La recherche pour cet article a été subventionnée par la Fondation du Barreau du Québec.
1La gravité de la menace à la santé de la population posée par la pandémie de COVID-19 a amené le gouvernement québécois à déclarer l’état d’urgence sanitaire sur tout son territoire le 13 mars 2020, en vertu de la Loi sur la santé publique. Cette déclaration historique, renouvelée sans cesse pendant deux ans, à chaque fois par décret, a provoqué un changement radical dans la manière de gouverner. Depuis le début de la pandémie, l’impératif sécuritaire et sanitaire a mené à la mise à l’écart de certains principes de l’État de droit démocratique : les décrets plutôt que les lois ont servi à renouveler à répétition l’état d’urgence sanitaire, les tribunaux ont fait preuve de déférence à l’égard des mesures qui limitent les droits et libertés sans dérogation expresse, les normes ont été communiquées par différents moyens (notamment par les réseaux sociaux, des conférences de presse, des pictogrammes, des cartes, des codes de couleurs) et ont pris différentes formes (des décrets, des recommandations, des consignes, des orientations, des incitations [nudges]).
2La crise sanitaire demeure évidemment largement comprise et analysée selon les principes de l’état d’urgence. En effet, si la question de l’opposition entre l’État de droit et l’état d’urgence a été examinée par le passé dans le contexte de la guerre, son application au contexte sanitaire mérite certes que l’on s’y attarde (Prémont, Couture-Ménard et Brisson, 2021). Dans cette optique, différentes questions peuvent être formulées concernant, par exemple, les enjeux démocratiques du recours aux décrets plutôt qu’aux lois, les défis quant à la justification des restrictions aux droits et libertés (Flood, Thomas et al., 2020) ou encore les limites à la responsabilité de l’État (Couture-Ménard et al., 2021 ; Fortin, 2020).
3Cependant, si la gestion des problèmes s’effectue différemment pendant la crise sanitaire, c’est aussi en raison de l’avènement depuis quelques décennies du paradigme de la gouvernance. En effet, par rapport aux états d’urgence précédents, l’actuelle crise sanitaire liée à la COVID-19 se déploie dans un contexte constitué par le passage de l’État-juriste à l’État-manager (Commaille, 2015), puis de l’État-stratège (Chevallier, 2007) à l’État-pilote (Chevallier, 2021). En adoptant la voie managériale et en servant de guide plutôt que de décideur, « l’État n’est plus le seul maître à bord » (Chevallier, 2003 : 207) alors que l’on assiste à la multiplication des acteurs non étatiques participant à la production des normes (Mockle, 2006).
4De fait, la gouvernance transforme l’exercice des pouvoirs publics depuis plusieurs années déjà, notamment par une diversification des modes de régulation des conduites ainsi que par une incitation accrue à la participation des destinataires de la norme pour la mise en œuvre du « droit de la gouvernance » (Lasserre, 2015). L’une des caractéristiques du droit de la gouvernance est liée précisément à sa capacité d’être flexible et adaptable au contexte en raison de la souplesse avec laquelle il peut être adopté et mis en œuvre. L’exercice des pouvoirs publics quant au port du masque s’est déployé dans un contexte de gouvernance, ce qui s’est traduit, entre autres, par une place importante accordée à l’expertise et à l’information.
5L’analyse de la crise de la COVID-19 ne peut faire l’économie d’une compréhension de ce nouvel environnement dans lequel les pouvoirs publics s’exercent en temps de crise, puisqu’il s’agit également d’une crise de gouvernance, et ce, partout dans le monde (Nederveen Pieterse et al., 2021).
6Tout comme l’État de droit moderne comporte ses principes et impératifs, la gouvernance possède également ses propres exigences. Outre celles de légitimité, d’efficacité, de transparence, de réflexivité et d’imputabilité, l’exigence d’effectivité est fondamentale à la mise en œuvre des normes. La capacité de la norme à servir de référence auprès de ses destinataires dépend principalement de la valeur de son émetteur et de sa portée normative, laquelle s’évalue à l’aune des effets produits sur les conduites et les pratiques (Thibierge, 2009). Avec la gradation de la normativité du droit de la gouvernance, le respect des normes varie entre effectivité et ineffectivité, ce qui se manifeste par différentes postures normatives d’adhésion, d’amplification, de soumission, d’adaptation, de critique ou de rejet (Sintez, 2020). En ce sens, la pandémie a entraîné la production de plusieurs normes sanitaires ayant pris la forme de décrets, d’avis, de recommandations, à l’égard desquelles les citoyens ont adopté ces diverses postures normatives susceptibles d’influencer le respect des mesures. Pendant la pandémie, cette capacité de la norme à fournir référence a été fonction de la densification normative, laquelle s’observe notamment par la précision du contenu des normes et par la multiplication des sources émettrices (Thibierge, 2013).
7Dans la première partie de l’article, nous ferons la chronologie de la régulation du port du masque au Québec afin d’y relever des indices de la gouvernance comme environnement d’exercice des pouvoirs publics. Puis, dans la deuxième partie, nous vérifierons l’existence d’une densification des normes relatives au port du masque à l’aide des marqueurs – quantitatif, qualitatif, formel, substantiel, spatial – qui permettent « d’en mesurer l’intensité, de les mettre en lien et d’observer leur évolution dans le temps » (Thibierge, 2013 : 1124). Enfin, dans la troisième et dernière partie, nous examinerons les différentes postures normatives qui ont été adoptées par les individus à l’égard des normes relatives au port du masque.
8Pour réguler le port du masque, les décideurs publics se sont fondés tant sur des avis de nombreux experts (directeur national de santé publique, Institut national de santé publique du Québec [INSPQ], Organisation mondiale de la Santé [OMS], ordres professionnels) que sur des informations et des données émanant de différentes sources, telles que des sondages périodiques commandés par le gouvernement et des statistiques (dont celles énoncées au début de chaque point de presse quant au nombre de cas, de décès, d’hospitalisations, et, parfois, de lits et de respirateurs disponibles). De plus, les décisions ont mis de l’avant divers types de normativités propres au droit de la gouvernance (Mockle, 2006), dont des lignes directrices, des directives, des protocoles, des recommandations et des normes techniques issues de processus de normalisation (par exemple la norme F2100 de l’American Society for Testing Materials pour les masques médicaux), ce qui constitue d’autres manifestations du droit de la gouvernance.
9L’évolution de la position du gouvernement québécois pour faire face à la crise a créé des périodes d’instabilité parfois caractérisées par des remises en question et des critiques sévères à l’endroit des décisions prises. Il convient donc de dresser par ordre chronologique les différentes positions et normes adoptées par les autorités gouvernementales et d’autres acteurs influents concernant le port du masque. Cette chronologie peut être divisée en trois périodes : le masque a d’abord été non recommandé, puis recommandé et est finalement devenu obligatoire, sauf exception.
10On peut situer au 30 janvier 2020 la première intervention des autorités québécoises relativement au port du masque dans le contexte de la pandémie de la COVID-19. À cette date, alors que l’inquiétude commence à se faire sentir au sein de la population – mais que l’état d’urgence sanitaire n’est pas encore déclaré (Plante, 2020 ; Biron, 2020 ; Fortier, 2020) –, le directeur national de santé publique du Québec, Horacio Arruda, prend la parole lors d’un point de presse pour expliquer notamment que le masque procure un faux sentiment de sécurité dans le contexte de la vie quotidienne (Radio-Canada, 2020). Le directeur national de santé publique occupe un poste de sous-ministre adjoint réservé à un médecin ayant une formation en santé communautaire. Il joue ainsi le rôle de premier professionnel en santé publique dans la province, dont la fonction est d’assister et de conseiller le ministre de la Santé et des Services sociaux et son sous-ministre dans le domaine.
11La « non-recommandation » du port du masque, émise par le directeur national de santé publique, correspond alors essentiellement aux premières lignes directrices de l’OMS relatives au masque tout juste publiées (OMS, 2020a). À ce moment, selon l’OMS, le masque médical n’est pas requis pour les personnes ne présentant pas de symptôme respiratoire, faute de données probantes quant à son efficacité pour protéger les personnes qui ne sont pas malades et, de surcroît, en raison des réserves d’équipement insuffisantes pour une distribution à l’échelle internationale. De plus, une utilisation inappropriée du masque pourrait augmenter le risque de transmission. L’OMS recommande toutefois que les professionnels de la santé portent un masque médical en présence d’un cas possible ou confirmé de COVID-19 et que les personnes présentant des symptômes respiratoires en fassent autant.
12Dans le même ordre d’idées, lors d’un point de presse le 4 mars 2020, la ministre de la Santé et des Services sociaux, Danielle McCann, demande aux citoyens de ne pas porter le masque s’ils ne sont pas malades (Gouvernement du Québec, 2020a). Le directeur général adjoint de la protection de la santé publique, Yves Jalbert, rappelle à cette même occasion que le masque peut être nuisible, car les personnes ont tendance à se toucher la bouche, ce qui augmente le risque de contamination. Ce point de presse est le premier d’une série de messages émanant des autorités gouvernementales durant le mois de mars 2020 et visant à décourager le port du masque médical par la population générale.
13Concurremment, différents types de masques médicaux, particulièrement le masque N-95, sont toutefois requis pour les professionnels de la santé dans certaines circonstances, selon des protocoles mis en place notamment par l’INSPQ, un centre d’expertise regroupant des chercheurs de diverses disciplines et relevant du ministère de la Santé et des Services sociaux (INSPQ, 2020a). D’ailleurs, le directeur national de santé publique indique, pendant un point de presse tenu le 18 mars 2020, que ces masques médicaux doivent être réservés pour le système de santé (Gouvernement du Québec, 2020b). Cette recommandation visait principalement à s’assurer d’avoir suffisamment de masques disponibles pour les travailleurs de la santé alors qu’une pénurie de matériel de protection était observée à l’échelle de la province. À son tour, le 30 mars 2020, l’administratrice en chef de l’Agence de la santé publique du Canada, Theresa Tam, souligne, elle aussi, qu’il est primordial de prioriser les stocks de masques pour les travailleurs de la santé (CPAC, 2020).
14L’incertitude quant à la disponibilité et à l’approvisionnement de masques mène vraisemblablement les autorités à insister davantage sur la non-recommandation du port du masque médical pour la population générale pour éviter, entre autres, que les citoyens accaparent les masques destinés au réseau de la santé. Rappelons qu’à l’instar d’autres provinces, le Québec a connu une pénurie de masques médicaux au début de la crise dans le milieu hospitalier en raison d’une réserve nationale fédérale inadéquate (Bronskill, 2020), de l’explosion de la demande internationale pour cet équipement et de l’achat des masques disponibles dans les commerces par la population générale (Nadeau, 2020), forçant même un contrôle serré de l’usage des masques au sein du réseau de la santé (INSPQ, 2020b). Nous ne ferons toutefois pas la chronologie précise des normes relatives au port du masque chez les travailleurs de la santé pour les fins du présent article.
15Le mois d’avril 2020 marque un tournant dans la régulation du port du masque au Québec, alors qu’on ne parle plus seulement du masque médical mais aussi du couvre-visage. De fait, le 7 avril 2020, l’INSPQ publie ses premières recommandations intérimaires concernant le port du masque par la population générale. Selon l’INSPQ, malgré l’absence de données probantes quant à l’efficacité du couvre-visage, celui-ci pourrait être porté « dans les lieux publics où il est difficile d’éviter des contacts étroits avec les autres, afin de diminuer le risque de transmission du virus par les personnes asymptomatiques ou peu symptomatiques, particulièrement lorsque la transmission communautaire est démontrée ou suspectée » (INSPQ, 2020c : 7). Quant au masque médical, il doit être réservé en priorité aux travailleurs de la santé et aux autres personnes qui prodiguent des soins directs aux patients infectés par la COVID-19, notamment les proches aidants. Enfin, l’INSPQ recommande aussi le port du masque médical pour certaines autres catégories de personnes lorsque la distanciation est impossible, par exemple pour les travailleurs, les personnes les plus vulnérables à la COVID-19 (ex. : immunodéprimées) et les cas confirmés ou suspectés qui doivent sortir de leur domicile.
16Au même moment, l’OMS, l’administratrice en chef de l’Agence de la santé publique du Canada, ainsi que le Conseil des médecins hygiénistes en chef (Gouvernement du Canada, 2020) donnent l’information nécessaire à la population pour qu’elle puisse faire un choix éclairé quant au port du couvre-visage. Tout comme l’INSPQ, ces organisations montrent une ouverture à l’utilisation de cet équipement de protection au moment où les connaissances sur les modes de transmission de la COVID-19 et l’efficacité du port du masque continuent de croître.
17Puis, le 24 avril 2020, le directeur national de santé publique du Québec recommande le port du couvre-visage par l’ensemble de la population lors d’un point de presse avec le premier ministre (Gouvernement du Québec, 2020c). Cette recommandation vaut pour les situations où la distanciation de deux mètres ne peut être respectée, comme dans les transports en commun. De plus, toujours selon le directeur national de santé publique, le couvre-visage devait être considéré comme un outil supplémentaire pour limiter la propagation du virus aux personnes à proximité, considérant que des personnes asymptomatiques peuvent transmettre la COVID-19 selon les nouvelles données scientifiques.
18Quelques semaines plus tard, le 12 mai 2020, souhaitant que les Québécoises et les Québécois soient plus nombreux à porter le couvre-visage, le premier ministre François Legault le recommande fortement lorsque la distanciation physique est impossible. Il ne compte pas le rendre obligatoire pour le moment, car, d’une part, il souhaite que les Québécois intègrent cette nouvelle norme « sans avoir à (les) forcer » et, d’autre part, il faut éviter d’engendrer des inégalités sociales en donnant des contraventions à des personnes qui n’ont pas les moyens de se procurer ou de se fabriquer un couvre-visage (Gouvernement du Québec, 2020d).
19Dans les semaines suivantes, l’INSPQ tout comme l’OMS insistent sur l’importance d’encourager la population générale à porter le couvre-visage dans certaines situations, comme dans les zones présentant une transmission communautaire importante et où il est difficile d’appliquer d’autres mesures barrières telle la distanciation physique (INSPQ, 2020d ; OMS, 2020b). Cette recommandation se transforme finalement en obligation au moment du déconfinement qui s’amorce à l’été 2020.
20Le 25 juin 2020, le directeur national de santé publique du Québec annonce un déconfinement contrôlé dans la plupart des secteurs d’activité, qui se manifeste notamment par la réouverture de certains lieux de rassemblements à certaines conditions. Peu après, le 15 juillet 2020, le gouvernement adopte un décret entrant en vigueur le 18 juillet 2020, dans lequel il interdit aux exploitants de lieux publics identifiés d’y admettre une personne de douze ans et plus ne portant pas le couvre-visage ou de tolérer une telle conduite (Décret 810-2020). Parmi ces lieux figurent les restaurants et les bars, les lieux de culte, les salles de spectacle, les cinémas ainsi que les établissements d’enseignement supérieur (excepté lorsque les étudiants sont assis en respectant une distanciation de 1,5 mètre entre eux). Un exploitant enfreignant cette mesure est passible d’une amende de 400 $ à 6 000 $. Certaines exemptions sont cependant prévues, comme pour les personnes déclarant une condition médicale les empêchant de porter le couvre-visage et les personnes consommant de la nourriture ou un breuvage. Le 22 juillet 2020, c’est au tour des exploitants des services de transport collectif d’être visés par un décret leur interdisant d’admettre dans leurs véhicules une personne de douze ans et plus ne portant pas de couvre-visage, avec les mêmes sanctions et exemptions que pour la mesure précédente (Décret 813-2020).
21Au fil de la reprise de certaines activités, les normes relatives au port du couvre-visage sont modulées pour être plus adaptées à certaines situations. Ainsi, le 26 août 2020, un arrêté du ministre de la Santé et des Services sociaux prévoit que les exploitants d’un lieu de culte peuvent désormais permettre à des personnes de retirer leur couvre-visage lorsqu’elles se trouvent à 1,5 mètre les unes des autres et qu’elles parlent à voix basse (Arrêté 2020-059).
22Ce n’est qu’à partir du 11 septembre 2020 qu’une obligation de porter le couvre-visage dans certains lieux publics ou dans les transports en commun (les mêmes que les décrets du 15 et du 22 juillet 2020) incombe directement aux personnes qui fréquentent ces lieux (Décret 947-2020). Dès lors, la responsabilité du port du couvre-visage par l’ensemble de la population dans certains lieux visés ne repose plus uniquement sur les épaules des exploitants de ces lieux qui, d’ailleurs, dénonçaient le rôle de « police » qui leur était jusque-là dévolu (Tremblay, 2020). Les personnes qui entrent dans une épicerie sans couvre-visage s’exposent désormais à des amendes pouvant aller de 400 $ à 6 000 $.
23De plus, à partir de la rentrée scolaire 2020, tous les établissements d’enseignement sont visés par une interdiction d’admettre des étudiants sans couvre-visage (Décret 885-2020). Néanmoins, cette mesure est modulée en fonction de plusieurs paramètres prévus à même les décrets subséquents, comme le cycle d’enseignement, l’âge de l’élève, les groupes-classes, la distanciation physique entre les étudiants, les déplacements dans les bâtiments et l’évolution des données épidémiologiques dans les différentes régions. Par exemple, en date du 24 août 2020, les élèves de moins de dix ans n’ont pas à porter le couvre-visage, tout comme un jeune « qui n’est en présence d’aucune autre personne que des élèves de son groupe ou de membres du personnel de l’établissement » (Décret 885-2020). En revanche, un décret du 7 octobre 2020 impose désormais le port du masque sur les terrains des écoles secondaires situées en zone rouge (Décret 1039-2020), alors qu’un décret du 8 janvier 2021 remplace le couvre-visage par un masque de procédure pour les élèves du secondaire et de la formation des adultes ou professionnelle (Décret 2-2021).
24Mentionnons aussi l’obligation de porter un couvre-visage, décrétée le 30 septembre 2020, visant les personnes participant à toute manifestation pacifique, notamment les manifestations contre les mesures sanitaires (Décret 1020-2020). Enfin, le 7 avril 2021, le gouvernement impose le port du couvre-visage pour les activités, loisirs et sports extérieurs pratiqués par deux personnes ou plus (Arrêté 2021-023), avant de reculer et d’abroger cette mesure le 14 avril 2021 (Arrêté 2021-026), après avoir essuyé des critiques de la population et des partis d’opposition (Loiseau et Lavoie, 2021 ; Plante, 2021).
25Cette chronologie permet de constater que l’environnement normatif a constamment évolué pendant la crise sanitaire, ce qui est caractéristique de la gouvernance. En prenant différentes formes normatives (consignes, avis, recommandations, guides, etc.), la régulation du masque a emprunté la voie du droit de la gouvernance. Considérant sa flexibilité et les variations normatives qu’il permet, ce nouvel ordre juridique entraîne une densification normative.
26Pour analyser l’évolution des normes relatives au port du masque dans la perspective de la gouvernance, nous aurons ici recours au processus de densification normative mis de l’avant dans le cadre des travaux de l’École d’Orléans, pilotés par la professeure Catherine Thibierge :
En tant que processus normateur, c’est-à-dire créateur et transformateur de norme(s), la densification normative donne à voir comment la normativité émerge, se déploie et évolue dans le temps et dans l’espace (Thibierge, 2013 : 1106).
27La normativité peut se densifier, à la fois qualitativement en passant, par exemple, d’un principe éthique à une norme souple (recommandation, avis) et à une norme dure (loi, règlement, décret) et quantitativement en raison de la multiplication des normes. La densification qualitative « rime aussi avec une extension des domaines saisis par les normes juridiques, avec un contenu normatif plus étoffé et plus précis, ou encore avec une force normative accrue, mais également avec une complexification normative croissante » (Thibierge, 2013 : 1104). La densification s’exprime notamment de manière qualitative, soit quant à la capacité de la norme « à servir de modèle, à diriger (orienter, canaliser, encadrer…) et à permettre de mesurer (juger, contrôler, évaluer…) des comportements, des activités, des pratiques, des rapports sociaux, des organisations, des situations, etc. » :
En ce premier sens, la densification normative consiste en la montée en puissance de la normativité, au sens de l’accroissement de la capacité d’une norme à fournir de modèle, de la capacité d’un type de normes, de dispositifs, à orienter et mesurer les comportements et activités, et plus largement de la capacité de référence du droit, du management, de l’éthique, etc., c’est-à-dire de leur capacité de régulation sociale (Thibierge, 2013 : 1122).
28Sur le plan quantitatif, la densification normative signifie d’abord plus de normes, dont les normes issues de « petites sources », tels des avis et des recommandations (Gerry-Vernières, 2012 ; Hachez, 2012). La densification a aussi trait à la normativité comme champ :
Dans ce second sens, la densification normative désigne la montée en puissance de la normativité par la multiplication des champs normatifs et la diversification des types de normes et des dispositifs normatifs à l’œuvre dans la société (Thibierge, 2013 : 1122).
29La densification normative peut résulter tant de la concentration, alors que les normes acquièrent plus de force normative et deviennent plus précises, que de l’expansion, où les normes couvrent un champ plus large et étendent leur portée normative, alors que les sources se multiplient et que les normes prennent plus de volume normatif. De plus, elle concerne tous les niveaux d’expression de la normativité, qui peuvent tous se densifier : le germe normatif (un fait, une idée), la norme (exemple, le principe de précaution), l’ensemble de normes (le droit de l’environnement, la responsabilité sociale des entreprises), le champ normatif (le droit, l’éthique) et la normativité elle-même. Lorsqu’elle s’opère par strates, la densification normative est processuelle ; elle est à la fois un processus de croissance de normativité, de gain de normativité (Mauclair, 2013) et un processus d’évolution du droit (Dournaux, 2013).
30La densification normative permet de révéler la plasticité et l’ubiquité de la norme (Thibierge, 2013), voire sa fluidité (Nicolas, 2018) : la norme prend différentes formes en se glissant dans différentes enveloppes normatives ; elle peut devenir plus difficilement localisable, car on ne sait plus où elle se trouve, d’où elle émerge, elle devient alors fluide. L’ubiquité des normes relatives au masque se mesure aux rappels qui sont partout faits, par des affiches, des pictogrammes, des panneaux, sans que l’on sache toujours quelle est l’autorité qui a édicté chaque norme. Lorsque les normes sont répétées partout, on ne sait plus nécessairement d’où elles proviennent. À l’inverse, la densification normative peut favoriser la connaissance des normes par les destinataires grâce à la multiplication des moyens par lesquels elles sont communiquées. De plus, la densification normative peut avoir pour effet de faire varier la normativité non seulement dans le temps, mais également à l’égard des personnes et du territoire. C’est le cas, par exemple, de l’interdiction d’aller au restaurant pour les personnes habitant dans une zone rouge lorsqu’elles se déplacent en zone orange ou jaune, à l’exception des personnes se déplaçant dans un cadre scolaire ou pour le travail.
31Sur la base de la chronologie des normes effectuée dans la première partie, il devient possible de poser un diagnostic de la densification normative selon plusieurs marqueurs : la multiplication et la diversification des sources, la matérialisation de formes normatives, l’intensification de la force normative, l’enrichissement du contenu normatif, l’augmentation du volume normatif, l’extension du champ couvert et des domaines concernés et l’accroissement du nombre de destinataires et d’acteurs (Thibierge, 2013 : 1125).
32L’histoire de la régulation du port du masque témoigne d’une multiplication des émetteurs de normes en la matière, les plus évidents étant l’OMS, l’Agence de la santé publique du Canada, l’INSPQ, le gouvernement, le ministre de la Santé et des Services sociaux et le directeur national de santé publique. Cependant, d’autres acteurs ont aussi adopté des normes relatives au port du masque afin qu’elles soient adaptées à toutes sortes de contextes. Par exemple, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) a produit des guides de normes sanitaires concernant notamment le port du masque dans divers milieux de travail, dont le Guide de normes sanitaires en milieu de travail pour les secteurs de la restauration et des bars (CNESST, 2020). Les universités et les cégeps ont adopté, pour leur part, des protocoles sanitaires comprenant des consignes relatives au port du masque adaptées à leur réalité. Dans son Plan de rétablissement institutionnel, l’Université de Sherbrooke indiquait que le port du masque de procédure était obligatoire lors des déplacements en voiture avec plusieurs personnes à bord pour se rendre sur le campus, ou encore, qu’un enseignant pouvait enlever son masque lorsqu’il enseignait de vive voix et qu’une distance de deux mètres pouvait être respectée avec les étudiants (Université de Sherbrooke, 2020).
33En outre, d’autres acteurs ont relayé les normes prescrites par le gouvernement. Sans être des émetteurs de la norme au sens strict, ils ont contribué à multiplier ses sources. Par exemple, des compagnies de transport ont indiqué sur leur site internet que le port du masque était obligatoire avant de monter à bord et pendant tout le trajet, rappelant ainsi la norme prévue dans un décret (Orléans Express, 2021). De même, les propriétaires d’immeubles à logements pouvaient apposer des affiches produites par le gouvernement à l’entrée de leur bâtiment, rappelant l’obligation du port du masque dans les aires communes (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2021).
34Du fait de la multiplication des émetteurs de normes, celles-ci ont pris diverses formes : décrets, arrêtés, guides, protocoles, recommandations, orientations, consignes, etc. En changeant fréquemment d’enveloppes formelles et même parfois en se superposant, les normes relatives au port du masque se sont aussi densifiées. Figurant d’abord parmi des recommandations, puis dans des arrêtés ministériels et des décrets, ces déplacements l’ont fait grimper dans la hiérarchie des normes. Ce « changement d’étage » au sein du système normatif a fait passer la norme du droit souple au droit dur, selon un processus créateur et transformateur de normes.
35La densification normative se manifeste aussi par l’intensification de la force d’une norme. Le diagnostic de la force normative dépend de la capacité de la norme à servir de référence auprès de ses destinataires, en fonction soit de sa valeur normative, de sa portée normative ou de sa garantie normative (Thibierge, 2009). La valeur normative est rattachée à l’émetteur ou à la source de la norme et varie, entre autres, selon l’autorité qui l’a émise, la place qu’elle occupe dans la hiérarchie des normes, la nature de l’instrument qui la porte. La portée normative renvoie à la manière dont la norme est perçue, ressentie et vécue par ses destinataires, ce qui lui confère une force normative. Et la garantie normative, quant à elle, s’évalue en fonction de la force avec laquelle le système juridique garantit le respect de la norme et si, de fait, cette dernière est effectivement invoquée, mobilisée, opposée, contestée et sanctionnée.
36En l’occurrence, la norme relative au port du masque a d’abord été énoncée comme du droit mou, doux ou flou, sans obligation de le porter ni sanction possible, sous la forme de recommandations émises par des experts en santé publique (recommandation de ne pas le porter, puis de le porter). Le masque est ainsi passé de « non-recommandé » par le directeur national de santé publique qui est également sous-ministre adjoint, à « recommandé fortement » par le premier ministre lui-même. La norme relative au masque a par la suite été intégrée dans le droit dur, sous la forme de décrets émis par le gouvernement, avec des interdictions assorties de sanctions. La norme s’est progressivement densifiée. Des constats d’infraction remis à des commerçants et à des personnes ne portant pas le masque (Robidas, 2020), de même que des décisions judiciaires assurant l’application de cette norme, lui ont insufflé encore plus de force en veillant à son respect (Directrice de santé publique c. Émond, 2021).
37Comme nous l’avons vu précédemment, la densification normative peut revêtir un aspect qualitatif, en raison d’un enrichissement du contenu de la norme. La signification de la norme peut évoluer dans le temps, son contenu peut s’étoffer, son régime peut se développer. À cet égard, la question de savoir ce qu’est un masque a reçu différentes réponses. À certains moments et en certains lieux, le couvre-visage est accepté, le gouvernement donnant même des indications pour en fabriquer. À d’autres occasions, on édicte plutôt l’obligation de porter certains types de masques (de procédure, N-95, visière en remplacement du masque dans certaines situations). À partir du 15 juillet 2020, les personnes fréquentant un établissement universitaire doivent porter un couvre-visage, défini par un décret gouvernemental comme étant un masque ou un tissu bien ajusté couvrant le nez et la bouche (Décret 810-2020). Puis, à compter du 5 février 2021, un masque de procédure est désormais requis conformément à un nouveau décret (Décret 102-2021). Les normes relatives au port du masque varient ainsi selon les secteurs d’activité et des exemptions sont prévues, ce qui vient fortement enrichir le contenu normatif.
38Dans ses aspects quantitatif et formel, la densification normative s’observe aussi par une augmentation du volume normatif, par exemple du nombre de mesures, de paramètres ou de dispositifs liés à la norme en question. Dans le cas à l’étude, des décrets gouvernementaux et des arrêtés ministériels ont été adoptés à répétition concernant le port du masque (18 en un peu plus de neuf mois, allant parfois jusqu’à 3 décrets ou arrêtés par mois).
39Au fil de l’évolution de la crise, de plus en plus de paramètres se sont ajoutés pour encadrer le port du masque, et les mesures contenues dans les décrets et les arrêtés sont ainsi devenues de plus en plus nombreuses, à l’image des divers lieux visés par la norme et des exemptions prévues. En guise d’illustration, un an après le début de la crise, dans un arrêté du 5 mars 2021, il était prévu que le port du masque soit obligatoire en tout temps pour les étudiants inscrits dans les programmes de sport-études, d’art-études, de concentration sportive et autres projets pédagogiques particuliers de même nature, d’activités extrascolaires ou de sorties scolaires, excepté lorsque les étudiants se trouvaient dans une salle où étaient donnés les services éducatifs et d’enseignement et « sous réserve des exceptions prévues aux sous-sous-paragraphes iv à vii du sous-paragraphe a du paragraphe 11° du troisième alinéa » (Arrêté 2021-010). Certaines de ces règles ont graduellement été modifiées et assouplies. Le 7 juin 2021, le ministère de l’Éducation émet une nouvelle orientation afin de permettre le retrait du masque en classe en période de canicule et envoie une lettre à l’attention des directeurs généraux des centres de services scolaires et des établissements d’enseignement privés (Bureau des plaintes du ministère de l’Éducation). Une annonce semblable est faite par la CNESST le 2 août 2021, concernant la possibilité de retirer le masque à l’extérieur sur les chantiers de construction par jour de canicule (CNESST, 2021). L’ajout d’exceptions provoque une augmentation du volume normatif, mais entraîne, paradoxalement, une perte de puissance. Tout comme une norme peut monter en puissance par l’ajout de volume normatif, elle peut toutefois perdre en puissance à la suite d’une entrée en distorsion, lorsque le « “plus” se transforme en “trop” » (Thibierge, 2013 : 1113). La perte de puissance par l’ajout d’exceptions accroît, paradoxalement, le volume normatif.
40De toute évidence, la régulation du port du masque a concerné plus d’un secteur d’activité, pour ne pas dire tous les secteurs : santé, éducation, milieux de garde, sport, milieu culturel, restauration, construction, logement, professions diverses. La norme s’est même étendue du champ du droit public – notamment du droit pénal – à celui du droit privé, comme l’illustre une décision rendue en matière de droit de la famille, concernant les capacités parentales d’un père s’opposant au port du masque (voir la décision Droit de la famille – 202113). À cette extension des domaines concernés s’ajoute une extension géographique des normes, considérant que le port du masque a été régulé tant aux paliers local et national qu’au palier international, autre signe d’une densification normative. Les personnes pouvaient alors comparer la régulation du masque au Québec avec celle prévalant dans d’autres juridictions ou avec les recommandations de l’OMS.
41Finalement, l’accroissement du nombre de destinataires et d’acteurs visés par la norme incarne un autre aspect – quantitatif – de sa densification. À ce titre, les exploitants de certains lieux publics (tels que les restaurants, les commerces d’alimentation, les établissements d’enseignement et les sites de manifestations sportives), les exploitants de services de transport collectif et les individus eux-mêmes comptent parmi les nombreux destinataires ou acteurs touchés par la norme relative au port du masque. C’est ainsi que les commerçants avaient, à un certain moment, la responsabilité de s’assurer que leurs clients portaient le masque, à défaut de quoi une amende pouvait leur être imposée. De la même manière, il a été demandé aux chauffeurs d’autobus de veiller au respect de la norme concernant le port du masque.
42Les normes relatives au port du masque se sont densifiées au fil de la crise, en se multipliant, en prenant diverses formes, en s’intensifiant, en s’enrichissant, en augmentant leur volume normatif, en s’étendant à plusieurs champs et domaines et en accroissant le nombre de leurs destinataires et acteurs visés par leur mise en œuvre. Ce phénomène normatif n’est pas étranger à l’environnement dans lequel il s’est opéré, en l’occurrence celui de la gouvernance. De nombreux acteurs publics et privés ont participé à l’adoption des normes et contribué à leur mise en œuvre dans divers contextes. Les normes ont donc constamment évolué et se sont complexifiées, ce qui a pu influencer leur respect par les individus.
43Prenant une forme non obligatoire, le droit de la gouvernance requiert l’acceptation des normes par leurs destinataires (Lenoble et Maesschalck, 2009) ainsi que la participation de ces derniers à la mise en œuvre de ces normes. À l’égard des normes sanitaires, les citoyens-justiciables ont adopté différentes « postures normatives », influencées par l’information qui leur a été communiquée. Selon la posture adoptée, la norme sera plus ou moins effective, ou ineffective.
44Dans son article sur les postures normatives face à la gestion de la COVID-19, Cyril Sintez (2020) en distingue six qu’il regroupe en trois cas de figure selon une gradation de l’effectivité : l’effectivité de la norme qui s’incarne dans les postures d’adhésion, d’amplification et de soumission ; l’effectivité biaisée qui se traduit par la posture d’adaptation susceptible de faire évoluer la norme ; et l’ineffectivité de la norme qui résulte des postures critique et de rejet. Il convient de montrer que les différentes postures normatives adoptées par les destinataires au Québec ont contribué au respect ou non des normes sanitaires relatives au port du masque.
45En grande majorité, les individus ont respecté les normes relatives au port du masque, favorisant ainsi leur effectivité. Pour autant, ils n’ont pas tous adopté la même posture vis-à-vis de ces normes. Certains ont adopté des postures d’adhésion supposant que les individus se conforment aux règles officielles, quoiqu’ils puissent être plus ou moins convaincus (le « respectueux »), plus ou moins volontaires (le « suiveur ») ou encore plus ou moins réfléchis et conditionnés (le « discipliné »). Ces postures normatives peuvent d’ailleurs prédominer lorsque les normes « sont doublement légitimées, à la fois par le récit officiel de l’État et par le récit peu critique des médias de masse » (Sintez, 2020 : 80). D’autres ont adopté des postures d’amplification, par un comportement militant, relayeur, propagandiste ou bien zélé face à la norme, comme lorsque le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, a porté deux masques superposés pendant une conférence de presse.
46Enfin, certaines personnes ont pu adopter des postures de soumission, lorsqu’elles en ont été contraintes par les autorités policières à l’occasion d’une intervention. Cette posture a pu également être adoptée par les individus résignés qui se soumettent à la norme à contrecœur. Sans savoir comment mettre en œuvre l’obligation de porter le masque dans leur établissement, certains commerçants s’y sont conformés pour éviter les amendes pouvant aller de 400 $ à 6 000 $ (Morasse, 2020 ; Provencher, 2020). Par ailleurs, des individus ont non seulement une phobie des normes, mais aussi celle du masque lui-même. En dépit de sa peur de l’étouffement, le « masquophobe » (Sintez, 2020 : 81) s’y soumettra, à moins d’obtenir une dérogation (en raison par exemple d’une maladie respiratoire chronique).
47Dans certains cas, la norme est appliquée de manière incertaine ou aléatoire, lorsque l’individu semble s’accommoder de la norme, sans la contredire, ou la transgresser, biaisant ainsi l’effectivité de la norme. Se montrant flexible, il l’appliquera à sa guise, tandis qu’une attitude pragmatique fera varier l’intensité de son application en fonction des contextes et des personnes. Plus attentiste, il adaptera son comportement à celui des autres, pouvant aller jusqu’à être indifférent par rapport à la norme. Bref, avec la posture d’adaptation, la personne semble suivre la norme avec une certaine indifférence ou nonchalance, mais ne le fait pas entièrement ou tout le temps.
48Il y a ceux qui portent leur masque sous le nez ou qui le portent mais le retirent au moment de parler, comme l’ex-entraîneur-chef des Canadiens de Montréal, Dominic Ducharme, derrière le banc de son équipe devant des millions de téléspectateurs durant les finales de la Coupe Stanley en 2021. Une certaine insouciance caractérise alors le comportement de celui qui se permet de faire évoluer la norme à sa convenance – quoique dans le cas de M. Ducharme, il a contracté la COVID-19 et a malheureusement dû manquer des matchs de la finale.
49Les postures de critique et de rejet concourent à rendre la norme ineffective. Elles n’agissent cependant pas de la même manière, la posture critique pouvant être celle des chercheurs par exemple, alors que la posture de rejet pourrait être celle du complotiste qui développe un contre-récit. La recherche universitaire analyse avec une certaine distance les normes en fonction des connaissances scientifiques. Depuis le début de la crise sanitaire, les chercheurs et chercheuses sont nombreux à défiler, en leur qualité d’experts, dans les médias afin de mettre en perspective le discours officiel et éclairer le choix des normes de leur savoir disciplinaire. Si la dimension critique fait intrinsèquement partie du discours de la recherche, cette posture peut aussi servir l’effectivité des normes, lorsque les explications fournies viennent renforcer les décisions prises par les pouvoirs publics. Des spécialistes sont venus quotidiennement dans les médias afin de justifier l’importance de porter le masque.
50À l’inverse, la posture de rejet, qu’elle soit celle du complotiste, du désinvolte, du rebelle, du transgressif, du résistant, de l’activiste ou de l’affranchi, mène invariablement à l’ineffectivité des normes :
[L]e désinvolte qui n’applique pas les normes sans détermination particulière, le rebelle qui au contraire est déterminé dans la non-application des normes, le transgressif qui non seulement n’applique pas, mais aussi viole les normes, le résistant qui milite pour la non-application, l’activiste qui se met en recherche d’une alternative normative, et l’affranchi qui fait en sorte de ne pas se faire appliquer les normes (Sintez, 2020 : 83).
51Certains opposants au masque nient l’existence même de la pandémie, rejetant en bloc les consignes sanitaires et refusant de les respecter. C’est le cas du propriétaire d’un établissement de conditionnement physique, poursuivi en justice par la directrice de santé publique de la Montérégie, pour avoir mis en place un système permettant à ses clients de s’entraîner sans respecter les consignes sanitaires, notamment eu égard au masque (Directrice de santé publique c. Émond, 2021). D’autres, par ailleurs, ont faussement affirmé que les études scientifiques démontraient l’inefficacité du masque contre les virus, et ce, même après que l’OMS et le directeur national de santé publique eurent confirmé l’utilité du masque et l’eurent recommandé. Cela a amené le scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, à intervenir afin de rectifier l’information véhiculée (Gouvernement du Québec, 2020e). Moins radicaux, certains individus qui critiquent l’imposition du masque dénoncent plutôt le manque de cohérence dans les messages diffusés par le gouvernement à ce sujet ainsi que le manque de clarté des explications quant à la façon adéquate d’utiliser cet équipement (Colpron, 2020).
52L’exemple de la régulation des masques montre à quel point la gouvernance et les normativités qui s’y rattachent ont imprégné la réponse à la crise sanitaire, allant jusqu’à influencer le respect des normes par les individus, pour le meilleur ou pour le pire. À partir de la chronologie que nous avons effectuée, nous avons constaté, dans un premier temps, l’important recours au droit de la gouvernance comme alternative au droit étatique traditionnel pour guider les conduites concernant le port du masque. Ainsi, plusieurs normes non contraignantes ont précédé ou accompagné l’imposition du masque par décret du gouvernement, principalement afin de ne pas pénaliser certains groupes de la population à un moment donné ou de permettre une contextualisation des normes selon les lieux où elles devaient s’appliquer. Cette chronologie nous a également permis d’établir, dans un second temps, que le droit de la gouvernance participe d’un processus de densification normative. Sans lui être propre parce qu’il peut également s’observer à l’égard du droit traditionnel, ce processus de densification est certainement exacerbé par le droit de la gouvernance, considérant, entre autres, la multiplication des sources normatives qui caractérise ce dernier. À preuve, la norme relative au port du masque s’est précisée, endurcie, étendue, tout en changeant d’enveloppe (avis, recommandation, plan institutionnel, décret) et d’émetteur (experts, institutions, employeurs, gouvernement).
53Puis, le diagnostic de densification normative que nous avons posé nous a conduits à examiner le respect des normes dans un tel environnement : en se densifiant, les normes concernant le port du masque ont-elles gagné ou perdu en effectivité ? Nous n’avons pas pu, pour les fins de cet article, démontrer de lien causal entre la densification des normes étudiées et leur respect par leurs destinataires. Cela aurait nécessité une recherche d’une autre nature et d’une tout autre ampleur. Néanmoins, l’éventail de postures normatives que nous avons exposé eu égard au port du masque laisse croire que la densification normative est un processus incertain pour assurer l’effectivité, aux effets potentiellement imprévisibles, dont doivent tenir compte les décideurs dans l’exercice de leurs pouvoirs, tout particulièrement dans le contexte de la gouvernance. Par exemple, lorsque la norme relative au port du masque est passée d’une recommandation à une obligation, devenant ainsi plus dense en gagnant en dureté, plusieurs personnes ont vraisemblablement commencé à poser davantage ce geste protecteur après la période d’adaptation dont elles avaient bénéficié, adoptant une posture d’adhésion. En revanche, cette densification de la norme a pu alimenter, chez certains, un sentiment de méfiance ou de désapprobation, les menant à adopter ici les postures dans le spectre de l’ineffectivité. De même, la contextualisation et la transmission de la norme par nombre d’acteurs publics et privés ont pu contribuer à une meilleure communication de la norme favorisant son respect. Cependant, cette densification par la multiplication des émetteurs est susceptible d’avoir causé une « cacophonie normative » (Thibierge, 2013 : 1113) menant certains individus à adopter des postures d’effectivité biaisée ou d’ineffectivité face aux normes sanitaires.
54Outre son impact sur l’effectivité des normes, ici abordée par la voie de la densification normative, la gouvernance comme nouvel environnement de l’exercice des pouvoirs publics en temps de crise sanitaire soulève plusieurs autres questions, notamment quant à la transparence des informations et des processus décisionnels, ainsi qu’à la légitimité des différents émetteurs des normes. Plus particulièrement, le droit de la gouvernance, jusqu’alors peu connu, a pris une place importante dans la régulation des conduites pendant la pandémie, ce qui se poursuivra bien au-delà de celle-ci.