Navigation – Plan du site

AccueilNumérosvol. 20, n° 2Les déterminants sociaux de la sa...

Les déterminants sociaux de la santé : Un défi pour l’éthique de la décision dans le domaine des politiques de santé

Daniel Weinstock

Résumés

Selon l’approche des déterminants sociaux de la santé, la santé des populations, et les inégalités de santé qui sévissent en leur sein, sont en grande partie influencées par des facteurs sociaux, modifiables par les politiques publiques, qui se situent bien en amont de ces états de santé. Il en découlerait que les politiques publiques favorables à la santé devraient intervenir à ce niveau causalement fondamental. Cependant, la présence indéniable de déterminants sociaux n’implique pas que nous saisissions bien les mécanismes précis par lesquels ces déterminants se font les véhicules des états de santé. Les recherches sur les déterminants donnent lieu à des résultats tout au mieux probabilistes. Étant donné que la santé est un bien par rapport auquel les décideurs publics doivent se prémunir contre le risque et l’incertitude, des raisons existent pour qu’ils privilégient des approches plus traditionnelles à la santé, basée sur des chaînes causales plus courtes.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Pour une version vulgarisée de la théorie des déterminants sociaux de la santé, voir Wilkinson et P (...)

1Le fait qu’il existe des déterminants sociaux de la santé ne fait plus vraiment l’objet de controverses. Depuis les études menées par Michael Marmot et ses collègues (2005) auprès de membres de la fonction publique britannique, qui ont révélé que la position d’un individu au sein d’une hiérarchie a un effet mesurable sur sa santé1, et ce, même au sein d’une population ne présentant pas d’autres facteurs de risque, la recherche sur la manière par laquelle les dimensions sociales de la vie des individus influencent leurs états de santé est devenue une véritable industrie universitaire.

  • 2 Voir notamment Daniels (2007) ainsi que Venkatapuram et Marmot (2009).

2L’impact de cette recherche se fait par ailleurs ressentir jusque dans les discussions normatives de la justice sociale2. En effet, si les effets des déterminants sociaux sur la santé des individus, mais également des écarts de santé au sein d’une population sont aussi importants que le laisse entendre la recherche en épidémiologie sociale, il en découlerait presque automatiquement que la recherche des théoriciens de la justice sociale qui s’intéressent particulièrement à la justice en santé tout comme les efforts des concepteurs de politiques publiques dans le domaine de la santé devraient changer d’orientation. Plutôt que de se concentrer sur la distribution équitable des soins de santé, il serait plus efficace de mettre l’accent sur la distribution des déterminants sociaux de la santé favorisant de meilleurs résultats sanitaires. Le cas de Norman Daniels est à cet égard illustratif d’une tendance générale : lorsque le philosophe américain se mit à rédiger une seconde édition de son livre Just Health Care (1985), ouvrage portant sur la distribution du genre de ressource que produit un système médical, il se rendit rapidement compte du fait que la prise en compte de la recherche sur les déterminants sociaux de la santé allait exiger une refonte complète de sa théorie. Plutôt que de produire une seconde édition de Just Health Care, il publia plutôt un livre entièrement distinct, qu’il intitula Just Health, afin de bien le distinguer du premier, dont le regard théorique portait plus étroitement sur l’accès aux soins médicaux.

3Le tournant autant théorique que pratique vers les déterminants sociaux de la santé a, à première vue, une plausibilité indéniable. En effet, s’il est possible d’intervenir par des politiques publiques bien ciblées sur les dimensions de la vie sociale qui prédisposent certaines couches sociales à porter une quantité disproportionnée du fardeau de la maladie, n’est-il pas plus efficace d’intervenir à ce niveau, plutôt que d’intervenir davantage en amont, au niveau des soins de santé ?

4Devant la plausibilité d’une approche aux politiques dans le domaine de la santé qui serait axée sur les déterminants « en amont » de la santé populationnelle, il peut sembler pervers que nos politiques soient aussi axées qu’elles le sont sur les déterminants « en aval », ceux qui relèvent essentiellement du fonctionnement des systèmes de soins médicaux. On n’a qu’à constater la part des budgets consacrés à ces soins dans la vaste majorité des sociétés modernes à revenu élevé pour apprécier la ténacité de l’approche biomédicale, et de la difficulté d’une approche basée sur les déterminants sociaux à orienter les décisions en matière de politiques de santé.

  • 3 Voir aussi Smith et Weinstock (2019 : 1-3).

5J’ai déjà cherché à critiquer une approche aux politiques en matière de santé qui embrigaderait en quelque sorte les autres domaines de politiques – l’éducation, le logement, et ainsi de suite – au service des fins des politiques de santé. J’ai argué que ces autres domaines sont porteurs de valeurs distinctes de celles liées à la santé, et qui ne devraient pas être entièrement occultées dans la conception des politiques publiques (Weinstock, 2015)3. Je voudrais à présent dans ce bref essai apporter un autre bémol à cette quasi-orthodoxie. Je ne chercherai pas à nier qu’il existe des déterminants sociaux de la santé, ce qui relève effectivement de l’évidence. Je me placerai plutôt au niveau de ce que j’appellerai l’éthique du décideur dans le domaine des politiques de santé pour essayer de rendre compte de la ténacité de l’accent porté par les décideurs aux politiques de santé axées sur les soins de santé plutôt que sur les déterminants sociaux de la santé se situant davantage en amont.

6Je procéderai de la manière suivante. Dans un premier temps, j’identifierai les défis qui se posent aux concepteurs de politiques publiques qui seraient chargés de déterminer les investissements de ressources les plus avantageux pour ce qui est de l’atteinte d’objectifs de santé. Je montrerai que ces trois défis font en sorte que les politiques axées sur les déterminants sociaux de la santé sont risquées en un sens que je définirai de manière plus précise plus bas. Dans un deuxième temps, je montrerai, en me basant sur un argument négligé dans la théorie de John Rawls, que les décideurs ont une responsabilité morale à accorder un poids important, qui pourrait dans d’autres contextes sembler disproportionné, à ce genre de risque. Le contexte de la santé diffère de manière importante d’autres contextes de politique publique parce qu’il met en scène un bien particulièrement important, un bien qui est en quelque sorte la condition de réalisation de tous les autres biens. Dans de tels contextes, l’argument rawlsien enjoint le décideur à la prudence.

De l’épidémiologie sociale aux politiques publiques : quelques défis

7Comme je l’ai brièvement suggéré dans mon introduction, il y a une grande plausibilité prima facie à l’argument selon lequel il faudrait, davantage que nous le faisons actuellement dans une société comme le Québec, axer les politiques de santé sur les déterminants sociaux de la santé. La thèse des déterminants sociaux nous apprend que les propriétés des sociétés modernes sur lesquelles nous intervenons déjà pour atteindre d’autres finalités ont un effet sur la santé des populations. Pourquoi ne pas intervenir dans ces domaines d’une manière qui favorise l’atteinte d’objectifs de santé importants, tels que la réduction dans les inégalités de santé ? A priori, les interventions dans le domaine des déterminants sociaux, telle l’éducation, sont moins coûteuses que ne le sont les interventions médicales. Qui plus est, elles interviendraient dans le domaine de la santé de manière plus durable que ne le font les interventions médicales, puisqu’elles s’attaquent aux causes profondes de la plus grande vulnérabilité que présentent certains segments de la population à certains types de maladies. Toutes choses étant égales par ailleurs, il est plus efficace du point de vue de la gestion des ressources d’éviter que les maladies se manifestent, plutôt que de les traiter (souvent à répétition) après qu’elles se soient manifestées.

8Toutes choses ne sont – cependant – pas égales. Car c’est une chose de constater des corrélations étroites entre, par exemple, des investissements plus importants dans le domaine de l’éducation, ou le resserrement de normes d’égalité au niveau de l’accès aux opportunités éducatives et l’atteinte d’objectifs sanitaires importants ; c’en est une autre de comprendre les mécanismes précis qui font que les premiers donnent lieu aux seconds.

  • 4 Pour la thèse de la causation inversée, voir Kawachi, Adler et Dow (2010 : 56-68).

9Il ne s’agit pas ici de rappeler l’orthodoxie huméenne selon laquelle la corrélation n’implique pas nécessairement la causation. Il ne s’agit pas non plus de rappeler ici la thèse de la causation renversée (negative causation) selon laquelle, en faisant référence par exemple au cas du lien entre éducation et santé, ce ne serait pas tant la variation sur le plan de la distribution des ressources éducatives qui donnerait lieu aux variations sur le plan de la santé, mais plutôt l’inverse (des déficits au niveau de la santé affectant la capacité à se prévaloir d’opportunités éducatives)4.

10Même an acceptant qu’il existe des liens de causalité entre différents domaines de politique publique et la santé, et même en acceptant que la contribution causale des premiers envers la seconde soit beaucoup plus forte que ne l’est l’inverse, plusieurs défis se posent aux décideurs et aux concepteurs de politiques publiques qui voudraient faire un usage de ces faits pour la mise sur pied de politiques publiques agissant sur les déterminants sociaux qui seraient favorables à l’atteinte d’objectifs de politique publique.

11Ces défis reflètent tous le fait que les chaînes causales liant déterminants sociaux et états de santé sont longues. Les déterminants sociaux n’agissent pas sur la santé de matière immédiate ; par exemple un médicament anti-inflammatoire pallierait la douleur en réduisant l’inflammation de tissus. Les déterminants sociaux agissent par le truchement d’autres causes et de facteurs de soutien. Ainsi, l’augmentation du niveau éducatif d’une population n’agit pas comme le médicament, mais par des chemins causaux plus complexes. Une population éduquée serait plus en santé parce que son éducation l’amènerait à mieux comprendre les messages qui lui sont transmis par les autorités de santé publique, et/ou parce qu’elle la mènerait à tenir compte davantage de ces messages, et/ou à savoir mieux distinguer l’information sanitaire crédible de celle qui ne l’est pas, et ainsi de suite.

12La longueur des chaînes causales que révèlent les études sur les déterminants sociaux de la santé donne lieu à trois défis interreliés pour la conception de politiques publiques.

13Les politiques publiques atteindront leurs objectifs avec un plus haut niveau de probabilité si les mécanismes précis qui sous-tendent les liens de causalité que l’on chercherait à exploiter sont bien compris. Pour reprendre l’exemple simpliste dont je me suis servi plus haut pour illustrer mon propos, même si l’on considère comme relevant de l’évidence qu’il existe un lien de causalité fort entre l’augmentation d’investissements dans le domaine de l’éducation et l’atteinte d’objectifs importants dans le domaine de la santé, il importe pour que ces investissements soient aussi efficaces que possible que nous comprenions quels sont les mécanismes précis qui actionnent ce lien. Une politique publique, ce n’est jamais simplement l’injection brute de plus de fonds, même si elle est souvent présentée au public de cette manière. On injecte plus de fonds pour faire certaines choses plutôt que d’autres : embaucher plus d’enseignant(e)s afin de réduire la taille des classes, bonifier la formation des enseignant(e)s, développer des matériaux pédagogiques plus adaptés et plus à jour, subventionner les études de populations moins favorisées, et ainsi de suite. Les épidémiologues possèdent de puissants outils statistiques servant, entre autres, à départager la proportion de la contribution causale totale attribuable à différentes causes, mais ces outils ne livrent que des estimations exprimées de manière probabiliste.

14Bref, la mise sur pied de politiques publiques cherchant à modifier un aspect de l’environnement social de la population de manière à atteindre des objectifs positifs au niveau de la santé exige la détermination non seulement de liens, mais bien de mécanismes causaux.

15Les chercheurs dont l’intention est de rendre la recherche sur les déterminants sociaux de la santé pertinente pour les politiques de santé sont bien sûr conscients de ce problème. Leurs recherches consistent donc souvent à définir l’impact de politiques particulières, adoptées dans des contextes particuliers, sur les états de santé des populations auxquelles ces politiques s’adressent.

  • 5 Pour un exposé et une défense des méthodes de l’épidémiologie sociale, voir Keyes et Galea (2014).

16L’épidémiologie sociale ne peut se prévaloir, comme c’est le cas pour les recherches cliniques, d’essais randomisés.5 Pour établir la contribution d’une politique, ils ne peuvent pas – ou uniquement dans des conditions exceptionnelles – distinguer le groupe qui est exposé à une politique d’un groupe contrôle suffisamment similaire au groupe exposé, afin d’isoler de manière précise la contribution causale de la politique dont ils chercheraient à mesurer l’effet. Ils doivent se prévaloir, entre autres, d’« expériences naturelles », c’est-à-dire du fait que les circonstances engendreront parfois des juxtapositions entre populations exposées et populations non exposées qui approximent les conditions d’un essai randomisé. Une province adopte une politique, la province voisine ne l’adopte pas, ou bien une même province change de politique, ce qui crée un « avant » et un « après », qui peuvent ressembler à un groupe exposé et à un groupe contrôle.

17Bien sûr, les expériences naturelles laissent beaucoup plus de place aux aléas que ne le font les essais randomisés. La puissance des essais randomisés tient à leur capacité, du moins en principe, d’isoler avec grande précision la contribution causale d’un traitement ou d’une politique, les deux populations – traitée et non traitée – étant par ailleurs en tous points pertinents identiques. L’épidémiologie moderne possède, encore une fois, des outils statistiques extrêmement puissants pour tenter de neutraliser l’impact de variables indépendantes qui ne les intéressent pas.

18Mais la limite qui est imposée aux chercheurs œuvrant sur les déterminants sociaux de la santé donne lieu à un certain nombre de problèmes, qui limitent leur capacité à livrer des résultats avec des degrés de fiabilité élevés. Certains d’entre eux ont été soulignés dans un ouvrage de Nancy Cartwright et Jeremy Hardie, intitulé Evidence-Based Policy: A Practical Guide to Doing it Better. Selon Cartwright et Hardie (2012) se pose tout d’abord la question de savoir si la politique qui a été testée dans un autre contexte, et dont on analyse les résultats, et la politique que l’on se propose de mettre en œuvre dans notre société, sont en fait les mêmes politiques. Le niveau de description que l’on adoptera pour décrire une politique court deux risques opposés : il risque d’exclure de la description des facteurs qui sont en fait pertinents pour comprendre l’effet de la politique, ou d’inclure des aspects qui ne le sont pas. Prenons l’exemple des politiques en matière d’éducation. Une politique dont on chercherait à comprendre l’effet causal sur la santé pourrait être décrite de manière très abstraite : « investir davantage en éducation ». Ou bien elle peut être décrite dans un détail dont la pertinence est ouverte au débat : « embaucher des enseignant(e)s qui mesurent en moyenne 1 m 60 ». Quelles sont les propriétés empiriques de la politique que l’on chercherait à évaluer qu’il convient d’inclure dans notre description, et quelles sont celles qui ne le sont pas ? Mal répondre à cette question, et se mettre à imiter une politique à partir d’une description qui cerne mal les propriétés pertinentes risque de faire de sorte que l’on finit par ne pas appliquer la même politique, par exemple parce que l’on se sera satisfait d’une description omettant de la description, et donc de l’emprunt que l’on cherche à faire, une dimension qui en fait aura eu dans le contexte initial une importance causale significative. De manière générale, tenter de tirer des leçons d’une politique adoptée dans un contexte A pour un contexte B sensiblement différent exige que les facteurs causaux soient décrits de manière suffisamment abstraite pour pouvoir passer d’un contexte à l’autre. Mais alors se présente le risque qu’il ne soit pas possible dans le contexte B de lier ces facteurs abstraitement décrits à des véhicules de politiques publiques opératoires :

There is always a danger that, as you climb higher and higher, the principles become more and more general and harder and harder to translate into lower level operational principles » (Cartwright et Hardie, 2012 : 86).

19Une autre difficulté, relevée par Cartwright et Hardie, qui guette ceux qui tenteraient de tirer profit d’expériences naturelles porte sur le fait qu’un élément de politique qui a eu une conséquence identifiable dans un contexte ne tient pas seulement au lien entre la politique et l’effet, mais également à ce qu’ils appellent des « facteurs de soutien » (support factors), qui constituent un contexte en l’absence duquel le lien causal ne se serait pas réalisé, ou bien se serait réalisé de manière beaucoup plus atténuée. Ils donnent l’exemple de la tentative aux États-Unis d’importer d’un État à un autre des politiques ayant comme effet d’augmenter les devoirs des enfants ; tentative infructueuse, car ceux qui ont importé la politique ont ignoré l’importance pour les enfants de disposer d’espaces de travail adéquats afin que l’augmentation des devoirs à faire après les heures de classe ait les effets escomptés. Une politique ne serait selon eux qu’un élément d’un ensemble complexe (ils se servent de l’analogie d’un gâteau) dont tous les ingrédients seraient nécessaires à la production d’un effet :

The policy is one ingredient in the cake, and it plays a causal role by working with the other ingredients, its support factors, to produce a contribution to the effect » (Cartwright et Hardie, 2012 : 63).

20Ces deux problèmes – le fait qu’il soit difficile de définir le niveau d’abstraction adéquat pour décrire une politique, et donc pour transférer une politique d’un contexte à un autre, et le fait qu’il soit également difficile d’établir les « facteurs de soutien » qui font qu’une politique ait l’effet escompté dans un contexte bien précis – ne sont pas insurmontables. Il est possible de déterminer à la fois les facteurs de soutien, et le niveau d’abstraction adéquat dans la description de la politique en question. Mais il est également possible de se tromper, et de penser que les « expériences naturelles » – dont nous avons tenté de tirer des apprentissages pour appliquer les résultats obtenus par une politique dans un contexte à un contexte différent – peuvent échouer pour des raisons que l’on ne découvrira que par la suite. De conclure Cartwright et Hardie « there is no warrant for assuming that the same policy will work here as there without well warranted answers to the questions about causal roles and support factors » (Cartwright et Hardie, 2012 : 92).

21Les conclusions de ces deux auteurs sont largement congruentes avec celles d’autres spécialistes des politiques publiques, qui ont récemment rejeté les aspirations plus prométhéennes des études de politique publique d’une autre génération, arguant à présent que les analyses de politiques publiques ne peuvent au plus que donner lieu à des prescriptions de type probabiliste (voir par exemple, Manski, 2013). Il y a par ailleurs des risques importants à ce que les chercheurs en politique publique ne soient pas toujours à même d’évaluer avec un haut degré de fiabilité le degré d’incertitude qui se rattache à leurs conclusions. Les incitatifs professionnels et sociaux risquent de pousser les chercheurs à sous-estimer l’incertitude (Manski, 2013 : 13-14). Les décideurs exigent d’eux des degrés de précision dans la prédiction qui ne sont pas réalistes. Mais la volonté de ne pas perdre l’attention de ces décideurs peut avoir pour effet de leur faire exagérer la mesure dans laquelle ils sont à même de livrer des prédictions précises.

22L’importance d’établir des mécanismes précis qui seraient en quelque sorte les véhicules de la causalité, les dangers que l’identification de ces mécanismes soit influencée par les deux écueils soulignés par Cartwright et Hardie, ceux de ne pas cerner le niveau d’abstraction adéquat afin de décrire une politique, et le fait de ne pas établir avec précision les facteurs de soutien sous-tendant des relations causales – ces facteurs font en sorte que les chercheurs qui visent à rendre la recherche sur les déterminants sociaux de la santé disponibles aux fins des politiques publiques se heurtent à des obstacles qui risquent d’avoir une incidence délétère sur la fiabilité de leurs résultats.

23Cela est d’autant plus le cas pour ce qui est des chaînes causales longues, dans lesquelles les facteurs dont on chercherait à cerner l’impact causal se situent à une certaine distance des effets qui nous intéressent. Les recherches cherchant à mesurer, par exemple, l’effet de politiques éducatives sur l’état de santé des populations concernées sont de ce type. Ces chaînes causales risquent fort de présenter un ensemble de mécanismes enchevêtrés, et risquent également de se prévaloir d’une multitude de facteurs de soutien parfois difficiles à percevoir et à distinguer rigoureusement.

24Quelles conclusions faut-il tirer de cela ? Doit-on en conclure que la recherche sur les déterminants sociaux de la santé devrait être tenue à l’écart du domaine des politiques publiques, et que les concepteurs de ces dernières devraient s’en tenir à des sources de savoir plus irréfutables ?

25Une réponse que l’on pourrait facilement attribuer aux chercheurs dans le domaine des déterminants sociaux de la santé serait la suivante :

Nous acceptons que le degré de probabilité qu’il est possible d’assigner aux prescriptions de politiques qui découlent de nos recherches est peut-être plus bas que ne l’est celui qui découle, par exemple, de recherches cliniques. Mais, les bénéfices qui résulteraient de ce que nos prescriptions s’avèrent sont très élevés. Il est également possible que les coûts associés à la mise sur pied de certaines des politiques que nous proposons soient plus modérés que ne le seraient ceux qui émaneraient des recherches cliniques. Une simple analyse coût/bénéfice qui intégrerait la dimension probabiliste pourrait néanmoins déboucher sur une recommandation favorable. Après tout, 20 % de chance d’obtenir 10 000 représente un gain en termes d’utilité supérieur à 100 % de chance d’obtenir 1 000 (Sunstein, 2018).

26Dans la prochaine section de ce texte, je voudrais défendre la position selon laquelle, si ce genre de raisonnement vaut dans d’autres domaines de politique publique, il pose davantage de problèmes dans le domaine de la santé. Je me référerai à un argument que l’on doit à Rawls, et selon lequel la rationalité exige que nous fassions par rapport à ce que Rawls appelle les « biens sociaux premiers » preuve dans le choix de nos politiques et de nos schèmes institutionnels d’une aversion au risque, aversion qui nous pousserait à rejeter le genre de calcul d’utilité que je viens brièvement d’évoquer.

Rawls et l’aversion au risque6

  • 6 La section qui suit s’appuie sur un argument développé par Rawls dans son premier grand ouvrage. To (...)

27Le projet rawlsien est bien connu. Il s’agit de tenter de dériver des principes qui devraient guider une société juste à partir d’un ensemble de postulats relativement restreints concernant la rationalité pratique ainsi qu’à partir des axiomes entendus comme étant au-delà de toute controverse à propos de la société et de l’organisation sociale.

28L’argument rawlsien a une notoriété telle que l’on a tendance à en oublier les détails. Un détail sur lequel je voudrais mettre l’accent dans le contexte du présent argument est celui par lequel Rawls maintient que les partenaires dans la « position originelle » opteraient pour un principe restreignant les inégalités économiques de manière significative. Pour montrer la portée de ce détail, et pour indiquer son importance pour notre propos, il convient de le mettre en contexte en rappelant les grandes lignes de l’argument rawlsien comme il est exposé dans sa Théorie de la justice (1987).

29Rawls entend, dans son œuvre, s’inscrire dans la tradition des théories du contrat social, tradition qu’il cherche à renouveler à l’aide des outils des sciences humaines et sociales contemporaines. Les théories du contrat social, qu’il s’agisse de celles – par ailleurs très différentes – de Locke, de Kant ou de Rousseau, ont toutes pour objet de définir les termes en fonction desquels des individus libres accepteraient de quitter leur liberté pré-politique afin de s’unir dans un cadre de lois. Il s’agit bien sûr pour chacun de ces auteurs d’une expérience de pensée. Le contrat social ne correspond pour aucun d’entre eux à un événement historique.

30Il découle du caractère hypothétique de l’exercice que la caractérisation de l’« état de nature », dont chercheraient à s’extraire les contractants, et la caractérisation de leur raisonnement, représente une construction théorique. Il s’agit pour ces philosophes de dépeindre la situation de choix d’une manière qui donne à son résultat un caractère normatif pour les citoyens en chair et en os des sociétés auxquelles leurs écrits s’adressent. Pour cela, il faut choisir d’une manière susceptible de justification philosophique les traits que l’on prête aux individus hypothétiques qui se livrent au choix, ainsi qu’à la description de leur situation dans un contexte pré-politique.

31Force est de reconnaître que les auteurs de la tradition classique du contrat social ne se livrent pas tous à cet exercice avec le même degré de rigueur philosophique. Le projet de Rawls est de contribuer à cette rigueur, notamment en ôtant au choix des propriétés prêtées aux individus et à leur situation de choix toute impression d’arbitraire susceptible d’entacher la force justificative de l’exercice.

32Il imagine donc ce qu’il appelle une « position originelle » à partir de laquelle des contractants hypothétiques seraient amenés à choisir les principes de justice pour leur société. Trois aspects de cette position originelle méritent d’être rappelés dans le présent contexte. Rawls se dote pour construire cette position d’une théorie de la rationalité humaine complexe, qui comporte tant un volet instrumental – tout agent cherche à maximiser la mesure dans laquelle il est à même de réaliser sa conception de la vie bonne, et pour cela, il cherche à s’attirer des ressources – qu’un volet moral – tout individu selon Rawls dispose d’un « sens de la justice » – même s’il est inchoatif, tout individu normalement constitué perçoit qu’il doit tenir compte des intérêts des autres lorsqu’il cherche à se doter de ressources issues de la coopération sociale.

33La position originelle est donc « peuplée » par des individus hypothétiques dotés d’une rationalité économique telle qu’elle a été caractérisée par les économistes. Ils cherchent à maximiser leur bien de la manière la plus efficiente possible. L’innovation majeure de Rawls dans sa caractérisation de la position originelle tient à la manière par laquelle il intègre la rationalité morale à sa théorie. Les individus hypothétiques rationnels susmentionnés sont placés derrière un « voile d’ignorance ». Par là, Rawls entend qu’ils ne savent pas quelle est leur position sociale, ou quel est leur niveau de chance dans la « loterie naturelle ». Ils ne peuvent donc pas raisonner sur la meilleure manière de répartir les biens issus de la coopération sociale en favorisant une classe, ou un certain profil de dotations naturelles. La construction de la position originelle fait donc en sorte que la réflexion des partenaires sera générale plutôt qu’axée sur les intérêts de groupes particuliers. C’est ainsi que Rawls intègre la rationalité morale des individus au processus de choix.

34Pour Rawls, cela implique qu’en se livrant à leurs délibérations, les partenaires de la position originelle feront l’hypothèse du pire. Ils choisiront les principes de la justice en faisant l’hypothèse qu’ils pourraient très bien, une fois le voile d’ignorance levé, trouver qu’ils occupent la position sociale la plus basse. Il s’agit donc pour eux de réfléchir à partir des intérêts de ceux qui occupent cette position.

35Cela peut sembler contradictoire avec ce qui a été dit précédemment à propos de la « généralité » de la pensée rawlsienne, selon laquelle il faut éviter de raisonner sur les principes de la justice à partir des intérêts de groupes sociaux particuliers. Mais cette apparence se dissipe lorsque l’on se rend compte du fait que pour Rawls, le fait d’adopter la position des personnes les moins avantagées ne relève pas du parti pris a priori, mais de la conclusion d’un raisonnement.

36Pour le voir, notons que d’autres principes de rationalité pratique pourraient être utilisés par nos hypothétiques contractants. Ils pourraient par exemple raisonner de manière utilitariste, cherchant à maximiser le bien global. Une société serait juste si la somme de tous les biens individuels était aussi élevée que possible. Ils pourraient également choisir un système de liberté sauvage, dans lequel il s’agirait tout simplement de permettre aux mieux nantis de jouir des résultats de l’exploitation de leurs talents ou de leurs positions sociales.

37Rawls rejette ces deux manières de raisonner parce que, à son avis, il est rationnel pour les partenaires dans la position originelle de manifester une importante aversion au risque. Après tout, ils ne sont pas en train de se livrer à un exercice de raisonnement pratique ordinaire et banal. Ils choisissent, une fois pour toutes, les principes qui dans leur société régiront la distribution des biens les plus importants. Ces biens, quels sont-ils ? Il faut à présent faire intervenir une autre dimension de la structure théorique rawlsienne, celle des biens sociaux premiers. Ces biens sont ceux dont tout individu rationnel voudrait maximiser sa dotation, car ils sont la condition de l’obtention de tout autre bien. Ce sont, pour reprendre l’expression bien trouvée de Rawls, des « biens à tout usage » (all-purpose goods). De quoi s’agit-il ? Essentiellement de quatre choses : des droits et des libertés, en l’absence desquels nul ne pourrait se servir pour atteindre librement ses fins, des ressources dont il dispose, des opportunités qui lui donnent accès aux positions sociales désirables, des ressources matérielles telles que l’argent, et de ce que Rawls appelle les « bases sociales du respect de soi-même ».

38Il faut donc choisir dans la position originelle des principes qui gouverneront la distribution de ces biens. L’aversion au risque – qui se traduit concrètement par le fait de raisonner sur la nature de ces principes à partir de la perspective de la personne la moins avantagée – se justifie en vertu de la très grande importance des choix auxquels se livrent les partenaires. Rawls n’exclut pas que dans d’autres contextes – lorsque les enjeux ne sont pas aussi majeurs – l’on puisse se servir d’autres principes de choix. Mais dans celui-ci, il convient de faire de sorte que si jamais l’on se trouvait dans la position sociale la moins avantagée, cette position soit aussi vivable que possible.

39Il ne s’agit pas ici de rappeler les principes auxquels Rawls en arrive. Il était important dans le contexte du présent argument de rappeler les raisons qui font que Rawls maintienne que dans le contexte de la position originelle, il faille faire l’hypothèse du pire (Rawls appelle les principes de raisonnement pratique auxquels on en arrive en adoptant cette perspective le « maximin », contraction de « maximiser le minimum »).

  • 7 Pour un exemple récent de ce courant, voir Fishman et MacKay (2018).

40Où se situe la santé parmi les biens dont Rawls estime qu’il faut adopter cette position d’aversion par rapport au risque ? Force est de constater qu’elle ne figure pas dans la liste des biens sociaux premiers tels que Rawls les conçoit. Je ne peux pas dans le contexte de ce bref essai m’étendre sur les raisons qui font que Rawls n’inclue pas la santé parmi les biens sociaux premiers. Depuis quelques années, cependant, bon nombre de théoriciens qui ont cherché à mesurer la fécondité du cadre rawlsien pour penser la justice en santé ont « pensé avec Rawls contre Rawls ». Notant que la santé correspond parfaitement à la caractérisation générale que Rawls propose des biens sociaux premiers, à savoir qu’il s’agit de biens que toute personne rationnelle doit vouloir, quelle que soit sa conception de la vie bonne plus particulière, ils se sont mis à repenser la théorie de la justice rawlsienne qui intégrerait la santé au sein des biens sociaux premiers7.

  • 8 Pour un argument récent cherchant à montrer que l’aversion au risque ne ferait pas partie des préce (...)

41S’ils ont raison, et je fais l’hypothèse dans le contexte du présent texte que c’est le cas (Weinstock, 2015), il faudrait imposer au raisonnement sur l’identification des principes qui géreront l’accès aux biens qui sont nécessaires à ce que les individus puissent jouir d’autant de santé que possible la même condition que celle qui a été imposée dans le cas des autres biens sociaux premiers. C’est-à-dire qu’il faudra minimiser le risque, surtout le risque tel qu’il est défini du point de vue des personnes les moins bien loties, quitte à ce que certaines stratégies potentiellement maximisantes soient, elles aussi, rejetées8.

Aversion au risque et justice en santé

42Nous sommes maintenant en mesure d’intégrer les deux parties de l’argument qui ont été présentées jusqu’à maintenant. Faisons l’hypothèse qu’un décideur public se trouve devant un choix de politiques de santé. Il peut investir une somme dont il a la responsabilité dans le déploiement d’un soin médical ayant été rigoureusement testé lors d’essais randomisés, ou il peut la consacrer à une politique sociale visant à atteindre des résultats intéressants dans le domaine de la santé, le lien entre la politique en question et le résultat escompté ayant été observé dans un contexte particulier (différent, par hypothèse, du contexte dans lequel le décideur en question compte l’appliquer).

43Le décideur en question étant le responsable d’un investissement public, je fais l’hypothèse qu’il a une responsabilité morale eu égard à ceux qui ont contribué à constituer cet investissement, soit la population de manière générale. Sa responsabilité consiste à faire un usage aussi efficace que possible de ces fonds. Quel que soit le bien qu’il a la responsabilité de réaliser, il faut qu’il s’efforce à en maximiser l’atteinte (notons que la notion de maximisation revêt dans mon argument un sens purement formel. N’importe quel bien quantifiable peut faire l’objet de maximisation. Nul besoin que la maximisation porte sur la santé, prise de manière globale. On peut chercher à réaliser la maximisation d’un bien défini selon des barèmes éthiques, telle que l’égalisation des états de santé au sein d’une population).

44A priori, il est possible de penser que la recherche sur les déterminants sociaux de la santé lui fournit un moyen idéal de satisfaire à son obligation. En effet, la promesse de cette recherche consiste à établir les causes des problèmes de santé, par exemple des inégalités de santé au sein d’une population, de manière plus durable que ne le font les soins de santé. Agir sur les déterminants sociaux de la santé, cela implique de mettre en place des politiques qui ôteront le besoin de prodiguer des soins de santé à répétition.

45Le problème, comme nous l’avons vu, est que les chaînes causales liant les déterminants sociaux modifiés par des politiques appropriées et les impacts au niveau de la santé sont des chaînes longues, ce qui soulève le problème de la mésidentification des mécanismes précis ayant mené dans un contexte donné à un résultat désiré au niveau de la santé, ainsi que de la non-identification des facteurs de soutien ayant mené dans un contexte donné à ce qu’une politique atteigne son objectif, ainsi que des facteurs causaux tiers, mais non relevés dans la recherche ayant contribué à l’atteinte dudit objectif. L’impossibilité pour les chercheurs de pouvoir s’assurer qu’ils ont bel et bien défini mécanismes, facteurs de soutien et autres forces causales environnantes fait en sorte qu’ils doivent présenter leurs résultats et leurs prédictions de manière probabiliste.

46En soi, cela n’invalide pas forcément les politiques basées sur les déterminants sociaux de la santé aux fins de politique publique. Après tout, les résultats qui peuvent potentiellement être atteints par des politiques sociales bien ciblées peuvent être à ce point importants que même un calcul d’utilité qui intégrerait pleinement le risque associé à de telles politiques recommanderait leur adoption. Après tout, mieux vaut, du point de vue de l’utilité attendue, 20 % de chance d’obtenir 100 que 90 % de chance d’obtenir 20.

47Ce raisonnement échoue cependant si nous tenons compte de ce que nous avons mis de l’avant dans la dernière section, à savoir que par rapport à certains biens, les risques d’échec doivent avoir un plus grand poids dans le calcul que ne le laisserait entendre la logique du calcul d’utilités. Les biens sociaux premiers au sens Rawlsien, ceux qui sont la condition de l’obtention de tout autre bien – et au sein desquels j’ai maintenu que la santé devrait figurer – devraient faire l’objet d’une sorte de principe de précaution. Nous devons éviter de grandes pertes sur le plan de la santé, même si l’acceptation du risque est la condition de ce que nous puissions également observer de grands gains. Mieux vaut, selon cette perspective qui met l’accent sur l’évitement du risque dans la mesure du possible, avoir une quasi-certitude d’obtenir des résultats modestes que d’avoir une chance modeste d’obtenir des résultats plus importants (et une chance non négligeable de voir la politique, sur laquelle on peut miser, se solder par un échec).

48Les politiques sont souvent critiqués pour leur manque d’imagination et leur excessive prudence sur le plan des politiques publiques. Le propos des dernières pages suggère qu’il est possible de se représenter la prudence des décideurs dans le domaine des politiques de santé d’un œil un peu plus favorable. On peut en effet se les représenter comme incarnant dans leurs prises de décisions quelque chose comme le principe rawlsien de l’aversion au risque dans le cas des biens sociaux premiers, parmi lesquels figurerait la santé, ainsi que les biens susceptibles de contribuer à leur atteinte.

49Quelques précisions et bémols, pour terminer. Premièrement, il est clair que mon argument tient pour acquis une certaine orthodoxie dans le domaine de l’épistémologie de la recherche en santé, à savoir que le type d’essai clinique randomisé dont se servent les chercheurs pour valider des interventions médicales et pharmaceutiques est garant du plus haut degré de certitude parmi toutes les sources de preuve accessibles aux chercheurs, y compris les essais basés sur l’observation, qui sont au cœur de l’épistémologie sociale dont se nourrissent les politiques basées sur les déterminants sociaux de la santé. Il s’élève, çà et là, des voix pour remettre en cause cette orthodoxie. Le fait de savoir dans quelle mesure cette remise en question doit faire chavirer nos orthodoxies dépasse de loin les contraintes de ce bref essai (voir par exemple, Deaton et Cartwright, 2017).

50Deuxièmement, il ne s’agit pas ici de valider outre mesure la manière dont les décideurs actuels prennent des décisions. Il arrive souvent que le privilège accordé à certaines mesures médicales mettant l’accent, par exemple, sur des solutions pharmaceutiques à des problèmes sanitaires ne soit aucunement basé sur des données probantes. Ce fut le cas, notamment, pour la décision prise par bon nombre d’autorités sanitaires de créer des stocks massifs de médicaments antiviraux au moment de la dernière pandémie grippale. Il s’agit ici plutôt d’interpréter d’une certaine manière le principe selon lequel les décisions dans le domaine de la santé devraient se prendre en accord avec les données probantes, et non de le rejeter (voir Abeysinghe, 2015).

51Troisièmement, bon nombre de politiques défendues par les partisans des déterminants sociaux de la santé devraient être adoptées non pas en vertu de leurs effets sur la santé, mais pour des raisons ayant trait aux biens qui sont en quelque sorte intrinsèques à ces politiques. Une plus grande égalité dans le domaine de l’éducation, le privilège des transports en commun et des transports « actifs », une meilleure répartition de la richesse – ces politiques et bien d’autres peuvent se défendre sans que l’on ait à invoquer leurs effets sur la santé. Je crois qu’une défense de telles politiques ne faisant pas appel à de tels effets risque fort d’être plus solide, puisqu’elle ne dépend pas de conséquences causales qui, dans certains contextes, risquent de ne pas se manifester. La justice sociale importe parce qu’elle rend la vie des gens meilleure à de nombreux égards, parce qu’elle leur permet de vivre une vie empreinte de dignité. C’est une erreur, à mon avis, de trop baser la défense de cette justice sur des considérations empiriques potentiellement fragiles.

Haut de page

Bibliographie

Abeysinghe, Sudeepa (2015), Pandemics, Science and Policy. H1N1 and the World Health Organization, Basingstoke, Palgrave.

Cartwright, Nancy et Jeremy Hardie (2012), Evidence-Based Policy: A Practical Guide to Doing it Better, Oxford, Oxford University Press.

Chung, Hun (2018), « Rawls’ Self-Defeat: A Formal Analysis », Erkenntnis, [en ligne], https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1007/s10670-018-0079-4 (consulté le 19 janvier 2019).

Daniels, Norman (1985), Just Health Care, Cambridge, Cambridge University Press.

Daniels, Norman (2007), Just Health, Cambridge, Cambridge University Press.

Deaton, Angus et Nancy Cartwright (2017), « Understanding and Misunderstanding Randomized Controlled Trials », NBER Working Paper, n22595.

Fishman, Jayna et Douglas MacKay (2018), « Rawlsian Justice and the Social Determinants of Health », The Journal of Applied Philosophy, [en ligne], https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1111/japp.12339 (consulté le 19 janvier 2019).

Kawachi, Ichiro, Nancy E. Adler et William H. Dow (2010), « Money, Schooling, and Health: Mechanisms and Causal Evidence », Annals of the New York Academy of Science, no 1186, p. 56-68.

Keyes, Katherine et Sandro Galea (2014), Epidemiology Matters, Oxford, Oxford University Press.

Manski, Charles (2013), Public Policy in an Uncertain World, Cambridge, Harvard University Press.

Marmot, Michael et Richard G. Wilkinson (2005), The Social Determinants of Health, 2de édition, Oxford, Oxford University Press.

Rawls, John (1987), Théorie de la justice (traduction de Catherine Audard), Paris, Éditions du Seuil.

Smith, Maxwell et Daniel Weinstock (2019), « Reducing Health Inequities Through Intersectorial Action: Balancing Equity in Health with Equity for Other Social Goods », Health Policy and Management, vol. 8, no 1, p. 1-3.

Sunstein, Cass (2018), The Cost-Benefit Revolution, Cambridge, The MIT Press.

Venkatapuram, Sridhar et Michael Marmot (2009), « Epidemiology and Social Justice in Light of Social Determinants of Health Research », Bioethics, [en ligne], https://0-onlinelibrary-wiley-com.catalogue.libraries.london.ac.uk/doi/abs/10.1111/j.1467-8519.2008.00714.x (consulté le 31 mars 2019).

Weinstock, Daniel (2015), « Health Justice after the Social Determinants of Health Revolution », Social Theory & Health, vol. 13, nos 3-4, p. 437-453.

Wilkinson, Richard et Kate Pickett (2010), The Spirit Level: Why Equality is Better for Everyone, Londres, Penguin Books.

Haut de page

Notes

1 Pour une version vulgarisée de la théorie des déterminants sociaux de la santé, voir Wilkinson et Pickett (2010).

2 Voir notamment Daniels (2007) ainsi que Venkatapuram et Marmot (2009).

3 Voir aussi Smith et Weinstock (2019 : 1-3).

4 Pour la thèse de la causation inversée, voir Kawachi, Adler et Dow (2010 : 56-68).

5 Pour un exposé et une défense des méthodes de l’épidémiologie sociale, voir Keyes et Galea (2014).

6 La section qui suit s’appuie sur un argument développé par Rawls dans son premier grand ouvrage. Toutefois, il ne s’agit pas d’un exercice d’exégèse rawlsienne. Je cherche à rendre compte de la plausibilité d’un argument selon lequel il est rationnel d’adopter une stratégie d’aversion au risque lorsqu’il est question des principes qui gèrent les politiques en matière de biens sociaux premiers. Je ne prétends pas que Rawls aurait lui-même avalisé cet argument dans le domaine de la santé, ni encore que mon emprunt tient compte de l’évolution de la pensée de Rawls sur les biens sociaux premiers. Il s’agit ici de mobiliser un argument rawlsien dans le contexte d’une argumentation indépendante.

7 Pour un exemple récent de ce courant, voir Fishman et MacKay (2018).

8 Pour un argument récent cherchant à montrer que l’aversion au risque ne ferait pas partie des préceptes de rationalité des personnes dans la position originelle, et que celles-ci seraient beaucoup plus enclines, que ne le laisse entendre Rawls, à choisir l’utilitarisme comme principe de distribution même des biens sociaux premiers, voir Chung (2018).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Daniel Weinstock, « Les déterminants sociaux de la santé : Un défi pour l’éthique de la décision dans le domaine des politiques de santé »Éthique publique [En ligne], vol. 20, n° 2 | 2018, mis en ligne le 15 avril 2019, consulté le 14 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/4173 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.4173

Haut de page

Auteur

Daniel Weinstock

Daniel Weinstock est titulaire de la Chaire James McGill à la Faculté de droit de l’Université McGill. Il y a également été le directeur de l’Institut des politiques sociales et de santé (2013-2018). Daniel Weinstock est responsable du regroupement stratégique Éthique au Réseau de recherche en santé des populations du Québec. Il a enseigné la philosophie à l’Université de Montréal de 1992 à 201, et a aussi été le directeur fondateur du Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal. Daniel Weinstock a occupé des postes de professeur invité, entre autres, à l’Université Princeton, à l’Université Pompeu Fabra (Barcelone) à l’Université Lyon-III et à l’Université Stanford. Ses écrits portent sur une multitude de sujets en éthique et en philosophie politique.

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search