Nous tenons à remercier M. Andrew Freeman, professeur agrégé à la Faculté de médecine de l’Université Laval pour les commentaires apportés à l’article. Les propos tenus ici relèvent néanmoins de l’entière responsabilité des auteurs.
1Au début de 2020, alors que la Chine s’affairait à contrôler l’épidémie sur son territoire et que certains pays d’Europe voyaient leurs systèmes sanitaires mis à rude épreuve, plusieurs autres regardaient le tsunami arriver sans trop croire en son ampleur. Après la Chine et l’Europe, l’Amérique du Nord fut touchée de plein fouet par la crise pandémique de SRAS-CoV-2, pathogène responsable de la maladie à coronavirus 2019 (COVID-19). Le 13 mars 2020, l’état d’urgence sanitaire était déclaré sur le territoire québécois (Canada). L’effet de surprise n’était pas tout à fait là, mais le choc était entier (Castonguay, 2020 ; Radio-Canada, 2020). Le réseau de la santé devait se réorganiser à grande vitesse. Les enjeux de gestion s’avéraient majeurs ; il fallait développer une offre de dépistage, augmenter les capacités de soigner et prioriser le maintien de certains services.
2Malgré les nombreux efforts et la préparation d’un plan d’intervention pour répondre à l’ensemble des enjeux engendrés par la crise, la réponse qui fut élaborée par les autorités gouvernementales était incomplète (Castonguay, 2020). La protection des clientèles âgées bénéficiant de services de santé et de services sociaux de première ligne était particulièrement critique. Au Québec, pendant la première vague de COVID-19, entre mars et juin 2020, 85 % des décès liés à la COVID-19 sont survenus en centre d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD), unités de soins de longue durée en centre hospitalier et en résidence privée pour aînés (INSPQ, 2021). Les éclosions y étaient également beaucoup plus nombreuses qu’ailleurs dans la société (Protecteur du citoyen, 2020). Le système de santé québécois a été touché là où les ressources attribuées y sont les moins importantes, et ce, depuis plusieurs années (Hébert, Sully et Nguyen, 2017). Les établissements de soins de santé de première ligne furent rapidement plongés dans un contexte complexe, devant réaliser l’impossible chaque jour pour combattre l’épidémie, sauver des vies, mais aussi prodiguer des soins et services dans la dignité. Les gestionnaires et le personnel clinicien ne disposaient pas toujours de balises claires pour faire face à ces évènements sans précédent. Parmi les éléments composant cette complexité, de nombreux enjeux éthiques ont dû être analysés et traités rapidement.
3L’objectif de cet article est de décrire, d’un point de vue expérientiel, quelques-uns des dilemmes éthiques vécus par le personnel de la santé et les gestionnaires en soins de santé de première ligne et en santé publique pendant la pandémie de COVID-19 (1re et 2e vagues) dans la région de Québec. Ce faisant, il vise à donner la parole à des acteurs ayant été confrontés à des défis éthiques importants. Il vise également à mettre en lumière comment, par des initiatives locales, la lourdeur des risques sanitaires peut être amoindrie auprès de certaines populations plus vulnérables. Par ces descriptions du fardeau éthique à gérer au quotidien dans un contexte de crise sanitaire, cet article propose une réflexion plus large sur les stratégies favorisant une meilleure gestion des enjeux éthiques en contexte de crise pandémique.
4Pour répondre à cet objectif, des propos ont été recueillis au moyen de sept entrevues menées auprès de gestionnaires et du personnel clinicien grandement impliqués dans les actions sanitaires pour lutter contre la première et la deuxième vague de COVID-19. Ces entrevues ont été menées dans le cadre d’entretiens informels. Complétés par le savoir expérientiel acquis pendant cette même période de crise, les principaux dilemmes éthiques vécus ont été dégagés.
5La suite de l’article comprend quatre sections. Premièrement, certains postulats encadrant les actions et décisions des gestionnaires confrontés à des enjeux éthiques en situation de crise sanitaire sont présentés. Deuxièmement, des dilemmes éthiques ayant marqué les gestionnaires et le personnel clinicien sont décrits. Troisièmement, l’accent est porté sur les initiatives locales ayant permis de réduire les inégalités de santé en contexte pandémique. Finalement, certaines pistes de réflexion sont présentées afin de tirer des apprentissages des dilemmes éthiques rencontrés lors de la pandémie.
6D’entrée de jeu, il est pertinent de revenir sur certains postulats de base qui guident les interventions quotidiennes du personnel clinicien et des gestionnaires exerçant en soins de santé primaires. Les concepts abordés dans la prochaine section font partie, parfois inconsciemment, des réflexions quotidiennes du personnel et des gestionnaires de la santé, lorsqu’ils font face à un dilemme d’ordre éthique.
7La bioéthique, ou éthique clinique, s’intéresse aux questions à dimension éthique relatives aux besoins, intérêts et problématiques rencontrés en contexte clinique qui touchent les personnes à titre d’individus (MacDonald, 2014 : 5). Découlant de la discipline de la philosophie (Rial-Sebbag, 2021), cette branche de la philosophie est tout aussi applicable à des enjeux populationnels.
8La bioéthique appliquée à une population, ou l’éthique en santé publique, « cherche à énoncer des principes pouvant être mis en application dans des situations concrètes pour guider la pratique éthique » (MacDonald, 2014 : 3.). L’éthique en santé publique vise également à dégager des issues moralement appropriées lors de situations complexes où plusieurs principes éthiques sont présents (Gostin, 2001). Pour ce faire, quatre principes éthiques incontournables sont généralement utilisés pour guider les interventions, soit l’autonomie, la bienfaisance, la non-malfaisance et la justice (MacDonald, 2014 ; Massé, 2003). Dans une délibération éthique en santé publique, les valeurs et les normes peuvent également s’ajouter à ce cadre d’analyse (Filiatrault, Desy et Leclerc, 2015). En pratique, il s’agit donc d’analyser la balance de ces principes, valeurs et normes pour ensuite mieux estimer la légitimité, la pertinence ou le niveau d’acceptabilité d’une situation présentant des enjeux éthiques. Par exemple, au moment de la première vague de COVID-19, en contexte de crise et d’urgence, le réseau de la santé a dû prendre des décisions importantes relativement à l’allocation des ressources et revoir de façon importante leur distribution afin de se donner la capacité de lutter contre le virus dans les milieux les plus critiques.
9Bien que ces principes éthiques puissent également guider une réflexion en éthique clinique, liée à une situation concernant un patient individuel, l’éthique en santé publique aborde les enjeux sous un angle complètement différent. Plutôt que d’analyser une situation à partir de l’individu, la santé publique aborde l’éthique de manière plus macro en analysant l’impact que le contexte et les structures politiques et sociaux ont sur les groupes et la population (MacDonald, 2014). De plus, le fait que les mesures de santé publique soient instaurées par les autorités de santé publique, et non par les patients eux-mêmes, est une autre caractéristique qui distingue les deux domaines d’application et peut se révéler comme l’une des sources de certains dilemmes moraux. En outre, ces mesures peuvent être omniprésentes dans plusieurs sphères de la société, comme celles mises en place pour contrôler la propagation de la COVID-19, telles que la limitation des rassemblements, l’isolement et l’exigence de quarantaine (Désy et al., 2020).
10Lorsque la crise sanitaire de COVID-19 a émergé, plusieurs cadres et balises avaient déjà été proposés par certaines instances nationales et internationales de santé publique permettant ainsi de mieux aborder les enjeux éthiques dans un contexte pandémique (OMS, 2016 ; Thompson et al., 2006). Depuis quelques décennies, la santé publique se préparait à une menace sanitaire sans trop savoir à quoi elle pourrait ressembler ni comment elle pourrait frapper. En 2014, l’épidémie d’Ebola, en Afrique de l’Ouest, a alimenté les préoccupations entourant la nécessité de se préparer à une crise sanitaire, notamment en tentant de prévoir les enjeux éthiques qui pourraient être soulevés. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a par la suite publié le Guidance for Managing Ethical Issues in Infectious Disease Outbreaks (2016) pour guider les pays dans l’anticipation générale des enjeux éthiques qui pourraient être abordés dans le cas d’une pandémie mondiale.
11Dans les années 2000, plusieurs États avaient déjà produit des plans en cas de crise sanitaire. C’est le cas du Québec, avec sa stratégie nommée Pandémie influenza – Plan québécois de lutte à une pandémie d’influenza – Mission santé publiée en 2006 par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Ce plan est d’une précision étonnante lorsqu’on le lit à la lumière de la situation sanitaire vécue au Québec entre 2020 et 2022. Il proposait notamment 24 stratégies, abordant la surveillance épidémiologique, les mesures de prévention et de contrôle des infections ainsi que les mesures vaccinales. Bien que l’on y mentionne qu’une pandémie renferme « un potentiel élevé de bouleversements individuels et psychosociaux », que « toutes les activités de la société risquent d’être affectées à des degrés imprévisibles » (MSSS, 2006 : 15) et que les impacts seraient importants, on n’y prévoyait pas autant de bouleversements que ce qu’aura causé la COVID-19.
12Tout n’avait pas été prévu dans ce plan pandémique. Tout d’abord, le réseau de santé et de services sociaux du Québec a grandement changé en quatorze ans. De plus, une pandémie vient avec son bagage d’éléments imprévisibles. La pandémie de SRAS-CoV-2, un virus pernicieux et avec certaines caractéristiques atypiques, n’a pas fait exception. Sa période de contagiosité sans symptômes et avant l’apparition de ceux-ci peut s’étendre de quelques heures à quelques jours et sa virulence est également très variable d’un individu à l’autre, allant de symptômes légers à l’hospitalisation, aux soins intensifs et à la mort. Ces éléments cliniques, qui se sont dévoilés quelques semaines après le début de l’urgence sanitaire, sont venus compliquer la situation (Castonguay, 2021 ; OMS, 2020).
13Découvrir les caractéristiques du virus en même temps que sa propagation, dans un contexte d’urgence, où le réseau de la santé est mis sous tension comme jamais auparavant, apporte son lot considérable de difficultés. La prochaine section aborde comment certains aspects de cette période pandémique ont été vécus.
14L’organisation d’une réponse sanitaire aux moments forts d’une pandémie est un exercice intense et générateur de stress. Il faut tenter de naviguer avec peu d’information et beaucoup de déduction, voire d’intuition. Quelques semaines avant la première vague, dans la région de la ville de Québec, une structure décisionnelle spéciale avait rapidement été mise en place pour permettre d’avancer efficacement dans ce nouveau contexte. Appelé « structure de sécurité civile », ce mode de fonctionnement s’est composé de plusieurs représentants des secteurs touchés par la crise et permettait de voir venir les enjeux, de partager de nouvelles informations et de coordonner régionalement les actions prioritaires. C’est aussi à cet endroit qu’étaient abordés les dilemmes éthiques devant être traités rapidement. Nous en aborderons deux qui ont touché les gestionnaires et le personnel clinicien, soit l’application de la politique de délestage des activités cliniques et les interventions auprès des usagers vulnérables dans les résidences privées pour aînés.
15L’objectif principal de la structure de sécurité civile ratissait large avec un horizon à ne pas perdre de vue. Il visait à traverser la crise tout en préservant la capacité du réseau de la santé, sauver des vies et soigner la population avec dignité. Pour atteindre cet objectif, la question de l’allocation des ressources s’est rapidement posée (INSPQ, 2020). Il a fallu choisir de délaisser certaines activités pour se permettre d’en mener de nouvelles, imposées par la pandémie. C’est ce qui a été appelé « le délestage ». Ces nouvelles activités liées à la pandémie se sont avérées de grande envergure et en développement fulminant pendant plusieurs mois. Il s’agissait, notamment, des offres de services de dépistage de la COVID-19 à l’intention de la population, du soutien au milieu de soins publics et privés touchés par une éclosion de COVID-19 et du soutien au fonctionnement des centres de convalescence. Le développement rapide de ces nouvelles activités a exigé la mobilisation de ressources humaines importantes (personnel de la santé, infirmières, etc.). Les établissements de santé ont dû rapidement faire des choix difficiles, soit fermer ou réduire de manière importante certains services de santé pour permettre de soutenir les nouveaux besoins imposés par la pandémie.
16Choisir les secteurs à fermer ou les services à délester n’a pas été facile et ce choix ne s’est pas effectué sans répercussions pour la population et le personnel soignant. Une cadre supérieure d’un établissement de santé et service sociaux mentionne :
Il fallait choisir un secteur, où il était possible de rediriger les usagers vers d’autres services pendant la période de fermeture, et un service qui devait nous permettre de récupérer un bassin considérable d’infirmières. Ce n’était vraiment pas facile, nous n’avions pas beaucoup d’options et les décisions devaient se prendre très rapidement (communication personnelle, 13 juillet 2021).
17Dans son Guide d’aide à la décision pour le délestage d’activités cliniques, le MSSS soutient que « le délestage d’activités dans le cadre de la 2e vague de pandémie de COVID-19 amène des dilemmes et des questionnements quant aux choix à faire et aux décisions à prendre » (2021b). Le Ministère a ainsi fourni des balises de réflexion et des critères d’analyse à l’intention des établissements de santé, mais n’en imposait pas l’utilisation. Les dilemmes étaient donc gérés localement, ce qui pouvait amener un lot important d’éléments complexes à gérer, comme le souligne cette même cadre supérieure :
Le plus difficile, c’est que nous ne savions pas combien de temps la crise allait durer. Pour cette raison, nous ne pouvions donner aux infirmières des précisions sur la durée de leur réaffectation ni aux usagers le temps où ils seraient privés de leur offre de service habituelle (communication personnelle, 13 juillet 2021).
18Pour plusieurs gestionnaires, l’application de cette mesure fut déchirante sur le plan humain. Ils devaient notamment obliger des professionnels et professionnelles de la santé à aller travailler dans des milieux à risque de contamination. Cet élément est bien résumé par une de ces professionnelles :
Nous devions obliger les infirmières à aller travailler en centre de convalescence. Il fallait trouver des moyens de rendre ça le plus humain possible, même si nous avions très peu de marge de manœuvre (communication personnelle, 13 juillet 2021).
19Le déplacement du personnel s’est organisé rapidement en contexte de crise. Souvent, comme il s’agissait de soignantes, elles devaient quitter leur milieu de travail le jour suivant ou quelques jours seulement après avoir appris qu’elles seraient déplacées vers un autre milieu. Ce nouveau lieu de travail était très exigeant et les décès étaient nombreux, comme le souligne cette cadre supérieure :
Les décès étaient nombreux là où elles devaient exercer en soins palliatifs, où les gens mouraient parfois isolés de leurs familles, parce que les visites étaient peu ou non permises. Les membres des équipes de soins devenaient ainsi les seules personnes présentes pour les accompagner en fin de vie (communication personnelle, 13 juillet 2021).
- 1 Secteur où tous les patients sont positifs à la COVID-19.
20Une des infirmières cliniciennes appelées à porter main-forte dans les milieux de soins en éclosion a reçu un appel en après-midi pour lui annoncer qu’elle débutait en zone chaude1 dès le lendemain matin. Travaillant dans un groupe de médecine familiale depuis huit ans, elle précise que l’équipe de travail était très intéressante, mais que l’adaptation au nouveau milieu de travail et au changement de poste a été difficile (communication personnelle, 16 juillet 2021). Professionnellement, comme pour beaucoup d’infirmières visées par les mesures de délestage, passer de la gestion des maladies chroniques en services de première ligne aux soins de longue durée auprès d’usagers âgés atteints de la COVID-19, et ce, avec une formation minimale et dans un court délai, a demandé une adaptation professionnelle majeure. De plus, l’adaptation de la vie familiale a également été très complexe, comme cette clinicienne le mentionne :
Je voulais contribuer. Mais j’étais déchirée entre ma volonté de faire ma part comme infirmière et mes obligations familiales. Mon conjoint étant absent la semaine et ma famille étant à l’extérieur, c’était très exigeant. J’étais continuellement en recherche de solutions (communication personnelle, 16 juillet 2021).
21Son affectation à l’équipe mobile de gestion des éclosions dans les résidences privées pour aînés a représenté un défi important. Elle a dû évoluer dans un milieu avec des ressources limitées où la collaboration interprofessionnelle s’avère particulièrement critique.
Quand on arrivait sur place, c’était le chaos. Il manquait de tout. Le personnel régulier, qui connaissait les lieux et les usagers, était malade, retiré ou avait quitté lorsque l’éclosion s’était déclarée. Parfois, il n’y avait personne pour préparer le repas des résidents. J’étais souvent la seule infirmière pour toute la journée, et je ne connaissais pas les usagers. C’était difficile de faire le lien avec le médecin répondant (communication personnelle, 16 juillet 2021).
22Les journées en milieu d’éclosion étaient très exigeantes, les temps de pause très rares. Comme le mentionne cette infirmière : « On buvait peu, on ne prenait pas de pauses et on tentait d’aller aux toilettes le moins possible pour éviter de se contaminer » (communication personnelle, 16 juillet 2021). Les heures supplémentaires sont quotidiennes. Entre les mois d’octobre 2020 et de février 2021, l’infirmière clinicienne a travaillé dans plus de 10 résidences, allant d’éclosion en éclosion. Les défis sont tant physiques que psychologiques.
Ça a été une période très difficile physiquement, moralement à cause des nombreux décès, et personnellement avec les enfants et tout le stress que ça causait. Après quatre mois, j’étais complètement vidée. Soit ça arrêtait, ou je devais m’arrêter (communication personnelle, 16 juillet 2021).
23Pour actualiser la politique de délestage, les gestionnaires ont dû résoudre un enjeu éthique où le principe de la bienfaisance, justifiant les actions, s’est vu confronté au principe de la non-malfaisance, venant poser les limites. Il était justifié d’intervenir, au nom de la responsabilité de l’État à offrir des services requis à la population en contexte pandémique tels que le développement d’une offre de dépistage, l’élargissement des équipes de prévention et contrôle des infections ou la mise sur pied de centres de convalescence pour les personnes atteintes de la COVID-19. Or, au nom de la non-malfaisance, le délestage devait être agilement dosé et constamment réévalué. Il fallait minimiser les torts faits aux usagers en les redirigeant, lorsque c’était possible, vers d’autres secteurs ou services, ainsi que les torts faits au personnel chamboulé après un déplacement dans une nouvelle unité. La fermeture temporaire de l’urgence de l’Hôpital Chauveau, dans le but de réaffecter le personnel dans les CHSLD et les résidences privées pour aînés aux prises avec des éclosions de COVID-19 (Radio-Canada, 2020), en est un exemple concret. Les principes de précaution et d’utilité ont également été mobilisés afin de tracer la limite de l’intervention et pour réévaluer la pertinence de l’intervention. L’objectif était de s’assurer que personne ne prenait de risque inutile et que les ressources, très limitées, étaient utilisées le plus adéquatement possible.
24Les équipes mobiles en résidences privées pour aînés ont été créées avec l’arrivée des éclosions de COVID-19 dans ces milieux de vie. Les travailleuses et travailleurs de la santé membres de ces équipes mobiles se déplaçaient de résidences privées en résidences privées, selon les éclosions. Elles ont été témoins de toutes sortes de situations qui n’auraient pas été observées sans la crise sanitaire. Afin de contrôler la transmission et de sécuriser le milieu pour le personnel et les usagers, ces équipes ont eu accès à des lieux qui n’étaient habituellement pas visités par les intervenants-qualité responsables des inspections régulières comme les cuisines, les chambres des usagers ou les buanderies.
25Une autre infirmière clinicienne, réaffectée pendant plusieurs mois à la coordination terrain de ces équipes mobiles, mentionne avoir été confrontée à de nouvelles réalités : « En allant dans certains milieux de vie, on a découvert des choses qu’on n’aurait peut-être pas vues autrement » (communication personnelle, 25 juillet 2021). Elle ajoute que le cadre légal devrait être amélioré pour donner plus de moyens au réseau public, et ainsi prévenir ces situations qui pourraient être préjudiciables pour les usagers (communication personnelle, 25 juillet 2021).
26Pour les gestionnaires des équipes de cliniciens qui se déplacent dans les résidences privées pour aînés aux prises avec une éclosion de COVID-19, les conditions de vie dans lesquelles étaient les usagers à ce moment les ébranlaient. Ces deux extraits permettent d’illustrer cette situation :
Ç’a été très difficile de voir les conditions de vie des usagers (communication personnelle, 20 juillet 2021).
Certains usagers sont très vulnérables. Il y a des gens plus vulnérables que l’on pense, parfois avec de gros problèmes de santé mentale. La vulnérabilité est très mixte, encore plus en contexte de crise sanitaire où l’environnement de l’usager peut évoluer très vite. Ce ne sont pas des gens qui ont tous la capacité de dire qu’ils n’ont pas les soins qu’ils nécessiteraient (communication personnelle, 20 juillet 2021).
27À la lumière de leurs expériences, ces gestionnaires et personnel clinicien sont d’avis que le système actuel est un maillage juridico-administratif complexe entre les secteurs publics et privés, dans lequel il manque de garde-fous pour protéger les usagers vulnérables vivant dans les résidences privées. Elles mentionnent que le cadre administratif de ces résidences étant complexe, il y a parfois une mauvaise interprétation des propriétaires au regard de leurs devoirs et obligations :
Dans la majorité des cas, le partenariat avec l’exploitant se passe bien, mais certains ne saisissent pas bien leur niveau d’imputabilité en lien avec les services à rendre. Même si on observait des situations difficiles où des usagers ne recevaient pas tous les soins nécessaires, on ne pouvait pas dire que les promoteurs ne respectaient pas leurs obligations (communication personnelle, 20 juillet 2021).
28Ce dilemme – où se confrontent la bienfaisance par la responsabilité de l’État envers les plus vulnérables, la non-malfaisance par le devoir de minimiser les torts aux individus et l’autonomie, par la responsabilisation des promoteurs envers leurs obligations – n’est pas encore résolu. Il a également été difficile à vivre pour le personnel clinicien et les gestionnaires. Les solutions pour assurer le bien-être des personnes vulnérables paraissaient parfois hors de leur portée. À leur avis, le cadre dans lequel les résidences privées évoluent doit être revu, car il ne correspond plus au profil des résidents admis et il manque à son devoir de bienfaisance et de protection. Ce cadre, basé sur le Règlement sur la certification des résidences privées pour aînés, est en vigueur depuis 2018 (MSSS, 2021).
29La pandémie est venue exacerber certaines difficultés déjà présentes. La réponse sanitaire varie d’un pays à l’autre, car elle s’organise avec les forces et les défis déjà présents au moment où le pathogène a fait son irruption. Au Québec, les soins aux personnes aînées se sont souvent trouvés au cœur des débats et enjeux, notamment dans l’espace médiatique. Bien qu’il n’ait fallu que quelques semaines à la COVID-19 pour faire ressortir des inégalités face au risque de transmission, des mesures peuvent être planifiées de manière anticipée pour redresser cet écart.
30L’OMS (2016) a souligné l’importance d’accorder une attention particulière aux populations vulnérables en contexte pandémique. Les dernières épidémies ont démontré que les populations racisées, d’origines ethniques minoritaires ou défavorisées sur le plan socioéconomique étaient touchées de manière disproportionnée, conséquence d’un amalgame de facteurs épidémiologiques, médicaux et sociaux (Hutchins et al., 2009). La COVID-19 n’a pas fait exception. Philip Reese (2020) a démontré que la prévalence de la COVID-19 était fortement plus élevée dans les quartiers à forte défavorisation sociale et économique. Devant cette inégalité sociale de santé, la responsabilité morale et éthique des décideurs publics et des autorités de santé publique visait à prévoir des stratégies pour protéger ces communautés des taux élevés de transmission (Reese, 2020), mais aussi des effets négatifs qui accompagnent une exposition accrue au virus comme les hospitalisations, les complications potentielles et la mort (INSPQ, 2021).
31Les inégalités sociales de santé en contexte pandémique peuvent être réduites, entre autres, par des initiatives locales, sur mesure et très spécifiques à une situation. Par exemple, l’implantation des tests à dépistage rapide dans les organismes communautaires de la ville de Québec a permis de rejoindre une clientèle plus vulnérable qui ne se déplaçait pas dans les centres désignés de dépistage. Une travailleuse sociale et chargée de projet pour l’implantation des tests rapides dans les organismes communautaires à la Direction régionale de santé publique de la Capitale-Nationale a expliqué le déroulement de ce projet :
Nous voulions vraiment partir des besoins des organismes et de la clientèle, pour ensuite les accompagner dans une implantation sur mesure. Nous avons formé les intervenants communautaires à l’utilisation pour la clientèle, et faisions un suivi chaque semaine pour du soutien (communication personnelle, 30 juin 2021).
32Les tests de dépistage rapide, déployés par le MSSS, étaient initialement destinés aux entreprises souhaitant avoir un moyen pour dépister rapidement la COVID-19 parmi leur personnel. Ils visaient ainsi à réduire les risques d’éclosion dans les milieux de travail (MSSS, 2021). Sous-utilisés par les provinces canadiennes (Gerbet, 2021), ces tests ont permis de donner accès au dépistage, par l’entremise d’organismes communautaires, à une population vulnérable qui ne s’en serait pas prévalue dans les cliniques désignées à cette fin. Ce fut le cas pour l’organisme Lauberiviève, qui vient en aide à des personnes en situation d’itinérance, de pauvreté, de trouble de consommation ou d’exclusion sociale et qui a fait partie du partenariat. Cette citation de cette travailleuse sociale permet de bien illustrer les enjeux liés au dépistage pour les populations vulnérables :
C’est une clientèle pour qui la COVID-19 est loin d’être leur priorité dans leur journée. La personne doit trouver à manger, trouver où dormir, où passer du temps en sécurité. Le plus important c’est la survie, pas le dépistage (communication personnelle, 30 juin 2021).
33De plus, le mode de vie de ces personnes rend la tâche facile à un virus comme le SRAS-CoV-2.
34Dans ce contexte, lorsque le virus de la COVID-19 a été détecté deux jours de suite dans les eaux usées provenant de l’organisme communautaire Lauberivière, offrant des services à des personnes sans domicile fixe ou en instabilité domiciliaire, l’occasion était excellente pour lancer une opération de vaccination (Bisaillon, 2021). Comme le précise cette même travailleuse sociale :
Nous avons déplacé une équipe mobile de vaccination spécialement pour les usagers qui ne fréquentent pas les services de santé. Nous avons pensé l’évènement sur mesure pour ces gens-là. Ç’a été un franc succès, nous avons pu vacciner plus de 80 personnes ! Et c’est surtout grâce à la nature festive de l’évènement (communication personnelle, 30 juin 2021).
35Cet épisode de la crise sanitaire régionale devra être retenu dans les stratégies à mettre en place pour permettre d’assumer les responsabilités de la protection à la bienfaisance envers les plus vulnérables, mais aussi dans l’application du principe de justice, visant l’amoindrissement d’inégalités de certains groupes dans le domaine de la santé. Parmi les éléments qui ont fait de cette initiative un succès, il y a la mise de l’avant d’une organisation de projet adaptée aux caractéristiques spécifiques de la clientèle, le maintien d’une communication ouverte et constante avec les parties prenantes du réseau communautaire et l’intervention au moment opportun afin de maximiser l’effet de protection de l’opération vaccinale. Cet exercice d’analyse est une condition incontournable dans l’articulation de la sortie de crise.
36Pour structurer la sortie d’une crise sanitaire, il faut entamer une réflexion et prendre le temps de comprendre tous les impacts de la pandémie actuelle (Castonguay, 2021). Bien que nécessaire, ce n’est pas un exercice facile ni agréable à mener. Comme le souligne la Dre Joanne Liu, professeure agrégée à l’Université de Montréal et ancienne présidente de Médecins sans frontières, « répondre à des épidémies est toujours un exercice de grande humilité […]. Cruellement, elles révèlent au grand jour chaque maillon faible du système sanitaire » (Liu, 2021). Les autorités de santé publique et les décideurs publics doivent donc agir et user du principe de bienfaisance pour guider leurs actions. Ce principe, bien connu en santé publique, sert à justifier certaines interventions amorcées par cette dernière, au nom du « souci de faire le bien » comme un « impératif éthique » (Massé, 2003). Tom L. Beauchamp et James F. Childress (2019) précisent que le principe de bienfaisance est « une obligation d’aider les autres à satisfaire au mieux leurs intérêts légitimes et importants », ce à quoi il convient d’ajouter que « le bien-être physique et mental recherché est une fin ultime en soi » et ne doit pas devenir un moyen utilisé pour l’atteinte de finalités autres, comme celles politiques ou économiques (Massé, 2003).
37Après plusieurs mois d’une crise sanitaire ponctuée de délestage, de confinement, d’accès plus difficile aux soins non liés à la COVID-19, de suspension de services non essentiels, de couvre-feu… le réseau de la santé doit établir un bilan : comment se porte la population après tous ces mois de crise ? Plusieurs phénomènes ont été observés tels : la dégradation de la santé mentale (INSPQ, 2020 ; Angus Reid, 2020), le débalancement des maladies chroniques (FRDJ, 2021), l’augmentation de la violence intrafamiliale (INSPQ, 2020) et l’augmentation de la consommation d’alcool ou de substances (Agence de santé publique du Canada, 2020 ; Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances, 2020b ; INSPQ, 2021). Les impacts sont multiples, de l’ordre de la santé physique ou de l’ordre social, et potentiellement importants et dommageables. La prise en compte de l’état de santé du personnel de la santé sera primordiale dans la suite des choses. Les perturbations majeures qu’a connues le réseau de la santé et la pression qui a été exercée sur ce dernier pendant une période prolongée ne se sont pas estompées sans laisser de traces. Fatigue, arrêt de travail, perte de repères professionnels et même chocs post-traumatiques, les impacts sont importants et persistent dans le temps pour plusieurs travailleurs et travailleuses. Il sera primordial d’en tenir compte dans la période de sortie de crise et particulièrement lors de la relance des activités régulières.
38Une cadre supérieure souligne que c’est un grand défi de prendre soin des soignants dans un contexte aussi normé et conventionné que le secteur public. Elle mentionne que si une autre crise similaire devait happer le réseau de la santé, il faudrait faire preuve de créativité : plus d’énergie et de temps devraient être accordés à la communication avec les infirmières, mais aussi avec les parties prenantes concernées, et ce, dès le premier jour des perturbations. Malgré le contexte d’extrême urgence, elle souligne qu’une communication précoce est gagnante et peut faire la différence pour expliquer le sens des actions et des enjeux à affronter. Ce type d’approche permettrait également de trouver des solutions novatrices (communication personnelle, 13 juillet 2021).
39Pour une des gestionnaires en prévention et contrôle des infections, il est clair que la préparation du réseau de la santé, du moins sur le plan opérationnel, n’était pas optimale. Comme plusieurs, elle est reconnaissante envers toutes les personnes venues de plusieurs autres sphères d’activité, comme la restauration ou l’industrie du spectacle, afin de prêter main-forte. Leur engagement a fait une réelle différence (communication personnelle, 13 juillet 2021).
40Le réseau de la santé a été mis à rude épreuve par la COVID-19 et cette mobilisation d’envergure a assurément contribué à affronter les défis posés par le contexte de crise jusqu’à maintenant. La sortie de crise, pour sa part, sera certainement longue et amènera avec elle d’autres dilemmes de nature éthique qui nécessiteront d’être considérés, comme le passeport vaccinal et son application, la durée des mesures sanitaires et leur intensité ou, plus largement, la réorganisation de notre système de santé afin de le rendre plus apte à traverser des crises comme celle de la COVID-19, ou encore le type de soutien offert aux pays moins structurés, où la gestion sanitaire est désorganisée, voire hors de contrôle. Parallèlement, il faudra aborder les défis antérieurs à la crise que cette dernière a mis en lumière, en plus de nous relever après ce que nous avons traversé. Beaucoup d’enjeux seront à considérer et l’ordre dans lequel ils seront abordés sera lui aussi un dilemme. Entre les soins aux aînés, les services aux populations vulnérables, l’encadrement des résidences privées pour aînés et le maintien d’une structure de santé publique solide, il ne faudra pas oublier, en trame de fond, l’enjeu de l’accès aux services de soins de première ligne dans un système à grande tendance hospitalo-centriste (Hébert, Sully et Nguyen, 2017).