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AccueilNumérosvol. 20, n° 2Présentation

Texte intégral

Les auteurs remercient le Réseau de recherche en santé des populations du Québec (RRSPQ) pour sa contribution dans la rédaction de cette publication.

1La santé des individus, la santé générale d’une population et les écarts de santé entre groupes au sein d’une population ne dépendent pas uniquement de l’accès des individus aux soins et aux services de santé. La santé ne dépend pas non plus uniquement de la « loterie génétique », qui rend certains individus, et parfois certains groupes, plus vulnérables à certaines maladies. Elles dépendent en revanche dans une très large mesure des conditions sociales des individus et des processus d’exclusion sociale qui persistent. L’éducation, le logement, l’organisation du travail, du loisir, du transport, la distribution du surplus coopératif – pour ne nommer que ces facteurs – influent également sur la santé populationnelle. Par ailleurs, les inégalités relatives à ces facteurs engendrent des inégalités sur le plan de la santé. Quels que soient les objectifs que se fixent les autorités en matière de santé d’une société – qu’il s’agisse d’augmenter la santé générale ou de réduire les inégalités de santé – il semblerait qu’il faille agir sur les déterminants sociaux de la santé autant, sinon plus, que sur l’accès aux soins médicaux. Dans la mesure où ces déterminants peuvent être influencés par des politiques publiques, l’orientation de ces politiques publiques devrait, selon cette manière de voir les choses, tenir compte de l’effet de ces déterminants sur la santé de la population et des groupes sociaux qui la composent.

2Ces conclusions se dégagent de l’essor que connaît depuis quelques décennies la recherche sur les déterminants sociaux de la santé, dont le pionnier fut Michael Marmot avec ses travaux sur l’impact des hiérarchies sociales sur les états de santé des individus qui y œuvrent (Marmot et al., 1978), et qui représente aujourd’hui l’un des principaux paradigmes théoriques de recherche en santé.

3Malgré la place très importante qu’il occupe dans la littérature scientifique, ainsi que dans la pratique de la santé populationnelle, ce paradigme donne lieu à de nombreuses interrogations éthiques et philosophiques, dont la résolution est essentielle pour qu’il atteigne sa pleine maturité autant sur le plan scientifique que sur celui des politiques publiques dans le domaine de la santé.

4Malgré leurs objets et leurs niveaux d’abstraction très différents, les textes réunis dans ce dossier d’Éthique publique participent tous de la volonté de parfaire l’approche des déterminants sociaux de la santé en soulevant certains questionnements éthico-philosophiques, et en tentant d’y apporter des éléments de réponse. Plutôt que de résumer ces textes les uns après les autres, nous proposons plutôt de faire un inventaire sommaire des thèmes éthiques et épistémologiques, souvent transversaux, qui s’en dégagent.

5L’approche des déterminants sociaux soulève, pour commencer, un nombre important de questionnements épistémologiques. Ceux-ci sont par ailleurs d’ordres différents. Plusieurs auteurs font état de l’importance de compléter la grille d’analyse et d’interprétation que représente le paradigme des déterminants sociaux à l’aide d’autres cadres théoriques, plus à même de cerner la réalité propre aux individus aux prises avec des problèmes de santé liés à leur position sur l’échelle des déterminants sociaux. L’importance d’une approche intersectionnelle, qui révèle comment différents facteurs de vulnérabilité, de risque et de désavantage peuvent se cumuler d’une manière qu’il est impossible d’apprécier lorsque l’on étudie les causes de l’inégalité en santé d’un point de vue qui n’est pas suffisamment sensible aux croisements souvent très particularisés et individuels de sources de désavantage, est rappelée par plusieurs auteurs. De fait, une approche basée sur les déterminants sociaux risque de ne pas être suffisamment sensible à ces croisements, puisque sa tendance naturelle est de chercher à en arriver à des conclusions générales (et susceptibles de figurer dans des politiques publiques). Sans remettre en question l’importance de tenir compte de la recherche sur les déterminants sociaux, force est de constater qu’elle est susceptible de donner lieu à des généralisations simplificatrices si elles ne sont pas complétées par un regard intersectionnel.

6Un deuxième thème épistémique a trait à la recherche participative, souvent liée à la recherche sur les déterminants sociaux de la santé. Comprendre finement comment les déterminants sociaux agissent sur la capacité des individus et des groupes à pourvoir à leurs besoins en matière de santé, exige de saisir certains mécanismes sociaux à partir de la perspective des individus concernés directement par les inégalités (plutôt que simplement du point de vue des chercheurs ou des intervenants qui adopteraient par rapport à eux une position de surplomb). Il en découle le besoin de se livrer à une recherche qui est réellement participative, dans laquelle les individus et les groupes, dont le bien-être et la santé sont au cœur de la recherche, sont également les coproducteurs des questions et des méthodes de recherche. Les alliances de recherche, pour nécessaires qu’elles soient afin de produire des résultats de recherche probants sur les déterminants sociaux de la santé, ne sont pas sans poser leur lot d’embuches morales et épistémiques qui découlent des perspectives, des positions sociales, et des langages très différents des chercheurs et des intervenants, d’une part, des individus et des communautés concernés par la recherche, d’autre part.

7Enfin se pose la question de la traduction de la recherche en politique publique. Comme le font remarquer les auteurs qui insistent sur la prise en compte des réalités intersectionnelles souvent fort différentes d’individus et de groupes, l’appréciation juste de l’effet d’un déterminant social de la santé sur la santé d’individus ou de groupes exige une appropriation très fine des mécanismes dans lesquels prennent forme ces déterminants. Or les politiques publiques ont tendance à être formulées à un niveau de généralité qui ne peut qu’abstraire par rapport à certaines de ces particularités. Les possibilités d’erreur, d’insuffisante compréhension des mécanismes précis qui font qu’une action sur le plan des déterminants sociaux est susceptible de donner lieu aux résultats escomptés dans certains cas, mais pas dans d’autres, font en sorte que les résultats de la recherche sur les déterminants sociaux ne peuvent être exprimés qu’en termes probabilistes. Il n’est pas insensé que le décideur public chargé de faire des investissements rentables par rapport à un bien aussi important que celui de la santé puisse être tenté par des stratégies davantage biomédicales, aux chaines causales moins complexes.

8L’approche des déterminants sociaux soulève également de nombreux questionnements proprement éthiques. En cherchant à découvrir les causes profondes de la vulnérabilité de certains groupes à des problèmes de santé auxquels d’autres groupes seraient moins vulnérables, causes qui se situent sur le plan de leur environnement social, il y a une tendance naturelle pour cette approche à passer à côté, ou à tout le moins à ne pas accorder une importance suffisante à l’agentivité des agents dont on cherche à améliorer la santé. Réintégrer cette agentivité, cela veut dire plusieurs choses. Premièrement, cela veut dire éviter de leur imposer une conception de la santé qui peut ne pas leur convenir, et par laquelle le chercheur ou l’intervenant risquerait de réinscrire de manière insidieuse des hiérarchies morales et épistémiques. Cela veut dire également de reconnaître le droit des sujets concernés par la recherche de dire « non » aux initiatives et aux démarches qui sont conçues pour leur bien. Ce droit, devenu banal dans le domaine de l’éthique clinique, doit également être intégré à l’éthique des approches plus populationnelles à la santé.

9Mais cela veut également dire que des politiques basées sur les déterminants sociaux qui opteraient – pour se doter d’une conception opérationnelle de la santé – d’indicateurs qui court-circuiteraient l’agentivité des sujets des interventions de santé populationnelle seraient à rejeter. L’un des thèmes transversaux les plus forts des textes présentés dans ce numéro est l’importance de recourir à un cadre comme celui des « capabilités », élaboré par Amartya Sen et par Martha Nussbaum afin de compléter celui des déterminants, et ainsi éviter certains de ses angles morts. Le but des interventions et des politiques publiques en santé publique doit toujours être, au moins en partie, d’augmenter la mesure dans laquelle les agents peuvent véritablement choisir parmi une gamme suffisante d’options.

10La recherche sur les déterminants sociaux donne lieu à une forme particulière de pratique, celle de la « recherche/intervention ». Dans la mesure où elle est basée sur l’hypothèse que la santé des individus et des groupes dépend de leur environnement social, cette approche implique presque automatiquement une approche participative dans laquelle les chercheurs et les membres de communautés vulnérables ou fragilisées co-produisent des projets de recherche mais également de transformation de facettes de cet environnement. La relation participative implique de repenser l’éthique de la recherche/intervention à nouveaux frais, sans calquer simplement des approches à l’éthique de la recherche développées dans des contextes différents, comme celui de l’éthique clinique ou de l’éthique de la santé publique. Des espaces de réflexion et de délibération sur les enjeux propres à l’éthique de la recherche/intervention doivent être conçus et maintenus pour que ce pan de l’éthique de la santé connaisse un essor aussi important que celui que nous avons observé dans ces deux autres domaines.

11Une section Zone libre s’ajoute à ce dossier sur les déterminants sociaux de la santé. Trois textes y sont publiés. Le premier, de Candice Delmas, analyse l’acte de dénonciation d’Edward Snowden en interrogeant sa nature particulière et ses possibles justifications : s’agit-il d’un acte de désobéissance civile ? Pas selon l’auteure, qui y voit plutôt un « vigilantisme politique » contestant une certaine forme d’utilisation du pouvoir et pouvant bénéficier, à ce titre, d’une justification différente de la désobéissance civile. Le second texte, rédigé par Olivier Clément-Sainte-Marie et Bernard Gagnon, s’intéresse au droit de vote des personnes ayant une déficience intellectuelle et à la légitimité des tests d’aptitude visant à déterminer la capacité à voter. Si les auteurs appuient le principe d’un droit de vote inconditionnel, ils reconnaissent toutefois qu’il existe, d’un point de vue pratique, des limitations légitimes à son exercice. Le troisième et dernier texte de Zone libre, sous la plume de Ian Segers, propose pour sa part une réflexion sur la construction des valeurs et des finalités du changement socioécologique, tel qu’elle peut être mise en œuvre dans des organisations. L’article propose ainsi un regard réflexif, ancré dans la pratique, mettant en relation les dynamiques éthiques, le dialogue et les processus participatifs, ce que l’auteur appelle « le triangle du dialogue ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christine Loignon et Daniel Weinstock, « Présentation »Éthique publique [En ligne], vol. 20, n° 2 | 2018, mis en ligne le 17 avril 2019, consulté le 14 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/4134 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.4134

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Auteurs

Christine Loignon

Christine Loignon est professeure à la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke depuis 2010. Elle est chercheure régulière au Centre de recherche Charles-LeMoyne-Saguenay sur les innovations en santé et chercheure associée à l’Institut national de santé publique du Québec. Christine Loignon est responsable du regroupement stratégique Inégalités sociales de santé et équité au Réseau de recherche en santé des populations du Québec. Elle possède une formation multidisciplinaire en sciences sociales (sciences politiques et sociologie) et détient un Ph. D. en santé publique. Sociologue de la santé œuvrant en recherche appliquée au système de santé, elle mène plusieurs projets de recherche participative avec les populations marginalisées et les professionnels de la santé.

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Daniel Weinstock

Daniel Weinstock est titulaire de la Chaire James McGill à la Faculté de droit de l’Université McGill. Il y a également été le directeur de l’Institut des politiques sociales et de santé (2013-2018). Daniel Weinstock est responsable du regroupement stratégique Éthique au Réseau de recherche en santé des populations du Québec. Il a enseigné la philosophie à l’Université de Montréal de 1992 à 201, et a aussi été le directeur fondateur du Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal. Daniel Weinstock a occupé des postes de professeur invité, entre autres, à l’Université Princeton, à l’Université Pompeu Fabra (Barcelone) à l’Université Lyon-III et à l’Université Stanford. Ses écrits portent sur une multitude de sujets en éthique et en philosophie politique.

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