1Depuis l’apparition de l’État moderne, mais davantage depuis son adoption de l’idée de la « distribution des pouvoirs » au sein de l’entité étatique, la question de la dotation en personnel des organes qui incarnent la fonction de « juger », c’est-à-dire celle de dire le droit et d’appliquer la justice, refait périodiquement surface dans les débats publics.
2En régime démocratique, mais aussi sous d’autres incités à appliquer ses modes de fonctionnement, le précepte de la séparation des pouvoirs et les principes de l’État de droit sont reconnus comme les clés d’une administration de la justice présentant les garanties indispensables d’indépendance, d’impartialité et de transparence. Entretenues simultanément, ces valeurs consacrent aussi bien la légitimité de la fonction judiciaire que sa raison d’être à tous les paliers où elle est exercée.
3Mais en regardant de plus près les étapes du processus judiciaire et de son administration, force est de constater que divers facteurs institutionnels et personnels peuvent renforcer ou entraver la satisfaction de ces exigences. Comme pour les autres institutions de la gouverne publique, les éléments premiers qui retiennent l’attention sont les modes de sélection et de nomination de ses officiers, à la fois tutélaires et acteurs premiers, les juges. Or comme l’évoque justement Peter McCormick dans un rapport récent axé sur « les pratiques canadiennes de sélection des juges de première instance » (2010),on dénote dans le monde contemporain une grande diversité de systèmes pour la dotation en personnel de ces charges.
4Si l’analyse systémique appliquée à l’État permet de délimiter les attributions singulières du pouvoir judiciaire, l’analyse comparée des diverses méthodes utilisées pour l’octroi du statut de magistrat met pour sa part en lumière les particularités de ces procédures : autant leurs ambitions affirmées que les écueils intrinsèques dont elles sont porteuses.
5L’analyse comparée qui se focalise sur les différentes méthodes utilisées sous l’égide d’un même régime politique – le régime parlementaire de type britannique en ce qui nous concerne–non seulement assure l’estimation du degré d’acuité des moyens utilisés dans chacun des États, mais surtout permet de déterminer les composantes d’un mode de fonctionnement susceptibles de constituer un « idéal type » de référence apte à garantir de façon optimale l’indépendance et la légitimité recherchées pour l’exercice du pouvoir juridique dans un tel cadre.
6Avant de traiter précisément l’aspect méthodologique relatif à une quelconque nomination dans le secteur public, il est de bonne pratique de définir correctement la mission de l’entité visée, c’est-à-dire établir avec clarté ce pour quoi elle existe. L’exercice permet de comprendre les particularités du cadre organisationnel et procédural qui caractérisent l’institution et il favorise une lecture cohérente non seulement des devoirs, mais également des compétences professionnelles et éthiques que doivent avoir les titulaires pour la conduite des activités et l’atteinte des résultats.
7L’analyse systémique du fonctionnement de l’entité étatique permet d’établir que la finalité primordiale des organes qui incarnent la fonction judiciaire ou juridictionnelle est foncièrement celle de l’exécution dans le cadre des processus fondamentaux de la gouverne centrale de l’État.
- 1 « L’organisation administrative procédant d’en haut par voie de commandement hiérarchique jusqu’au (...)
8En effet, « à l’instar de l’administration, bien que structurée et agissant par un mode de fonctionnement diamétralement opposé1 » (Bergeron, 1969), la fonction judiciaire a pour mission première d’agir selon les prescriptions légales adoptées par les organes qui incarnent la fonction législative et la fonction gouvernementale. Ceux-ci, forts d’une légitimité populaire souveraine, « décrètent » principes et normes impératifs dans les limites de leurs attributions respectives.
- 2 . Les quatre principaux systèmes juridiques dans les États du monde sont :
- le système du droit rom (...)
9La substance de la fonction juridique consiste donc à appuyer les principes, les normes et les règles adoptés, en dehors et sans elle, par le Parlement ou le gouvernement et à porter un jugement de constatation sur leur respect, et ce, selon les méthodes d’un « système juridique »2 dont la logique est imposée par la facture de la législation adoptée par les pouvoirs premiers de la gouverne collective.
10Par contre, le monopole de dire le droit reconnu au pouvoir juridique tempère la portée de ce lien de dépendance, mais sans jamais cependant l’éliminer complètement. Le système démocratique, puisque c’est celui qui nous intéresse, ne peut en effet tolérer la confusion entre doctrine principale et rôle supplétif dûment dévolu ou occasionnellement exercé pour cause de carences provisoires de l’acteur responsable. Pas plus l’abus de « gouvernement par les juges » que l’envahissement des rouages décisionnels par la « technocratie administrative » ne sont compatibles avec les convictions fondamentales entretenues par les citoyens de la suprématie des institutions collectives mandatées pour diriger et prescrire en leur nom. Aussi, selon les règles du régime politique, tous les élus titulaires provisoires d’une charge au sein de tels organes sont tenus de leur rendre des comptes sur leurs actions et omissions durant l’exercice de leur mandat, dont la fin est déterminée, contrairement à celle du mandat des magistrats.
11Néanmoins, dans la mesure où l’État de droit commande que les décisions d’orientation et les mesures prises par le Parlement et le gouvernement soient légales, respectant notamment la hiérarchie des lois proclamées, la magistrature doit s’avérer apte à contrôler avec une même rigueur aussi bien la conformité des initiatives et des produits générés par ces puissances que la légalité des agissements des citoyens, notamment dans les rapports entretenus entre eux et avec l’État. Le pouvoir juridique exerce donc à sa manière un contrôle tant sur les autorités de la gouverne de l’État que sur les citoyens de la collectivité et leurs activités.
- 3 Dans un cadre fédéral comme celui qui prévaut au Canada, les structures judiciaires se dédoublent (...)
12Pour assumer ces responsabilités, les instances juridiques sont organisées selon le principe de hiérarchisation, jusqu’au sommet d’une cour de « dernière instance »3 souvent qualifiée de « suprême ».
13Dans ce cadre, la magistrature ne peut se mettre en action que par suite d’un litige, d’un différend ou d’une requête portée devant une de ses instances. Plus rarement, cela peut prendre la forme d’une demande de déclaration officielle du droit (jugement déclaratoire ou avis officiel demandé par la branche législative ou exécutive, voire un titulaire du statut de citoyen) préalablement à l’adoption ou à la mise en œuvre d’une mesure. Dans ce cas, l’instance juridique habilitée est obligée de traiter en priorité la requête que lui adresse l’organe public.
14Le pouvoir juridique procède donc au cas par cas selon une procédure stricte, elle-même sujette à des recours en révision pour non-observance. Dépourvu d’un droit autonome de saisine, le titulaire d’une fonction judiciaire ou juridictionnelle opère naturellement de façon inductive, strictement à partir des faits décortiqués devant lui, afin de déterminer s’il y a eu violation ou pas des normes ou standards légalement édictés. Pour les matières, plus fréquentes en certains systèmes de droit commun, où le législateur a préféré promulguer des principes ou résultats escomptés plutôt que de décréter des normes détaillées pour encadrer les conduites, le juge doit en déterminer les effets sur les réalités qui lui sont présentées et arrêter par la suite un jugement de conformité, se référant éventuellement à une jurisprudence pertinente.
- 4 On devinera qu’en amont des prestations publiques qui revêtent un caractère officiel, les prestati (...)
15Néanmoins, dans tous les cas de figure, l’acte de constatation attendu du tribunal en exercice doit être officiellement rendu, et ce, avec diligence comme le rappelle avec à-propos l’argumentaire de Paul-André Comeau. L’articulation de tout jugement « arrêté » étant réputée se suffire à elle-même4, on doit y trouver solution ou réparation en matière de justice et, le cas échéant, en matière d’équité distributive selon les lois qui s’appliquent.
16Le tribunal saisi d’une plainte soumise par une présumée victime ou d’une accusation formulée par la puissance publique, voire d’une demande de balises pour encadrer une action future, l’instruction, l’évaluation des faits et l’énoncé du jugement doivent donc se dérouler selon les règles d’une procédure connue, notamment celles qui exigent le respect d’un décorum strict prévu pour faciliter l’égalité et la déférence de conduite et de propos des acteurs, et garantir ainsi aussi bien le respect de la justice que celui des droits et obligations des parties en présence.
17Somme toute, en tant que partie intégrante de la gouverne étatique, la fonction juridique vise donc la vérification et la juste correction des comportements en vue de la normalisation des rapports entre toutes les composantes de la société (individus, groupes, entreprises, appareils publics et pouvoirs publics) dans une perspective de stabilisation.
18Poursuivant une telle finalité, l’activité de la magistrature doit pouvoir s’exercer sans contrainte ou pression indue, ni bien sûr, en démocratie, apparence de telles entraves. Par conséquent, cette fonction justifie « une totale autonomie opérationnelle par l’entretien d’une nette distanciation à l’égard des forces des autres fonctions de gouverne centrale que sont les fonctions législative, gouvernementale et administrative » (Bergeron, 1990), ainsi qu’à l’égard des forces qui s’affrontent au sein de la société.
19Toutefois, aussi isolée soit-elle à cause d’une concentration sur sa spécialité juridique et de son privilège proclamé de forte autonomie dans la réalisation de ses tâches, la dynamique judiciaire ou juridictionnelle évolue dans un environnement qui exige constamment une vérification de distance, particulièrement avec les trois autres fonctions de l’État. Espacement prévu aux principes du régime politique et soutenu par l’exercice d’un devoir de réserve réciproque, cette distance voulue de part et d’autre doit aussi bien se vérifier tout au long des processus judiciaires qu’aux étapes de l’attribution de leurs moyens d’action.
- 5 Au premier titre les juges bien sûr, mais aussi les titulaires de la fonction de procureur si le f (...)
20Dans un tel contexte, on devine que les procédés suivis pour le choix, l’affectation le déroulement de la carrière et la rétribution des personnes qui composent l’effectif de la magistrature constituent l’appareillage le plus déterminant pour l’entretien dans la durée des conditions d’indépendance, d’impartialité et de transparence requises par le pouvoir juridique5.
21L’analyse comparée, s’appuyant sur des constats d’examens simplement comparatifs, produit des observations qui peuvent servir à améliorer des procédés visant des résultats de même nature. Cette démarche fournit en effet des éléments pour « interpréter les différences et les ressemblances […] des processus observés par la possibilité de leur explication en fonction des paramètres déterminants de la réalité institutionnelle qui les encadrent » (Bevir et Rod, 2003 ; traduction de l’auteur).
- 6 Principales catégories de régime politique distinguées par la science politique : le régime parlem (...)
22Au sujet de la nomination et de la sélection des juges, on sait qu’en deçà des ambitions du système politique, les rouages caractéristiques du régime politique constituent le cadre institutionnel pour réfléchir utilement aux pratiques utilisées. Or les prescriptions des divers types de régimes politiques6–objets et fonctions des pouvoirs au sein de l’État et, surtout, modes et finalités des apports et contrôles fournis entre eux–se révèlent souvent sensiblement différentes même si elles affirment soutenir les mêmes valeurs et poursuivre les mêmes ambitions.
23Aussi, les leçons qui peuvent être tirées de l’analyse comparée sont plus utiles et pertinentes si le cadre comparatif sait se limiter à des régimes proches sur les plans de la filiation conceptuelle et des arrangements institutionnels. Ces facteurs font que les acteurs agissant au sein des rouages de tels régimes partagent naturellement des soucis semblables par rapport à des contraintes qui s’avèrent, malgré le temps ou l’espace, de même nature ou portée.
24Comme l’évoquent plusieurs participants dans les pages du débat organisé sur la nomination des juges, un certain nombre de facteurs convergents doivent être réunis pour assurer l’indépendance de la fonction judiciaire.
25Les régimes politiques qui se sont appliqués dans la durée à satisfaire les prescriptions de l’éthique démocratique en matière de justice se sont employés à se doter progressivement d’une instrumentation semblable à l’échelle institutionnelle (macro et intermédiaire) pour garantir l’indépendance de la fonction juridique et de ceux qui en ont la charge.
26D’abord, il a été considéré comme capital que l’indépendance du pouvoir judiciaire soit affirmée par une loi qui occupe le rang le plus élevé possible dans la hiérarchie des normes. Dans des États qui, comme plusieurs de ceux qui pratiquent le régime parlementaire de type britannique, ne se sont pas pourvus d’une constitution écrite, l’entretien de cette vision est alors le principe fondamental de la règle défendue par la tradition ou la coutume dite constitutionnelle et reconnue de ce fait comme une référence inattaquable et intransgressible.
27Cela dit, quand bien même cette conception est énoncée dans la Constitution, on constate que tous les régimes ont considéré comme nécessaire qu’il lui soit donné effet par un acte législatif impératif complété par une régulation conséquente afin de s’assurer de mettre concrètement l’ensemble de la législation et de son administration en conformité avec le principe d’indépendance solennellement proclamé.
28Les organisations internationales spécialisées qui se tiennent à l’affût des meilleures pratiques expriment d’ailleurs fréquemment leurs inquiétudes devant des dispositions constitutionnelles et législatives qui compromettent l’impartialité et l’indépendance du pouvoir judiciaire, par exemple, lorsqu’un organe judiciaire est de facto responsable devant la législature. On s’inquiète également du fait qu’un pouvoir judiciaire a pour pratique de demander l’avis d’une commission permanente du Parlement ou d’une instance du pouvoir exécutif pour interpréter les lois au fur et à mesure où les affaires se présentent, pratique qui fait que cette entité à connotation politique est habilitée à établir des critères ayant un caractère obligatoire inapproprié pour l’exercice d’une fonction judiciaire indépendante. De même, on constate que se manifestent diverses inquiétudes lorsque sont entretenus d’incessants débats visant le caractère discrétionnaire des processus de sélection et de nomination des magistrats.
29Face à de tels constats, les citoyens informés, tous potentiellement justiciables, entretiennent naturellement des malaises ou des suspicions lorsqu’est constatée une lenteur injustifiée à mettre en application sur le territoire les solutions qui ont fait preuve d’efficacité dans un régime politique dont les principes fondateurs sont les mêmes.
30L’indépendance de la fonction judiciaire est nécessairement tributaire des moyens financiers dont ses organes disposent pour remplir les responsabilités inaliénables que leur confèrent les principes de l’État de droit. Pour garantir sur ce plan un fonctionnement adéquat de la magistrature, l’analyse comparée sur les bonnes pratiques prend en compte deux aspects : les mécanismes d’attribution des moyens financiers aux tribunaux par le gouvernement et le Parlement ainsi que le cadre réglementaire fixé pour l’administration de ces ressources attribuées à la justice.
31Les pratiques les plus exemplaires à l’égard de cette attribution par le Parlement se révèlent être l’association effective des autorités du pouvoir judiciaire à l’établissement de son budget, voire la reconnaissance du droit de celles-ci de prendre part aux délibérations de la législature sur le budget dévolu à l’administration de la justice.
- 7 Il n’en demeure pas moins que le pouvoir judiciaire ou l’organe indépendant doivent, comme toutes (...)
32La deuxième question soulève la thématique cruciale de l’autonomie de gestion et d’administration du budget de la justice. Généralement, cette tâche est confiée au pouvoir judiciaire ou à une autorité indépendante responsable des affaires judiciaires7. Dans d’autres régimes, elle relève d’une instance gouvernementale (statut de ministère), comme cela est la coutume en régime parlementaire de type britannique.
- 8 Pour parer à tout risque de manipulation, les dispositifs exemplaires reposent sur des critères ob (...)
33La distribution des affaires aux juges dans la juridiction à laquelle ils appartiennent est une question qui doit relever strictement de l’administration judiciaire. Cela signifie que le mécanisme interne d’affectation doit être sous l’autorité du magistrat qui préside le tribunal (titre de juge en chef dans notre système) et que celui-ci ne doit tolérer ni ingérence de l’extérieur ni ingérence interne dans l’application des dispositifs8 de répartition des dossiers.
34Cette responsabilité conduit d’ailleurs à porter une attention particulière aux procédures applicables à la sélection et à la nomination des magistrats appelés à présider le fonctionnement des tribunaux. Réduisant les risques que la hiérarchie judiciaire interne porte atteinte à l’indépendance des juges, les systèmes d’attribution de ces fonctions au moyen d’une élection par les juges de la juridiction se montrent, et de loin, les plus favorables. Doublée de la reconnaissance d’un droit d’association des magistrats pour la défense de leur indépendance et d’un droit à l’obtention d’enquêtes rapides, approfondies, indépendantes et impartiales sur les allégations d’ingérence, suivies le cas échéant par une poursuite qui débouche sur une sanction publique des responsables, l’effectivité de ces dispositifs constitue les conditions les plus porteuses.
35Comme nous l’avons déjà mentionné, il y a un bon nombre de « systèmes juridiques » dans le monde. La maîtrise des préceptes du système retenu par l’État est un facteur déterminant lorsque vient le temps d’établir la compétence et les aptitudes (connaissance, savoir-faire et savoir-être) d’une personne candidate à la magistrature.
36À titre d’illustration, mentionnons que la méthode orthodoxe du jugement attendu du magistrat en common law face à un litige prévoit que la démarche intellectuelle commence par l’établissement des questions de droit auxquelles il a à répondre à partir des faits qui lui sont soumis. Par la suite, il doit décortiquer ces faits en faisant référence à d’autres décisions antérieures pour étayer ses arguments avant de dégager le principe concernant le litige à résoudre. Il faut dire que les juges de la common law sont liés par les jurisprudences des autres cours ou instances qu’ils doivent savoir cibler. Les habiletés et la méthode de raisonnement à démontrer sont donc non seulement analogiques, mais également fortement inductives.
37En droit civiliste, les connaissances, l’approche et le savoir-faire requis sont différents. La tâche du juge civiliste consiste en effet à interpréter et à appliquer la loi comme cela est généralement stipulé dans un « code ». Le raisonnement suivi dans le jugement se montre alors principalement de nature analogique à l’égard des faits établis. Il est basé sur les grands principes écrits et codifiés par le législateur que le juge doit savoir reconnaître et appliquer avec rigueur. Les magistrats n’étant en principe alors liés que par les « arrêts » des cours d’appel.
38Face à de telles différences, on comprend que les modes de sélection les plus performants pour établir le mérite de candidats à la magistrature, c’est-à-dire la compétence et les aptitudes personnelles et professionnelles, puissent mettre l’accent sur des dimensions distinctes et justifier ainsi le recours à des procédés d’évaluation différents.
- 9 Force est de constater que dans le cadre de ses travaux récents, la Commission d’enquête sur le pr (...)
39Notons finalement que pour réfléchir précisément à la question de la dotation en personnel dans la magistrature par l’État québécois, et des postes de ceux qui sont nommés par l’ordre fédéral canadien et qui composent divers tribunaux habilités à intervenir en appel des jugements provinciaux, il s’avère primordial de prendre acte que ces juges évoluent sous un système mixte, celui dit du « droit civiliste et du common law »9.
- 10 Notamment :
– l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ;
– l’art (...)
40Si l’on veut se conformer à ces orientations ou prescriptions, confirmées par toutes les déclarations contemporaines portant sur les principes fondamentaux de justice10, il est essentiel de reconnaître que la procédure suivie pour la dotation en personnel pour ces charges est propre à renforcer sensiblement l’indépendance et l’autonomie de la magistrature–comme en conviennent aisément tous les participants qui ont bien voulu contribuer au débat.
41Aussi, on convient généralement que la sélection et la nomination des magistrats doivent d’abord viser des critères d’intégrité personnelle et de compétence compte tenu de la nature particulière et de la suprématie de la charge. Reste que l’histoire des sociétés et l’économie du régime politique dont elles se sont dotées influent sur les conditions d’attribution de ces responsabilités.
42Pour apprécier correctement les capacités des divers modes d’attribution utilisés, il est opportun de distinguer le concept de nomination et de celui de sélection des juges. La distinction permet de mieux décortiquer les enjeux et contraintes, notamment dans le régime parlementaire où prévaut habituellement une séparation moins nette des pouvoirs et des responsabilités qu’en régime présidentiel par exemple.
43De fait, on relève aujourd’hui une variété de méthodes et d’acteurs qui obligent à distinguer ces deux notions tout en sachant unifier leurs résultats. Par exemple, l’organe qui procède à la nomination appartient parfois à une branche du pouvoir politique (une autorité politique) tandis que celui qui a proposé après évaluation sélective la ou les candidatures à la titularisation appartient à une autre branche du régime politique.
44En matière d’acte officiel de nomination, trois procédures types sont les plus courantes :
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la nomination au moyen de l’élection (directement par le peuple ou un collège le représentant) ;
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la nomination décrétée par une instance étatique (branche législative ou exécutive) ;
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la nomination par les pairs (organes constitués exclusivement de magistrats).
45À l’évidence, cette diversité antinomique incite à pousser plus loin l’examen. Il convient en effet de regarder avec attention les mécanismes et les critères de la sélection pratiquée en amont de l’acte officiel de nomination à ces charges. Encore là, on retrouve une panoplie de dispositifs et de méthodes d’examen des candidatures préalablement à la soumission d’un ou de noms de candidats jugés aptes pour justifier l’enclenchement du processus décisionnel conduisant à l’acte de nomination.
46Les plus utilisés dans les sociétés de droit sont :
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la sélection administrative par simple vérification de conformité à des critères généraux d’éligibilité ;
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la sélection au mérite par une instance spécialisée selon des critères de type purement « académique » ;
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la sélection à caractère sociopolitique pratiquée par un collège électoral socialement ou politiquement significatif selon des critères de représentativité populaire dominants ;
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la sélection par les pairs (magistrats en poste ou avocats) selon des critères prioritairement liés à l’expérience et à la renommée professionnelle ;
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la sélection par une structure spécialisée (proprement nommée « conseil judiciaire ») avec représentation plurale qui prend en compte un faisceau de critères, imposés ou fruits de délibérations autonomes ;
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la sélection pratiquée directement par l’autorité politique (législative ou exécutive) responsable également de la nomination, agissant selon des critères naturellement variés et changeants.
47On devinera que l’analyse comparée des avantages et des inconvénients de ces pratiques par rapport aux critères d’intégrité et de compétence, valorisés pour affermir et entretenir la confiance de la population en la magistrature, affiche des résultats qualitatifs inégaux.
48Réussir à attirer, à choisir et à titulariser la bonne personne pour occuper un poste névralgique au cours d’une période à fin déterminée est un défi de taille dans tous les domaines d’activité. Dans le cas d’une dotation pour une charge publique qui évolue selon un régime de carrière garantissant l’inamovibilité pour raison d’immunité justifiée, les choses se complexifient encore davantage. Face à cette réalité, l’analyse comparée des pratiques pour la dotation en personnel des postes de juge s’avère utile si elle débouche sur une définition des processus et des procédures qui se montrent les plus efficaces en régime politique comparable.
49La notion de sélection doit alors être prise dans le sens strict d’organisation d’un processus de confrontation entre deux ensembles de variables : les exigences du poste (conditions des activités à réaliser par l’occupant de la charge découlant des situations d’exercice et de l’environnement évoqués plus haut) et les caractéristiques des compétences et aptitudes maîtrisées par les candidats. La première série de paramètres provient de la description des tâches, la seconde est obtenue en appliquant les techniques les plus aptes à révéler les acquis maîtrisés et les potentiels de savoir-faire et de savoir-être des personnes qui aspirent à la titularisation.
50Une sélection qui se borne à l’examen de la conformité des candidatures à des critères statiques d’éligibilité (diplôme, durée d’exercice d’un métier identique ou connexe, voire critère d’âge minimal comme appliqué dans certains pays) est par nature insuffisante. Il en va de même d’une sélection qui se limite à l’exploitation d’informations éparses fournies naturellement par les réseaux proches des autorités issues de la classe politique.
51Les lacunes constatées se ressemblent. D’une part, les résultats du premier procédé s’avèrent insuffisants pour révéler l’état des connaissances, le savoir-faire et le savoir-être requis, ce qui est attendu d’un réel exercice de sélection. Par conséquent, ce procédé confère une responsabilité de discrimination trop lourde à l’appareil de l’instance politique chargée de l’acte de nomination. Pour sa part, le second processus évoqué se montre en outre insupportable pour les controverses qu’il n’a cessé de soulever, associé qu’il est traditionnellement aux choix exercés sous critère unique du « bon plaisir du prince ». Aussi, ces procédures de sélection ont été ou sont en voie d’être écartées dans la presque totalité des États évoluant sous régime parlementaire de type britannique.
52Quant à la sélection par la confrontation des personnalités et des ambitions des candidats à la magistrature dans un cadre de campagne électorale, elle n’a jamais été vue pertinente par rapport aux valeurs et à la logique de ce régime politique. Procédure jugée trop incertaine et fugace sur le plan de la révélation des acquis de compétence pertinents, l’idée d’un mandat à fin déterminée et celle d’une reddition de comptes sur les actions et omissions des juges en quête d’un renouvellement de mandat, inhérentes à tout processus électoral, ont été considérées totalement incohérentes avec la vision de justicier compétent et indépendant défendue avec détermination tout au long de l’histoire de ce régime. Il en va de même de l’élection par la législature, transformée en collège électoral, comme on la pratique spontanément dans des sociétés qui, passant brutalement d’un système autoritaire à un système démocratique, mettent tous leurs espoirs d’égalité et de légalité en un régime parlementaire d’assemblée.
53Pour sa part, une étroite sélection au mérite ne portant que sur les connaissances intellectuelles, comme on la pratique en milieu universitaire, n’est généralement pas porteuse d’informations discriminantes sur le savoir-faire et le savoir-être attendus du magistrat en situation d’exercice professionnel. La démonstration de la maîtrise des concepts en jeu est nécessaire pour accéder à toute responsabilité de juridiction, mais elle est jugée insuffisante pour fonder, seule, une décision d’une telle envergure.
54Finalement, la sélection par les pairs a les désavantages attribués à tout système de cooptation. L’inconvénient majeur de cette solution ancienne, inconvénient qui apparaît assez rapidement, est le risque de « clonage » idéologique ou corporatif, voire géographique, au détriment de la diversité. Préoccupation étonnamment peu soulevée par les participants au débat. L’« esprit de corps » ainsi vivifié peut se transformer en « esprit de caste ». La constitution de facto de réseaux corporatistes parallèles et cloisonnés qui court-circuitent la hiérarchie dans la gestion des affaires des tribunaux représente également un vrai risque.
55Face à ces constats, les données recueillies sur les meilleures pratiques de sélection des candidats conduisent aujourd’hui à favoriser la création d’une autorité indépendante spécialement consacrée à cette sélection. Soumise à l’application d’un processus d’examen transparent des candidatures, elle doit recourir à des méthodes d’évaluation qui couvrent tous les aspects de la charge de magistrat.
56Selon les observations récentes parrainées par le Comité sur les droits de l’homme (entre autres), cet organe doit préférablement être institué par loi organique. Celle-ci doit explicitement l’obliger à agir de façon objective, équitable et indépendante. Le cadre légal doit notifier également que l’entité sera contrôlée en ce sens par audit des procédures suivies et dont le rapport sera rendu public.
57Aussi, la composition de cet organe et les procédures de sélection de ses membres revêtent une grande importance pour l’indépendance des instances judiciaires. Optant pour une composition variée, on doit préférablement y retrouver aussi bien des législateurs, des avocats que des universitaires et des personnes des divers horizons appelées à agir en qualité de titulaires du statut de citoyen motivés par l’entretien de la compétence et de l’indépendance de la magistrature. Dans certains contextes de tensions politiques ou sociales – notamment ethniques ou religieuses –, les observateurs avertis proposent que les magistrats y soient majoritaires pour éviter toute ingérence politique ou influence extérieure indue. La transparence des motifs de désignation de ces personnes qui devront agir à titre exclusivement es qualités doit être assurée ainsi que les conditions et la durée de leur mandat.
- 11 Le Comité des droits de l’homme de l’ONU et le Comité contre la torture insistent pour leur part s (...)
58On reconnaît qu’il importe par ailleurs que soit déterminée clairement l’ampleur des pouvoirs reconnus à cet organe dans la mesure où le degré d’indépendance des juges, à l’égard non seulement du pouvoir politique mais aussi de cet organe de sélection et des personnes qui le composent, en dépend. On a montré que les compétences attribuées à ce type d’organe peuvent aller de l’organisation de concours et d’entretiens de sélection en vue de nommer les personnes qui recueillent le plus grand nombre de points au pouvoir discrétionnaire de nommer directement les candidats les plus méritants en vertu des critères objectifs retenus11.
59D’autres procédures sont aussi mises en œuvre dans certains régimes politiques pour affermir la confiance de l’opinion publique en l’intégrité du ou des candidats que s’apprête à retenir le comité de sélection aux fins de nomination. Il peut s’agir d’auditions publiques, notamment dans un cadre parlementaire comme pour d’autres officiers de l’État, à l’occasion desquelles les citoyens, les organisations représentatives de la société civile ou d’autres parties intéressées ont la faculté d’exprimer leur inquiétude à l’égard de certains candidats ou au contraire de leur apporter leur soutien.
60Sur le plan de l’attribution de la responsabilité de l’acte de nomination des juges, force est de constater que l’histoire de tous les régimes politiques arrivés à maturité a suivi une voie semblable pour la dotation en personnel des principaux postes qui composent la magistrature : celle de confier cette charge aux autorités du pouvoir exécutif. Il n’est donc pas étonnant qu’on ait constaté au fil des ans les mêmes écueils et qu’on se soit appliqué à les neutraliser en recourant à des moyens semblables.
61En effet, au fur et à mesure que les organes du pouvoir législatif ont été amenés à distinguer la fonction de promulgation des normes de celle du contrôle de leur respect – rôle souvent conféré initialement à la deuxième assemblée du Parlement –, le pouvoir exécutif, qui en toute légitimité est celui qui gouverne, s’est approprié naturellement la responsabilité de nommer les magistrats, comme il en a toujours eu la responsabilité pour toutes les autres hautes fonctions non électives au sein de l’appareil de l’État.
62En régime parlementaire de type britannique, la tradition ou la Constitution a voulu que cette prérogative soit en effet celle du gouvernement. Comme pour toutes les décisions d’importance, celui-ci procède alors en conseil des ministres : instance décisionnelle restreinte que ce régime prévoit sous la présidence du premier ministre. Comme il est le seul habilité à fixer l’ordre du jour des travaux – délibérations dont ne connaît guère que les conclusions rendues publiques – et auxquels l’intervention conclusive du premier ministre met un terme, à la suite de discussions faisant office pour les participants de la décision prise, on ne peut que constater l’extrême opacité et le haut degré de centralisation dont est l’objet traditionnellement l’acte de nomination des juges.
63Or en régime parlementaire de type britannique, l’expérience a montré que cet « acte de gouvernement » ne pouvait dans la durée que « s’exercer de manière approximative » (Cartier, 2010). Un acte aussi important pour une société de droit que celui de la nomination à un poste de juge était appelé à sortir de l’ombre feutrée qui caractérise l’action des officines au sommet de l’État.
64En Angleterre, pays souvent qualifié de « fondateur » du parlementarisme, la prérogative de la saisie du conseil des ministres fut rapidement réservée au ministre responsable de la Justice (Lord Chancelord), à qui était attribuée la responsabilité de la nomination devant le Parlement. Toutefois, avec l’adoption progressive de mesures visant à renforcer l’expertise nécessaire à cet « acte de gouvernement », notamment par l’instauration d’un mécanisme de sélection officiel agissant en amont de la nomination selon des critères publics, on constate depuis une trentaine d’années la progression des « précisions » apportées au pouvoir discrétionnaire reconnu à la fonction gouvernementale dans le modèle de Westminster.
65Le modèle appliqué depuis 2006 en Angleterre et au pays de Galles (à la suite de l’adoption du Constitutional Reform Act) est aujourd’hui vu comme réunissant les éléments de procédure les plus aptes à constituer un « idéal type » approprié au régime parlementaire, comme le soutient avec fougue McCormick (2010) dans les pages réservées au débat sur ce sujet.
66Il est d’ailleurs en bonne compagnie puisque toutes les organisations internationales spécialisées qui se penchent sur les carences du régime parlementaire concernant les rouages de l’acte de nomination des magistrats recommandent l’adoption de mesures équivalentes. Lorsqu’un organe du pouvoir exécutif est celui qui nomme les juges à la suite d’une sélection réalisée par une entité autonome, il est considéré comme préférable aujourd’hui que la réglementation prévoit clairement que les recommandations de celle-ci ne puissent être rejetées que dans des cas exceptionnels et sur la base de critères bien établis rendus publics à l’avance.
67En outre, on considère que la régulation devrait comporter une procédure particulière par laquelle l’organe exécutif est tenu de motiver le rejet de recommandations de nomination qui émanent de l’organe sélection indépendant. Le public doit aussi avoir accès à ces motifs, clairement énoncés par écrit, par souci de transparence et d’entretien de la confiance des citoyens en la légitimité du processus.
68Comme dans les autres domaines de la gestion publique où les pratiques portées par la tradition finissent par moins répondre aux enjeux et aux défis du temps présent, ou à ceux de l’avenir prévisible dont on commence à cerner les contours, on observe que les pratiques de sélection et de nomination des magistrats héritées du passé résistent mal à l’épreuve du temps. Aussi, au fur et à mesure que se précisent de nouvelles exigences qualitatives, les pratiques jugées inappropriées ou devenues obsolètes, notamment à cause des effets pervers dont elles sont porteuses sur la confiance des citoyens dans les institutions, en viennent à faire l’objet d’une dénonciation à la lumière de critères modernes ou contemporains et doivent être remplacées.
69Comme on pourra le constater, du débat de nos spécialistes se dégage facilement un consensus sur les principes fondamentaux de justice qui commandent l’indépendance de la magistrature. À cette fin, ils conviennent qu’il est primordial que la sélection et la nomination des magistrats se déroulent selon des critères dominants d’intégrité et de compétence.
70Reste que le débat public sur les meilleures modalités à retenir pour progresser dans cette voie n’est pas clos, ici comme ailleurs. Évidemment, celui-ci est encore moins avancé là où il n’a pas encore débuté, comme le signalaient avec inquiétude divers analystes canadiens au cours des derniers mois !
71Une des façons d’y parvenir est certainement l’entretien d’une réflexion comparée rigoureuse sur des régimes fondés sur les mêmes croyances et convictions et qui ont rencontré de ce fait les mêmes embûches ou dysfonctionnements. Elle a l’avantage de favoriser la rupture avec l’idée de « fausse singularité » tout autant qu’avec la tentation aventureuse d’importer n’importe quel changement sous prétexte, par exemple, qu’un État voisin évoluant sous un autre régime politique semble s’en satisfaire.