1Réalité complexe, souvent occultée par les analystes et ignorée de la population, l’interface politico-administrative constitue « le maillon le plus critique du système démocratique » (Hood, 2001).
2Que l’on soit dans le cadre d’une mandature où les titulaires de l’autorité politique désignés par les urnes entretiennent des orientations conservatrices, centristes ou réformistes, et ce, autant sur les plans économique et social que sur le plan des relations internationales, le même constat s’impose. Les conditions de l’interface obligée entre les acteurs des organes qui incarnent la « fonction gouvernementale » et la « fonction administrative » au sein des appareils institutionnels sont déterminantes tant aux étapes de la conception que de la mise en œuvre de l’action publique.
3Dans le cadre des institutions démocratiques, ces rapports entre responsables politiques et administratifs, acteurs considérés comme des titulaires de charges publiques associées et étroitement complémentaires par les citoyens, sont à la fois d’ordre communicationnel et transactionnel. Selon le rang occupé et les spécificités de la mission de service public détenue, force est de reconnaître que ces interactions ont des effets déterminants. Les répercussions se mesurent aussi bien sur la substance et les modalités de l’action de la puissance collective que sur la conduite des personnes qui en ont la responsabilité. De ce fait, ces rapports suscitent une pression constante sur les intervenants. Pareillement, les attitudes, les postures et les comportements adoptés dans ce cadre sont susceptibles d’engendrer des dilemmes de divers ordres et se révéler à la source de dysfonctionnements, voire de dérives majeures.
- 1 L’origine du concept se trouve dans les sciences physiques ; il a été importé par l’informatique pu (...)
4On recourt au vocable interface dans divers domaines pour désigner un plan ou un espace dans lequel s’opèrent des contacts ou des échanges1. Est visée alors une aire de relations obligées ou facultatives entre des corps, des entités ou des fonctions distinctes dotées d’attributs qui les rendent capables d’interactions.
5En contexte organisationnel, ces zones s’imposent pour des liens verticaux, horizontaux ou transversaux que doivent maintenir les entités et les individus qui y œuvrent. Chacun des acteurs impliqués est alors vu – et généralement se perçoit lui-même – à la fois doté d’autonomie, dépendant sous certains aspects, et disposé à recevoir, à considérer et à fournir des apports congruents avec son statut, sa mission ou son expertise. Des processus communicationnels qui ont pour rôle d’assurer aussi bien l’information que la concertation, la négociation ou la reddition de comptes et le contrôle. Des transactions qui ont également des effets, recherchés ou pas, sur la vision ou les orientations des parties prenantes de même que sur la conduite et les réalisations des interlocuteurs. Des théories de la régulation sociale (Reynaud, 1997) font même de l’interface un système d’action concret dont les interdépendances peuvent se révéler si fortes que le fonctionnement de l’interface peut s’autonomiser par rapport à celui des entités en interaction, voire les finalités de l’organisation. La conceptualisation appropriée d’un tel espace doit donc permettre une caractérisation des éléments clés qui fondent la relation, justifient les sujets traités et imposent les seuils aux échanges.
6Pour éclairer l’analyse des enjeux et des défis, notamment éthiques, que peut soulever l’entretien obligé de rapports d’interface qui impliquent un principal et un subordonné dans le secteur public, il est incontournable de s’intéresser bien sûr au statut et aux attributions formelles, mais aussi au degré de maîtrise par les protagonistes des matières évoquées entre eux, de même qu’à leurs habiletés transactionnelles. L’éthos, les compétences professionnelles et les aptitudes personnelles se révélant des facteurs prépondérants dans le cadre d’une dynamique relationnelle vouée concurremment à l’intégration et au maintien d’une différenciation.
7Généralement, la culture organisationnelle suggère ou ordonne les postures et dicte les limites des conduites dans un tel cadre. Des comportements peuvent se révéler obligatoires ou indispensables, utiles ou accessoires, voire déplacés ou indus. Et ce, selon la finalité de l’organisation, la mission ou les fonctions des services impliquées, la nature du poste détenu par les interlocuteurs et les répercussions, notamment opérationnelles, des sujets traités. Les questions prioritaires qui marquent une période, ou encore celles décrétées « urgences » de l’heure par une des parties en particulier en cas de crise avérée ou appréhendée – ou supputée par souci tactique pour mobiliser ? – constituent l’ordre du jour coutumier des entretiens. Pour se montrer approprié, le concept d’interface retenu doit donc permettre de reconnaître la présence de stratégies, de limites et l’existence de frontières. Néanmoins, cette dernière précision ne doit surtout pas mener à réduire les potentiels de ces espaces. À l’évidence, ces zones comportent des dimensions et soulèvent des enjeux beaucoup plus larges et substantifiques qu’une simple démarcation.
8Dans un cadre institutionnel, il y a certes davantage de paramètres et de contraintes à considérer. Le concept retenu doit faciliter l’identification de la finalité d’une entité organisationnelle et les attributions des acteurs. Celles-ci se trouvant habituellement formulées seulement en termes généraux dans les textes de portée organique. Or les questions traitées dans cet espace sont le plus souvent pointues et les processus décisionnels qui s’imposent pour en disposer : précis, détaillés et contraignants. Les traits dominants de la culture politique de la société et ses critères s’ajoutent. Notamment l’appétit pour les biens et les services publics, leur variété et la qualité de leurs prestations. À tous les niveaux, ce sont là des attentes qui doivent être constamment rationalisées et mises en lien avec les objections sur la part de la richesse collective disponible prélevée pour y être consacrée. De même, les exigences de transparence manifestées à l’égard des dirigeants, élus ou nommés, et leurs méthodes constituent un niveau de facteurs distinctifs qui conditionne les rapports d’interface politico-administrative, tant au palier central qu’à celui des appareils décentralisés.
9Bref, préoccupé dans une perspective d’éthique publique des rapports entre institutions, fonctions et organisations – de l’interinstitutionnel, de l’interfonctionnel ou de l’interorganisationnel – l’utilité du recours au concept d’interface est que celui-ci peut rendre compte d’éléments qui conditionnent la transmission d’informations susceptibles d’influencer et d’affecter aussi bien la constitution, les orientations et les activités des entités que les actes et la conduite des interlocuteurs.
10Regards analytiques. Dans le champ des sciences appliquées, diverses disciples portent attention à certains aspects des rapports d’interface et à leurs effets directs ou indirects, recherchés ou pas, sur les protagonistes.
11Parmi les spécialités qui s’intéressent au fonctionnement des organisations, les sciences de la gestion mobilisent la « notion d’interface » en référence aux interactions entre deux ou plusieurs fonctions, structures ou systèmes. L’enjeu est de l’ordre de la communication à des fins d’intégration et de coordination aux niveaux stratégiques, tactiques ou opérationnels. S’appliquant dans un cadre institutionnel qui procède selon les critères de l’État de droit, la finalité des rapports obligés entre agents politiques et administratifs se révèle l’articulation et la transmission des informations qui entourent les décisions de l’autorité juridiquement compétente.
12Les politologues et les juristes, pour leur part, regardent principalement cet espace transactionnel sous l’angle des pouvoirs. Les fondements, la nature et l’utilisation des attributions conférées aux acteurs, les relations d’autorité qu’ils impliquent et les conflits ou abus que celles-ci peuvent générer retiennent l’attention. Et ce, en lien avec les valeurs et les règles formelles et informelles qui ont cours dans une structure, un système ou un régime. Somme toute, leurs approches focalisent sur l’autorité, le respect des règles, la négociation, les points de rupture et la recherche de compromis ; mais, le plus souvent, ces analyses escamotent la dimension de la « performance » organisationnelle. Quant à la sociologie des organisations, elle concède une place centrale aux intervenants, leurs conditions et leurs motivations, aussi bien professionnelles que personnelles. Reconnaissant également un poids aux entourages, les acteurs en présence se voient reconnaître les propriétés de « relais », dotés de marges de liberté. Des situations considérées favorables pour tenir des stratégies cohérentes selon « les zones d’incertitude contrôlées par chacun sur la capacité de mobiliser les entités qu’ils incarnent » (Crozier et Friedberg, 1977).
13La complexité des rapports d’interface politico-administrative en régime démocratique tient à plusieurs facteurs. Des variables structurelles et fonctionnelles certes, mais aussi des facteurs conjoncturels. La pluralité des variables ou des considérations qui doivent être prises en compte pour que les décisions qui touchent l’action publique s’avèrent pertinentes et efficaces nourrit cette intrication. Quant au caractère délicat de cette relation obligée, il résulte d’abord du statut, du mandat et des attributs (professionnels et personnels) des hauts dirigeants politiques et administratifs à qui il appartient de conduire ces rapports. À n’en pas douter, relever de tels défis tient beaucoup à l’éthos des acteurs et à la vision entretenue des collaborations ou accointances justifiées d’être instaurées, maintenues dans la durée, voire rompues pour cause d’incompatibilités de divers ordres.
14Une considération fine de cette dynamique doit donc discerner et décortiquer non seulement les enjeux et les conditions formelles de telles relations, mais aussi reconnaître les situations, les obligations diverses qui lui sont rattachées de même que les valeurs et les qualifications professionnelles des intervenants. Des précisions qui caractérisent les responsabilités engagées, clarifient la nature et l’objet justifié des échanges et définissent les seuils des initiatives ou des tactiques fondées dans un tel cadre. Le type et la portée des liens de dépendance que ces affectations imposent aux acteurs qui occupent le sommet hiérarchique s’avèrent certes des variables critiques que l’analyse doit permettre de mettre en lumière. La même chose pour la licéité des stratégies utilisées pour y entretenir la qualité des interactions dans la durée, y compris avec les entourages des autorités en cause.
15Dans un tel espace où prévaut l’autorégulation des participants quant au contenu, à la forme et à la cadence des rapports directs, les modalités retenues pour la communication et les rétroactions entre ces acteurs premiers sont révélatrices. Pareillement, les objectifs et le format du pilotage exercé par les services qui constituent le noyau central de l’appareil gouvernemental sont des éléments majeurs, et ce, indépendamment du régime politique, voire des caractéristiques contraignantes du dispositif d’emploi (ex. : régime de carrière, spoils system, contrats) dont bénéficient les titulaires des postes d’autorité administrative.
16Pour réfléchir méthodiquement sur cette zone transactionnelle au sein d’un Exécutif institutionnel, il est donc primordial de reconnaître les assises qui distinguent les intervenants et leur charge. Il s’impose également de prendre acte des hiérarchies qui structurent ce Pouvoir et des attributions, processus et rouages qui le façonnent. Ces constats permettent notamment de faire la différence entre les contributions des acteurs politiques et administratifs de rang premier, de ce qui peut être attendu des apports ou prestations des agents qui composent leur entourage.
17C’est à l’échelle des organisations publiques sectorielles (ministères, organismes, agences…) que se mesure le mieux l’impact de toutes ces variables. La finalité de la mission (mission régalienne, acteur économique, organisateur du social, protecteur des citoyens et protecteur du territoire…) à laquelle les interlocuteurs participent, les contraintes rencontrées quant aux moyens d’action, la nature des relations entretenues avec les composantes de la société civile, celles avec les autres entités publiques, nationales ou étrangères, et les motifs qui influent sur les réformes nécessaires à conduire sont centrales. La question des pouvoirs effectifs détenus par les dirigeants s’ajoute à celle de l’intérêt manifesté par l’élu pour la gestion publique, et variable souvent prépondérante, le style du leadership assumé par ces partenaires « conscrits » pour l’exercice conjoint des responsabilités conférées par les lois habilitantes. Des prescriptions parfois accompagnées par des dispositions contenues à l’acte de nomination, ou encore, des instructions remises sous pli séparé et dont le « coassocié » de l’heure peut être informé.
- 2 En effet, en plus de contrôler l’ordre du jour du conseil des ministres – instance notamment appelé (...)
18Finalement, dans le cas des structures sectorielles de l’administration centrale (ex. : ministères, organismes gouvernementaux), la nature des liens qui rattachent les dirigeants au chef de l’Exécutif s’avère un facteur à considérer. En effet, si l’on souhaite réfléchir, comme y incite ce numéro d’Éthique publique, aux enjeux et aux risques éthiques (professionnels ou comportementaux) que le huis clos de l’interface peut soulever, les conditions de la relation et des suivis entretenus avec le chef de l’exécutif et son entourage peuvent se révéler cruciales2. Ce sont là notamment des facteurs qui, en certaines circonstances, pèsent lourdement sur la qualité des rapports entre les détenteurs de l’autorité politique et administrative au sein d’une structure.
19L’Exécutif s’avère certes l’institution centrale dans tous les régimes politiques. Cela dit, il convient de rappeler qu’en régime démocratique mature ce pouvoir est placé à côté des pouvoirs législatif et judiciaire. Des institutions avec lesquelles toutes les catégories d’intervenants qui composent la « puissance exécutrice des choses » (Montesquieu) ont des rapports interfonctionnels ou sont susceptibles d’en entretenir. Des liaisons collaboratives assurément. Mais des relations qui s’inscrivent dans une dynamique de contrepoids commandé par le principe de séparation des pouvoirs. Des modalités et des délimitations « strictes ou souples », spécifiques sous certains aspects à chaque régime parlementaire ou présidentiel instauré par la loi fondamentale.
20Il convient de savoir reconnaître qu’en système démocratique, les acteurs qui assument la fonction gouvernementale se voient conférer une double responsabilité : une responsabilité politique et une responsabilité administrative.
- 3 Y compris souvent la hauteur des ressources mises à la disposition de la fonction judiciaire si la (...)
21Titulaires d’une charge qui découle d’un mandat électif, les membres du gouvernement sont seuls légitimés à déterminer les orientations de l’action publique et la mobilisation des ressources allouées pour le secteur couvert par leur acte de nomination. Désignés dans le respect des usages, ces gouvernants disposent donc du pouvoir de décider de la finalité, des objectifs et des moyens des politiques qui relèvent de la puissance publique qu’ils incarnent. Ainsi, sous réserve de se conformer aux lois et aux règles procédurales, ces autorités politiques peuvent statuer, par arrêt pris nominativement ou collectivement, aussi bien l’adoption, l’amendement, la radiation, ou le rétablissement de mesures, que créer, modifier, abolir ou remplacer les structures organisationnelles qui les portent. Suivant cette logique, les membres du gouvernement ont la charge de la direction de l’administration centrale mise à leur disposition à titre de supérieur hiérarchique. À moins, bien sûr, que le législateur ait prévu de façon explicite, éventuellement dans la loi constitutive d’une entité dont le statut est public, une distance par rapport au centre politico-administratif. Reste qu’à l’égard de l’administration centrale (ex. : ministères, organismes gouvernementaux), des pouvoirs substantiels et des prérogatives quant à la direction et aux contrôles qui les accompagnent sont conférés aux ministres pour garantir la conduite de l’action publique. La détermination des voies et des moyens3 ainsi que les contrôles hiérarchiques sur les structures et les activités des personnels qui y travaillent sont donc de l’apanage de ces gouvernants durant leur mandature.
22Que l’on soit en régime démocratique de facture parlementaire ou présidentielle, les décisions de gouverne et de gouvernance reposent sur quelques préceptes opérationnels communs. Tout d’abord, l’autorité politique d’un secteur doit pouvoir bénéficier de toutes les informations, données, expertises et autres ressources dont dispose l’administration. Et en corollaire, les agents de celle-ci doivent s’appliquer, en toute circonstance, à respecter un devoir imprescriptible : celui de dire toute la vérité au titulaire de l’autorité hiérarchique. L’autorité ministérielle a également le pouvoir de commander la mobilisation des ressources (humaines, financières, matérielles, technologiques) de l’appareil administratif qui lui est confié au service du programme de gouvernement dont le Parlement est normalement informé des orientations. Les décisions transmises formellement dans le respect de la ligne hiérarchique doivent ainsi être mises en œuvre par les agents qui en constituent l’effectif selon les normes du droit public afférent (hard law et soft law). Ce sont là des préférences et des choix légitimes, et réputés délibérés. Les membres du gouvernement auront à en rendre compte, personnellement ou collectivement, devant la population, notamment par les contrôles exercés par le Parlement.
23Même si l’organisation de l’Administration revêt une grande variété de visages et de formes, la substance de sa mission fondamentale (ce pour quoi elle existe) se définit avec une éloquente concision. Dans tous les régimes démocratiques, la fonction administrative au sein du pouvoir exécutif est investie de la même responsabilité : celle d’assurer la « mise en œuvre » des décisions des titulaires de la fonction gouvernementale qui respectent les lois et qui ont été arrêtées et transmises suivant les règles et les usages.
- 4 Dans un tel contexte, et bien qu’elle ne soit pas elle-même une source indépendante de choix politi (...)
24À l’évidence, l’administration publique s’avère ainsi le point d’enchâssement du « raisonnable souhaité dans le rationnel » qu’imposent les contraintes du réel. Et certes encore plus depuis l’instauration de l’État de droit, comme le démontrent les analyses préoccupées des facteurs décisifs qui permettent de saisir la politique réelle4.
25Pour mieux circonscrire les rapports de l’interface politico-administrative, on peut regrouper les prestations de l’Administration sous deux pôles, ancrant les apports dans le continuum qui dépeint le processus décisionnel d’un pouvoir exécutif :
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Lorsque les administrateurs publics interviennent en amont des décisions de l’autorité constituée, leur rôle est de fournir des contributions de conseil et de soutien pour l’élaboration des mesures et la mise en place des instruments nécessaires à la conduite des affaires publiques.
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Agissant en aval de l’adoption des décisions (politiques publiques, lois, décrets ou autres actions), les agents du service public remplissent les missions liées à l’application concrète des prescriptions dans le respect des lois, dont celles qui encadrent l’utilisation des ressources publiques mises à leur disposition.
26Ainsi, tant les politiques officielles ou autres actions gouvernementales que le cadre de la gestion de leur mise en œuvre, voire les modes de production et de prestation des biens et services publics qui en résultent, sont normalement les aboutissements de l’interaction d’apports consécutifs de deux types d’analyses : l’évaluation des élus et celles des titulaires des emplois publics, dont au premier chef celle des cadres dirigeants de la fonction publique de l’État.
- 5 Lorsqu’il vise le secteur public, le système bureaucratique favorise (souci d’efficacité dans la du (...)
27Il convient de souligner que dans les sociétés dotées d’une tradition démocratique, les conditions des rapports entre les intervenants politiques et administratifs ont fait l’objet d’évolutions marquantes à compter de la fin du XIXe siècle. Ainsi, les organes qui incarnent la fonction gouvernementale et la fonction administrative ont progressivement été structurés pour agir de concert, mais sur des aspects différents et complémentaires dans l’esprit des préceptes du système bureaucratique5.
28Un droit habilitant s’est développé au fil du temps. Le droit administratif, qui est partie intégrante du droit public, a pour objet de réguler l’organisation, l’action et le contrôle des intervenants de ce secteur. Un corpus juridique dont les normes sont souvent exorbitantes du droit commun afin de permettre à la puissance collective d’exercer toutes ses attributions en diverses circonstances. Notamment dans les contextes où il est jugé incontournable d’envisager de recourir à la capacité de contraindre par la force. Dans toutes les démocraties, ce droit a largement contribué à la professionnalisation de l’administration publique. Et ce particulièrement en imposant des régulations pour le recrutement et l’assignation des postes : règle dite du « mérite » visant à évaluer la maîtrise par les candidats des connaissances et des compétences éthiques et disciplinaires nécessaires au bon fonctionnement des structures organisationnelles. De même, les préceptes de « sécurité d’emploi » ou de « continuité d’emploi » ont mis à l’abri la plupart des effectifs des pressions politiques indues lors de la prestation des biens et des services aux personnes (physiques ou morales) qui y ont droit. C’est ainsi que la loi est devenue à la fois le moteur, les balises et les limites de l’action administrative.
29Un encadrement déontologique des acteurs publics s’est imposé progressivement. Pour répondre aux attentes des sociétés face aux pressions (nouvelles ou anciennes) qui persistent sur les stratégies, les modes d’action privilégiée et les conduites entretenues dans les structures qui composent le secteur public, un nombre croissant de postures et de pratiques des intervenants ont été déterminées ou encadrées par des normes déontologiques (soft law). Généralement formulée sous forme de contraintes aux accents impératifs, l’observance est soutenue par des dispositifs que l’on regroupe communément sous l’appellation infrastructure éthique. Complète, celle-ci comprend : « charte des valeurs », codifications des prescriptions comportementales liées à ces valeurs ainsi que des modalités pour le contrôle de leur application et la protection des protagonistes. S’ajoute aujourd’hui, dans plusieurs régimes, un dispositif spécifique pour le soutien et l’aide aux alerteurs éthiques. Ainsi, depuis bientôt plus d’un demi-siècle, les normes déontologiques que doivent respecter les acteurs dans l’exercice de leurs attributions sont rationalisées et réputées être connues, aussi bien de tous les intervenants que de la population.
30À l’évidence, ces prescriptions, inspirées des paradigmes bureaucratiques, fondent les postures et délimitent les substances licites et les contributions justifiées d’être pratiquées dans le cadre des relations de l’interface politico-administrative. Néanmoins, il est pertinent de le souligner à nouveau, cet espace – paradoxalement diront certains – n’est pas formellement régulé par des règles ou des modalités détaillées. Cette dynamique où se manifestent statuts, monopoles et soucis d’interdépendance repose essentiellement sur les « qualités » personnelles des autorités désignées. Dans un tel contexte, la vigilance des titulaires des charges publiques en cause et le soin mis à y assurer l’à-propos des apports et des rapports sont primordiaux.
- 6 Par exemple, des comparaisons fondées sur des similitudes apparentes entre régimes politiques et mê (...)
31Le poids de l’histoire et de la culture politique. Pour éviter les a priori superficiels ou les comparaisons hasardeuses ou simplistes6 au sujet des modalités de fonctionnement au sein de cette zone décisive, l’analyse des relations et des interactions entre ces responsables doit également prendre en compte les particularités de l’histoire nationale et celle de l’Administration.
- 7 Des visions, croyances ou convictions souvent entretenues par des initiatives dites de state buildi (...)
32En effet, force est de reconnaître que les évènements marquants mentionnés par ces récits façonnent les valeurs de la culture politique dominante dans chacune des sociétés.7 La place que celle-ci confère à l’État, les rapports aux institutions et aux personnes titulaires d’une charge qu’elle privilégie et les conditions de transparence qu’elle leur impose sont des facteurs qui pèsent sur la dynamique politico-administrative observable aujourd’hui dans les démocraties matures. Les croyances ou convictions que ces faits suscitent et nourrissent balisent également les évolutions sur certains aspects qualitatifs ou processuels des appareils publics. Et surtout, ces éléments de la mémoire collective fournissent les assises qui se révèlent décisives pour l’implantation de réformes majeures qui ont pour but d’améliorer la qualité de l’action publique afin d’éviter la répétition de dysfonctionnements ou abus qui ont ponctué le passé. Ainsi, et même s’ils sont animés par des rationalités différentes, illustrées par les théorisations de « l’administration publique professionnelle » (Wilson, 1887 ; Weber, 1946), auxquelles s’ajoutent aujourd’hui l’introduction des préceptes décentralisateurs et autonomistes et des dispositifs d’emploi variés pour les personnels que favorisent la « nouvelle gestion publique », les dirigeants politiques et administratifs de chacune des démocraties sont appelés – « condamnés » diront certains politiques pressés ou administratifs inspirés par les paradigmes de l’idéologie technocratique – à devoir collaborer étroitement.
33C’est donc dans une perspective synchronique que l’interface politico-administrative doit être considérée et analysée. La finalité de ces rapports obligés impose que les activités, les actes et les produits générés par chacune des parties aient une consistance appropriée, percutante, voire absolue. Mais, par-dessus tout, que l’exercice des attributions et prérogatives se conjugue harmonieusement. Un résultat qui s’obtient généralement grâce à des concertations fréquentes et à des échanges transparents. Des tractations dont les conclusions doivent être suivies par les acteurs pour garantir aussi bien la pertinence de l’action gouvernementale que sa cohérence et sa conformité aux critères de l’État de droit. Aboutissements escomptés comme allant de soi par les citoyens, ces corollaires correspondent à la logique du contrat social. Reste que force est de reconnaître que seuls la qualité des rapports entre les dirigeants politiques et administratifs et le partage des préoccupations quant aux sujets traités s’imposent pour assurer dans la durée l’acuité, la consistance et la justesse requise par les principes du service public.
34Quelle que soit la facture du régime politique (régime parlementaire, présidentiel, mixte), on peut identifier un certain nombre de traits communs qui fondent les rapports politico-administratifs.
35Le partage d’une ambition commune. En régime démocratique, les parties prenantes des organes qui incarnent la fonction « gouvernementale » et la fonction « administrative », inhérentes à tout pouvoir exécutif, sont présumées partager une ambition qui fait l’unanimité. Celle de planifier, de veiller à l’adoption et de mettre en œuvre des mesures qui ont pour finalité l’intérêt général et le bien commun de la société.
36Et ce, en se tenant à une action et une conduite qui priorisent l’intérêt public ainsi que des voies et des moyens conformes aux valeurs supérieures de la gouverne démocratique. C’est-à-dire : assurer la paix, y compris la « paix sociale », l’ordre et la sécurité sur le territoire ; favoriser la perpétuation de la collectivité et l’épanouissement de ses diverses composantes selon des modalités qui attestent inconditionnellement l’égalité des citoyens devant la loi ; et exercer toutes les prérogatives de « bon gouvernement » qui respectent les principes de l’État de droit. Des valeurs portées par le contrat social qui fait l’objet d’un large consensus. Aussi, quel que soit le niveau institutionnel auquel on réfère, ces objectifs fondent les enjeux centraux des responsabilités qui appartiennent aux intervenants dépositaires de la confiance de la population pour gouverner. Ces ambitions s’avèrent donc à la fois finalités et assises de l’action des agents politiques et administratifs. Les défis que cette mission d’intérêt public soulève façonnent l’ordre du jour des rapports d’interface justifiés d’être entretenus.
37Pour bien saisir les conditions de ces relations dans un tel contexte, il est également essentiel de prendre acte des différences qui distinguent l’acteur politique de l’acteur administratif. Bien que la responsabilité de ces titulaires d’une charge soit à l’évidence additive, celle-ci ne constitue pas un bloc homogène. L’un doit répondre aux exigences du mandat démocratique. L’autre doit fournir une contribution fondée sur la connaissance et le respect des lois, la maîtrise des compétences techniques appropriées au secteur et une expertise des rouages de l’appareil public afin que l’action conduite satisfasse les critères du service public.
38Cette dialectique n’est pas neutre. Elle mène habituellement à ce que les titulaires du statut de « fonctionnaire » se voient mis en avant par la rigueur de la règle du mérite qui préside à leur recrutement et à leur affectation. La stabilité de leur fonction et l’impératif de la conduite d’actions conformes aux lois en vigueur, comme les garants de l’intérêt général et du bien commun à long terme. Pour leur part, les titulaires d’une charge d’autorité dont le caractère est politique et dont l’installation en poste respecte les normes du système électoral sont légitimés de décider de l’action publique jusqu’au terme de leur mandat. Leur application à affronter les conjonctures et à répondre aux besoins, nouveaux ou anciens, « les montre généralement plus flexibles et mouvants » (Montpetit, 2012).
39L’interdépendance de deux évaluations. L’essentiel de l’action publique, dont les produits et les services à la population qu’elle sous-tend, résulte donc de l’interaction d’apports consécutifs de deux types d’analyses. Soit l’évaluation des élus qui assument la fonction gouvernementale et celle des agents de l’Administration. Et au premier chef parmi ceux-ci, celle des dirigeants de la fonction publique de l’État. Or comme le démontrent les réflexions préoccupées des critères qui permettent de saisir la politique concrète (Weil, 1957), force est de constater que la fonction administrative constitue le point d’enchâssement du « raisonnable » souhaité par les autorités politiques de l’heure dans le « rationnel » qu’impose l’épaisseur du réel. Et ce, encore davantage depuis l’instauration de l’État de droit dont les principes commandent le respect de l’égalité des titulaires du statut de citoyen, la légalité de l’action conduite et la prise en compte de la hiérarchie des lois.
40C’est dans ce contexte que l’on est venu à comparer la vision des acteurs politiques aux plans de l’architecte. Même réfléchis longuement, voire amendés selon l’évolution des objectifs poursuivis ou des besoins à satisfaire, ceux-ci se voient ultimement soumis aux contraintes du génie, des ressources disponibles et mobilisables en temps utiles, de même qu’aux valeurs et aux connaissances qui éclairent les choix de gestion qu’exerce le maître d’ouvrage ou l’opérateur chargé des actes administratifs et de la prestation de service. Mais aujourd’hui, il est difficile de séparer aussi nettement les fonctions gouvernementale ou politique d’une part, et administrative ou managériale d’autre part, tant elles sont imbriquées dans les régimes démocratiques. Or cette proximité en amont et en aval des décisions peut soulever des risques opérationnels et des enjeux éthiques. En effet, chaque acteur a naturellement ses préoccupations propres et poursuit des finalités en fonction de sa logique d’action. Le défi dans la gestion des affaires publiques se trouve de ce fait constamment dans l’équilibre entre les soucis politiques ou partisans spontanément rivés sur le court terme et la continuité à long terme inspirée par les principes de l’État de droit. D’où l’intérêt de se pencher sur les conditions qualitatives de la relation politico-administrative.
41Des objets de tension récurrente. Un débat constant, dont les accents sont parfois pathétiques, est entretenu au sujet des rôles et des prestations attendus des fonctionnaires et ceux des élus. Cette tension a été principalement étudiée à travers l’idée de la dichotomie et de la complémentarité politico-administratives. Cette conceptualisation reconnaît à la fois une démarcation et des relations nécessaires entre des acteurs vus comme les relais légitimes de deux ordres de statut. Ainsi, les rapports doivent en tout temps faire le pont entre des monopoles, des responsabilités, des expertises et des prérogatives. Cette interface renvoie donc plus fondamentalement à l’échange transparent, à la mise en compatibilité d’informations factuelles détenues, en vue d’une décision concertée suivie d’actions cohérentes soumises à un contrôle conséquent de l’autorité hiérarchique.
42Avec un tel ordre du jour, il est facile de deviner que les enjeux et les défis que comporte la dynamique d’interface politico-administrative peuvent susciter des tensions et soulever des dilemmes, parfois même des dérives. D’autant que les pratiques dans cette zone marquée par la confidentialité et non régulée sont souvent instables et la qualité des rapports soumise à des fluctuations liées à diverses variables, dont l’éthos des acteurs. Bref, un contexte qui peut entraîner des dysfonctionnements de diverses natures et portées. Des défaillances que certains régimes démocratiques ont peinées à contenir au cours du dernier siècle.
43Certes, l’interface politico-administrative constitue par nature une aire instable, soumise à divers aléas. Certains sont d’ordre structurel. D’autres, tributaires du contexte et des conjonctures comportent néanmoins des traits communs.
44Le défi de la qualité de la décision publique. Le lien entre les valeurs du système démocratique, les standards de l’éthique publique et les valeurs professionnelles sont généralement au centre des problématiques qui peuvent surgir. Et ce, tant dans les rapports qui s’imposent en amont des décisions de l’autorité compétente qu’au moment des interrelations qui se justifient en aval compte tenu des prescriptions du droit habilitant.
45En amont des décisions de l’autorité compétente, la pertinence des actions ou mesures nouvelles soumises pour examen, par l’une ou l’autre des parties, occupe le premier plan. Du moins en dehors des épisodes de « crise », appréhendée ou avérée, qui viennent périodiquement perturber le déroulement planifié. La substance des dispositions et les ressources nécessaires aux activités envisagées sont omniprésentes à ce stade. La connaissance des normes juridiques et leur hiérarchie se révélant capitales dans un État de droit, l’Administration doit s’en montrer garante dès cette étape. L’examen des possibilités de voir le pouvoir législatif adopter en temps utile un droit nouveau pour satisfaire les besoins identifiés exigera l’éclairage des services spécialisés du gouvernement et l’appui du conseil des ministres. Une fois cet accord de principe obtenu, normalement les réflexions se complètent sur les dispositifs opérationnels à décider pour l’atteinte des objectifs souhaitée, et ce, idéalement avant de procéder à une annonce publique détaillée. L’appréciation des options relatives aux voies et aux moyens pour la mise en œuvre des actions est instruite par le responsable administratif. Les dotations nouvelles ou les réaménagements des ressources financières disponibles commandent également une démarche concertée et synchronisée de l’autorité politique et du haut dirigeant administratif auprès des organismes centraux du gouvernement. Seuls ces derniers peuvent décider de l’allocation de moyens supplémentaires ou approuver les réallocations qui dépassent les attributions des autorités d’un secteur.
46En aval des décisions structurantes, les questions concernant le cadre de gestion pour la mise en application de la politique, du programme ou autre action prennent la première place dans les rapports d’interface. Celles rattachées au choix de l’opérateur, interne ou externe, chargé de la production des actes administratifs, des biens ou services sont tranchées. L’organisation et l’encadrement étant délégués à l’autorité administrative, l’articulation des normes et l’identification des dispositifs assurant l’accessibilité aux produits ou aux aides publiques et leur prestation selon les standards décidés occupent alors le centre des échanges. De même sont alors précisées la nature, la forme et la fréquence avec lesquelles l’autorité hiérarchique se verra transmettre des informations sur le déroulement des activités. Celles-ci lui permettront d’assurer le suivi et le contrôle qui lui appartiennent et éventuellement de décider de ses contributions pour l’aplanissement des écueils. Les manifestations de satisfaction ou d’insatisfaction des publics ciblés préoccupent fortement le responsable politique et habituellement un membre de son cabinet est chargé de leur compilation.
47Le nombre réduit des « acteurs » dont la responsabilité est engagée. Il convient de préciser à nouveau que dans les organisations qui composent le secteur public, les rapports politico-administratifs déterminants impliquent un nombre restreint de décideurs. Dans un cadre aussi hiérarchisé, seules les deux personnes qui occupent le sommet de l’entité organisationnelle ont la légitimité pour conduire de telles tractations compte tenu du pouvoir décisionnel dont elles disposent. Attribution conférée, il sied également de le rappeler, avec l’accord du chef de l’exécutif.
48Néanmoins, spécifions que le responsable hiérarchique, soit le titulaire du statut de ministre « responsable » de l’application de la loi constitutive d’une structure publique, associe habituellement le directeur de son cabinet à ces échanges, à titre de chef de son état-major politique. En certains régimes démocratiques, comme en traitent des contraintes et des excès plusieurs articles de ce numéro, ce dernier peut se voir doté d’une délégation de l’autorité administrative du ministre (ex. : pouvoir de signature) lorsque de telles pratiques sont prévues aux modes de fonctionnement des institutions.
49Un mode de fonctionnement contraignant. Pour qu’opère correctement cette relation, des échanges doivent se tenir à un rythme régulier, voire soutenu malgré les autres charges des participants. Les discussions importantes se déroulent normalement dans la discrétion, et leur teneur gardée confidentielle par souci d’efficacité et de respect à l’égard du statut des parties prenantes. Aussi, aux yeux des effectifs des structures sectorielles, cet espace justifie-t-il le qualificatif de « boîte noire ». Les agents et les cadres sont habituellement saisis, au mieux, de la seule conclusion des concertations qui concernent directement leurs tâches. De l’extérieur, ces relations et l’esprit ou les attitudes qui les animent, s’avèrent donc difficiles à documenter. C’est le cas pour les scientifiques de diverses disciplines, comme pour les rares commentateurs médiatiques qui s’intéressent à cette dynamique cruciale.
50Un ordre du jour chargé. Dans les régimes de longue tradition démocratiques qui nous intéressent ici, l’acte décisionnel de l’autorité juridiquement compétente s’impose constamment comme l’enjeu premier des rapports d’interface politico-administrative. D’autant qu’un tel arrêté a une portée contraignante pour les parties prenantes, les entourages qui dépendent de ces autorités, et, surtout, il est susceptible d’avoir des impacts ou de générer des effets, recherchés ou non, sur les composantes de la société.
51À l’échelle d’un département ministériel, les questions prioritaires débattues portent pour l’essentiel sur la détermination des buts et des modalités de l’action publique, les moyens qui pourront être dégagés pour sa mise en œuvre, la conduite des activités et leur supervision. Les engagements électoraux, les résultats des veilles et des études sur l’évolution des besoins de la société ainsi que les conclusions des contrôles caractéristiques du service public nourrissent les échanges.
52En somme, la finalité des rapports d’interface politico-administrative est au cœur de l’action publique. Ils visent à rendre compréhensibles aux dirigeants aussi bien les faits de société que ceux à caractère politique, institutionnel et opérationnel dans les différents domaines ou secteurs qui relèvent d’attributions reconnues à la puissance publique. Le pilotage adéquat des échanges qui occupent cet espace doit donc permettre la compréhension des phénomènes, les enjeux de société qu’ils suscitent et l’articulation des problématiques que les réalités priorisées soulèvent. Il doit également favoriser l’examen complet des options de solutions, politiques et administratives, qui s’offrent. Bref, l’interface politico-administrative sert au « déploiement des processus informatifs et intégrateurs sur lesquels se fondent les décisions de gouvernance issues de logiques différentes » (Lebraty et Teller, 1994).
53L’obligation de référer à des entités tierces. S’ajoutent les discussions pour décider de l’opportunité de référer de concert à des instances institutionnelles (politiques, administratives, judiciaires ou juridictionnelles) ou des entreprises privées pour voir traiter certains aspects ou situations. Notamment celles dont les enjeux dépassent les compétences détenues par les autorités d’un secteur.
54Au sein même du pouvoir exécutif, les démarches pour fin de l’obtention d’avis favorables sur divers sujets auprès d’entités paires sont récurrentes. Ces procédures, en particulier celles pour l’accroissement de crédits, l’autorisation d’une activité à caractère intergouvernemental, et même un recours à la formule de « marchés publics », nécessitent des stratégies et des gestes concertés. Le suivi de ces procédures au profit de l’organisation et de l’intérêt public exige également une vigilance dont les critères sont partagés. Les démarches auprès d’organes des autres pouvoirs institutionnels doivent évidemment s’accommoder de calendriers et de processus régis par un protocole strict. Les rapports avec les composantes de la société civile, voire les médias, justifient non moins un dialogue constant, pas uniquement en période de crise ! Finalement, en cas de blocage ou de conflit dans le cadre des relations d’interface dans une structure sectorielle, un arbitrage s’impose. Les parties savent qu’il s’en suit une reddition de comptes au chef de l’exécutif. Une démarche qui ouvre sur une évaluation, toujours déterminante, de la capacité des acteurs concernés à relever ensemble les défis de leurs charges complémentaires.
55Dans les régimes démocratiques, la fin et le début d’une mandature mettent toujours l’interface politico-administrative et les rapports qu’elle nécessite ou induits, sous haute tension.
56Lorsque les autorités désignées sont peu rompues aux exigences des affaires publiques et aux spécificités de leur gestion, l’interface politico-administrative se trouve encore plus sous pression. Les rapports risquent de se tendre et de se dégrader rapidement si, pressés d’agir, les titulaires de la fonction gouvernementale ont des difficultés à assumer les devoirs de leur charge en accord avec les prescriptions de la hiérarchie des lois et les prérogatives des pouvoirs législatif ou judiciaire. Des ambitions qui peuvent conduire à des blocages retentissants ou des impasses et enchevêtrements inextricables. Des évènements qui menacent de se répéter lorsque les effectifs qui composent les structures – comptables d’accueillir, de conseiller et de fournir un soutien adapté à l’autorité de l’heure – maîtrisent mal ce type d’obligations inhérentes à leur situation organisationnelle. De même, lorsque les membres d’un état-major politique (cabinet), fraîchement nommés, ne sont pas conscients des frontières qu’impose leur statut, notamment dans les rapports avec les services administratifs.
57La démission d’un gouvernement. Des tensions inévitables marquent la période qui suit la démission d’un gouvernement. Les attributions du Conseil des ministres et celles de ses membres doivent se confiner à l’expédition des affaires courantes et aux situations d’urgences. Et ce, en prenant soin, sous le contrôle de l’Administration – qui normalement opère alors sur directive émise par le Secrétariat du gouvernement sortant ou le premier fonctionnaire de l’appareil institutionnel –, de ne pas prendre de mesures qui engagent l’avenir. En parallèle s’enclenche ordinairement une période électorale dont les discours risquent d’interpeller les effectifs opérationnels, ciblant souvent missions et ressources allouées pour réaliser les activités qui leur sont dévolues. Des mises en cause qui ne doivent pas générer des réactions déplacées, partisanes ou outrancières. C’est dans un tel contexte, particulièrement chargé et déstabilisant, que les hauts dirigeants administratifs, du centre et des secteurs, doivent planifier et organiser un programme de transition, puisqu’un « nouveau » gouvernement, même si ce sont les mêmes personnalités qui le composent, sera inéluctablement formé et devra être accueilli dans les formes.
58L’installation de nouveaux titulaires de la charge gouvernementale. Le professionnalisme, individuel et collectif, démontré par les hauts dirigeants administratifs pour assurer le bon déroulement de ces épisodes, contribuera certes au climat qui présidera à la prise de contact avec les membres du nouveau gouvernement et leur installation. Ces conditions, si remplies adéquatement, favoriseront en effet l’intégration et l’exercice des pouvoirs et des contrôles qui reviennent aux autorités politiques. Surtout, elles serviront de démonstration de la loyauté institutionnelle, de la rigueur des responsables en poste et de leur respect des dispositions du service public. Assises nécessaires à la construction d’une relation d’interface politico-administrative judicieuse, efficace et qui se montre déférente à l’égard du statut des parties prenantes. Des rapports essentiels dont la garantie de la bonne tenue est impérative à la pérennité des institutions.
59En effet, en ce domaine, une prémisse qui se révèle imprudente est l’assertion qui veut que – dans le secteur public – plus le profil idéologique ou les buts politiques ou personnels des acteurs administratifs sont alignés sur ceux des politiques, plus la transmission de l’information est précise et efficace, plus elle a un rôle positif dans le processus décisionnel, la qualité des résultats recherchés et celle de la mise en œuvre des mesures. La plupart des études empiriques sur la « communication hiérarchique » (voir par exemple, Helgerson, 1996 ; Buring, 2001 ; Wolfberg, 2014) démontrent pourtant que des profils aux préférences alignées ne sont pas garants d’une circulation de l’information maximisant la pertinence de la décision et celle de son application. Ces études attestent plutôt que l’échange franc, articulé et complet est synonyme – prolongement incisif du principe : « l’autorité politique a constamment droit à toute la vérité » – de transmission complète et efficace. Selon les options d’actions à la disposition du décideur, et eu égard à son niveau de compréhension des problèmes à résoudre, des éclairages distanciés – de préférence à ceux naturellement ajustés à ses a priori – favorisent des diagnostics qui améliorent la qualité de la décision et de l’action.
60L’ambition d’établir et d’entretenir une confiance réciproque. Certes, une autre prémisse naïve voudrait qu’il existe naturellement un lien de confiance « endogène » dans la relation d’interface entre les autorités politiques et l’administration publique. Une présomption qui ne résiste évidemment pas à l’épreuve du réel.
61En effet, la confiance n’est jamais donnée. Au lendemain de tout scrutin qui décrète un changement gouvernemental, elle se montre même particulièrement conditionnelle. Cela se perçoit à plusieurs signes dès l’épisode de la prise de contact pour planifier la transition. Encore plus lorsque cette phase s’étire sur plusieurs semaines comme le prévoient plusieurs régimes présidentiels. Les rapports de l’Administration avec l’« autorité sortante » et ceux qui doivent s’initier avec les représentants de l’« autorité désignée » doivent fournir la garantie d’être limités et cloisonnés de façon stricte.
62Les conditions d’une crise de confiance majeure sont présentes quand un scrutin débouche sur un résultat imprévisible ou improbable à la suite d’une compagne électorale qui s’est avérée « déboussolée ». Une conséquence souvent de l’implosion de formations rompues aux impératifs de l’exercice du pouvoir. Mais d’autres pratiques, licites ou non, peuvent conduire à un tel résultat en réussissant à « fédérer » les mécontentements. Des circonstances qui favorisent, comme on le trouve fréquemment dans les démocraties naissantes, l’accession aux postes d’autorité d’un personnel politique inexpérimenté dans la gestion des affaires publiques. Des intervenants qui, il va sans dire, ne partagent pas a priori avec les agents qui les accueillent – perçus rituellement comme la seule opposition restante (?) – une culture commune de la répartition optimale des rôles, des responsabilités et des apports entre le politique et l’administratif dans un régime d’État de droit mature.
63À la suite d’une élection qui provoque une alternance gouvernementale inattendue, les rapports d’interface sont sous haute tension tant que le programme de gouvernement n’est pas suffisamment articulé. Carence fréquente lorsque les débats n’ont pas réussi à faire élucider raisonnablement les intentions ou les propositions mises de l’avant par les candidats vainqueurs du scrutin.
64D’abord voués à la prise de contact, aussi bien au centre que dans les secteurs, les premiers rapports priorisent normalement l’ajustement des « agendas » aux calendriers institutionnels (législatif et budgétaire) et l’installation des chantiers pour la concrétisation des mesures nouvelles qui ont été l’objet d’engagements électoraux prioritaires. S’ajoutent les décisions à prendre sur le sort des mesures existantes, remises en question durant la compagne, à la lumière des droits reconnus. Mais à cette étape, c’est surtout le poids de l’incertitude qui règne. Personne ne peut, à ce stade, présumer du résultat des coordinations et des arbitrages intragouvernementaux à venir, ni du sort qui sera réservé aux pratiques en vigueur. L’ambiguïté entoure donc l’application de tout élément du programme électoral qui nécessite, sur le plan légal ou budgétaire, le concours des législateurs. Par ailleurs, cette phase délicate exige une grande vigilance des dirigeants administratifs. Ils doivent garantir la continuité et la qualité de la prestation des services publics existants aux citoyens qui y ont droit. Il leur appartient de s’assurer que les effectifs des différents services ne négligent pas leur mandat. Encore moins la qualité du service dans les rapports avec les prestataires qui y ont droit, et ce, même si à titre d’électeurs ils partagent l’argumentaire négatif des nouveaux élus à leur endroit ou approuvent l’éventuelle abolition des mesures. C’est d’abord sous cet aspect que l’Administration contribue indiscutablement à la confiance en sa neutralité et à celle des institutions publiques.
65Les défis s’aggravent si la communication interne et externe des nouveaux titulaires se montre confuse. La répétition d’un discours simpliste ou superficiel en direction des agents administratifs et de leurs dirigeants est un exemple, notamment si les propos sont émaillés d’accents partisans réservés à la mobilisation d’une base électorale. À ce stade, l’acharnement de politiques, néophytes en gestion des affaires publiques et gouvernementales, à vouloir constamment occuper l’espace médiatique complique également les choses, et ce, tant que ne peut être offert un contenu précis et détaillé aux messages « rénovateurs » diffusés avant l’élection. De telles méthodes entachent la crédibilité des nouveaux dirigeants politiques et mettent l’Administration dans un embarras qui peut perdurer.
66Mais, il n’en demeure pas moins qu’au lendemain d’une élection, quel que soit le contexte ou l’ambiance, les citoyens des États démocratiques s’attendent à ce que l’administration publique prenne toutes les dispositions qu’autorise l’État de droit pour respecter la décision des urnes. C’est là une mission impérative inscrite au cœur du contrat social qui prévaut dans toutes les démocraties libérales. Cette responsabilité incombe en priorité aux hauts dirigeants administratifs, à titre individuel et collectif, dans l’exercice de leurs diverses attributions. Et parmi celles-ci, la plus décisive à ce stade est certes l’établissement et l’entretien de rapports appropriés avec les autorités politiques légitimées d’assumer le pouvoir.
67Les stratégies des acteurs. Au terme de ce bref panorama de facteurs qui pèsent sur l’interface politico-administrative, deux phénomènes dont les effets peuvent être interreliés méritent d’être évoqués : les stratégies communicationnelles utilisées dans ces relations et le poids des préoccupations personnelles.
- 8 Aussi bien l’interface verticale entre élu et autorité administrative, et celle qu’entretient cette (...)
68En principe (valeur commune dans les États de droit), les administrateurs publics et les élus doivent exercer leurs fonctions et entretenir des rapports qui s’élèvent au-dessus de leurs intérêts personnels et/ou étroitement partisans. Dans la réalité, des soucis de cet ordre ont naturellement un poids dans le choix des modes qui marquent les échanges. Ainsi, de tels paradigmes peuvent teinter les interrelations dans toutes les zones « interfacielles » auxquelles ces dirigeants participent8.
69Par exemple, à l’échelle d’un secteur, lorsque le principal en début de mandat est considéré comme « naïf », de hauts responsables en poste pourraient user d’un langage « enflé » afin d’occuper l’espace discrétionnaire ainsi concédé pour façonner les décisions selon leur « perception du monde ». Des préférences ou des convictions personnelles, idéologiques, professionnelles, favorables à des modèles de politiques publiques ou à des types de programmes qui privilégient sans raison objective des profils d’opérateurs. Ou bien, des ambitions et des enjeux de carrière, y compris ceux d’après mandat, peuvent influer sur le choix du mode et de la stratégie communicationnelle adoptée. De même, au moment où le politique est en situation d’apprentissage ou de vulnérabilité (fréquente en inauguration de mandat), celui-ci peut avoir plus souvent recours aux fonctionnaires du rang, notamment pour éviter les impairs. Ce qui pourrait inciter ces derniers à profiter de cette fenêtre d’opportunité pour valoriser certaines idées ou initiatives propres à leur unité ou à eux-mêmes.
- 9 Principale conclusion qui se dégage de la thèse de maîtrise de Benoît Béchard intitulée « L’interfa (...)
70Des appréhensions qui justifient que des ministres, expérimentés ou agissants à la suggestion du centre, réduisent l’ordre du jour des huis clos bilatéral aux questions financières et budgétaires et à celles touchant les projets gouvernementaux d’envergure sur lesquels ils auront à discuter en Conseil des ministres. Et ce à la faveur de rencontres régulières réunissant tous les cadres supérieurs du ministère. C’est également le souci de se mettre à l’abri des biais de valeurs étroites qui incite la plupart des autorités hiérarchiques à souhaiter, à répétition, un transfert de renseignements riches en options contradictoires qui pourront être débattues en amont de la prise de décision9.
71En guise de conclusion, quelques observations sur l’état des réflexions entourant la question éthique récurrente qui marque les rapports d’interface politico-administrative, à savoir : le titulaire d’un emploi public doit-il toujours obéir aux ordres ? Une problématique qui est source de dilemmes difficiles, tant sur le plan de l’administration centrale que sur celui des appareils décentralisés.
72Reconnaissance des assises du pouvoir hiérarchique dans l’administration publique. Diverses disciplines analytiques reconnaissent que le pouvoir hiérarchique est l’expression même du principe d’autorité, qui est un des éléments fondamentaux qui structure l’Administration dans le secteur public. S’interroger sur son contenu implique que l’on se demande ce qui légitime ce pouvoir et que l’on se penche sur les modalités de son exercice.
73Une triple justification traduit bien cette particularité que l’on trouve dans ce secteur. Tout d’abord, sur le plan des valeurs portées par le contrat social au sein des sociétés démocratiques, servir la puissance publique n’est pas équivalent d’être à l’emploi d’une entreprise du secteur privé, mais être investi d’une parcelle d’autorité publique. L’Administration est donc la puissance collective en action. Ses agents ne peuvent être placés dans la même situation juridique que les salariés de droit privé qui sont, en théorie, dans des conditions égalitaires à plusieurs égards par rapport à l’employeur grâce aux lois sur le travail. L’institutionnalisation d’un pouvoir hiérarchique fort est la traduction concrète de cette situation inégalitaire entre l’employeur et l’employé.
74La justification fonctionnelle répond pour sa part à des considérations pratiques. L’exécution du service public implique une double obligation : assurer la qualité et la continuité du service et unifier le commandement. Ce dernier est vu plus efficace et transparent pour fin de contrôle dans la durée si un lien de subordination entre tous les individus de la structure administrative est respecté.
75La justification juridique couronne les considérations philosophiques et pratiques par un argument qui renvoie au respect du droit. En régime démocratique, l’Administration est tenue de se conformer au droit : elle doit respecter le principe de légalité. Ainsi, un subordonné ne doit obéir à son supérieur que si, et seulement si, celui-ci obéit à la loi et aux règles déontologiques qu’il est chargé d’appliquer. Dans un tel cadre, le principe d’obéissance hiérarchique n’est qu’une des modalités d’obéissance à la loi, ce qui suppose que tout fonctionnaire doit, dans une certaine mesure, se faire juge de la légalité des ordres qu’il reçoit.
76Impacts du principe d’obligation hiérarchique. L’obligation hiérarchique qui structure le fonctionnement des appareils public induit donc des conséquences pratiques. D’une part, comme cela a été évoqué, l’autorité hiérarchique dispose d’un pouvoir général d’organisation. Ce qui inclut celle de la production des actes administratifs et la prestation des services. D’autre part, l’agent public doit se conformer aux prescriptions émanant des supérieurs qui composent la ligne d’autorité hiérarchique. Ces instructions se présentant sous deux formes principales : des directives à l’attention de l’ensemble du personnel, et des ordres individuels, transmis sous mode écrit et oral.
- 10 Situation statutaire dont les inconvénients sont traités par les auteurs des textes sur la Belgique (...)
77Il convient de souligner qu’à l’intérieur de ces balises, le titulaire du statut de fonctionnaire, ou autre classement appareillé, doit obéissance uniquement aux personnes qui composent la hiérarchie (supérieur immédiat et supérieur hiérarchique) à laquelle il participe. C’est-à-dire un intervenant qualifié formellement de détenteur d’un poste d’autorité inscrit à la structure à laquelle ce subordonné appartient. Par conséquent, une autorité soumise aux mêmes règles et standards éthiques et déontologiques. On notera également – « surtout ! » penseront peut-être les agents publics exposés aux pressions de personnels politiques non titulaires d’une délégation de responsabilité10 – que, dans la plupart des administrations publiques, le personnel des cabinets ministériels (conseillers ou attachés politiques de tout acabit) ne fait pas partie de la ligne hiérarchique qui s’exerce sur les fonctionnaires. Bref, dans un État de droit, l’agent ne doit obéir à son supérieur que si celui-ci, et seulement dans ce cas, a la compétence juridique pour commander et que, ce faisant, il se soumet à toutes les lois qu’il est chargé d’appliquer.
78Reste que par imprudence, négligence ou passivité consciente, voire par activisme militant, des agents de tout rang peuvent être exposés ou se rendre complices de diverses irrégularités en se soumettant aux désirs ou commandes d’un intervenant n’appartenant pas à la ligne hiérarchique. Que les conséquences soient la rupture d’égalité de traitement et d’accès aux services publics, une atteinte aux règles conventionnées de l’économie de marché (liberté du commerce ou conditions de concurrence, dispositifs inhérents aux contrats publics), ou encore une signification abusive d’infraction ou même une voie de fait, un ordre illégal ou une instruction non statutairement fondé est d’autant plus grave pour sa responsabilité qu’il est d’office détenteur d’une parcelle de l’autorité publique.
79Dans un État de droit, l’autorité hiérarchique qui prend des décisions et donne des ordres doit respecter la loi. Si l’instruction est illégale ou met en danger la sécurité publique, l’agent peut être affranchi de l’obligation de donner suite ; ce sont les limites tenant à la qualification juridique des prescriptions. Mais, parfois, en dehors de toute considération juridique, l’ordre émis peut heurter la conscience individuelle des exécutants. C’est alors sur le terrain de l’éthique et de la morale personnelle qu’il faudra chercher des éléments de réponse.
80Reste que dans les régimes sous l’empire du droit civiliste, dans lesquels le droit administratif est habituellement largement développé, la jurisprudence des tribunaux en est venue à préconiser un certain nombre de distinctions.
81Dans plusieurs régimes, le fonctionnaire est affranchi de l’obligation du respect d’un ordre si deux conditions cumulatives sont remplies. Il faut que l’instruction soit manifestement illégale ou de nature à compromettre un intérêt public. Par exemple, si sont inscrites, sur sommation du supérieur hiérarchique, sur la liste des bénéficiaires d’une aide financière, des personnes qui ne rencontrent pas les conditions requises. Les tribunaux devraient alors se prononcer sur le fait de savoir si l’irrégularité constitue une faute disciplinaire de l’agent, ou si, au contraire, l’action sur ordre mettait à l’abri de poursuites. Ainsi, dans certains cas, non seulement le fonctionnaire est dispensé du devoir d’obéissance, mais il se rend coupable d’une faute s’il exécute l’instruction.
82Mais encore faut-il que soit clair ce qu’il faut entendre par « ordre manifestement illégal de nature à compromettre gravement un intérêt public ». Pour la plupart des tribunaux, l’illégalité manifeste ou évidente d’un ordre est celle qui tombe sous le sens de tout agent normalement informé. Ainsi sont des instructions manifestement illégales un ordre donné insusceptible de se rattacher au pouvoir détenu par un supérieur, ou celui émis par un intervenant dont le champ d’autorité n’inclut pas le poste de l’agent. La jurisprudence de certains pays a de plus précisé les conditions de ce qu’il fallait entendre par « susceptible de compromettre gravement un intérêt public ». Ces conditions prennent en compte les effets juridiques de l’ordre illégal : il faut que les instructions soient de nature à compromettre gravement le fonctionnement du service public ou un intérêt public.
83Ce scénario n’est rarement prévu ni par le statut des agents ni par les lois. Il s’agit des multiples cas de figure où un agent doit répondre à un ordre qui lui pose un cas de conscience, soit parce qu’il ne partage pas la conception ou la philosophie de l’élu qui lui a transmis l’ordre, soit qu’il pense que la décision est inopportune ou mauvaise. Par exemple, l’ordre de retenir une information à la suite d’un incident technique, ou encore l’affectation de crédits sur une campagne de communication promotionnelle alors que manquent des ressources pour assurer la production ou la prestation jugée professionnellement minimale de services aux citoyens qui y ont droit.
84Dans ces cas, l’ordre n’est pas illégal, mais on se considère comme faisant face à de mauvaises décisions. Mais n’y a-t-il pas alors, un devoir professionnel supérieur d’organiser une fuite qui obligera à remettre les crédits sur la bonne décision ? Il n’y a pas de réponse type. Dans ce cas de figure, c’est l’éthique envisagée comme un ensemble de conduites ou de comportements concrets qui cherchent à concilier des exigences morales abstraites, les règles de droit en général, et certaines situations imprévisibles et floues auxquelles peut être confronté à un moment où à un autre de sa carrière tout agent public. La conclusion est propre à chaque agent qui fournira des éléments de réponse.
85C’est ce que l’on entend lorsqu’on énonce que l’éthique repose sur la conscience individuelle. Tout dépend des standards propres que s’est fixés l’agent dans sa relation avec les supérieurs hiérarchiques et dans sa relation avec lui-même. D’où également la limite des chartes et des codes de déontologie qui ne feront que reprendre la régulation contenue dans le statut général ?
86Aux prises avec une décision inique ou un ordre qui pose un cas de conscience à l’agent, quatre attitudes peuvent être recensées selon la conception qu’il développera de son éthique professionnelle.
87La stratégie dite de « collaboration inconditionnelle » repose sur l’idée que l’agent public n’a pas à avoir de cas de conscience avec les décisions qu’il exécute et les ordres légaux qu’il reçoit. À partir du moment où l’ordre n’est pas illégal, il doit appliquer les décisions de l’autorité légitime. Cette conception est à rattacher à la doctrine de « l’obéissance passive » qui a toujours cours au sein des fonctions publiques, policières ou militaires, relevant des missions régaliennes. Néanmoins, étant donné que l’on se situe hors des cas d’un ordre illégal et sur le terrain de la conscience individuelle, cette attitude est revendiquée chez certains gestionnaires et agents de l’Administration.
88La stratégie de « critique » ou « d’alerte » interne repose sur une conception opposée du commandement. Cette attitude, qui se rattache à la théorie selon laquelle l’agent public a un devoir d’alerte et de critique d’une action qu’on lui demande si elle est illégale, mais aussi s’il y a carence de moyens ou de crédits, voire si elle est inopportune ou mauvaise à ses yeux. Dans la discussion qui s’instaure, l’agent peut faire valoir ses responsabilités futures au cas où elles seraient engagées ou encore alerter l’autorité supérieure sur les conséquences qu’entraînerait l’exécution de l’acte. On voit bien que, dans ce cas, cela renvoie également à la conception et à l’éthique professionnelle de l’intervenant.
89La stratégie de « résistance » repose sur l’idée qu’il ne faut pas appliquer les décisions qui paraissent inopportunes ou mauvaises, et les dénoncer. C’est l’attitude la plus difficile à avoir du fait des relations de subordination qu’il existe.
90La dernière des stratégies est la plus radicale : c’est la démission. Cette stratégie n’est bien sûr envisageable que pour les postes de haute responsabilité. Elle consiste à tirer les conclusions de son désaccord avec l’autorité élue démocratiquement. En effet, pour les emplois supérieurs, le système repose sur une clause de confiance entre l’agent et l’autorité élue. Cette confiance doit jouer dans les deux sens. Si elle n’existe plus, l’autorité élue et l’agent cadre supérieur doivent pouvoir prendre congé l’un de l’autre. À ce niveau de responsabilité, il faut qu’il y ait un minimum de philosophie et de vision de service public en commun. En cas de désaccord entre les deux autorités politique (hiérarchique) et administrative (le fonctionnaire d’autorité), l’agent doit en tirer les conclusions et partir.
91On comprendra que la valeur de ces postures est relative. On comprendra également que la multiplication du recours à certaines d’entre elles justifie la classe politique à favoriser les pratiques du spoil system. Quelle que soit l’attitude que le fonctionnaire adopte, il faut savoir également qu’il est seul face à sa décision, à moins que les dispositifs de l’infrastructure éthique n’aient évolué sous les pressions de l’opinion publique.
92L’évolution des valeurs des sociétés démocratiques a rejailli sur la conception de l’obéissance hiérarchique. Alors que la première moitié du XXe siècle était toujours marquée par une conception autoritaire du principe de la soumission hiérarchique, développée sur le modèle militaire, la période contemporaine suggère certes une vision plus « nuancée » des conditions du commandement dans ces institutions.
93Si l’autorité hiérarchique était à l’origine un précepte absolu : le « chef » donne des instructions à son subordonné et celui-ci doit les suivre inconditionnellement à la lettre (théorie dite de l’obéissance passive), « sans murmures » et dans l’anonymat, les ambiances ont changé dans un grand nombre de régime politique. Les enjeux de transparence et les soucis éthiques imposés par la population, l’atténuation de l’anonymat des fonctionnaires en commission parlementaire et la présence dans les médias, les progrès de l’idée d’une « administration démocratique » nécessitant leur participation à des concertations aux divers stades avec les composantes de la société civile, etc., convergent tous vers une clarification de la responsabilité d’obligation hiérarchique.
94Cette vision moderne – présente aujourd’hui à des degrés divers, il est vrai, dans la plupart des régimes démocratiques – commande que la charge publique détenue par le fonctionnaire comporte fondamentalement un devoir de vigilance et d’alerte à l’égard des ordres reçus.
95Le statut d’agent public n’est pas le fait de titulaires réputés avoir « l’encéphalogramme plat » qui se montrent des exécutants serviles. L’exercice des charges publiques qu’ils détiennent s’enracine dans les mêmes principes que celle des élus, bien qu’elle leur soit subsidiaire et complémentaire. La cohérence à l’égard des valeurs démocratiques et la loyauté envers les citoyens qu’elles impliquent obligent certes à une attitude de vigilance par rapport à un ordre illégal ou injuste.
96En conséquence, le code de déontologie des agents publics (normes éthiques codifiées dont les agents doivent, en tout temps, pouvoir rendre compte de l’observance) devrait explicitement rendre légitimes des pratiques normalisées associées à ce devoir de vigilance. Non plus des gestes ou des comportements vus hors des standards et suspectés de déloyauté ou d’insubordination.
97L’agent public doit ainsi pouvoir interroger l’ordre reçu. Il devrait également pouvoir vérifier l’instruction qui lui est adressée auprès de différents membres de sa ligne hiérarchique, au-delà de son supérieur immédiat. Selon l’idée que l’on « est plus intelligent », et moins sujet à occulter certaines dimensions à trois ou quatre qu’à deux.
98Si l’affaire ne bouge pas, ce fonctionnaire devrait pouvoir se faire répéter l’ordre en demandant sans entrave à l’autorité émettrice : avez-vous bien mesuré les conséquences de l’instruction donnée ?
99Si l’instruction est maintenue, il devrait être « normalisé » que le titulaire du statut de fonctionnaire doit, sans crainte de représailles, demander une confirmation de l’ordre par écrit en faisant valoir ses responsabilités administratives, civiles, voire pénales et éthiques qui peuvent être engagées.
100Enfin, si l’action demandée contrevient à l’ordre public ou à la sécurité de la population, voire à une loi ou à une procédure officielle qu’il est chargé d’appliquer, le fonctionnaire devrait pouvoir refuser d’exécuter l’ordre. Le respect des dispositions précédentes le rendant apte à répondre de cet acte devant une juridiction compétente.