Navigation – Plan du site

AccueilNumérosvol. 13, n° 1Débat : La nomination des jugesDu bon usage des commissions d’en...

Débat : La nomination des juges

Du bon usage des commissions d’enquête et des rapports qui en émanent

Daniel Weinstock
p. 225-232

Résumés

Les rapports Gomery et Bastarache ont évité le piège qui consiste à penser que l’on peut régler de manière durable les problèmes éthiques auxquels font face nos institutions publiques en énonçant des codes de déontologie. Ils ont plutôt ciblé les causes profondes de la tendance que ces institutions présentent à donner lieu à des comportements moralement problématiques. Or, nous avons tendance à ne retenir que la partie de ces rapports qui statue sur les événements précis qui ont donné lieu à la création de commissions d’enquête. Cela est sans doute dû à la nature irréductiblement narrative de notre entendement éthique. Mais l’individualisation de l’éthique à laquelle cette manière de concevoir l’éthique donne lieu risque de nous rendre insensibles aux leçons les plus porteuses de ces deux rapports.

Haut de page

Entrées d’index

Haut de page

Texte intégral

1Nous vivons dans une époque de soupçon systématique à l’égard des institutions publiques. Il faut reconnaître d’emblée que les politiciens et les personnes occupant d’importants rôles dans des institutions très importantes de notre société et du monde ont beaucoup fait ces derniers temps pour nourrir le sentiment qui habite une proportion importante de la population, selon lequel nos politiciens, nos juges, nos hommes d’affaires, et j’en passe, ne sont pas dignes de confiance. Scandale des commandites, pratiques douteuses dans les institutions financières, corruption apparemment sans borne dans le domaine de la construction et de l’octroi de contrats municipaux et, tout récemment, perception de trafic d’influence dans le processus de nomination des juges, tous ces épisodes font que la méfiance citoyenne est à son plus haut point.

2Ce réflexe peut cependant nous induire en erreur, à tout le moins, peut nous lancer sur de mauvaises pistes de solution. Devant la corruption apparemment endémique de nos institutions politiques, juridiques, financières et autres, un réflexe tout à fait naturel consiste à vouloir lier les pieds et les mains de ceux qui occupent des rôles de grande responsabilité en leur imposant des règles définissant avec autant de précision que possible les manquements à l’éthique qu’ils se doivent à tout prix d’éviter, et des mécanismes de surveillance qui détecteront et sanctionneront toute dérogation. Nous avons donc vu proliférer dans différents domaines professionnels des codes de déontologie et des « commissaires à l’éthique » dont le rôle est, pour reprendre la formule de Michel Foucault dans un sens assez différent de celui qu’il avait prévu, de surveiller et de punir.

3Il nous faut pour au moins trois raisons éviter la solution de la facilité qui consiste à penser que de tels mécanismes de réglementation suffiront pour mettre fin aux problèmes de corruption qui nous préoccupent.

4Premièrement, personne n’a jamais inventé un code de déontologie suffisamment précis et exhaustif dans ses prescriptions et ses prohibitions pour empêcher ceux qui le veulent d’exploiter les « échappatoires » de ces codes à de mauvaises fins. On interdit aux élus occupant des postes de haute responsabilité d’avoir certains types d’intérêts financiers ? Ceux qui ne sont pas intimement convaincus de l’importance d’éviter les conflits d’intérêts trahiront l’esprit de la loi, tout en se conformant à sa lettre, en s’arrangeant pour que leurs avoirs soient mis entre les mains d’une personne de confiance qui n’est pas explicitement interdite par les règles régissant le conflit d’intérêts. L’histoire des démocraties nous montre qu’il existe une multitude de manières de déjouer les règles gouvernant le financement des campagnes électorales. On pourrait multiplier les exemples à l’envi. Le problème qu’il faut retenir est que les codes de déontologie peuvent se transformer pour l’individu mal intentionné en « guide de l’utilisateur » indiquant comment faire pour parvenir à ses fins sans s’attirer les foudres du commissaire à l’éthique chargé de faire respecter la lettre de la loi.

  • 1  À ce sujet, voir Pettit (2002).

5Deuxièmement, des codes de déontologie cherchant à prévoir toute possibilité de manquement à l’éthique par une série de « tu ne feras point x ou y » risquent de susciter des effets pervers. Même l’individu qui n’est au départ pas enclin à se livrer à des gestes moralement douteux pourrait être porté à le faire lorsque ces règles et les mécanismes de surveillance associés lui donnent à croire que d’autres que lui sont en train de profiter de leurs positions, et que sa retenue fait de lui une « poire ». De manière générale, il y a un risque que l’image négative des motivations individuelles qui traverse les codes de déontologie et les mécanismes de surveillance finisse par être intégrée par des personnes qui n’avaient pas au départ d’intentions malveillantes ou qui, comme la plupart d’entre nous, avaient des motivations mixtes1.

6Troisièmement, et c’est là le point le plus important, des mécanismes institutionnels qui visent à définir les méfaits, à les détecter et à les sanctionner ne règlent pas le problème fondamental de nos institutions : le fait qu’il s’y trouve en nombre suffisamment important pour hypothéquer leur bon fonctionnement des individus qui cherchent à exploiter leur position d’autorité pour des gains personnels ou pour faire avancer une cause sectaire par des moyens anti-démocratiques. La question que nous devrions nous poser est moins celle de savoir comment reconnaître et punir les malfrats, mais plutôt celle de savoir comment nous pourrions mettre en place des filtres suffisamment fins pour que ces personnes ne soient pas sélectionnées pour occuper des positions de responsabilité importante. En d’autres termes, nous devrions accorder au moins autant d’attention à la prévention de la corruption qu’à sa détection et à la punition des malfaiteurs.

7Deux des scandales susmentionnés des dernières années ont engendré des rapports officiels qui ont cherché à déterminer leurs causes institutionnelles profondes. Le rapport du juge John Gomery, rendu public en deux temps en 2005 et en 2006, a vu dans l’érosion de plus en plus importante du mur séparant la politique partisane des partis politiques et la fonction publique, prétendument neutre, la cause institutionnelle du scandale des commandites et la condition de possibilité de ce que des fonctionnaires aussi éminemment mobilisables à des fins politiques partisanes que Chuck Guité aient pu en venir à assumer les responsabilités qui leur ont été confiées.

8Le rapport du juge Michel Bastarache sur la nomination des juges du Québec a mis l’accent sur l’importance non pas de sanctionner les abus qui ont selon certains observateurs et analystes été commis ces dernières années par le premier ministre, mais plutôt de prévenir le trafic d’influence qui pourrait encore se produire à l’avenir du fait de l’insuffisance des remparts immunisant le processus de sélection des juges de pressions politiques indues.

9Les deux rapports présentent des structures étonnamment similaires. Dans un premier temps, les deux rapports se penchent sur les allégations particulières qui ont été faites à l’endroit de différents acteurs soupçonnés d’avoir posé des gestes répréhensibles, voire illégaux. Dans un deuxième temps, les auteurs de ces rapports se penchent sur les failles institutionnelles qui ont fait de sorte que de tels gestes aient été possibles, et même que certains acteurs du processus politique ont pu penser qu’ils ne faisaient rien de mal en agissant comme ils l’ont fait. Ils proposent ensuite dans un certain détail des modifications institutionnelles susceptibles de rendre de tels comportements moins probables, soit en clarifiant les enjeux moraux de différents contextes institutionnels, soit en érigeant des filtres tendant à privilégier certains types de profils dans le recrutement et dans la promotion.

10Le danger de tels rapports est que l’idée que le public et les médias s’en font sera toujours davantage basée sur la première dimension, plus conjoncturelle et individuelle, que sur la seconde, plus institutionnelle.

11Les raisons de ce biais de perception tiennent à de nombreux facteurs. D’abord, ces rapports ne sortent pas de nulle part. Ils résultent de pressions publiques exercées auprès de politiciens pour qu’ils « fassent quelque chose » à la suite de scandales hautement médiatisés, souvent présentés de manière réductrice par les médias comme mettant en scène des individus louches aux motivations perverses. Si un scandale politique est effectivement le résultat des actions malveillantes de tels individus, il est normal de penser que la principale responsabilité qui revient aux auteurs des rapports chargés d’examiner ces scandales est de « pointer le doigt », de cibler des malfaiteurs et de proposer des sanctions.

12Cette tendance reflète probablement un second facteur plus fondamental, qui est la tendance que nous avons probablement tous de faire de l’éthique publique avant tout une affaire de moralité individuelle. Selon cette vision des choses, il y a des bonnes personnes, et il y en a de mauvaises, et la fonction de la surveillance éthique de nos institutions, telle que celle que nous confions aux auteurs des rapports qui découlent d’« affaires » comme le scandale des commandites et la controverse entourant la nomination des juges suivant les allégations de l’ancien ministre de la Justice Marc Bellemarre, est de cibler les mauvaises personnes et de les sanctionner, idéalement de les remplacer par de « bonnes » personnes.

13Il s’agit à mon avis d’une vision réductrice de l’éthique, mais je veux insister sur le fait que cette réduction n’est pas le fait d’une paresse intellectuelle à laquelle nous aurions tous succombé, aidés en cela par des médias outrancièrement sensationnalistes. C’est que notre imagination morale est profondément narrative. Nous explorons nos intuitions morales en nous mettant en situation. Nous nous posons la question de savoir si une personne a bien ou mal agi en nous demandant ce que nous aurions fait à sa place, c’est-à-dire en nous racontant une histoire où nous sommes protagonistes d’une « histoire » dans laquelle nous avons à faire face aux mêmes perplexités morales que les agents dont nous cherchons à évaluer les comportements. Ceux qui ne seraient pas encore convaincus de l’importance de la narration – forcément individualisante – de notre intelligence morale peuvent consulter les innombrables « expériences de pensée » dont font communément usage les éthiciens pour illustrer leurs arguments. Il y est question non pas de concepts abstraits considérés comme désincarnés et en fonction d’une sorte d’ailleurs anhistorique, mais bel et bien d’histoires dans lesquelles nous sommes appelés à nous demander (pour reprendre l’exemple sans doute le plus célèbre) ce que nous ferions si nous étions les conducteurs de tramways dont les freins seraient brisés et qui se précipiteraient à vitesse meurtrière sur des travailleurs effectuant des réparations au bout de la voie.

14Lorsque les médias et les citoyens réagissent avec insatisfaction aux rapports produits à la suite de scandales éthiques, c’est en réaction à l’insuffisance qu’ils perçoivent dans la partie plus factuelle de ces rapports. Le fait qu’ils n’ont pas sans équivoque pointé du doigt des personnalités politiques en lesquelles la population semblait avoir perdu confiance suffisait pour que d’aucuns y voient de simples exercices de blanchiment. Nos attentes narratives sont déçues lorsque des « histoires » morales comme celles des commandites ou de la nomination des juges ne donnent pas lieu, comme dans toutes les bonnes histoires, à l’identification et à la punition des coupables.

  • 2  J’ai développé cette idée de façon un peu plus détaillée dans Weinstock (2007).

15Il ne s’agit donc pas de mépriser la posture morale qui nous amène à individualiser l’éthique. Mon intention n’est pas non plus de nier qu’il y ait une dimension individuelle dans toutes les situations moralement problématiques auxquelles nous ayons affaire. Je veux insister sur le fait que nous ne réglerons de manière durable les risques moraux auxquels nos institutions donnent lieu que lorsque nous aurons déterminé les effets pervers, la plupart du temps non intentionnels, susceptibles d’être engendrés par les institutions dans lesquelles travaillent nos juges, nos politiciens, nos avocats, et ainsi de suite, effets pervers qui font de sorte que des individus moralement ni angéliques ni diaboliques puissent se retrouver perplexes quant à ce que la moralité exige d’eux dans des situations particulières, et que des individus aux motivations malveillantes puissent éviter la détection, ou encore pire être choisis par les processus de sélection par lesquels nos institutions recrutent et font la promotion de leurs agents2.

16Que nous soyons d’accord ou non avec le détail des recommandations émises par les juges Bastarache et Gomery, je pense que nous ne pouvons que reconnaître leur détermination à définir et à trouver des moyens de colmater les failles institutionnelles qui tendent à favoriser des comportements manquant à l’éthique. Le danger de notre biais de lecture individualisant est que nous accordions beaucoup plus d’attention critique aux parties de leurs rapports, à mon avis beaucoup plus épiphénoménales et conjoncturelles, dans lesquelles ils tentent de cibler les malfaiteurs, et pas assez aux parties dans lesquelles ils déterminent des causes profondes.

17Ce manque d’attention pourrait par ailleurs bien faire l’affaire de nos politiques, qui sont rarement friands de grands bouleversements institutionnels. Avec maintenant plus de cinq ans de recul, nous pouvons affirmer sans trop hésiter que les recommandations de restructuration institutionnelle qui eurent pu mettre fin à la tendance que manifestent nos institutions démocratiques vers une confusion de plus en plus grande du politique et de la fonction publique, et à l’érosion apparemment inexorable de la neutralité politique de cette dernière instance ont été ignorées à peu près par tout le monde, et que cet oubli est au moins en partie dû à l’attention disproportionnée que nous avons accordée aux personnages croustillants qui nous ont été présentés dans la première partie du rapport.

18Un sort similaire sera-t-il réservé au rapport Bastarache ? À la décharge du gouvernement libéral, il a au moins cru bon d’aller en partie dans la direction des recommandations émises dans le rapport. Le fait que le premier ministre ait insisté pour maintenir son droit de veto sur les nominations finira-t-il par rendre les autres modifications du processus de nomination mineures ? La question n’est pas susceptible de recevoir une réponse à priori. Avec le temps, il est possible que les instances chargées de proposer les juges en viennent à jouir d’une autorité morale suffisante pour qu’aucun premier ministre ne soit disposé à payer le prix politique qui lui serait imposé par le fait de s’opposer au processus dans lequel ces instances auraient un rôle majeur. Mais cette question nous place tout de même au bon niveau de réflexion, celui qui consiste à nous demander si nous nous sommes donné des garde-fous institutionnels suffisants pour contrecarrer toute velléité future de pression politique indue dans le processus de nomination, plutôt que celui qui limite la réflexion morale à la question de savoir si tel ou tel acteur a bien ou mal agi.

Haut de page

Bibliographie

Pettit, Philip (2002), « Rational choice regulation: Two strategies », dans Rules, Reasons, and Norms, New York, Oxford University Press.

Weinstock, Daniel (2007), Profession : éthicien, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.

Haut de page

Notes

1  À ce sujet, voir Pettit (2002).

2  J’ai développé cette idée de façon un peu plus détaillée dans Weinstock (2007).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Daniel Weinstock, « Du bon usage des commissions d’enquête et des rapports qui en émanent »Éthique publique, vol. 13, n° 1 | 2011, 225-232.

Référence électronique

Daniel Weinstock, « Du bon usage des commissions d’enquête et des rapports qui en émanent »Éthique publique [En ligne], vol. 13, n° 1 | 2011, mis en ligne le 20 décembre 2011, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/454 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.454

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search