Tout ce qui est permis n’est pas honnête.
Digeste, 50 (cité par Carbonnier, 2001)
- 1 Extrait du document de présentation du colloque « Faire des lois sur l’éthique », organisé par l’I (...)
Alors que le Québec s’est engagé par voie législative dans un certain nombre d’« encadrements légaux de l’éthique » des agents publics, il apparaît essentiel de susciter une réflexion ainsi que des échanges rigoureux sur la signification et sur les conséquences probables de telles interventions. Que signifie cette cohabitation de l’éthique et de la déontologie dans ces projets de loi ? Peut-on vraiment prétendre encadrer légalement l’éthique des agents publics ? Comment les juristes perçoivent-ils la régulation juridique en ce domaine ?1
1C’est en ces termes que le questionnement posé par les lois éthiques fut présenté et que fut formulé le souhait d’entendre le point de vue du droit sur la question des législations en matière d’éthique des agents publics.
2Cet article propose de comprendre puis de déplacer ce « point de vue du droit », entendu comme la réception par le droit appliqué et le regard doctrinal, vers les transformations conceptuelles du droit que ce phénomène sollicite.
- 2 Précisons que la question du lieu de détermination de la norme en théorie du droit est transversal (...)
- 3 Dans cet article, nous utilisons l’expression de « normativité éthique » afin de renvoyer aux vale (...)
3L’éthique et le droit, voilà deux univers normatifs aux discours et dispositifs qui, bien qu’apparentés, paraissent antinomiques lorsque appréhendés dans une perspective positiviste du droit, incarnée aux fins de ce texte par le droit étatique. Cette apparente opposition, révélée par l’expression même de « lois éthiques », peut être comprise lorsqu’on la situe dans le lieu où l’une et l’autre normativités sont déterminées, c’est-à-dire où leur sens se construit. De fait, le lieu de la détermination de la norme, de la construction de son sens, se trouve en droit étatique chez le législateur ou les juges, ou à la fois en l’un et l’autre lieu, selon la conception théorique retenue par le droit appliqué2. Toutefois, en aucun cas dans l’approche positiviste du droit, la détermination de la norme se construit par rapport à ses destinataires, dans le monde vécu, sans médiation et réception par le droit étatique et ses acteurs assignés. Or, la normativité éthique3 semble intrinsèquement devoir se construire dans ce monde vécu. Comme le précise André Lacroix, « […] les questions éthiques ne peuvent être réglées par la seule obligation vécue comme respect de la norme mais par le dialogue comme l’exige toute vie démocratique » (2002-2003 : 217).
4Ainsi, lorsque la loi marie des normes juridiques et des normes éthiques, ou l’éthique se dilue, absorbée par la déontologie, ou son sens est éludé par les règles d’interprétation, comme nous le verrons. Or, l’intégration de normes éthiques dans les lois pourrait générer une transformation du droit du seul fait de l’instrumentalisation de la norme juridique en règle éthique, en valeur. Cet article survole cette dernière piste d’une réflexion sur les transformations du droit, issues de la nature même de ces lois, dont le droit a mission de rendre compte.
5Pour ce faire, en première partie, l’économie ne peut être faite d’un survol de l’apparente antinomie entre l’éthique et le droit, du « point de vue du droit », laquelle recèle un certain nombre de présupposés inhérents au concept de droit et pave la voie à la compréhension de la problématique du mariage de l’éthique et du droit, consommé par les lois éthiques. Il s’agit là d’offrir une piste de compréhension du point de vue du droit appliqué, en acte. Nous verrons que le problème n’est pas uniquement celui qui paraît, à première vue, soit celui de la qualification de ces normes éthiques en droit « souple ». L’obstacle est d’abord celui du lieu de leur détermination lorsque ces normes éthiques sont véhiculées par le droit.
6Puis, en seconde partie, cette problématique sera orientée vers la norme juridique, notamment par l’illustration d’un passage de la sanction à la promotion, lequel schématise cette tension entre le droit et l’éthique et synthétise le défi posé au droit. L’idée de sanction, accolée à une vision traditionnelle de la normativité du droit, cède de plus en plus la place à des normativités plus promotionnelles, associées à une transformation de la gouvernance par le droit (Chevallier, 2008 ; Bobbio, 1998 : 165 sqq.). À ce titre, les lois éthiques semblent pouvoir être comprises par rapport à leur appartenance à ce mouvement que d’aucuns nomment la procéduralisation du droit (Terré, 2007 ; Thibierge, 2009), apparenté à une conception postmoderne du droit. Des pistes doivent être défrichées pour amorcer une réflexion sur les insuffisances du droit, du point de vue de sa théorie normative, à permettre l’effectuation de l’éthique, comme valeur et culture incarnées dans le monde vécu (Lalonde, 2009 ; Lacroix, Lalonde et Legault, 2002-2003). Car, ce qui distingue les normes éthiques de certaines autres normes à contenu variable (Perelman, 1984) réside dans leur nécessaire détermination dans le monde vécu. Ainsi est dévoilée la source du problème posé au droit par l’intégration de normes éthiques. Cette posture présuppose certes une vision de l’éthique comme un ensemble de valeurs devant guider les comportements dans le monde vécu. En ce sens, l’éthique n’est pas une réponse, mais elle est soit l’arbitre (Canto-Sperber, 2004 : 475), soit, plus encore, le médiateur de dilemmes moraux vécus en contexte d’action.
7Cet article explore donc l’impératif d’une transformation du droit et, conséquemment, d’une rupture dans sa vision traditionnelle, corrélative de la transformation de son usage, incarnée notamment par l’intégration de normes éthiques et, plus largement, par une instrumentalisation du droit dans une perspective de gouvernance.
8Le droit méconnaît-il l’éthique ou l’éthique est-elle un non-sens pour le droit ? Les juristes reconnaissent l’éthique, notamment par la distinction qu’ils font entre le manquement éthique, le manquement déontologique et le manquement légal. Le premier semble appartenir à l’ordre moral appliqué et les autres, à l’ordre juridique. Ces deux ordres normatifs peuvent alors porter un jugement différent sur des actions ou des comportements, le manquement éthique ne l’emportant pas nécessairement sur le manquement déontologique ou légal. Comme le rappelle Carbonnier, « le licite n’est pas toujours moral » (2000 : 94).
- 4 Le projet de Loi 48 (L.Q. 2010, chapitre 10), adopté le 3 décembre 2010 et sanctionné le 8 décembr (...)
9De fait, l’actualité récente a multiplié les cas où une mesure d’écart a pu être relevée entre les attentes éthiques et l’ordre juridique. Des circonstances peuvent être répertoriées dans lesquelles la légalité de comportements est avérée alors que, dans l’opinion publique ou les médias, le constat d’un manquement éthique semble faire consensus. Ces phénomènes ne semblent d’ailleurs pas étrangers au mouvement de l’intégration de normes éthiques dans les lois, encore plus dans une société pluraliste où le socle des valeurs communes s’est effrité. Cette occurrence, qui implique de plus grandes attentes en regard du droit et culmine, du moins notamment, en une juridicisation du social, a largement été commentée par la littérature des dernières années (Genard, 2000 : 5 ; Noreau, 1993). Lacroix rappelle fort justement que « vidé de tout contenu éthique afin d’éviter quelque biais moral qui aurait pour conséquence de privilégier certaines valeurs au détriment de d’autres, le droit est maintenant sollicité à des fins qui l’obligent à réintroduire l’éthique dans son discours » (2002-2003 : 203). Il semble bien que, dans ce contexte, les « attentes éthiques » des citoyens en regard notamment des administrateurs publics, et a fortiori des élus, concernent fort probablement un renforcement espéré par le véhicule du droit, ce qui crée des attentes juridiques traduisant alors des exigences éthiques envers l’administration publique et ses agents. Comme le souligne Rocher, dans une société marquée par le pluralisme moral, « on fait appel au droit comme substitut à la morale pour se prononcer sur des questions de conscience » (1996 : 8). Ce renforcement souhaité dans l’ordre du droit est certes synonyme d’un droit renforcé, au sens juridique, mais peut-être pas dans le sens où la nature de l’éthique le commanderait. Son raffermissement ne se situe pas nécessairement dans le monde vécu, mais dans l’amplitude interprétative qu’impliquent ces normes, que ce soit par les juges ou des acteurs publics4.
10Pour les juristes, la distinction entre l’éthique et le droit est limpide tant que la loi demeure silencieuse ; autrement, l’éthique est du droit. « Le droit est, au mieux, indifférent à cette portion de morale qu’il n’a pas juridicisée » (Carbonnier, 2000 : 100). Ainsi, du « point de vue du droit », seule l’éthique incarnée dans la loi existe et elle est alors déontologique. Elle emprunte habituellement la voie de l’obligation, qui, en droit, encadre traditionnellement l’action. Comme le rappelle fort justement Ost, « [s]eule la stricte conformité de la réalité à l’objet de la norme est donc exigée, sans qu’elle implique de la part de l’individu une adhésion ou une approbation. […] on peut considérer que l’intention exigée ne réside jamais dans l’adhésion intime du sujet à la norme » (1984 : 454).
11Or, l’adhésion à des valeurs est une exigence de l’obligation morale, exigence intime du sujet, « dimension étrangère à l’obligation juridique elle-même » (Ost, 1984 : 455). En cela, la déontologie parle le langage du droit et elle se présente comme une traduction par l’ordre juridique de l’éthique. Comme le souligne à juste titre ce rapport issu de Justice Québec,
[a]lors que la déontologie implique la description plus particulière de normes de comportement exprimant des devoirs et des obligations ainsi que la mise en place de mécanismes de gestion ou de sanction de conduites problématiques et constitue comme telle des règles de droit, l’éthique réfère plutôt à l’identification et à l’expression de valeurs ou de principes devant sous-tendre l’action responsable des personnes (2010).
12L’innovation des lois éthiques peut être comprise par la nature de leur libellé et par le type d’interpellation des destinataires de la norme qu’elles mobilisent. Du fait qu’elles intègrent en partie une normativité plus axiologique que déontologique, elles rompent avec cette vision juridique de l’éthique incarnée par la déontologie, dans l’ordre de l’obligation. Ces lois semblent vouloir prêter main-forte à une demande d’éthique sociale présumée prégnante dans le monde vécu. Les articles 7 et 8 du projet de loi 148 énoncent que les députés adhèrent aux valeurs de l’Assemblée nationale énoncées au présent titre et reconnaissent qu’elles doivent les guider dans l’exercice de leur charge. La loi renvoie alors expressément au monde vécu des acteurs et à la médiation de leurs actions en contexte, par ces valeurs qui doivent les guider.
13Cette « innovation » pourrait être reçue de deux manières dans l’ordre du droit. La seule énonciation de valeurs, l’adhésion présupposée ou attendue à des valeurs (articles 6, 7 et 8), pourrait provoquer un déplacement dans la réception du droit qui s’apparente à celui qu’ont amorcé les chartes, par l’intégration de normes axiologiques. D’abord, ces dispositions contribueront à la construction interprétative des obligations par ailleurs formulées dans cette loi, dûment énoncées par des normes déontologiques, obligatoires et sanctionnables, éventuellement par l’autorité judiciaire, ce qui semble pouvoir être déduit du libellé même de l’article 8. En ce cas, elles pourraient être qualifiées de droit souple(Terré, 2008 ; Association Henri-Capitant, 2009), dont les visées interprétatives sont certes reconnues dans l’ordre du droit (Jubault, 2009), d’autant plus lorsque ces normes émanent de la loi (Coté, 2009 : 74 sqq.). Ou alors, ces dispositions ouvriront vers une construction par les juges d’un sens à ces normes que le droit pourrait qualifier d’à contenu variable, notamment en raison de l’adhésion à ces normes que « rappelle » la loi (Perelman, 1984), ce qui pourrait s’effectuer par la voie d’une qualification contractuelle, par exemple, de ces notions d’adhésion et de reconnaissance.
14Dans le premier cas, la norme éthique « nage dans le mou » par l’absence de contrainte, dans le flou par l’imprécision ou dans le doux par le niveau de force obligatoire (Mekki, 2009 : 3-4), et toute sa force réside alors dans sa valeur interprétative, telle qu’elle sera construite par les juges ou les acteurs publics. Les valeurs revêtent un « rôle opérationnel » indéniable dans la construction du sens de la norme, dans son interprétation (Verhaegen, 1984).
15Dans le second cas, la force de la norme éthique intégrée dans la loi pourrait devenir celle d’un droit dur, directement obligationnelle, et sa détermination serait construite par les juges, ou les acteurs publics, comme c’est le cas des notions à contenu variable dans l’ordre du droit. En ce sens, ces normes se rapprocheraient dans leurs interprétations possibles des normes de droits fondamentaux, posant dès lors la question de la construction par les juges, ou alors par un commissaire à l’éthique, de l’éthique parlementaire. Ce débat rappelle celui qu’ont ouvert les chartes sur la légitimité des juges à construire notre éthique collective (Bernatchez, 2007, et 2008). Par ailleurs, sur la nature même des sanctions prévues au projet de loi 48, le Barreau du Québec considère que certaines d’entre elles « heurtent de plein fouet le principe de la séparation des pouvoirs de l’État, puisque leur nature civile pénale relève de l’appréciation des tribunaux » (2010 : 5).
16Les normes à contenu variable pavent le droit et font partie du droit positif, on les retrouve tant en droit civil qu’en droit public (Perelman, 1984 ; Carbonnier, 1984).
Tenant compte de la variété infinie des circonstances, du fait qu’il n’est pas capable de tout prévoir et de tout régler avec précision, admettant que les règles rigides s’appliquent malaisément à des situations changeantes, le législateur peut délibérément introduire dans le texte de la loi des notions à contenu variable, flou, indéterminé, telles que l’équité, le raisonnable, l’ordre public, la faute, en laissant aux juges le soin de les préciser dans chaque cas (Perelman, 1984 : 365).
17La législation relative aux droits fondamentaux est tout particulièrement représentative de cette qualification effectuée par le droit, des normes à contenu variable, du fait de leur nature axiologique intrinsèque (Haarscher, 1984). Le débat sur le gouvernement des juges, qui a eu cours il y a quelques années, en témoigne.
18Or, là est bien le problème que construisent ces lois éthiques. Dans l’un et l’autre cas, l’on se retrouve du « point de vue du droit » bien loin de la construction d’une culture éthique et de la responsabilisation des acteurs publics, mais plus près, par ailleurs, de celle d’une responsabilité sanctionnée. Cela, bien que les juristes soient conscients d’un arrière-plan axiologique à la norme juridique, qu’ils n’assimilent pas à la norme. Ce point de vue des juristes est implicite à leur conception du droit ; il est d’abord épistémologique, en partie lié à une perception du positivisme et de la norme juridique qui en découle.
19Ce concept de droit, celui que nous nommerons appliqué, en usage, par opposition à divers courants théoriques qui en présentent une conception renouvelée (Coleman, 2001 ; Lenoble et Maesschalck, 2011), entrevoit la norme juridique dans une visée de réglementation et d’obéissance. La notion de réglementation à laquelle cette vision du droit s’associe présuppose une norme juridique obligatoire dans son contenu, officielle et sanctionnable, alors que l’obéissance pressent une absence de parole donnée aux destinataires de la norme. Ce dernier attribut est incontournable dans la compréhension du dilemme que posent les lois éthiques, puisque l’éthique ne peut qu’interpeller les acteurs directement. Or, dans la norme juridique, seuls les acteurs publics ont le pouvoir de l’interpréter et de lui donner sens, et ce, même dans les courants théoriques qui proposent une vision non seulement herméneutique de la détermination du sens de la norme mais plus encore, dans une perspective pragmatiste faisant place à une détermination contextuelle de la norme (Coleman, 2001).
20Ainsi, du « point de vue du droit », de même que de celui des théoriciens, et plus encore dans la perspective positiviste, même herméneutique, la détermination du sens de la norme est au mieux redonnée aux acteurs par l’intermédiaire de l’interprétation qu’en font le juge ou les acteurs publics.
21Or, l’intégration dans une loi de l’adhésion à des valeurs devant guider l’action, une loi éthique, ne répond ni à la perspective de réglementation ni à celle, nous semble-t-il, d’une détermination du sens par la voix d’acteurs publics, même dans une interprétation contextuelle de ce sens. Les valeurs nous semblent devoir se construire dans l’empirie.
22La nature même de la norme juridique, ainsi conceptualisée du « point de vue du droit », ne peut permettre la réception de la simple énonciation de valeurs, hors l’obligatoriété et la sanction, sauf à des fins purement interprétatives dans la codétermination du sens par les acteurs publics que sont éventuellement les juges.
23À ce stade, devant cette insuffisance, il importe de saisir le déplacement qu’induisent les lois éthiques, en ce qui concerne la nature de la norme juridique, au prix de leur non-sens sans ce déplacement.
24Le débat sur les normes éthiques intégrées dans la loi et leur nature souple, molle ou simplement à contenu variable, peut être considéré comme un faux débat. Pire encore, comme un débat du non-droit associé à ces normes, d’autant plus lorsque la loi les énonce. Comme le rappelle Lenoble en regard des droits fondamentaux, il découle d’une méconnaissance du droit qui en tous les cas donnera sens à ces normes, soit par la voie interprétative, soit par la construction de leur obligatoriété comme normes à contenu variable. Le problème est tout autre, il est épistémologique.
25Les « lois éthiques », ou plus largement les normes axiologiques, engendrent un déplacement dans le discours de la loi. Du pôle de l’obligation et de la sanction, elles révèlent un passage dans l’ordre de la promotion et de l’appropriation par les acteurs. Elles se construisent dans la rationalité de l’incitatif, du recommandatoire, du prospectif, du déclaratif, de l’expressif (Mekki, 2009 : 8). En ce sens, elles participent à une nouvelle gouvernance par le droit. Elles revêtent alors largement une visée promotionnelle (Bobbio, 1998).
26Dans cette conception de la promotion, elles sont porteuses d’une visée instituante qui est toujours portée par la norme (Noreau, 2008). Ainsi, la promotion rompt avec cette considération binaire de l’énonciation/application puisque dans la promotion, l’énonciation appelle l’application par les acteurs sans prédétermination du sens.
27Ainsi, cette idée même de la norme promotionnelle remet davantage en question, hors de l’obligatoriété du contenu normatif, le présupposé que l’énonciation prédétermine l’application. L’intuition est celle de l’insuffisance de la théorie normative du droit à prendre en compte cette réflexivité, ancrée dans le monde vécu, dont sont nécessairement porteuses les normes éthiques. Comme le rappelle Lacroix, « [l’é]thique étant essentiellement réflexive » (2002-2003 : 217), c’est dans le jugement pratique des citoyens que la réflexivité s’articule (2002-2003 : 216). Or, bien qu’une certaine réponse puisse sans doute être donnée à l’articulation de cette réflexivité citoyenne, « à l’extérieur des systèmes normatifs », voire du droit comme le conçoit Lacroix, le droit ne peut rester hors champ de la construction de cette réponse, lorsque la loi parle.
28La réflexivité qu’implique l’éthique, en matière de jugement pratique, se transforme en une exigence de réflexivité, lorsque l’éthique s’incarne dans la loi, en raison de la nature même de celle-ci. C’est en ce sens que les lois éthiques posent un enjeu de taille au droit, dans la mesure où la réflexivité qu’elles commandent dans la détermination de leur sens interpelle directement les acteurs. L’éthique se construit dans le monde vécu, et cette construction dans le monde vécu de la normativité ébranle un certain nombre de concepts fondateurs du droit et nécessite une reconstruction du sens même de la normativité de la norme dans la théorie du droit.
29Pour la théorie du droit, que signifie alors cette exigence de réflexivité que commandent ces lois éthiques ? Où se situent les défis qu’elles lui construisent ?
30La théorie du droit appliquée, dans la réception qu’elle offre à la norme éthique, comme aux normes axiologiques interpellant les acteurs dont les droits fondamentaux, ne permet pas que s’actualise une quelconque réflexivité construite par les acteurs. Le niveau de la réception par le droit de ces normes, comme nous l’avons vu, à savoir la détermination de leur sens, se comprend dans une perspective purement interprétative des normes déontologiques par ailleurs contenues dans ces lois ou présente une certaine autonomie normative par leur qualification de normes à contenu variable. En tous les cas, le droit n’autorise qu’un seul acteur dans la détermination de son sens, à savoir un acteur public, qu’il soit juge ou législateur, selon les conceptions du droit. Bien que la littérature juridique contemporaine soit quasi unanime, hors une vision obsolète que perpétuent certains juristes, à attribuer au juge une part plus ou moins importante dans la détermination du sens du contenu normatif, toutes les théories du droit s’accordent à constituer les acteurs publics, voire le juge, comme le seul interprète de la loi, y compris dans le courant pragmatiste du droit (Coleman, 2001). Les seules pistes qui ouvrent vers une possible construction, sinon une coconstruction du sens par les acteurs, destinataires de la norme, sont offertes par les travaux de Lenoble et Maesschalk, et autrement construites par divers courants affiliés au pluralisme juridique.
31Or, la théorie du droit appliquée ne conçoit que le juge comme lieu de la détermination du sens de la norme. Cette vision se justifie notamment par l’exigence internaliste de la théorie du droit, présente dans toutes les théories du droit autres que celles qui sont issues de certaines écoles du pluralisme juridique. Elle limite au juge la construction du sens de la norme juridique. Certes, l’évolution des théories interprétatives ancre de plus en plus le jugement dans la réalité du monde vécu, mais tous ces efforts de contextualisation de la norme se heurtent à une conception du droit qui édifie sa justification hors de ce que Lenoble appelle « l’acceptation pratique des destinataires de la norme » (Lenoble et Maesschalck, 2011). Or, ce paradigme de l’internalisme du droit, que portent notamment les théories positivistes, élevé en opposition au jusnaturalisme, nous semble incontournable afin de saisir la nature même du droit, par opposition aux autres normativités ayant cours dans la vie sociale et structurant ce pluralisme normatif que nous ne qualifions pas de juridique, justement par référence à la nature internaliste du droit (Lalonde, 2002-2003). La question est celle de réfléchir les conditions de possibilité d’une certaine forme de réflexivité des destinataires de la norme qui puisse être intégrée à la notion de norme juridique, intégrant par ailleurs sa spécificité internaliste.
32Le défi est d’autant plus important qu’il pose la question de l’effectivité, non pas d’un point de vue sociologique, comme la sociologie du droit le conçoit, mais en ce qui concerne la théorie normative, dans l’obligatoriété même de la norme. Cette intuition épistémologique nous semble avoir été perçue par le courant procédural doctrinal, ainsi qualifié par opposition aux théories procédurales du droit. Diverses tentatives d’intégration de cette effectivité que commande l’exigence de réflexivité de ces normes interpellant les acteurs ont été échafaudées par la doctrine, tout particulièrement par l’intermédiaire de notions telles que le droit souple, intégrant un certain continuum de la normativité de la norme (Mekki, 2009). La notion de force normative construite par Thibierge semble traduire en regard de la prise en compte notamment de l’effectivité de la norme la nécessaire intégration dans la compréhension de la norme juridique d’un pan de son effectivité, c’est-à-dire de son effet normatif dans le monde vécu (2009), mais sans réel rapport au concept même de droit. Ce mouvement semble manquer le nécessaire déplacement épistémologique qu’il pressent sur le plan même de la théorie normative du droit. Il corrobore toutefois cette intuition des transformations de la norme que la gouvernance induit dans l’interpellation des acteurs, issues dans le cas des lois éthiques de leur nature réflexive.
33La norme à exigence de réflexivité est par nature, plus encore que les autres normes juridiques, indissociable de son application, au sens traditionnel. Son sens, son contenu normatif, son application n’existent que par leur appropriation par les acteurs. Son obligatoriété est celle de lui donner un sens dans le monde vécu, non pas dans une compréhension mentaliste de ce sens mais par une construction de ce sens par les acteurs. Or, la vision binaire de la norme, énoncée et appliquée, présupposant son contenu normatif dès son énonciation et dont l’application en est l’interprétation, même dans une optique herméneutique, ne peut résister à ce type d’exigence de réflexivité. Celle-ci présuppose le sens donné au départ de l’appropriation par les acteurs. Il s’agit en quelque sorte d’une norme bottom-up, pour paraphraser une certaine lecture de la gouvernance réflexive. En corollaire, son sens non prédéterminé et construit par les acteurs dessine une pluralité de sens, de possibles, à son effectuation.
34L’exigence de réflexivité pressent aussi une autre rupture fondamentale dans la conception même de la norme juridique en regard de son caractère général et de son universalisme. Nombre de critiques ont cerné cette transformation qu’amorcent ces instruments de l’action publique en regard de ces qualités paradigmatiques de la norme juridique. Ces critiques se comprennent dans la mesure où est maintenu cet écart entre l’énonciation et l’application normative qu’en pratique les normes à exigence de réflexivité réduisent à néant. Le constat demeure toutefois : ces normes exigent que soient construits de nouveaux fondements en théorie de la norme permettant, d’une part, cette effectuation normative et, d’autre part, que soit maintenu un rôle pour le droit comme vecteur de cette gouvernance réflexive, lorsque traduite par les lois. L’effectuation de ces normes doit être réfléchie autrement que dans cette distinction entre l’énonciation et l’application puisqu’elle apparaît antinomique à cette vision. Des conditions doivent permettre le dépassement de l’écart entre l’énonciation et l’application qui annihile tout potentiel de réflexivité conséquent du retour sur la norme de son sens construit par les acteurs.
35Bien que la littérature des dernières années abonde d’ouvrages dressant le constat de l’apparition et de l’usage par les États de nouveaux modes de régulation (Rosanvallon, 2008 ; Benyekhlef, 2008), de nouveaux instruments de l’action publique, de nouveaux mécanismes et dispositifs ouvrant la voie à l’exercice du pouvoir étatique (Le Gales et Lascoumes, 2004 ; Cantelli et Genard, 2007 ; Laborier, 2008 ; Ost et van de Kerchove, 2002), les divers courants théoriques juridiques ont surtout mis l’accent sur la transformation de la fonction de juger et sur l’intégration de mécanismes contextuels et téléologiques dans l’opération du jugement (Coleman, 2001 ; Lenoble et Maesschalck, 2011) afin de répondre en partie à cette exigence de réflexivité. La littérature juridique n’envisage pas, ou sinon de manière fort embryonnaire, l’usage de ces lois dans une perspective de gouvernance, par l’intégration de véritables dispositifs d’action collective intégrés dès leur édiction. Or, les théories de l’action collective, et les dispositifs qu’elles proposent, ne construisent pas non plus les conditions juridiques permettant leur intégration dans le corpus juridique étatique.
36Par ailleurs, le rôle des juges dans l’application de ces normes doit aussi être revisité, sinon réinventé, puisque dans toutes décisions interprétatives de leur sens, le juge ne peut que se substituer aux acteurs et, de ce fait, annihiler leur portée réflexive. S’ouvrent alors divers possibles qui nécessitent la conception d’un nouveau rôle pour les juges en regard de ces lois qui, par ailleurs, commandent que soit mise en place une structure permettant d’en assurer l’effectivité.
37La transformation du rôle de l’État, et plus particulièrement de l’action publique, vers une plus grande réflexivité de sa gouvernance commande qu’une réflexion soit amorcée sur des pratiques qui mettent en place et créent « […] des zones de responsabilisation et d’autonomie croissante vers une démocratie davantage participative et délibérative » (Cantelli et Genard, 2007). En ce sens, Lenoble et Maesschalck proposent que l’attention soit portée à la « nécessaire acceptation pratique » (2011) de la norme par ceux qui en seront les destinataires, et ce, au moment de son édiction.
38Dans cette visée, la transformation de la théorie de la norme doit s’ancrer dans les nouvelles théories de la norme qui envisagent un rôle plus procédural pour le droit dans l’encadrement d’une plus grande réflexivité qui serait redonnée aux acteurs, par les différents dispositifs réflexifs de la gouvernance.
39Ces normes doivent être reconnues par le droit dans leur particularité qui bouleverse la conception même de la norme juridique et de son potentiel d’effectuation.
40Les lois éthiques offrent un terreau fertile à la compréhension des nouvelles attentes que présente au droit la transformation de la gouvernance étatique. Corrélativement, elles suscitent la réflexion sur les conditions actuelles de la gouvernance par le droit. Il s’agit là de bien saisir les conséquences de ces attentes issues de la transformation de la gouvernance qui conditionnent ce passage vers une conception renouvelée de la norme juridique, afin de permettre son effectuation, par une exigence de réflexivité qui doit être conceptualisée, autrement que dans sa qualification de droit flou ou mou (Terré, 2007). L’insuffisance du droit à permettre l’effectivité de l’éthique commande cette réflexion, puisque c’est bien de la parole de la loi qu’il s’agit, laquelle doit trouver sens dans la théorie du droit, au risque de son non-sens.
41Comme le rappelait Jean Dabin, les valeurs servent de « visées qui donnent son sens à l’action, d’horizon qui la justifie, permettant par la méthode réflexive de déceler les incohérences de conduite et de proposer des conditions capables d’assurer la cohérence de l’action » (cité dans Verhaegen, 1984 : 14).
42Cette problématique de la « socialisation par le droit » se traduit en droit par son insuffisance à permettre la réflexivité de la norme par les acteurs, la détermination de son sens. Dans la perspective ouverte par l’intuition du droit souple, « [l]a texture du droit est ainsi une question relationnelle qui suppose de prendre en considération les émetteurs de la règle et leurs interlocuteurs » (Mekki, 1984 : 4)
43Ainsi, le défi est celui de la prise en compte de l’externalité, soit de la détermination du sens par les destinataires de la norme, dans l’internalisme du droit, puisque le droit comme ordre autoritaire, y compris son contenu, ne peut avoir la capacité d’instituer le social, sur le plan des valeurs, dans une perspective éthique. En ce sens, la problématique de la gouvernance par le droit est interpellée par la législation en matière éthique puisque ces lois procèdent d’une certaine « juridicisation du politique », non pas comme courant de recherche (Commaille, Dumoulin et Robert, 2010) mais bien comme « l’extension du droit et des processus juridiques à un nombre croissant de domaines de la vie économique et sociale » (Noreau, 1993). Ainsi, la gouvernance, comme « pilotage non autoritaire des conduites » (Genard, 2000), présuppose, lorsqu’elle interpelle le droit, de revisiter le concept de norme en droit. Sans ce déplacement, éthique et droitdemeurent antinomiques par le lieu de détermination de leur sens et le tout glisse dans la déontologie, sans construction possible d’une « culture éthique », pourtant attendue des citoyens à l’égard de leurs élus.