ensemble est la limitation de la propagation du SARS-CoV-2, on réconcilie ainsi ces deux mesures (installations sanitaires et port du couvre-visage) et on peut affirmer que tous les éléments de l’ensemble s’accrochent bien les uns aux autres.
18En ce qui a trait à l’ensemble sur des écoles primaires et secondaires, on constate rapidement qu’il est difficile d’inférer un sens commun entre ces deux éléments. Une mesure sert à limiter la propagation du virus, l’autre à informer de la présence du virus. Toutefois, si on affirme que l’information transmise aux parents vise à les convaincre de garder leurs enfants à la maison et ainsi limiter la propagation du virus, alors on peut y voir une cohérence. Mais cette affirmation étire le sens de l’ensemble et cela demeure plus ou moins convaincant.
19Le sens de l’ensemble des mesures visant le personnel non vacciné du secteur de la santé est bien plus clair. En fait, ce sont deux mesures qui ont une séquence temporelle importante à respecter : dépister, puis réaffecter. Le sens ici est clair : le gouvernement veut limiter la propagation du virus. Toutefois, il est intéressant de noter que si la séquence des mesures n’est pas respectée (réaffecter, puis dépister), alors l’ensemble n’a plus vraiment de sens et devient incohérent, puisque l’on peut concrètement se demander à quoi sert de dépister le personnel non vacciné s’il a déjà été réaffecté, ou comment le réaffecter, s’il n’a pas été dépisté.
20Enfin, le sens de l’ensemble des mesures visant le milieu de vie des aînés est évident. Toutes ces mesures concourent à limiter la propagation du virus afin de protéger cette population plus vulnérable que la population générale.
21Nous avons donc quatre ensembles de mesures dont nous avons pu relever les sens inférés. Avant de pousser notre analyse plus loin, nous allons tout de suite nous demander si ces ensembles se complètent ou se contredisent. Autrement dit, sont-ils cohérents les uns par rapport aux autres ? Si l’on accepte que le sens de l’ensemble des mesures générales soit la limitation de la propagation du virus SARS-CoV-2, alors on peut déjà déterminer que cet ensemble est cohérent avec les ensembles de mesures visant le personnel non vacciné du secteur de la santé et celles visant les milieux de vie des aînés. Le cas de l’ensemble des écoles primaires et secondaires est plus ambigu. Nous disions plus haut que le sens de cet ensemble n’est pas clair. Mais on peut accepter du bout des lèvres que les mesures servent aussi à limiter la propagation du virus. Si on accepte ce sens, on peut affirmer que tous les ensembles de mesures sont cohérents, sinon on doit accepter que trois des ensembles soient cohérents et que celui des écoles primaires et secondaires ne l’est pas.
22Comme ce texte vise à déterminer si l’usage du couvre-feu est cohérent, nous allons maintenant centrer notre analyse sur cet ensemble en nous interrogeant d’abord sur son pouvoir explicatif. Il s’agit ici de déterminer les enchaînements logiques entre les mesures pour comprendre ce qu’elles expliquent par rapport au sens inféré de l’ensemble. Ainsi, on observe une séquence typique de certaines mesures, à savoir on ferme un lieu X, ou encore on interdit une activité Y, pour ensuite en limiter les capacités d’accueil. Toutes ces mesures qui suivent cette séquence limitent les contacts entre individus, ce qui, conséquemment, limite la propagation du virus, puisque moins les gens sont exposés les uns aux autres, moins ils peuvent transmettre le virus. Le couvre-feu, puisque c’est ce dont il s’agit, procède de la même logique. Sa mise en œuvre veut limiter les contacts entre individus, particulièrement dans les rassemblements privés le soir, puisqu’un bon nombre d’individus ne respectaient pas l’interdiction ou la limite des rassemblements privés. Le couvre-feu vient donc renforcer la mesure limitant les rassemblements privés, ce qui donne donc au couvre-feu un bon pouvoir explicatif.
23On peut dire la même chose des mesures de confinement, d’isolement, de distanciation physique et de limitation des déplacements entre les régions. D’abord, le confinement cherchait à limiter le plus possible tout contact entre personnes qui n’appartenaient pas à la même bulle familiale, afin de limiter la propagation du virus ; l’idée étant que si les gens ne se côtoient pas, conséquemment, ils ne peuvent s’infecter les uns, les autres. Ensuite, l’isolement sert à éviter que des individus infectés par le virus puissent le transmettre à d’autres en ne leur permettant pas de contacts physiques avec d’autres personnes. Par ailleurs, la distanciation physique vise à maintenir une distance entre personnes au-delà de laquelle le virus ne voyage plus dans l’air et ne peut pas être transmis. Enfin, la limitation entre les régions a été instaurée à un moment où certaines régions du Québec étaient fortement affectées par la COVID-19 et d’autres ne l’étaient presque pas. Cette limitation visait à circonscrire les lieux d’infection et éviter la propagation du virus vers d’autres lieux non infectés ou peu infectés. On voulait donc limiter le nombre d’infections en réduisant la capacité de transmission du virus d’une région à l’autre.
24Le passeport vaccinal procède d’une logique similaire. L’idée était de s’assurer que les personnes qui fréquentaient des lieux publics avaient été correctement vaccinées et donc beaucoup moins susceptibles d’être porteuses du virus et de transmettre la maladie. L’objectif était donc encore une fois de limiter l’exposition des individus au virus et, forcément, d’en limiter la propagation.
25Le cas des installations sanitaires et du port du couvre-visage est un peu différent. Ces mesures ne suivent pas la séquence logique qui consiste à limiter les contacts pour limiter la transmission du virus. Les installations sanitaires ont été mises en place pour permettre aux gens de se désinfecter les mains et d’avoir accès à un couvre-visage, de façon qu’un individu qui aurait pu être en contact avec le virus puisse le tuer en se désinfectant les mains avant que son organisme ne l’absorbe. Le port du couvre-visage (et la distribution des couvre-visages dans les installations sanitaires) doit permettre de limiter la capacité d’une personne qui serait infectée par le virus de l’éjecter dans l’air et pour d’autres personnes d’absorber le virus si ce dernier est présent dans l’air. On voit encore une fois que même si la séquence logique diffère, ces mesures expliquent comment il est possible de limiter la propagation du virus, lequel constitue le sens inféré de cet ensemble.
26Revenons au couvre-feu. Nous constatons que ce dernier explique tout aussi bien que les autres mesures la possibilité de limiter la transmission du virus causant la COVID-19. Ainsi, jusqu’à présent nous avons observé que cette mesure appartient à un ensemble d’autres mesures qui partagent toutes un même sens inféré, ensemble qui partage également un sens inféré avec d’autres ensembles de mesures. De plus, le couvre-feu explique, aussi bien que les autres mesures, le sens inféré de son ensemble. Concrètement, le couvre-feu explique bien comment on peut, entre autres choses, limiter la propagation du virus causant la COVID-19.
- 3 Il faut noter que dans les faits, les dates de validité du couvre-feu varient d’une région à l’autr (...)
27Attardons-nous maintenant à la continuité temporelle des mesures, que l’on peut, à cette occasion, classer en deux grandes catégories : les mesures continues et les mesures ayant connu des césures temporelles. Ainsi, les mesures comme les installations sanitaires, le passeport vaccinal, le port du couvre-visage, le télétravail ont été mises en place à un moment précis, jusqu’à ce que des assouplissements soient consentis et sans que ces mesures soient de nouveau mises en œuvre. Toutefois, les mesures de confinement, de couvre-feu, de fermeture ou d’interdiction et de limitation de capacité d’accueil ont toutes connu des césures temporelles, c’est-à-dire qu’elles ont été mises en place, puis retirées, puis mises en place de nouveau, pour être encore retirées. Prenons le cas du couvre-feu. Ce dernier a été imposé une première fois du 7 janvier au 28 mai 20213, puis suivi de mesure de limitation de capacité d’accueil (lieux publics, résidences privées, commerces, lieux extérieurs, etc.). À la suite de la levée du couvre-feu, le nombre de cas de gens souffrant de la COVID-19 a progressivement diminué dans la province donnant l’impression, au cours de l’été, que la COVID-19 disparaissait tranquillement. Néanmoins, aux prises avec un nombre de nouveaux cas de COVID-19 (lié au variant Omicron) croissant de façon exponentielle à partir du mois d’octobre et une surcapacité du nombre de patients dans les hôpitaux en décembre, le gouvernement du Québec, après avoir laissé planer le doute pendant plusieurs semaines, a de nouveau imposé le couvre-feu du 31 décembre 2021 au 17 janvier 2022. Ce nouveau couvre-feu fut encore une fois levé et des mesures de limitation de capacité d’accueil et de fermeture de certains lieux publics furent de nouveau imposées.
28Ce va-et-vient entre l’imposition du couvre-feu et sa levée crée cette césure temporelle. Or ces dernières entraînent de l’incohérence dans un ensemble de mesures. Si on fait l’analogie avec un texte, c’est un peu comme sauter du coq à l’âne. On parle d’un sujet, on passe à un autre, puis on revient sans fil conducteur précis. C’est exactement ce qui s’est produit avec le couvre-feu. Le gouvernement a donné l’impression d’improviser en imposant sa mesure, puis en la retirant, et en l’imposant de nouveau. Il faut souligner aussi que le fait que plusieurs autres mesures aient connu des césures temporelles (donc de l’incohérence) amplifia aussi l’impression d’incohérence du couvre-feu.
29Cela nous ramène donc à notre question du début : l’usage du couvre-feu était-il cohérent ou non ? Comme nous l’avons indiqué dans la section précédente, la cohérence n’est pas un attribut binaire (cohérent ou incohérent), mais plutôt une question de degré. Alors, si l’on reprend les caractéristiques que nous avons observées jusqu’à présent, nous avons vu que le couvre-feu fait partie d’un ensemble de mesures générales qui visent à limiter la propagation du virus SARS-CoV-2, lequel ensemble partage un même sens inféré avec d’autres ensembles de mesures. Nous avons vu aussi que le couvre-feu offre une excellente explication par rapport au sens inféré de l’ensemble. Autrement dit, il explique bien comment il contribue à limiter la propagation du virus. Tous ces attributs nous permettent d’affirmer que le couvre-feu est cohérent avec les autres mesures adoptées par le gouvernement. Toutefois, l’usage du couvre-feu est marqué par une césure temporelle (laquelle est amplifiée par les césures temporelles d’autres mesures du même ensemble) qui réduit la cohérence de l’usage du couvre-feu. Nous répondrons donc à notre question en disant que bien que l’usage du couvre-feu fût une mesure cohérente, sa mise en œuvre fut tout de même marquée par une certaine incohérence.
30Dans la section précédente, nous avons vu que l’incohérence pouvait entraîner des effets internes et des effets externes. Il est difficile de déterminer avec justesse et précision quels sont ou quels ont été les effets d’un manque de cohérence de l’usage du couvre-feu. Nous n’avons pas les données nécessaires pour évaluer avec finesse quelle a été l’opposition à cette mesure. Nous avons pu lire dans les médias plusieurs témoignages de gens qui s’opposaient à cette mesure et osaient la défier. Nous avons pu voir aussi dans les médias des gens qui contestaient la validité légale ou constitutionnelle de cette mesure. Mais de façon générale, l’opposition de la population a surtout visé un ensemble de mesures et non uniquement le couvre-feu.
31Nous avons pu observer dans les médias traditionnels et dans les médias sociaux des manifestations d’effets internes et externes. En effet, à plusieurs occasions, la crédibilité du gouvernement et de la santé publique a été remise en question, à la fois par des citoyens, mais aussi par des experts de santé publique. Nous ne croyons pas que le gouvernement a perdu sa légitimité, ce serait exagéré. De plus, il est difficile, pour le moment, de déterminer si le manque de cohérence dans la mise en œuvre du couvre-feu et d’autres mesures a entraîné des pertes économiques ou d’autres ressources. Des analyses plus fines devront être menées à cet égard au cours des prochaines années.
32Nous croyons toutefois que la remise en cause de la crédibilité du gouvernement et de la santé publique a certainement entraîné des effets externes. En effet, nous avons vu dans les médias plusieurs cas de résistance et d’opposition à des mesures phares comme le couvre-feu ou le port du couvre-visage. Nous n’affirmons pas ici que la résistance et l’opposition représentaient l’attitude de la majorité de la population. Mais il faut reconnaître que les incohérences ont entraîné des frustrations dans la population. Ces frustrations se sont traduites par une perte de confiance d’un segment de la population envers les capacités réelles du gouvernement et de la santé publique à lutter efficacement contre la COVID-19. Enfin, nous avons pu aussi être témoins de plusieurs tensions entre divers groupes sociaux, les uns respectant toutes les mesures sanitaires, les autres s’y opposant et remettant en doute l’action de l’État.
33L’analyse détaillée et rigoureuse des effets d’un manque de cohérence de l’usage du couvre-feu et d’autres mesures sanitaires dépasse le cadre de cet article et devrait faire l’objet d’une publication en soi. Nous allons donc nous permettre de limiter notre discussion au simple constat qu’il est possible d’observer des manifestations internes et externes de ces manques de cohérence. Toutefois, nous ne croyons pas qu’il faille faire l’économie d’une réflexion plus poussée à cet égard dans l’avenir. Au contraire, nous sommes toujours susceptibles de devoir faire face à une nouvelle pandémie au cours des vingt à cinquante prochaines années et comprendre maintenant les effets d’un manque de cohérence des mesures sanitaires est crucial pour être mieux préparé socialement à affronter ce type d’évènement.
34Notre réflexion s’est amorcée sur une question paradoxalement assez simple à poser, mais plus difficile à répondre : l’usage du couvre-feu par le gouvernement du Québec pour lutter contre la propagation de la COVID-19 était-il cohérent ou non ? Pour y répondre, nous avons effectué un petit détour théorique pour nous donner les outils conceptuels nécessaires pour mener notre réflexion. Premièrement, nous avons indiqué que ce qui est cohérent l’est par rapport à d’autres choses. L’usage du couvre-feu n’est pas cohérent ou incohérent en soi, mais par rapport à un ensemble d’autres mesures sanitaires. Deuxièmement, nous avons expliqué que pour déterminer si un ensemble est cohérent il faut pouvoir en inférer le sens et déterminer quels sont les éléments qui « s’accrochent » bien à ce sens. Troisièmement, nous avons vu que la cohérence n’est pas un attribut binaire, mais plutôt une question de degré. Une chose est donc plus ou moins cohérente avec un ensemble ou un ensemble est plus ou moins cohérent. Quatrièmement, nous avons établi que pour que des éléments d’un ensemble soient cohérents, ils doivent apporter une explication de l’ensemble qui permet de mieux en comprendre le sens inféré. Cinquièmement, nous avons souligné que ce qui est cohérent l’est dans un moment précis et que la cohérence a horreur des césures temporelles. Sixièmement, nous avons reconnu que la cohérence peut définir aussi la relation entre des ensembles d’éléments.
35Fort de ces éléments conceptuels, notre réflexion nous a permis de déterminer que les mesures sanitaires mises en place par le gouvernement du Québec pour lutter contre la COVID-19 peuvent être regroupées en quatre ensembles distincts et que le couvre-feu appartient à l’ensemble des mesures générales. Ces ensembles partagent tous un même sens inféré : limiter la propagation du virus SARS-CoV-2, bien que nous ayons émis des doutes quant au sens inféré réel de l’ensemble des écoles primaires et secondaires. Dans l’ensemble des mesures générales, ensemble sur lequel notre réflexion s’est concentrée, toutes les mesures, dont celle du couvre-feu, expliquent bien comme le gouvernement du Québec a agi pour limiter la propagation du virus. Toutefois, la mise en œuvre de plusieurs mesures, dont le couvre-feu, a été marquée par des césures temporelles qui ont induit de l’incohérence dans les ensembles. Nous avons donc conclu que l’usage du couvre-feu pour lutter contre la COVID-19 a été plus ou moins cohérent.
36Notre réflexion s’est aussi attardée aux effets d’un manque de cohérence du couvre-feu et d’autres mesures sanitaires qui, selon nous, ont en partie miné la crédibilité du gouvernement du Québec, ce qui a entraîné une perte de confiance d’un segment de la population à l’endroit du gouvernement et de la santé publique et une relative frustration à l’égard de l’action de l’État. Nous avons aussi souligné les tensions sociales qui ont pu être observées à la suite de l’imposition de plusieurs mesures sanitaires, dont le couvre-feu.
37Cela dit, conclure que l’usage du couvre-feu était plus ou moins cohérent dans la lutte contre la COVID-19 ne dit rien sur la valeur de l’usage d’une telle mesure. En effet, l’analyse de la cohérence ne sert pas à déterminer si l’usage du couvre-feu était efficace ou efficient, légal, constitutionnel ou même moral. Au contraire, il s’agit là de toutes autres questions qui méritent leur propre réflexion.