La déférence, le contrôle judiciaire et la pandémie : mise en scène pour un débat sur le couvre-feu Québécois
Résumés
Il est impossible de débattre du couvre-feu instauré au Québec et des autres mesures de santé publique liées à la COVID-19 sans étudier plus attentivement le traitement judiciaire des contestations des restrictions pandémiques. Les juges ont toujours fait preuve d'une grande déférence envers les choix politiques du gouvernement pendant la pandémie, à la fois envers l'expertise des responsables de la santé et la bonne foi démocratique des ministres élus. Lorsque les tribunaux ont invalidé les excès de l'exécutif, ils l’ont fait partiellement et n'ont pas remis en cause la politique de lutte contre la pandémie. Les débats sur la pertinence des mesures de santé publique, en relation avec la COVID-19 et les futures pandémies, devraient donc être canalisés dans les forums politiques.
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Cet article a été rédigé à partir de Paul Daly (2021), « Judicial Review and the COVID-19 Pandemic », Administrative Law Matters, 20 décembre, https://www.administrativelawmatters.com/blog/2021/12/20/judicial-review-and-the-covid-19-pandemic/ (consulté le 2 février 2022).
Texte intégral
1Tout débat concernant le couvre-feu au Québec, ou d’autres mesures prises dans le contexte de la pandémie de la COVID-19, ne peut avoir lieu sans prendre en considération l’approche judiciaire dans des situations d’urgence. En revanche, la magistrature canadienne a pris des positions hautement déférentielles pendant la pandémie, en général validant la légalité des mesures d’urgence. Cette approche déférentielle a été prise de façon générale, tant face aux justiciables qui pensaient que les mesures étaient trop strictes, tant face à celles et ceux qui contestaient la lâcheté de certaines mesures.
2La leçon à en tirer est assez claire : ceux qui sont contre des mesures contraignantes doivent faire valoir leurs arguments dans des forums publics et politiques, pas juridiques. Ainsi, l’objectif du présent texte est de décrire la réaction des tribunaux canadiens à des demandes d’intervention émanant des justiciables pendant la pandémie, soulignant le caractère déférentiel du contrôle judiciaire et en tirant la leçon mentionnée ci-haut, c’est-à-dire que le contrôle de l’opportunité des mesures sanitaires mises en place dans des situations d’urgence ne relève pas des juges, mais plutôt des branches politiques de l’état canadien.
3Le peu d’empressement de la magistrature à interférer dans les décisions gouvernementales, particulièrement en situation d’urgence, n’est en rien surprenant. On peut toujours débattre de la notion d’urgence soulevée par la pandémie de la COVID-19, il ne fait aucun doute que celle-ci a exigé de la part des autorités publiques des réponses rapides et accommodantes face à des situations extrêmement changeantes et à un ennemi en constante évolution, sans oublier les compromis difficiles à établir entre santé publique et bien-être économique – en somme, toutes conditions pouvant susciter certaines confrontations entre les différents pouvoirs décisionnels.
- 1 Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 24.
- 2 R. c. Oakes, [1986] 1 SCR 103. Le « test Oakes » s’applique aux contestations sur la validité des l (...)
4Les tribunaux canadiens ont souligné à plusieurs reprises l’importance d’observer une certaine réserve dans leur jugement en ce qui a trait à la légalité de certaines mesures gouvernementales prises au cours de la pandémie, dans le contexte bien souvent de demandes d'injonction à l’égard de mesures sanitaires jugées tantôt trop restrictives, tantôt trop permissives. Les juges ont fait preuve de réserve tant dans le contexte du droit administratif, où le caractère raisonnable est la norme de contrôle judiciaire applicable1, qu’en droit constitutionnel, où le critère de proportionnalité s’applique pour juger s’il y a eu atteinte aux droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés2.
- 3 RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 SCR 311.
5Bon nombre de ces contestations ont donné lieu, par le biais d’injonctions, à des demandes de redressement immédiat. Or, pour qu’une injonction contre une mesure gouvernementale soit accordée, elle doit répondre à trois critères : premièrement, le demandeur doit démontrer qu’il y a matière sérieuse à juger; deuxièmement, le demandeur doit identifier le préjudice irréparable qui serait subi si l'injonction n’était pas accordée; et troisièmement, le demandeur doit convaincre le tribunal que la « prépondérance des inconvénients » justifie le recours à une injonction, une fois que celui-ci aura évalué jusqu’à quel point l’une et l’autre des parties aura subi le plus de préjudice. Au cours de l’analyse qu’il en fera, le tribunal aura donc à juger si l’intérêt public est mieux servi s’il rejette l’injonction, particulièrement dans le cas d’une injonction contre une mesure gouvernementale3. Dès lors, il faut savoir que les personnes désirant contester une mesure gouvernementale de lutte contre la pandémie par voie d’injonction se voient dès lors confrontées à des obstacles de taille.
Contestations de mesures sanitaires jugées trop restrictives
- 4 2020 FC 1053.
- 5 Monsanto, par. 109-110. Voir également la cause Ingram c. Alberta (Médecin hygiéniste en chef), 202 (...)
6Dans Monsanto c. Canada (Santé)4, un journaliste qui s’était rendu aux États-Unis pour couvrir la campagne électorale présidentielle reçoit l’ordre de se mettre en quarantaine à son retour. Il dépose une demande d’injonction, sans succès. Examinant si la prépondérance des inconvénients justifie l’injonction, le juge Little commente de façon très détaillée l'importance pour le bien public de la mise en quarantaine, soulignant à cet égard « la position claire et sans équivoque du gouvernement fédéral » en invoquant la Loi sur la mise en quarantaine et le fait qu’il avait envoyé un « signal convaincant sur la nature et la gravité du risque de propagation de la COVID-19 pour la santé publique » en imposant une mise en quarantaine aux personnes asymptomatiques5.
7Au-delà de ces déclarations d’ordre général, les tribunaux canadiens ont fait preuve d’une grande réserve avant de rendre leur jugement sur un litige à teneur politique ou sur les conclusions d’un expert médical quand celui-ci s’est prononcé sur le bien-fondé d’une contestation de mesures restrictives dues à la pandémie.
- 6 2020 ONSC 8046.
8Le cas de la Compagnie de la Baie d'Hudson ULC c. Ontario (Procureur général)6 en est un exemple frappant. Il s’agit d’une contestation des mesures de confinement introduites en Ontario, dans la ville de Toronto et les environs, pour contrer l’augmentation des cas de COVID à la fin de 2020. La Baie est une chaîne de grands magasins à l’image de Macy’s aux États-Unis ou John Lewis en Grande-Bretagne. La Baie (ou CBH pour Compagnie de la Baie d’Hudson) fait valoir que les règlements établissent des distinctions arbitraires entre les grands magasins, dont certains ont dû fermer leurs portes, et les magasins à grande surface comme Walmart et Costco, qui eux étaient autorisés à rester ouverts. En outre, avance la Baie, les règlements devraient être « fondés sur des données probantes » et qu’à défaut pour le gouvernement de démontrer qu’il y a bel et bien des cas de transmission du virus dans les magasins CBH ou chez les détaillants de surface équivalente, les règlements sont donc invalides.
- 7 Baie d'Hudson, par. 71.
- 8 Baie d'Hudson, par. 81.
9La contestation n’a pas eu gain de cause : l’objectif global de cette loi constitutive consistait à « fournir une approche souple afin de préserver l’équilibre entre la santé et la sécurité des Ontariens pendant la pandémie et les intérêts économiques et commerciaux de la province »; même si la mesure est discutable, il n’est pas du ressort des tribunaux de se prononcer sur « le bien-fondé et l'efficacité » de choix politiques difficiles à faire de la part du gouvernement7. Pour ce qui est de la preuve sur la transmission du virus dans les magasins de La Baie, ni l’une ni l’autre des parties n’a pu en faire la démonstration8. Dans la mesure où cela concernait la sagesse ou l’efficacité de la mesure, il n’était donc pas pertinent de savoir si le règlement pouvait s’inscrire dans le cadre d’un objectif législatif général consistant à équilibrer la santé et la sécurité avec les intérêts économiques et commerciaux de la province.
10Un autre exemple nous est fourni dans Taylor c. Terre-Neuve-et-Labrador, portant sur la restriction de déplacements interprovinciaux. En effet, les provinces maritimes du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse, de Terre-Neuve-et-Labrador et de l'Île-du-Prince-Édouard ont adopté diverses mesures anti-COVID, parmi lesquelles l’interdiction stricte de se déplacer d’une province à l’autre. Cette restriction a fait l’objet d’un litige dans l’affaire Taylor. Madame Taylor, une résidente de Nouvelle-Écosse, mais originaire de Terre-Neuve, n’a pu assister aux funérailles de sa mère qui avaient lieu dans sa province natale à cause d’une restriction de déplacement décrétée par le médecin hygiéniste en chef de Terre-Neuve. Seuls les résidents, les travailleurs essentiels asymptomatiques et les personnes tenues par des obligations légales pouvaient effectuer des déplacements interprovinciaux. La requérante alléguait que l’interdiction de voyager violait l’article 6 de la Charte des droits et libertés, qui garantit le droit à la mobilité. Toutefois, l’interdiction était justifiée en vertu de l’article 1 de la Charte, qui permet au pouvoir législatif d’imposer des limites proportionnelles aux droits garantis par la Charte des droits et libertés. En contrepartie, la conclusion du médecin hygiéniste en chef, faisant valoir le caractère urgent et crucial de cette mesure restrictive et démontrant que celle-ci était parfaitement adaptée aux exigences de la situation, a clairement fait pencher la balance. En effet, le juge Burrage émet de manière très ferme le commentaire suivant :
- 9 Taylor, par. 464.
[Ce] n'est pas pour la Cour une abdication de ses responsabilités que d'accorder au CMOH une mesure appropriée de déférence, par la reconnaissance (1) de l'expertise de son bureau, et (2) de la COVID-19 comme une nouvelle maladie mortelle. Ce n'est pas non plus une abdication de ses responsabilités que de reconnaître comme il se doit le fait que le CMOH, et ceux qui le soutiennent, font face à un formidable défi dans des circonstances difficiles9.
- 10 Voir de même Beaudoin c. Colombie-Britannique, 2021 BCSC 512, aux par. 232-248.
11Compte tenu de ces considérations, la province était en droit d’instaurer une restriction de déplacement plutôt que de s’en remettre à un processus de dépistage des contacts ou autres formes de solutions. Comme nous l’avons vu précédemment concernant les contestations non constitutionnelles, les tribunaux ont fait preuve d’une grande réserve dans leurs jugements à l’égard de litiges à caractère politique ou médical.10
Contestation des mesures sanitaires jugées trop permissives
- 11 2020 BCSC 1524.
- 12 Trest, par. 91.
12Dans le cas des mesures considérées trop permissives, le devoir de réserve des tribunaux n’a joué en faveur ni de l’un ni de l’autre des requérants. Nous avons vu dans la section précédente les cas où les restrictions gouvernementales sont considérées trop restrictives. En revanche, dans Trest c. Colombie-Britannique (Ministre de la Santé), la poursuite intentée allait dans le sens d’une action gouvernementale plus restrictive.11 Dans cette affaire, deux pères de famille souffrant de problèmes de santé demandent un contrôle judiciaire et une injonction afin que le ministre : 1o accorde le droit de s’abstenir de la phase 3 du « Plan de redémarrage » de la province par laquelle le port du masque ne serait plus obligatoire dans les classes, ou au contraire exige que les défendeurs mettent en œuvre une politique du port obligatoire du masque en classe, et 2o rende une ordonnance obligeant le maintien de la distanciation physique entre les élèves dans les classes. Invoquant l’article 7 de la Charte, ils fondent leur argumentaire sur l’ingérence dans la vie privée et atteinte à la liberté et à la sécurité de la personne pour justifier une ordonnance d’injonction interlocutoire. Les deux requérants ayant des enfants d’âge scolaire craignaient de contracter le virus par voie de transmission en classe. Le juge Basran a rejeté la requête car les requérants n’avaient pas été en mesure de déterminer qui du ministre de la Santé ou du ministre de l'Éducation pouvait agir en l’instance pour rendre les ordonnances demandées; de plus, les requérants n’avaient pas su établir une preuve prima facie solide, à savoir qu’ils subiraient un préjudice irréparable si l’injonction n’était pas accordée. Enfin, la prépondérance des inconvénients ne penchait pas en faveur de l’injonction, compte tenu que les requérants n’avaient pas démontré une preuve suffisante pour renverser la présomption selon laquelle le plan de redémarrage servait l’intérêt public12.
- 13 2020 QCCS 3053.
- 14 FAE, par. 15-16
- 15 FAE, par. 106-108.
13Dans un cas semblable, Fédération autonome de l’enseignement c Dubé13, la FAE dépose une demande en injonction réclamant du ministre de la Santé Christian Dubé et des autres défendeurs qu’un plan de dépistage rapide et privilégié de la COVID-19 soit mis en place. La FAE avance l’argument selon lequel le Plan de la rentrée scolaire établi par le gouvernement est inadéquat et non sécuritaire, notamment concernant le retrait des masques et la ventilation des classes14. La Cour conclut que la décision du gouvernement de rouvrir les écoles et de forcer les enseignants à offrir leurs services sans processus de dépistage rapide de la COVID-19, constitue prima facie une violation injustifiée de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi que de l’article 1 de la Charte québécoise. Toutefois, en appliquant le critère d’octroi d'une mesure injonctive, la Cour a finalement rejeté la demande de la FAE. Bien que la situation fût urgente, qu’il y avait une question sérieuse en jeu et la possibilité d’un préjudice grave, la prépondérance des inconvénients n’a pas permis de conclure en faveur de l’injonction, car l’octroi d’une mesure de redressement aurait confronté le gouvernement devant des choix difficiles à faire, compte tenu d’un budget limité pour la réallocation de ressources en matière de dépistage15.
- 16 2020 QCCS 3612.
- 17 FIQ, par. 51.
- 18 FIQ, par. 76.
- 19 Voir par ailleurs Professionnel(le)s en soins de santé unis (PSSU-FIQP) et CHSLD Vigi Reine-Élizabe (...)
14En définitive, il n’appartient pas aux juges de déterminer de quelle la façon les ressources seront allouées. Le cas de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec - FIQ c. Procureur général du Québec est éloquent à cet égard16. En effet, une ordonnance exigeait que le port du masque N95 soit réservé uniquement dans les cas où une intervention médicale nécessitait l’utilisation d’aérosols. Hors cette condition, les travailleurs du milieu de la santé et des services sociaux n’avaient pas accès au masque N95 et devaient porter le masque chirurgical. Les requérants ont donc déposé une demande en sursis d’exécution afin de suspendre l’ordonnance jusqu’à ce qu’une décision au mérite soit rendue sur la demande de contrôle judiciaire visant à faire déclarer l’ordonnance ultra vires. La Cour conclut que le Tribunal administratif du travail (TAT) avait la juridiction exclusive en matière de sécurité et de sécurité au travail17. Elle déclare par conséquent que les demandes de contrôle judiciaire et de sursis d’exécution de l’ordonnance constitueraient un contournement de la juridiction exclusive du TAT concernant l’obligation pour l’employeur de prendre les mesures nécessaires afin de protéger la santé et assurer la sécurité et l’intégrité physique des travailleurs, entendu que le TAT était déjà saisi de l'affaire18. Bien sûr, il est toujours possible, une fois que le TAT a rendu une décision, de demander un contrôle judiciaire de cette décision, mais il n’appartient pas à la Cour de forcer la main du TAT ou de toute autre instance du pouvoir exécutif du gouvernement19.
Cas marginaux de contrôle judiciaire
15Il ne faut pas pour autant en conclure que les tribunaux canadiens ont été totalement absents lorsque les vagues successives de la COVID-19 ont déferlé sur le pays. Les jugements suivants démontrent plutôt que les tribunaux ont joué un rôle important mais parfois marginal, n’invalidant pas nécessairement à tout coup une politique de lutte contre la pandémie mais atténuant néanmoins son impact dans certains domaines.
- 20 2021 QCCS 281.
- 21 2021 QCCS 281, par. 97-101. Dans Springs of Living Water Centre, la Cour a clarifié la portée d’une (...)
16Dans Conseil des juifs hassidiques du Québec c. Procureur général du Québec20, la Cour a clarifié les règles relatives à la fréquentation des lieux de culte, préférant l’interprétation du Conseil concernant la capacité limitée des salles dont les portes donnent sur la rue à celle avancée par les officiers municipaux responsables de l’application de la loi. Bien que la Cour ait rejeté l’injonction en jugement déclaratoire, on peut voir qu’à travers son analyse sur l’affaire elle accorde crédit aux requérants sur une large part de leurs doléances21.
- 22 2020 FCA 137.
- 23 S.C. 2020, c. 11, s. 11.
- 24 Article 6 cf. par. 4.
- 25 Article 6 cf. par. 12.
17Dans le même ordre d’idées, on retrouve les directives fournies par la Cour d’appel fédérale sur les conséquences d’une législation fédérale d’urgence prolongeant les délais de procédures judiciaires afin de tenir compte des perturbations causées par la première vague de la pandémie de la COVID-19 : Affaire intéressant L’article 6 de la Loi sur les délais et autres périodes (COVID-19)22. À la suite de l’adoption de la Loi concernant des mesures supplémentaires liées à la COVID-1923 par le Parlement, une question s’est posée quant à l’effet de l’article 6 de la Loi. Selon le gouvernement, la portée de l’article supposait la suspension rétroactive de tous les « délais [...] prévus sous le régime d’une loi fédérale » pendant la période allant du 13 mars au 13 septembre 2020 et, de plus, que les « ordonnances et directives émises » par les tribunaux, concernant les délais ou fixant des dates limites pour les étapes de la procédure étaient de facto exclues par l’article 624. Si le juge Noël a accepté que le législateur modifie les délais législatifs (ainsi, par exemple, des modifications ont été apportées au délai nécessaire pour demander un contrôle judiciaire ou pour faire appel devant la Cour d’appel fédérale25), il n’a cependant pas autorisé le législateur à modifier les étapes procédurales imposées par les tribunaux dans les cas de litiges :
- 26 Article 6 cf. par. 17.
[17] Il faut répondre aux questions ci-dessus par la négative. Si ce n’était pas le cas, il en résulterait de la confusion et potentiellement du tort – ce qui n’est sûrement pas l’intention du législateur. Par exemple, les ordonnances exigeant qu’une instance soit instruite d’urgence avec des délais raccourcis afin de ne pas nuire à l’intérêt du public et d’éviter un tort ou un préjudice potentiel seraient invalidées par l’effet rétroactif. L’invalidation des ordonnances de la Cour créerait souvent un vide dans le déroulement d’une instance, lequel causerait de l’incertitude, qui à son tour aurait un effet préjudiciable sur les parties et nuirait à l’intérêt public. Une affaire qui serait prête à être entendue et tranchée dans une semaine environ pourrait, à l’instigation d’une partie, devoir être retardée de plusieurs mois. Pour mener à de tels résultats, il faudrait que l’article 6 soit libellé dans le langage législatif le plus clair possible. L’article 6 n’est pas libellé dans un tel langage26.
- 27 Article 6 par. 19.
18En effet, l’interprétation du Procureur général porterait atteinte à la séparation des pouvoirs en interférant dans les fonctions judiciaires essentielles. C’est pour cette raison que le législateur doit privilégier une transcription claire et juste des articles de loi.27
19Dans ces cas-ci, les décisions judiciaires ont clarifié la portée des mesures de lutte contre la pandémie. En outre, il existe des exemples de mesures de lutte contre la pandémie qui ont été invalidées en tout ou en partie.
- 28 2021 QCCS 182.
20Voyons d’abord l’affaire Clinique juridique itinérante c. Procureur général du Québec28. Dans cette cause, la requérante, qui représentait des personnes itinérantes, conteste une ordonnance du gouvernement provincial édictant un couvre-feu obligeant les citoyens à demeurer dans leur résidence entre 20 h et 5 h. La violation de cette ordonnance entraîne une amende allant de 1 000 $ à 6 000 $.
- 29 Voici un exemple de cas contraire : AQPSUD (Association québécoise pour la promotion de la santé de (...)
21La Cour accorde l’injonction suspendant l’application de l’ordonnance de couvre-feu uniquement à l’égard des personnes sans abri. Elle estime que les personnes sans domicile fixe subiraient un préjudice irréparable du fait de cette mesure. La Cour a donc pris en compte de nombreux facteurs, notamment le fait que ces personnes n’avaient aucun lieu de résidence, mais également qu’elles pouvaient aussi contracter le virus de la COVID-19 dans les refuges; la Cour a de plus tenu compte du manque d’accès aux refuges et de la nécessité pour plusieurs de devoir quitter le refuge à tout moment pendant les heures du couvre-feu en raison de problèmes de santé mentale et de consommation d’alcool ou de drogues. Le Procureur général du Québec a lui-même admis que les dispositions contestées ne s’appliquaient pas aux personnes sans abri. Le juge a également souligné qu’il y a plus de 3 000 personnes itinérantes à Montréal seulement. Ainsi, la Cour conclut que la prépondérance des inconvénients va en faveur de la suspension partielle de la mesure ciblée. Le gouvernement n’a pas fait appel de cette décision29.
- 30 2021 FC 287.
- 31 SOR/2020-84.
- 32 RSC 1985, c I-5.
- 33 SC 2014, c 5.
22Un autre exemple d’invalidation marginale de mesure anti-pandémique est la cause Bertrand c. Première nation Acho Dene Koe.30 Le litige porte sur la légalité du Règlement concernant l’annulation et le report d’élections au sein de Premières nations (prévention de maladies)31. Les articles 2, 3 et 4 du Règlement concernant les élections tenues en vertu de la Loi sur les Indiens32, la Loi sur les élections au sein de Premières nations33 ainsi que la coutume, prévoient la prolongation unilatérale du mandat d’un titulaire de charge :
3 (1) Le conseil d’une première nation dont le chef et les conseillers sont élus en vertu de la Loi sur les élections au sein de premières nations peut, dans les quatre-vingt-dix jours précédant la date à laquelle le mandat du chef et des conseillers expire, proroger ce mandat, malgré le paragraphe 28(1) de cette loi, si la prorogation est nécessaire pour la prophylaxie de maladies dans la réserve.
- 34 Bertrand, par. 85.
- 35 Bertrand, par. 91-93.
23Ce règlement a été adopté en vertu des articles 73 et 76(1) de la Loi sur les Indiens et de l’article 41 de la Loi sur les élections au sein de Premières nations. Comme le fait remarquer la Cour fédérale, ces dispositions habilitantes ne sont « pas illimitées »34 et touchent la gestion des terres plutôt que la gouvernance. Elles n’englobent pas le pouvoir de prolonger unilatéralement un mandat, lorsque l’on considère le vote comme l’élément fondamental d’une élection. Le Règlement vise à « réglementer directement l’un des paramètres de base de la démocratie, à savoir la durée du mandat des élus » et, de façon réaliste, on peine à croire que « le Parlement ait pu envisager qu’un paramètre aussi crucial puisse être modifié par un effet accessoire de règlements et ce, dans un but entièrement différent ou concernant un sujet entièrement différent »35. En conséquence, le Règlement est jugé illégal et invalide.
24Encore une fois, ces requêtes sont considérées comme des cas très marginaux en termes d’interventions judiciaires. Clarifier la portée des ordonnances ou des lois sur la santé publique ne touche pas à la légitimité des politiques gouvernementales en matière de pandémie. Autrement dit, le fait d’invalider certaines ordonnances, surtout lorsqu’elles vont à l’encontre par exemple des droits des sans-abris ou d’un règlement permettant le report d’une élection, bien qu’il soit d’une importance capitale pour les plaideurs, ne met nullement en cause le bien-fondé d’une politique instaurée dans le cadre général d’une pandémie.
Conclusion
- 36 2022 QCCA 85.
- 37 RLRQ c S-2.2.
25Il convient de terminer en analysant la décision toute récente de la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Bricka c. Procureur général du Québec36. Le demandeur contestait l’utilisation par le gouvernement québécois des pouvoirs d’urgence octroyés par la Loi sur la santé publique37, dont l’article 119 prévoit qu’une déclaration d’urgence « vaut pour une période maximale de 10 jours à l’expiration de laquelle il peut être renouvelé pour d’autres périodes maximales de 10 jours ou, avec l’assentiment de l’Assemblée nationale, pour des périodes maximales de 30 jours ». Depuis le début de la pandémie, la déclaration a été renouvelé, sans faute, à chaque 10 jours, sans l’aval de l’Assemblée nationale. Nous voilà en 2022, presque deux ans après que le premier ministre Legault a mis le Québec « sur pause », toujours en état d’urgence, laissant à l’exécutif la capacité d’utiliser des pouvoirs délégués afin de répondre à la pandémie plutôt que de soumettre ses propositions aux exigences du processus législatif. Selon le demandeur, la Loi ne visait que des déclarations d’urgence de courte durée, pas des états de crise – et des utilisations de pouvoirs délégués – qui perdurent pendant des mois.
26Même si nous pourrions dire que sur le plan normatif, le demandeur à juste titre soulève de sérieux problèmes de reddition de compte créés par le recours aux pouvoirs d’urgence, la Cour d’appel n’a pas vu pour autant des motifs justifiant son intervention :
- 38 2022 QCCA 85, par. 23, 27.
Il ressort clairement des dispositions traitant de l’urgence sanitaire que le législateur accorde au gouvernement un large pouvoir discrétionnaire de déclarer l’état d’urgence sanitaire et de prendre des décrets de renouvellement… En l’espèce, tel que le retient le juge de première instance, l’article 119 LSP n’est pas ambigu et permet le renouvellement des décrets d’urgence sanitaire aux six à dix jours38.
- 39 2022 QCCA 85, par. 31-36.
- 40 2022 QCCA 85, par. 21-22.
27Notons, par ailleurs, qu’une telle manière de faire n’est pas nécessaire étrangère à notre système démocratique. Comme le souligne la Cour d’appel, la déclaration peut faire objet de débat à l’Assemblée nationale, qui peut même révoquer la déclaration, et cela à la demande de n’importe quel membre du salon bleu.39 Pour le dire encore une dernière fois : le contrôle de l’opportunité des mesures sanitaires relève des instances politiques, pas des juges (tant, évidemment, que les limites juridiques encadrant les pouvoirs délégués sont respectées40). Ceux qui s’inquiètent de l’utilisation des pouvoirs d’urgence pendant la pandémie pourront s’exprimer aux urnes, et l’Assemblée nationale peut en prendre compte de la volonté populaire ainsi exprimée et, le cas échéant, modifier la Loi sur la santé publique en conséquence.
Notes
1 Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 24.
2 R. c. Oakes, [1986] 1 SCR 103. Le « test Oakes » s’applique aux contestations sur la validité des lois et des règlements. Mais une norme de déférence en matière de caractère raisonnable s’applique aux contestations de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire administratif : voir Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 RSC 395.
3 RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 SCR 311.
4 2020 FC 1053.
5 Monsanto, par. 109-110. Voir également la cause Ingram c. Alberta (Médecin hygiéniste en chef), 2020 ABQB 806, dans laquelle les demandeurs, parmi lesquels des représentants d’église, demandaient une injonction interlocutoire provisoire concernant certaines parties de l’ordonnance 42-2020 du Médecin hygiéniste en chef, interdisant des rassemblements tant à l’intérieur qu’à l’extérieur et obligeant le port du masque dans tous les espaces publics intérieurs. Le juge Kirker fait le commentaire suivant au paragraphe 81 :
En vertu de l’autorité qui m’est conférée par la Cour suprême du Canada, je soutiens que les restrictions servent le bien public et, dans le cas présent, qu’elles protègent la santé publique. Et la preuve m’en a été démontrée par le [médecin hygiéniste en chef] selon laquelle si rien n’est fait, on peut s’attendre à ce que le virus se propage, mettant ainsi la vie des citoyens en danger et mettant à mal la capacité du système de santé à répondre aux besoins des Albertains, soit à cause de la COVID-19 ou autres problèmes de santé.
Dans Springs of Living Water Centre Inc. c. Gouvernement du Manitoba, 2020 MBQB 185, le Springs of Living Water Centre demandait en urgence une mesure de redressement afin que ses fidèles puissent pratiquer leur culte sur le terrain de l’église, en demeurant à l’intérieur de leur véhicule, à la manière d’un « drive-in » La contestation faisait suite à des amendes de 1 296,13 $ que les fidèles avaient reçues pour avoir organisé un événement intitulé « church in our cars ». Au paragraphe 38, le juge en chef Joyal fait l’observation suivante :
Je suis d'avis qu’il y a un fort intérêt public à maintenir l’intégralité des OSP pendant une urgence de santé publique. Cette Cour, comme tout autre tribunal, devra se montrer extrêmement prudente avant d’accorder une suspension qui risque de miner le respect des ordonnances de santé publique autant que leurs avantages, en l’absence d’un contrôle constitutionnel intégral sur le fond. Que ces ordonnances restreignent les droits, c’est un fait. Il est d’autant plus essentiel que les tribunaux fassent preuve de circonspection dans le traitement de ces demandes en assumant pleinement leur rôle institutionnel de service essentiel et fassent tout en leur devoir pour s’assurer que toute atteinte aux droits soit justifiée de façon inébranlable. Cela dit, toute décision rendue à l’égard d’une contestation sur l’application ou le fonctionnement de la loi, qui par ailleurs a été adoptée conformément au respect de l’intérêt public, sera d’autant scrutée à la loupe avant que ne soit accordé un contrôle constitutionnel intégral, qui, comme l’a dit la Cour suprême dans l'arrêt Harper, est « toujours une question d’une extrême complexité ».
Dans Conseil des juifs hassidiques du Québec c. Procureur général du Québec, 2021 QCCS 281, le juge Masse commente aux paragraphes 188-191 :
[188] Le pilote aux commandes de l’avion québécois en construction a une tâche extrêmement difficile et complexe. Savoir quand il faut faire preuve de souplesse et quand il faut faire preuve de fermeté n’a rien d’évident. Une multitude de facteurs doivent être pris en considération, les tribunaux le reconnaissent.
[189] À mesure que l’avion se construit et plus le temps passe, des contraintes s’ajoutent et l’obligation de faire preuve de cohérence s’accroît. S’il faut retourner en arrière et déconstruire une partie des règles mises en place, parce que l’évolution de la pandémie l’exige, il faut le dire clairement et l’expliquer en temps utile afin que les citoyens à qui s’appliquent soudainement de nouvelles règles comprennent exactement ce qu’ils doivent faire et que les tribunaux puissent les faire respecter.
[190] Les tribunaux seront toujours là pour faire respecter la règle de droit. C’est le devoir dont la soussignée a tenté de s’acquitter par le présent jugement dans un contexte difficile et urgent.
[191] Encore un peu de courage, c’est mon souhait pour tous.
[192] La demande en jugement déclaratoire est accueillie avec frais de justice. La demande en suspension est, en conséquence, sans objet.
6 2020 ONSC 8046.
7 Baie d'Hudson, par. 71.
8 Baie d'Hudson, par. 81.
9 Taylor, par. 464.
10 Voir de même Beaudoin c. Colombie-Britannique, 2021 BCSC 512, aux par. 232-248.
11 2020 BCSC 1524.
12 Trest, par. 91.
13 2020 QCCS 3053.
14 FAE, par. 15-16
15 FAE, par. 106-108.
16 2020 QCCS 3612.
17 FIQ, par. 51.
18 FIQ, par. 76.
19 Voir par ailleurs Professionnel(le)s en soins de santé unis (PSSU-FIQP) et CHSLD Vigi Reine-Élizabeth, 2021 QCTAT 1401, où un juge du TAT a conclu que le masque médical standard n’offrait pas la protection suffisante pour les membres du personnel devant soigner des résidents contagieux dans les foyers de soins de longue durée.
20 2021 QCCS 281.
21 2021 QCCS 281, par. 97-101. Dans Springs of Living Water Centre, la Cour a clarifié la portée d’une ordonnance de santé publique dans le contexte d’une demande de redressement par voie d’injonction, mais cette fois-ci contre le demandeur. Dans son interprétation de l’application des ordonnances de santé publique concernant le projet « Church in our Cars », le juge en chef Joyal explique que cette initiative n’est pas conforme à l’article 2 (1) parce qu’elle met en cause la proximité des personnes faisant partie d’un groupe et se réunissant pour une raison ou un but commun (au paragraphe 62). Il détermine que l'expression « moyens éloignés » du paragraphe 15(2) fait référence à une technologie différente de celle invoquée dans le contexte du projet « Church in our Cars », et qu'en vertu du paragraphe 2(2), le projet « Church in our Cars » ne pouvait être considéré comme service social (au paragraphe 70). Par conséquent, le projet « Church in our Cars» n’est pas conforme aux ordonnances de santé publique.
22 2020 FCA 137.
23 S.C. 2020, c. 11, s. 11.
24 Article 6 cf. par. 4.
25 Article 6 cf. par. 12.
26 Article 6 cf. par. 17.
27 Article 6 par. 19.
28 2021 QCCS 182.
29 Voici un exemple de cas contraire : AQPSUD (Association québécoise pour la promotion de la santé des personnes utilisatrices de drogues) c Procureur général du Québec, 2021 QCCS 2048. En l’espèce, les requérants demandaient la suspension du couvre-feu parce qu’il violait les droits des personnes devant avoir accès à un site d’injection supervisé. L’utilisation de sites d’injection supervisés était l’une des exemptions au couvre-feu, mais les requérants ont avancé l’argument que les responsables de l’application du couvre-feu ne permettaient pas aux utilisateurs d’accéder aux sites d’injection, et qu’ils utilisaient même la demande d’accès à un site d'injection comme moyen de fouiller et de saisir des drogues, et de les arrêter pour des accusations liées à la drogue (par. 7-9). La Cour a conclu qu’il y avait eu violation des droits des usagers, mais que le couvre-feu était dans le meilleur intérêt du public et que sa suspension serait préjudiciable à la protection de la santé publique (paragraphe 78). La Cour a indiqué qu’à ce stade précoce du dossier/de la cause (il y avait également un contrôle judiciaire en cours), il ne s’agissait pas d’un cas extrêmement clair qui convaincrait la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire et d’accorder la suspension (par. 83).
30 2021 FC 287.
31 SOR/2020-84.
32 RSC 1985, c I-5.
33 SC 2014, c 5.
34 Bertrand, par. 85.
35 Bertrand, par. 91-93.
36 2022 QCCA 85.
37 RLRQ c S-2.2.
38 2022 QCCA 85, par. 23, 27.
39 2022 QCCA 85, par. 31-36.
40 2022 QCCA 85, par. 21-22.
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Référence électronique
Paul Daly, « La déférence, le contrôle judiciaire et la pandémie : mise en scène pour un débat sur le couvre-feu Québécois », Éthique publique [En ligne], vol. 24, n° 1 | 2022, mis en ligne le 03 septembre 2022, consulté le 12 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/6925 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.6925
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