- 1 Dans ce texte, j’entends par enjeux liés à la diversité ceux qui se rapportent à l’accroissement de (...)
1Débattre collectivement des enjeux liés à la diversité1 dans les pays occidentaux est un exercice complexe et souvent problématique. Les débats sont complexes puisqu’ils soulèvent des questions qui touchent directement à l’identité et aux valeurs des individus et des groupes, autant dans les groupes minoritaires que dans les sociétés majoritaires. Ils sont souvent problématiques parce qu’ils entraînent l’expression de sentiments qui polarisent les débats. Tenter de déterminer, à travers l’expression de ces sentiments, ce qui est du ressort de l’irrationalité, de la peur et des préjugés et ce qui relève de la discussion légitime dans une société libre et démocratique n’est pas chose facile.
2La capacité des sociétés occidentales de délibérer sur les enjeux de diversité semble donc à l’heure actuelle bien limitée, du moins si on l’observe à partir des canons de la délibération : échange de raisons (reason-giving), inclusion, réciprocité, égalité, justification et imputabilité (Cohen, 1989 ; Gutmann et Thompson, 2004 ; Thompson, 2008). Les exemples abondent de débats publics qui ont dérapé et de politiques publiques qui ont créé un sentiment de division, et ce, malgré de multiples tentatives « d’ouvrir le débat » et d’instituer différents processus de consultation supposés faciliter et rendre plus légitime la prise de décision.
3Pourquoi est-il si difficile de délibérer sur la diversité ? L’une des raisons est que l’accroissement de la diversité culturelle et religieuse dans les sociétés occidentales mène à la multiplication des demandes pour accommoder la diversité, mais aussi à encourager les appels à en minimiser les impacts. Lorsque les demandes sont formulées par des groupes minoritaires, elles sont souvent perçues comme étant illégitimes par ceux qui se réclament du groupe majoritaire, qui les qualifient de contraires à leurs « valeurs » ou à leur « histoire ». Lorsque le groupe majoritaire formule des demandes afin de minimiser les impacts liés à la diversité, elles sont perçues par les groupes minoritaires comme brimant leurs droits et renforçant une position déjà dominante ; le groupe majoritaire devient rapidement « intolérant », « xénophobe », voire « raciste ».
4L’argument développé dans ce texte est que ces dynamiques créent et renforcent des cadrages « problématiques » (Calvert et Warren, 2014), que les processus mis en place pour débattre des enjeux liés à la diversité n’arrivent pas à corriger. Ces cadrages, qui sont soit dominants, soit polarisants, créés des jugements « pré-délibération » sur la nature des problèmes, la légitimité des demandes et la légitimité des participants. D’une part, les cadrages dominants sont ceux qui produisent des consensus avant la tenue de débats publics, ce qui limite l’étendue des considérations débattues, et qui induisent des solutions. D’autre part, les cadrages polarisants sont ceux qui empêchent le rapprochement d’opposants en raison de la difficulté pour les individus de passer d’un cadrage à l’autre afin d’en évaluer plus finement les différentes dimensions. Les débats sur les questions de diversité semblent être particulièrement vulnérables à ces cadrages problématiques et à leurs effets. Les cadrages dominants sont généralement portés par le groupe majoritaire et laisseront peu de place aux perspectives des groupes minoritaires, alors que les cadrages polarisants mettront en opposition les groupes minoritaires et majoritaires. Dans les deux cas, les groupes minoritaires auront tendance à être sous-représentés et marginalisés : soit leurs perspectives ne seront pas prises en compte, soit ils ne seront pas perçus comme des participants légitimes aux débats démocratiques.
5La présente contribution explore les cadrages dans le contexte de commissions nationales sur la diversité mises sur pied au cours des dernières décennies dans différents pays (Lefebvre et Brodeur, 2017). Ces commissions demeurent l’un des principaux outils utilisés par les gouvernants pour organiser les débats publics sur la diversité. Dans cet article, les commissions ne sont pas analysées comme exemples de délibération en soi – certaines répondent mieux que d’autres aux conditions de la délibération – mais plutôt comme des moments de structuration de la délibération politique (Bächtiger et Parkinson, 2019), c’est-à-dire qu’elles interviennent après l’émergence et l’identification de problèmes dans la sphère publique, et avant de prendre des décisions collectives. Quels types de cadrages ont influencé ces commissions ? Est-ce que ces commissions renforcent ou tentent plutôt de corriger les cadrages problématiques ?
6Cet article est organisé en trois sections. La première présente l’idée de cadrages problématiques dans le contexte des débats démocratiques sur la diversité. La deuxième présente les commissions nationales sur la diversité. La troisième et dernière section analyse trois commissions nationales qui présentent des caractéristiques différentes quant aux cadrages problématiques. L’analyse confirme la difficulté de dépasser les cadrages problématiques dans le cas des débats sur la diversité.
7Un cadrage peut être défini comme la présentation d’un enjeu selon certaines dimensions au détriment d’autres dimensions (Baumgartner et al., 2008). L’enjeu peut donc être compris et interprété de façon différente selon les dimensions qui sont mises de l’avant, ce qui influencera la façon dont les individus porteront un jugement sur l’enjeu en question (Druckman, 2001). Les cadrages sont construits autour de métaphores, d’analogies, de symboles et de narratifs qui rendent compréhensibles, auprès d’une audience, des enjeux complexes (Gamson et Modigliani, 1989). Les différents groupes sociaux et les acteurs politiques les utilisent pour articuler leur vision des problèmes et formuler leurs demandes. Ils permettent à certains groupes de développer une vision commune au sujet d’un enjeu spécifique, mais ils peuvent aussi rendre la délibération moins riche et diversifiée, car ils limitent l’étendue des considérations qui seront prises en compte. Qu’ils soient utilisés stratégiquement avec des objectifs spécifiques, ou qu’ils agissent comme « court-circuit » cognitif permettant aux individus de donner un sens aux enjeux collectifs, les cadrages sont des composantes inévitables du contexte discursif dans lequel s’inscrivent les débats publics (Calvert et Warren, 2014).
8Aubin Calvert et Mark Warren avancent l’idée que les cadrages peuvent être dommageables à la délibération puisqu’ils organisent la pensée en englobant un ensemble de demandes, ce qui rend difficile une analyse plus fine des différentes dimensions qui composent un cadrage. Voici comment ils résument les effets potentiels des cadrages : « Frames organized cognition by bundling claims into frameworks, such that any particular frames brings with it unreflective judgements about other claims » (2014 : 203).
- 2 Calvert et Warren proposent qu’il existe un troisième type de cadrage, basé sur les groupes (groups (...)
9Plus précisément, ils identifient deux types de cadrage « problématiques » qui peuvent être dommageables à la délibération : dominants et polarisants2. Les cadrages dominants sont ceux qui induisent un consensus avant même que la délibération ne débute ; il n’y a qu’une seule façon de définir l’enjeu de même qu’un nombre limité de solutions envisageables. Ce type de cadrage est dommageable puisqu’il limite l’étendue des considérations qui sont débattues, et induit des choix ou des solutions qui seront nécessairement limités. Les auteurs donnent l’exemple des débats sur le système de santé au Canada. Toute discussion qui remet en question certains principes qui guident le système de santé canadien est perçue comme un pas vers un système privatisé à l’américaine, ce qui laissera des millions de citoyens sans assurance ; l’idée étant que cette dernière affirmation est avancée sans être réellement testée.
10Les cadrages polarisants amènent les groupes à s’appuyer sur des considérations concurrentes pour définir les problèmes et les solutions. Ce deuxième type de cadrage est dommageable puisque l’adhésion à un cadrage spécifique fait en sorte que les participants ne s’écoutent pas, trop pris qu’ils sont à combattre le ou les cadrages alternatifs. Cela les empêche de réfléchir de façon critique aux différents éléments qui composent les cadrages alternatifs dans une dynamique du « tout ou rien » : si on adhère à un cadrage, on aura tendance à adhérer à toutes ses dimensions. Cette dynamique a aussi pour effet que les acteurs qui soutiennent l’un ou l’autre des cadrages sont perçus, par l’autre camp, comme incapables d’être influencés par des arguments autres que ceux appartenant à leur cadrage ; leur reconnaissance comme participant légitime est donc mise en doute.
11On peut penser que la nature des cadrages et leurs effets seront moins dommageables, par exemple, dans un débat sur la réforme du mode de scrutin que dans un débat sur la diversité. Dans le premier cas, l’objet de la délibération est un arrangement institutionnel, alors que dans le second cas, la délibération vise nécessairement des individus : jusqu’où devrions-nous accommoder les différences culturelles et religieuses de nos concitoyens ? Dans quelle mesure devrions-nous accepter la présence de signe religieux dans les institutions publiques ? Dans quelle mesure les nouveaux arrivants devraient-ils s’adapter aux valeurs et pratiques de la société majoritaire, etc. ? Toutes ces questions portent directement sur des individus et des groupes spécifiques.
12Cette conception des cadrages problématiques dans le contexte de la délibération rejoint l’idée de Dryzek (2005) qui avance que : « The basic problem… is that one identity can only be validated or, worse, constituted by suppression of another ». Cette affirmation représente bien l’idée que lorsqu’il est question d’identité, il est difficile de reconnaître et d’accepter des demandes spécifiques lorsqu’elles semblent en contradiction avec un cadrage plus global. Par exemple, pour un multiculturaliste convaincu, il sera difficile de reconnaître et d’admettre que les nationalistes ou les républicains peuvent avoir des arguments légitimes quant aux responsabilités des nouveaux arrivants envers la société d’accueil ; sa conception s’articulera plutôt autour des problèmes de discrimination auxquels font face les nouveaux arrivants. À l’inverse, un nationaliste convaincu acceptera difficilement les demandes d’accommodements des groupes minoritaires, même si celles-ci peuvent être de nature très différente. Pour Amy Gutmann et Dennis Thompson (2004), les désaccords profonds, tels que ceux liés aux identités, peuvent être traités par la délibération, mais seulement dans la mesure où le respect mutuel et la réciprocité sont établis préalablement, des conditions qui sont généralement absentes dans le cas des enjeux liés à la diversité.
13Comment les processus qui visent à structurer le débat public peuvent contrer, ou du moins minimiser, les effets des cadrages problématiques ? Dans le cas des cadrages dominants, Calvert et Warren (2014) indiquent que l’objectif devrait être d’amener les participants à penser à l’extérieur du cadrage. Cela peut être réalisé en tentant de le désagréger, c’est-à-dire en décomposant ses différents éléments, et en mettant l’accent sur des problèmes concrets. Toutefois, à trop vouloir déconstruire le cadrage dominant, on court le risque de ne pas reconnaître certains aspects du cadrage qui demeurent importants pour certains participants. En d’autres termes, si les responsables du débat donnent l’impression de trop vouloir « faire la leçon » aux participants, cela risque de délégitimer le processus et peut-être même de renforcer le cadrage dominant.
14En ce qui a trait aux cadrages polarisés, l’objectif devrait être de rendre le plus explicite possible les liens qui sont faits à l’intérieur des cadrages entre les problèmes et les solutions afin de permettre aux participants de sous-peser les différentes dimensions d’un cadrage, sans devoir accepter ou rejeter l’ensemble des interprétations et des demandes associées à un cadrage spécifique. Ainsi, les différents liens inter-cadrages auront plus de chances d’être soumis à la réflexion critique, rendant possible l’émergence de points communs entre les cadrages qui s’opposent. Simplement décomposer les enjeux et exposer les participants à d’autres cadrages, comme il est suggéré pour les cadrages dominants, pourrait renforcer la polarisation.
15En ce qui concerne spécifiquement les enjeux liés à la diversité, Dryzek (2005) propose l’idée intéressante que les délibérations qui portent sur des besoins plutôt que sur des valeurs auront plus de chance de rapprocher les différents groupes. Tenter de débattre sur des valeurs risquerait de cristalliser les cadrages problématiques puisque les compromis sur les valeurs sont difficiles à établir. Dryzek (2005 : 221) utilise l’exemple de John Forester (1999) qui discute de la rencontre entre des chrétiens fondamentalistes et des activistes de la communauté gaie aux États-Unis concernant le traitement contre le SIDA. Selon Forester, la dernière chose que l’on peut souhaiter est de renforcer l’hostilité entre leurs identités respectives, par exemple en discutant de la légitimité des traitements qui opposerait la perspective morale des premiers à celle de la santé publique des seconds. Si, par contre, les opposants font l’effort d’écouter les histoires respectives des uns et des autres, ils peuvent en arriver à accepter certains des besoins exprimés, sans que les systèmes de valeurs soient remis en cause. Dryzek (2005 : 225) donne également l’exemple des jeunes femmes en Turquie que l’on empêchait de porter le voile dans les universités. Le débat a finalement été recadré dans la perspective des besoins de ces jeunes femmes en matière d’éducation, ce qui a rendu l’enjeu moins insoluble. Dryzek (2005) prend le soin d’indiquer que les besoins, au même titre que les valeurs, peuvent être instrumentalisés ou utilisés pour renforcer les divisions. Pour éviter ce type de dynamiques, il indique que les arguments avancés ne doivent pas se limiter seulement aux besoins d’un seul groupe ; il doit y avoir un engagement à dialoguer à travers les différences. Par exemple, si un groupe majoritaire soulève des besoins de « sécurité » pour justifier des restrictions aux droits de groupes minoritaires sans que la voix de ces derniers soit considérée, cela n’aidera pas à rapprocher les positions.
16En somme, ces prescriptions indiquent que décomposer les cadrages en fonction de problèmes concrets (cadrages dominants), tenter de lier les éléments qui traversent différents cadrages (cadrages polarisants), ou encore mettre l’accent sur des besoins plutôt que des valeurs pourrait aider à surmonter les cadrages problématiques.
17Au cours des dernières décennies, les débats publics sur les questions liées à la diversité ont souvent été organisés autour de commissions nationales (Lefebvre et Brodeur, 2017). Ces commissions prennent différentes formes et s’inscrivent dans différents contextes. Les enjeux à débattre, les procédures de consultation, le choix des commissaires et les liens avec les processus décisionnels varient d’une expérience à l’autre. Toutefois, ce qui les rend comparables est qu’elles ont toutes sensiblement le même statut, c’est-à-dire qu’elles sont non décisionnelles ou non contraignantes pour les gouvernements qui les mettent en place. Marier (2009) identifie six raisons qui poussent les gouvernants à mettre sur pied de telles commissions : produire des idées et des connaissances sur un enjeu ou un ensemble d’enjeux, faciliter le compromis politique, éduquer la population, retarder la décision, éviter le blâme et accroître le soutien pour une proposition. Les trois premiers objectifs sont plutôt de nature épistémique, alors que les trois suivants visent des objectifs politiques ou partisans.
18Malgré les différences dans les raisons qui mènent à leur mise en place, ces commissions ont toutes pour objectif de structurer les débats (Bächtiger et Parkinson, 2019), c’est-à-dire d’aborder des problèmes soulevés dans la sphère publique et d’identifier des pistes d’action, généralement sous forme de recommandations. André Bächtiger et John Parkinson (2019 : 97-102) développent une conception de la démocratie délibérative qui s’articule autour de trois étapes : écouter, structurer, décider. La première étape est d’écouter les narratifs et les demandes qui émanent de la sphère publique. Ces narratifs et ces demandes sont portés par différents acteurs (citoyens, groupes, politiciens) et émergent de façon plutôt désorganisée. Les moments de structuration visent à connecter ces narratifs et ces demandes à des raisonnements plus approfondis et à des options plus spécifiques. Les commissions étudiées dans ce texte correspondent à cette étape. L’important à cette étape est de s’assurer que la structuration correspond à ce qui a été exprimé dans la sphère publique ; c’est-à-dire que ceux qui se sont exprimés se retrouvent dans la façon dont l’agenda est fixé et dans les questions débattues. Vient ensuite la prise de décision collective, qui doit être justifiée dans des termes qui sont reconnaissables pour les participants aux deux premières étapes.
19Les trois commissions analysées dans ce texte sont la Commission Stasi en France (2003), la Commission on the Future of Multi-Ethnic Britain en Grande-Bretagne (1998-2000), et la Commission Bouchard-Taylor au Québec (2007-2008). Ces trois commissions ont été des moments importants de débats publics sur les enjeux de diversité en France, en Grande-Bretagne et au Québec (Lefebvre et Brodeur, 2017). Le choix de ces commissions ne vise pas une comparaison systématique, mais sert plutôt à illustrer les problèmes qui surviennent dans la tenue de débats publics sur les questions de diversité dans différents contextes. Elles représentent en effet trois exemples différents quant aux effets des cadrages problématiques et à la difficulté de les corriger.
- 3 Ces dimensions ont été abordées de façon approfondie dans le récent ouvrage édité par Lefebvre et B (...)
20Afin de voir l’effet des cadrages dans les commissions nationales sur la diversité, j’analyse quatre dimensions principales : le contexte de mise en œuvre de la commission, le mandat, les recommandations et la réception du rapport dans la sphère publique3. Ces dimensions permettent de voir dans quel(s) type(s) de cadrage s’inscrivaient les commissions et comment elles ont composé avec ces cadrages. Les trois exemples de commissions analysés permettent de mettre en lumière des problèmes récurrents lors de débats publics sur la diversité.
21La Commission Stasi est un exemple de commission inscrite dans un cadrage dominant et dont les travaux et les recommandations l’ont confirmé et renforcé. Ce cadrage est celui de l’importance de protéger la laïcité dans la République devant la « menace de l’Islam radical ». L’idée de cadrage dominant suggère que les débats seront orientés de façon à limiter l’étendue des considérations et des perspectives prises en compte, et donc que les options ou solutions seront aussi limitées.
22La Commission Stasi a été mise sur pied en France en juillet 2003 et a déposé son rapport en décembre 2003 ; elle a donc duré un peu moins de six mois. Elle était dirigée par Bernard Stasi, un ancien politicien et expert des questions d’immigration. Elle était composée de 20 membres, a tenu 100 audiences publiques, 40 sessions en privé, et interviewé 220 enseignants. Une partie des débats ont été retransmis sur la chaîne Public Sénat, et des délégations de commissaires se sont déplacées en Allemagne, en Angleterre, en Belgique, en Italie et aux Pays-Bas (Prélot, 2017). Si les tendances politiques (gauche – droite) et les conceptions de la laïcité (stricte – ouverte) étaient équilibrées, la représentation géographique ne l’était pas : 19 membres sur 20 venaient de l’Île-de-France (Baubérot, 2004).
23Dans sa lettre de mission à Bernard Stasi, le Président de l’époque Jacques Chirac décrit le contexte ainsi que le mandat confié à la commission :
[…] l’application du principe de laïcité fait aujourd’hui l’objet d’interrogations. Sa mise en œuvre dans le monde du travail, dans les services publics, et notamment à l’école, se heurte à des difficultés nouvelles.
La République est composée de citoyens ; elle ne peut être segmentée en communautés. Devant le risque d’une dérive vers le communautarisme, plusieurs initiatives ont été prises, comme la création d’une mission d’information parlementaire sur les signes religieux ou le dépôt de propositions de lois relatives à la laïcité.
Je crois aujourd’hui nécessaire qu’une réflexion approfondie et sereine s’engage sur les exigences concrètes qui doivent découler pour chacun du respect du principe de laïcité.
Cette réflexion doit partir de la réalité de la société française, de sa diversité et de ses attentes. Elle devra donner lieu à la consultation publique de représentants de toutes les sensibilités politiques, philosophiques, religieuses et sociales, en se gardant des préjugés ou des amalgames qui obscurcissent trop souvent le débat dans ce domaine.
24Le contexte à l’origine de la Commission Stasi était lié à la place de l’Islam dans la société française, et plus particulièrement dans les écoles de la République. Jean Baubérot (2004), membre de la Commission, identifie trois grandes questions qui en étaient l’origine. La première était la « menace » que posait l’Islam radical, notamment dans le contexte de la fatwa lancée contre l’écrivain Salman Rushdie, qui est apparue comme un danger à la liberté de penser. La deuxième était celle de l’égalité homme-femme. L’opinion dominante en France était en effet que le port du foulard par les jeunes filles était un signe d’oppression des femmes. Finalement, Baubérot parle d’une crise de l’école publique, et plus particulièrement de la loi du 10 juillet 1989, qui consacrait les « droits des élèves », perçues comme étant à l’origine de l’affaire de Creil où de jeunes musulmanes refusant de retirer leur voile furent renvoyées à la maison (Cardoso, 1990). Plus largement, en 2002, le Front national se rend au second tour de la présidentielle, ce qui démontre un durcissement des positions relatives à la diversité dans la société française, et à l’Islam en particulier.
25En ce qui a trait aux recommandations, le rapport en contenait 26. La recommandation phare était celle de la Loi sur les signes religieux dans les écoles publiques, qui sera adoptée et entrera en vigueur au mois de septembre 2004. L’autre recommandation qui a fait l’objet d’une mise en œuvre a été l’élaboration d’une Charte de laïcité dans les services publics, qui sera finalement élaborée en 2007. Les recommandations semblant plus ouvertes aux minorités telles que reconnaître les fêtes Aïd-El-Kabir et Yom Kippour comme journées de congé dans les écoles, n’ont pas été mises en œuvre. Les autres recommandations demeuraient plutôt de nature symbolique (Fornerod, 2017).
26En l’absence de perspectives alternatives, les travaux de la commission ont renforcé le cadrage dominant. Voici comment Jean Baubérot décrit le travail de la commission :
Face à la pression politico-médiatique, la commission eut le sentiment que, si elle prenait position contre cette loi annoncée, elle donnerait l’impression de reculer devant la « menace islamiste » prouvée, selon elle, par différentes auditions et qui nécessitait un « coup d’arrêt ». D’autre part, le président de la commission et surtout son rapporteur général conduisirent très habilement les séances de la commission de manière à obtenir un vote positif… Pour ma part, il m’a semblé qu’à partir d’un certain moment il ne s’agirait plus tellement de réfléchir aux problèmes liés à la laïcité, mais de produire des arguments qui circulaient dans la commission pour justifier, malgré les réticences de plusieurs, d’un futur vote favorable à un projet d’interdiction. Ainsi, sans réel débat, il fut suggéré que l’on ne pouvait pas être véritablement pour l’égalité homme-femme et tolérer le foulard à l’école publique (2004 : 139).
27L’interprétation de Baubérot montre comment la « menace islamiste » a influencé la conduite de la commission et comment les « problèmes » concrets de la laïcité étaient laissés de côté au profit d’arguments visant à justifier l’interdiction du voile à l’école. Dans le même texte, Baubérot critique aussi le fait que les enseignants invités à témoigner devant la Commission étaient tous pour l’interdiction du « voile islamique » à l’école alors que, selon lui, l’ensemble du corps enseignant semblait beaucoup plus partagé. Rappelons que le président de la République avait pourtant demandé à ce que les travaux permettent de consulter « des représentants de toutes les sensibilités politiques, philosophiques, religieuses et sociales, en se gardant des préjugés ou des amalgames qui obscurcissent trop souvent le débat dans ce domaine ». Aussi, plutôt que de s’en tenir aux « exigences concrètes » de la mise en application du principe de laïcité, comme indiqué dans la lettre de mission, la Commission a plutôt inscrit la laïcité dans l’optique du modèle d’intégration français. La laïcité devient donc un « narratif » plutôt qu’une dimension essentiellement légale (Fornerod, 2017 : 82). En somme, Anne Fornerod exprime bien l’idée du renforcement du cadrage dominant : « […] instead of providing adapted answers to targeted issues related to religious practices and belonging, many recommendations actually aim at achieving social integration » (2017 : 82 ; voir aussi Laxer, 2019 : 27). Cette démarche permet de présenter certaines pratiques religieuses comme un obstacle à l’intégration à la société française. La Commission Stasi a donc renforcé le cadrage dominant en faisant de la laïcité non seulement un principe légal, mais surtout une valeur nationale (Fornerod, 2017). Finalement, si elle n’a pas su inclure toutes les perspectives relatives à la laïcité et à remettre en question le cadrage dominant, la Commission a tout de même produit un rapport et des recommandations qui répondaient aux attentes de la société française et à ses élites politiques (Prélot, 2017). En ce sens, son rapport a été bien reçu.
28En somme, ce cas représente les problèmes identifiés dans le cas de cadrages dominants. Il n’y a pas eu d’efforts pour désagréger le cadrage dominant afin d’en explorer plus finement les différentes dimensions. En présentant la laïcité comme une « valeur nationale », il reste peu de place pour en apprécier les différentes applications dans différents contextes. Présenter la laïcité comme une valeur nationale indique également que les débats ne se sont pas inscrits dans des besoins ou des problèmes concrets, mais plutôt dans des dimensions très générales. En fait, les « besoins » considérés sont demeurés ceux du groupe majoritaire, soit celui de « protéger » la République contre l’Islam radical, sans égards aux besoins d’autres groupes. Rien n’a été fait non plus pour inclure davantage de perspectives dans les délibérations de la Commission. Les personnes consultées partageaient largement le cadrage dominant.
29Contrairement à la Commission Stasi, la Commission on the Future of Multi-Ethnic Britain (CFMEB) a plutôt tenté de recadrer le débat sur la diversité en Grande-Bretagne, c’est-à-dire d’aller à l’encontre de cadrages ancrés dans la société. Comme il sera possible de la constater, tenter de recadrer les débats sur la diversité est un exercice périlleux, surtout si l’on évite d’intégrer différentes perspectives présentes dans la sphère publique et que l’on donne l’impression de vouloir « faire la leçon ».
30La CFMEB a commencé ses travaux en janvier 1998 et a déposé son rapport final en octobre 2000. Elle a été lancée par une fondation privée, le Runnymede Trust, mais avait des liens serrés avec le Parti travailliste et plus particulièrement avec le ministre de l’Intérieur de l’époque, Jack Straw, qui a lancé les travaux et reçu le rapport final (Richardson, 2017). Son mandat était : « to analyse the current state of multi-ethnic Britain and to propose ways to of countering racial discrimination and disadvantage and making Britain a confident and vibrant multicultural society at ease with its rich diversity » (Richardson, 2017 : 2). Elle était présidée par Bikhu Parekh, un philosophe politique bien connu, et était composée de 20 membres, surtout des professeurs d’université. Une caractéristique à souligner est que la CFMEB prend place avant le 11 septembre 2001. Les problèmes de racisme et de discrimination et la difficulté d’intégrer les nouveaux arrivants, et surtout la place de ceux venant des anciennes colonies, sont à l’époque des questions latentes dans la société britannique. Le meurtre du jeune Stephen Lawrence en 1993 et l’affaire Salman Rushdie de 1989 font aussi partie du contexte dans lequel la CFMEB a tenu ses travaux.
31En ce qui a trait au rapport, il s’articule autour de six grandes tâches (Parekh, 2000) : repenser l’histoire nationale et l’identité nationale pour qu’elles soient plus ouvertes et plus inclusives ; reconnaître que les identités sont mouvantes et qu’elles se superposent ; maintenir l’équilibre entre la cohésion, l’égalité et les différences ; aborder toutes les formes de racisme, pas uniquement celles liées aux apparences, mais aussi celles liées à la culture ou à la religion ; réduire les inégalités économiques ; et établir une culture des droits humains. Il compte également 130 recommandations, qu’il est impossible de décrire en détail dans le cadre de cet article. Richardson (2017) avance que plusieurs recommandations ont été mises en œuvre, mais pas nécessairement en lien direct avec le rapport ni de façon aussi concrète que l’auraient espéré les membres. De façon générale, les recommandations proposaient de promulguer une loi unifiée sur l’égalité (Equality Act) ; que la législation sur l’égalité soit combinée avec une législation sur les droits humains ; et que tous les organismes publics devraient prendre l’engagement d’éliminer la discrimination et de promouvoir de bonnes relations (Richardson, 2017 : 36). En préface du rapport final, Parekh (2000 : VIII-X) indique que la commission était guidée par des « croyances fondamentales » qui sont ou qui devraient être partagées par la « plupart des gens en Grande-Bretagne », et espère que le rapport générera un « consensus national » dont la Grande-Bretagne a « grandement besoin ». Les valeurs fondamentales qu’il évoque sont : tous les individus sont égaux sans égard à la couleur de leur peau, l’ethnicité, la religion ou l’orientation sexuelle ; les citoyens ne sont pas uniquement des individus mais appartiennent aussi à des groupes, et en ce sens, la Grande-Bretagne est à la fois une communauté d’individus et une communauté composée de communautés ; les citoyens ont des besoins différents donc l’égalité de traitement ne doit pas être synonyme d'uniformité ; toute société doit être cohésive mais aussi respectueuse de la diversité ; finalement, le racisme sous toutes ses formes est une doctrine moralement inacceptable. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les recommandations portent essentiellement sur une meilleure protection et reconnaissance des groupes minoritaires.
32Si la publication du rapport de la Commission Stasi n’a pas suscité de grandes réactions dans la société française, dans le cas de la CFMEB, c’est la réception du rapport par les médias et les élites politiques qui montre les limites associées à la volonté de recadrer les débats sur la diversité sans s’appuyer sur les perspectives présentes dans la sphère publique. Globalement, la CFMEB en appelait à repenser et à réimaginer l’histoire nationale britannique (Richardson, 2017), ou à moderniser le débat public sur les questions raciales (Neal et McLaughlin, 2017). L’idée de « réimaginer » ou de « moderniser le débat » sur la diversité montre la volonté de la Commission de recadrer le débat sur la diversité en Grande-Bretagne. En remettant en question la nature et les significations associées à l’identité nationale britannique, et en faisant ressortir les liens entre la conception de l’identité nationale et les problèmes de racisme, la CFMEB s’est mis à dos les élites médiatiques et politiques. Jack Straw, ancien ministre travailliste qui était associé à la démarche, s’est même dissocié du rapport lorsque les réactions négatives ont commencé à fuser. Aussi, plutôt que d’attaquer les recommandations, les critiques ont plutôt porté sur le ton du rapport et ont ciblé quelques passages en particulier qui ont été interprétés comme si la Commission traitait les Britanniques de race blanche comme étant racistes (Neil et McLaughlin, 2017).
33De façon similaire à la Commission Stasi, les travaux de la CFMEB n’ont pas inclus l’étendue des perspectives émanant de la sphère publique. Il s’agissait plutôt d’une « réflexion philosophique » entre intellectuels de gauche, qui se connaissent bien, sur le modèle de citoyenneté britannique. En voulant proposer un « nouveau narratif national » sur les enjeux de diversité en Grande-Bretagne, et plus particulièrement sur les questions de racisme (Neal et McLaughlin, 2017 : 47), la Commission n’a pas tenu compte des objections possibles quant à un exercice qui se voulait provocateur pour une partie de la population. En ce sens, la Commission a semblé être perçue comme voulant « faire la leçon » à la société britannique.
34La Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement liées aux différences culturelles, communément appelée Commission Bouchard-Taylor (CBT), prend place dans un climat de grandes divisions au sein de la société québécoise. C’est dans un climat social et politique tendu que la Commission a tenté de rapprocher des cadrages polarisants. Avant sa mise en place, certains acteurs politiques ont fait la promotion d’un cadrage selon lequel les « valeurs québécoises » et le « mode de vie québécois » seraient menacés par la diversité grandissante, cadrage qui s’est avéré prégnant avant, pendant et bien au-delà de la Commission. Bien que ces préoccupations puissent être légitimes, elles entraînaient le débat sur le terrain des valeurs, sans qu’elles soient réellement définies par ailleurs, et pouvaient facilement être perçues comme créant une division entre « nous » (groupe majoritaire) et « eux » (nouveaux arrivants). Il faut toutefois dans ce cas parler de cadrages polarisants, car, contrairement à la Commission Stasi, il y a une défense relativement forte des minorités qui s’exprime dans la sphère publique, notamment par l’entremise de certains intellectuels et commentateurs politiques. Rappelons que le problème avec les cadrages polarisants est la difficulté de passer d’un cadrage à l’autre pour en apprécier plus finement les différents éléments, et d’être en mesure de tisser des liens entre les différents cadrages. La Commission, par sa démarche et ses orientations, a bien tenté de rapprocher les opposants, mais force est de constater que leur succès à cet égard a été mitigé.
35La CBT a été mise sur pied en février 2007 par le gouvernement du Québec, qui a nommé deux intellectuels reconnus, Gérard Bouchard et Charles Taylor, comme commissaires. Le premier est sociologue et était associé au mouvement souverainiste québécois, alors que le second est reconnu internationalement pour ses travaux sur le multiculturalisme. La Commission s’appuyait également sur un « comité-conseil » de 15 spécialistes de diverses disciplines. Entre le mois de septembre 2007 et le mois de mars 2008, la CBT a reçu 900 mémoires et près 300 personnes ont témoigné lors d’audiences publiques tenues dans différentes zones urbaines et rurales du Québec. Les débats de la Commission ont été largement diffusés à la télévision et ont fait l’objet d’une couverture médiatique intense.
36Si la Commission Stasi endossait le cadrage dominant sur la nécessité de protéger la laïcité dans la République, et si la CFMEB a tenté de recadrer le débat en prenant clairement le parti des groupes minoritaires, Bouchard et Taylor ont tenté, à la fois par la reformulation de leur mandat et par leurs orientations, de rapprocher les positions divergentes. D’ailleurs, le choix du gouvernement du Québec de nommer Bouchard et Taylor comme commissaires démontrait une volonté de confier à deux intellectuels aux conceptions de la diversité différentes, voire divergentes, la tâche d’apaiser le débat.
37Un élément important à souligner est la nature du mandat de la Commission et la façon dont il a été interprété par les commissaires. Le mandat tel que défini par le gouvernement se lisait comme suit :
-
brosser le portrait des pratiques d’accommodement qui ont cours au Québec ;
-
analyser les enjeux qui y sont associés en tenant compte des expériences d’autres sociétés ;
-
mener une vaste consultation sur ce sujet ;
-
formuler des recommandations au gouvernement pour que ces pratiques d’accommodement soient conformes aux valeurs de la société québécoise en tant que société pluraliste, démocratique et égalitaire.
38Plutôt que de s’en tenir à ce mandat plutôt circonscrit, les commissaires ont décidé de s’engager dans une voie beaucoup plus large. Voici comment ils justifient la voie qu’ils ont décidé de suivre (Bouchard et Taylor, 2008 : 17) :
Nous pouvions aborder le mandat de la Commission de deux manières : dans un sens large ou dans un sens plus étroit. Le sens plus étroit consistait à s’en tenir à la dimension proprement juridique de l’accommodement raisonnable. La seconde façon consistait à voir dans le débat sur les accommodements raisonnables le symptôme d’un problème plus fondamental concernant le modèle d’intégration socioculturelle mis en place au Québec depuis les années 1970. Cette perspective invitait à revenir sur l’interculturalisme, l’immigration, la laïcité et la thématique de l’identité québécoise. C’est cette deuxième voie que nous avons choisi d’emprunter, dans le but de saisir le problème à sa source et sous toutes ses facettes, en prêtant aussi une attention particulière à ses dimensions économique et sociale. L’insertion et la reconnaissance professionnelles, l’accès à des conditions de vie décentes et la lutte contre la discrimination constituent en effet des conditions essentielles pour assurer l’intégration culturelle de tous les citoyens à la société québécoise.
39D’entrée de jeu, on remarque que le mandat devient extrêmement large. La question des accommodements raisonnables sera donc abordée dans une perspective politique et identitaire plutôt que simplement légale (Lefebvre, 2017). La formulation initiale du gouvernement était beaucoup plus ciblée, ce qui semble plus en lien avec les prescriptions présentées précédemment. Rappelons que le mandat initial était de « dresser un portrait des pratiques d’accommodements » et « d’analyser les enjeux qui y sont associés ».
40Dans la rédaction de leur rapport, les commissaires indiquent avoir été guidés par six grandes orientations :
a) inscrire nos analyses et nos recommandations dans la continuité du parcours québécois ; b) privilégier la recherche d’équilibres et de compromis ; c) valoriser l’action citoyenne et la responsabilisation des acteurs individuels et collectifs ; d) tenir compte des choix fondamentaux que les Québécois ont faits au cours des dernières décennies ; e) permettre l’expression des différences dans l’espace public ; f) placer au cœur de nos réflexions la thématique de l’intégration dans l’égalité et la réciprocité (2008 : 17).
41On voit dans ces orientations une volonté de rapprocher des cadrages polarisants. D’une part, « l’identité québécoise » est prise au sérieux lorsqu’on parle de la « continuité du parcours québécois » et du respect des « choix fondamentaux » faits par le Québec ; cela semble viser le cadrage voulant que l’identité historique des Québécoises et des Québécois doive être protégée dans un contexte de diversité grandissante. D’autre part, on parle « d’équilibres » et de « compromis », de permettre « l’expression des différences », et « d’égalité » et de « réciprocité », ce qui semble viser le cadrage voulant que les droits des minorités soient mieux reconnus et respectés. Dans le rapport, ces orientations se traduisent, par exemple, par une discussion sur les différences entre laïcité « ouverte » et « fermée », qui peut permettre de tisser des liens entre ces deux conceptions. Cela suggère que la CBT a tenté d’intégrer différentes perspectives présentes dans la sphère publique. Par ailleurs, si elle était – à l’instar des deux autres commissions présentées précédemment – composée essentiellement de professeurs d’université (les 2 commissaires et 13 des 15 membres du comité-conseil), le fait que des citoyens « ordinaires » aient été largement consultés à travers plusieurs forums publics pourrait avoir pallié le manque de représentativité de la Commission par rapport à la société en général (Lefebvre, 2017).
42Comme l’indique Solange Lefebvre (2017), une partie des recommandations demandait au gouvernement de clarifier deux aspects importants liés à la diversité par l’entremise de documents officiels, soit l’interculturalisme et la laïcité (10 recommandations). Avant l’adoption récente de la Loi 21 par le gouvernement de la Coalition Avenir Québec en 2019, aucun texte officiel n’avait été adopté en lien avec les recommandations de la CBT. Toujours selon Lefebvre (2017), les recommandations les plus sensibles touchaient la présence de signes religieux dans les institutions publiques et l’héritage religieux du Québec. C’est ainsi qu’ils en arrivèrent au compromis sur les signes religieux en affirmant que les fonctionnaires représentant le pouvoir coercitif de l’État (gardiens de prison, policiers, procureurs de la couronne, juges et président de l’Assemblée nationale) ne devraient pas afficher leur affiliation religieuse dans le cadre de leurs fonctions. Dans le cas de l’héritage religieux, la Commission proposa de retirer le crucifix de l’Assemblée nationale, qui est vu comme symbolisant l’affirmation religieuse du groupe majoritaire. Le rapport contient une multitude d’autres recommandations qu’il est impossible de discuter ici, mais il est important de noter que plusieurs d’entre elles visaient à ce que la société majoritaire soit plus accueillante et que l’on déploie beaucoup plus d’efforts à une meilleure intégration socioéconomique des nouveaux arrivants.
43Alors que la réception du rapport de la Commission Stasi s’est faite sans heurts, et que celle du rapport de la CFMEB fut particulièrement négative, la réception du rapport de la CBT fut contrastée, et en lien avec les cadrages polarisants préexistants. En effet, les acteurs politiques, les médias et certains intellectuels de tendance nationaliste l’ont rapidement rejeté en avançant qu’il n’allait pas assez loin dans la protection de « l’identité québécoise » et qu’il ne réglait pas l’insécurité identitaire des Québécoises et des Québécois. L’Action démocratique de Mario Dumont se montra déçue par les recommandations, alors que Pauline Marois du Parti Québécois alla même jusqu’à traiter Gérard Bouchard d’Elvis Gratton, personnage mythique du cinéma québécois qui joue le rôle d’un Québécois colonisé. De son côté, le Parti libéral au pouvoir affirma qu’il allait bien analyser les recommandations avant de prendre des actions, mais semblait plus à l’aise avec le rapport. En somme, dans la réception du rapport par les différents acteurs, il est difficile de percevoir des rapprochements dans les positions.
44Dans les mots de Lefebvre, la CBT a bel et bien tenté d’intégrer différentes perspectives :
Its fundamental orientations are clearly rooted in an integration of both the earlier established perspectives of the co-chairs and those of the experts consulted during the commission. Several specialists have noticed that their words and ideas… were used over the course of consultation meetings, suggestions, expert reports and memos sent during the consultation work and report’s writing (2017).
45En somme, la CBT a tenté de rapprocher des cadrages polarisants. Par le choix des commissaires, le gouvernement a opté pour deux individus aux positions différentes sur les questions de diversité, qui représentaient grossièrement les perspectives présentes dans la sphère publique. Par ses modes de consultations et ses orientations, le CBT a aussi tenté d’articuler une vision qui prenait en compte et tentait d’intégrer ces mêmes perspectives. Toutefois, à la lumière des réactions au rapport, force est de constater que les cadrages polarisants sont demeurés cristallisés.
46Les trois commissions étudiées présentent des caractéristiques différentes quant à la façon de mener et de structurer les débats publics sur la diversité, et quant aux effets des cadrages problématiques. Dans la perspective de Bächtiger et Parkinson (2019), le défi est que les commissions nationales soient à l’écoute des narratifs et des demandes exprimés dans la sphère publique, et que leurs travaux permettent de les structurer de façon à les connecter à des raisonnements plus approfondis et à des options plus spécifiques. Le tableau qui suit reprend les trois étapes identifiées par Bächtiger et Parkinson (2019) pour chacune des commissions.
Comparaison des commissions
Commission
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Cadrage(s) avant la commission
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Structuration
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Réception
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Stasi
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Nécessité de protéger la laïcité contre « l’Islam radical »
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- Confirmation du cadrage dominant
- Absence de perspectives alternatives
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Acceptation du rapport, perçu comme légitime
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CFMEB
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Problèmes latents de racisme et de discrimination (nouveaux arrivants et anciennes colonies)
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- Tentative de recadrer le débat en mettant l’accent sur la situation des groupes minoritaires
- Absence de perspectives alternatives
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Fortement rejeté par les élites politiques et médiatiques
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CBT
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Perception de crise sociale, cadrages polarisants
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- Tentative de rapprochement
- Présence de perspectives alternatives (consultation large et orientations de la commission)
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Réception qui suit les cadrages polarisants
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47Les trois commissions prennent place dans des contextes différents. La Commission Stasi s’inscrit dans un contexte où la laïcité dans la République serait menacée par « l’Islam radical ». Ce cadrage est porté par la plupart des élites politiques et ne semble pas être réellement mis en doute dans la sphère publique. La Commission confirmera et renforcera ce cadrage dominant. L’ensemble des perspectives ne seront pas intégrées dans les travaux de la commission, et certaines solutions, telles que l’interdiction du voile à l’école, semblent déjà faire l’objet d’un assez large consensus. Par ailleurs, la réception du rapport ne suscitera pas de grandes réactions négatives au sein de la société française, ce qui indique que le cadrage dominant était porté par le groupe majoritaire et qu’il n’y avait pas vraiment de volonté de le questionner.
48Dans le cas de la CFMEB, on observe une tentative de recadrer le débat sur la diversité en mettant l’accent sur les problèmes de racisme et de discriminations à l’égard des groupes minoritaires dans la société britannique. Comme dans le cas de la Commission Stasi, il est difficile de voir l’intégration de différentes perspectives dans les travaux de la commission, alors que ses membres semblent partager sensiblement les mêmes idées. En évitant d’intégrer davantage de perspectives sur des questions aussi sensibles, la CFMEB a ouvert la porte aux critiques qui ne se sentaient pas représentées et qui ont perçu l’exercice comme une leçon de morale à la société britannique.
49Enfin, la CBT a bien tenté d’intégrer différentes perspectives présentes dans la sphère publique dans ses travaux et son rapport, mais les positions des différents groupes sont restées cristallisées après la publication du rapport. Les recommandations phares n’ont pas réellement été mises, et les débats acrimonieux ont continué et continue toujours aujourd’hui. Les cadrages polarisants sont demeurés prégnants, et ceux qui les portent n’ont pas semblé en mesure de tisser des liens entre leurs conceptions différentes ou opposées.
50En somme, les prescriptions identifiées pour contrer les cadrages problématiques ne semblent pas avoir été réellement suivies par les trois commissions analysées. Dans les deux premiers cas, l’absence de perspectives alternatives dans la conduite des travaux a eu pour effet soit de marginaliser les groupes minoritaires (Stasi), soit de se mettre à dos le groupe majoritaire (CFMEB). La CFMEB a eu le mérite de mettre en lumière la situation problématique des groupes minoritaires, qui font face à des problèmes importants quant à leur intégration sociale et économique. Au-delà des difficultés rencontrées lors de la publication du rapport, l’idée de mettre à l’avant-scène les besoins des populations les plus vulnérables est souvent identifiée comme l’un des objectifs qui devraient être poursuivis dans la délibération (Valadez, 2001). Toutefois, mettre à l’avant les besoins des populations vulnérables ne peut se faire au détriment de perspectives concurrentes, notamment celles du groupe majoritaire. L’absence de perspectives concurrentes est liée au fait que tous les membres de la CFMEB partageaient sensiblement les mêmes idées. Une meilleure représentation d’autres perspectives au sein de la commission aurait peut-être permis de mieux arrimer l’analyse des difficultés que rencontrent les groupes minoritaires aux préoccupations du groupe majoritaire.
51En ce qui a trait à la prescription de débattre sur des besoins plutôt que sur des valeurs (Dryzek, 2005), on voit que les trois commissions sont en quelque sorte tombées dans le « piège », soit en instrumentalisant des besoins (Stasi avec le « besoin » de protéger la République), soit en se donnant des mandats très larges qui ouvraient la porte à des discussions sur des questions difficilement conciliables (CFMEB et CBT). Même si, évidemment, plusieurs des réflexions et des recommandations portaient sur des besoins, notamment ceux des groupes minoritaires, l’ancrage général de ces commissions, et les discussions qu’elles ont suscitées dans la sphère publique, étaient sur des questions de valeurs. Par exemple, dans le cas de la CBT, débattre des besoins plutôt que des valeurs aurait pu vouloir dire de s’en tenir au mandat formulé initialement par le gouvernement. Rappelons que le gouvernement demandait de « dresser un portrait des demandes d’accommodements » et de proposer des recommandations. Il y a un besoin d’accommoder les différences qui est inscrit dans les lois et les chartes, et il y a un besoin pour les gestionnaires de savoir comment mettre en œuvre ces accommodements. Une telle approche aurait mené à un débat plus circonscrit, ce qui aurait peut-être minimisé les aspects plus problématiques du discours public. Par son approche, la CBT a peut-être plutôt normalisé un discours mettant l’accent sur les « besoins » du groupe majoritaire au détriment des groupes minoritaires, au nom de « l’identité » et des « valeurs » québécoises.
52Mener des débats publics sur la diversité est complexe, puisqu’ils s’inscrivent souvent dans des cadrages problématiques. Ces cadrages cristallisent des positions que les processus mis en place pour structurer la délibération politique arrivent difficilement à corriger. Dans ce contexte d’échec relatif des trois commissions étudiées, quelles leçons peut-on retenir quant à la structuration de la délibération politique à travers ce type d’exercices ? Rappelons que pour Bächtiger et Parkinson (2019), la structuration de la délibération politique doit s’appuyer sur les narratifs et les demandes formulés dans la sphère publique pour qu’ils soient soumis à la réflexion critique. La structuration doit en outre permettre aux citoyens concernés de se reconnaître dans la façon dont l’ordre du jour est fixé et dans les questions débattues.
53Dans le contexte des débats sur la diversité, un des éléments cruciaux est de trouver un juste équilibre dans l’intégration des différentes perspectives, et plus spécifiquement entre celles des groupes minoritaires et celles des groupes majoritaires. Les perspectives exprimées par les premiers sont souvent liées à des difficultés d’intégration sociale et économique, alors que celles des seconds sont plutôt orientées vers la protection des valeurs et de l’identité de la majorité. La conciliation de ces perspectives est en soi un exercice difficile. L’objectif devrait toutefois être d’écouter sérieusement la voix des groupes minoritaires, qui sont souvent vulnérables et sous-représentés, sans donner l’impression de faire la leçon au groupe majoritaire, qui s’avère rarement productif. Les responsables politiques et les personnes que l’on charge de ce type d’exercice devraient tenter d’atteindre cet équilibre. Dans ce contexte, l’absence de biais évident dans le choix de commissaires, la fixation de l’ordre du jour en fonction de l’ensemble des perspectives exprimées dans la sphère publique et le fait de circonscrire les débats de façon à les empêcher de glisser vers des questions irréconciliables pourrait faciliter la structuration des débats sur la diversité.