1Il est difficile de trouver des recherches comparatives incluant l’administration publique suisse. Certes, des travaux descriptifs sont à disposition, permettant ainsi une meilleure connaissance du fonctionnement et des subtilités des administrations en Suisse (Germann, 1996 ; Urio, 1984 et 1989), voire de mieux appréhender leurs évolutions récentes (Lienhard et al., 2005 ; Varone, 2006). Un certain nombre d’autres écrits scientifiques évoquent l’administration publique mais sans en faire le centre de leurs analyses (Klöti et al., 2006 ; Kriesi et Trechsel, 2008). À ce jour, un seul article, à notre connaissance, porte sur l’analyse d’une « possible” tradition administrative suisse (Giauque, 2013). Le présent article s’en inspire très largement. Son objectif est de caractériser l’interface politico-administrative suisse, en montrant comment le système institutionnel suisse en façonne la spécificité.
2En effet, les rapports politico-administratifs en Suisse sont très largement tributaires des spécificités institutionnelles propres au pays, ainsi qu’à sa tradition administrative, elle-même largement dépendante du système politique et de son histoire. L’administration publique centrale (fédérale) et décentralisée (cantons et communes) en Suisse est difficilement catégorisable, dans la mesure où elle correspond à plusieurs critères propres à plusieurs traditions administratives (anglo-saxonne, napoléonienne, germanique, principalement). Cette forte hybridité, en matière de tradition administrative, va donc fortement teinter les rapports politico-administratifs, mais aussi les caractéristiques de l’interface politico-administrative.
3Le présent article décrit les spécificités des institutions politiques suisses, pour souligner combien elles influent sur la tradition politico-administrative helvétique. Grâce à cette description institutionnelle initiale, nous évoquons ensuite les particularités des administrations publiques suisses. Il est ainsi possible de revenir sur l’interface politico-administrative pour en exposer quelques traits distinctifs ainsi que quelques évolutions récentes. Il est à noter que l’article traite principalement de l’interface politico-administrative fédérale.
4La Suisse possède des caractéristiques institutionnelles caractérisées par un « fédéralisme coopératif », ou encore un « fédéralisme d’exécution » (Braun, 2000) et par la dimension centrale de la démocratie directe.
5La Suisse est un État fédéral qui comprend trois paliers : la Confédération, les cantons et les communes. Le pays est un État fédéral fortement décentralisé, marque de ses origines, dans la mesure où il a été créé sur la base d’un accord entre cantons (niveau régional ou provincial). Ces derniers possèdent encore une très grande autonomie et indépendance en regard des institutions politico-administratives fédérales. Ceci, malgré une tendance à une centralisation progressive de certaines prérogatives au niveau fédéral, du fait notamment d’une internationalisation progressive de certaines politiques publiques (Kriesi et Trechsel, 2008). En Suisse, il est plus commun de parler de dépendance du niveau fédéral à l’égard du niveau cantonal. Ceci se reflète, notamment, dans la composition des Chambres fédérales. Le système bicaméraliste suisse est fondé sur le Conseil national (Chambre basse représentant la population) et le Conseil des États (représentant les cantons). Cette architecture institutionnelle contribue à faire prévaloir une logique cantonale, car aussi bien les Chambres fédérales (composées de représentants des cantons) que les différents cantons ont la possibilité de contrôler, de modifier, ou encore de proposer des lois ou de soumettre des lois fédérales à référendum.
6La Suisse est également souvent mentionnée comme exemple de démocratie directe (Papadopoulos, 1998). D’un point de vue institutionnel, de nombreuses règles et institutions ont été mises en œuvre afin de préserver la possibilité faite aux citoyens, mais également aux paliers de gouvernance cantonal et communal, de contribuer à la définition des politiques publiques (Kriesi et Trechsel, 2008). La possibilité pour les citoyens de se prononcer sur l’approbation de textes législatifs ou constitutionnels décidés par les différents niveaux administratifs (par le référendum), ou de proposer des modifications constitutionnelles ou légales au moyen de l’initiative populaire est une caractéristique majeure de ce système. En matière de définition des politiques publiques, des phases dites « pré-parlementaires » sont l’occasion d’intégrer les principaux acteurs de la société, souvent les groupes d’intérêt les plus puissants, susceptibles de « bloquer » la phase législative. Cette phase de consultation, souvent extensive et chronophage, est une dimension importante du fédéralisme suisse, facteur correspondant à un modèle de type néo-corporatiste.
7Ainsi, le système politique suisse doit beaucoup aux origines de l’État fédéral, très fortement décentralisé, basé sur des institutions de démocratie directe, prenant garde à intégrer très tôt les différents groupes d’intérêt dans les processus législatifs, et fondé sur un style de gouvernement central de « concordance » (Kriesi et Trechsel, 2008).
8Ces différentes spécificités du système politique suisse de l’État central ont des répercussions sur l’Administration et ses acteurs. D’une certaine manière, l’administration publique fédérale constitue le miroir des institutions politiques, y compris dans le rôle qu’elle doit prendre pour contrebalancer certains de ses défauts.
9L’administration publique occupe une place tout à fait centrale dans le processus législatif et intervient à toutes les étapes de la formulation et de la mise en œuvre des politiques publiques (Knoepfel, Larrue et Varone, 2006). C’est l’Administration qui est la cheville ouvrière de la préparation des textes de loi et de l’organisation de la phase consultative. C’est elle qui se charge de développer l’expertise nécessaire en vue de répondre aux problèmes sociétaux. Les politiciens suisses sont principalement des « miliciens », au sens où peu d’entre eux sont des professionnels de la politique. En conséquence, la bureaucratie étatique devient un partenaire incontournable dans les processus décisionnels, son expertise étant tout simplement incontournable. De plus, traditionnellement, l’interface politico-administrative se caractérise par une collaboration très étroite entre haute fonction publique et élus. Il n’est ainsi pas rare que l’administration publique prenne un rôle politique notamment du fait de l’existence d’un parlement de milice et de la surcharge de l’Exécutif fédéral (les conseillers fédéraux) (Varone, 2006). Embrassant une réflexion « institutionnaliste », on peut ainsi soutenir qu’aussi bien la structuration, que le fonctionnement de l’appareil politico-administratif, de même que les réformes plus récentes, suivent un « chemin de dépendance » spécifique lié aux particularités des systèmes politiques nationaux (Kuhlmann, 2010).
10L’administration publique suisse est globalement une fonction publique d’emploi plutôt qu’une fonction publique de carrière. On y trouve ainsi une très grande diversité des profils, des provenances et des parcours parmi ses membres. Les agents publics sont ainsi sélectionnés sur la base de critères de « compétences » relatives à un poste donné et non sur la base d’un cursus universitaire particulier menant à un concours, ainsi que cela se fait dans les systèmes dits « napoléoniens » (France, Espagne, Portugal, par exemple). Le recrutement des agents publics est donc « ouvert », et il est ainsi fréquent d’y rencontrer des profils très hétérogènes, où des salariés au bénéfice d’une longue expérience de l’administration publique peuvent côtoyer des collègues ayant longtemps travaillé dans le secteur privé ou parapublic. Les agents publics possèdent des trajectoires professionnelles diverses et variées. Du reste, la bureaucratie représentative (Rosenbloom et Dolan, 2006) constitue un objectif explicite de l’administration fédérale, qui vise ainsi une représentativité la plus complète possible de la société civile et de ses différentes composantes linguistiques (quatre langues officielles en Suisse : l’allemand, le français, l’italien, le romanche).
11C’est probablement cette diversité des profils, des parcours professionnels, qui explique la très grande perméabilité de l’administration publique suisse aux mouvements de réformes récents (Giauque et Emery, 2008 et 2016). Le système politico-administratif se trouve face à un paradoxe : les spécificités du système politique suisse, visant à une recherche d’équilibre et de consensus, contribuent à l’enlisement des réformes institutionnelles, alors même que l’appareil bureaucratique s’avère bien plus modernisateur, ouvert aux nouveaux principes et outils de gestion souvent propres au monde des entreprises privées. Frédéric Varone (2006) estime ainsi que les réformes administratives suisses peuvent être qualifiées de « technicistes » et d’« apolitiques », soulignant ainsi l’importance prise par la modernisation de l’instrumentation de gestion au sein de l’Administration.
12L’interface politico-administrative doit également beaucoup au type de « marché bureaucratique » qui lie la sphère administrative à la sphère politique. Ce marché bureaucratique, en Suisse, peut être largement qualifié d’hybride (Emery et Giauque, 2014). Le tableau, ci-dessous, synthétise les caractéristiques de la « fonction publique fédérale » ainsi que les tendances plus récentes à l’œuvre.
Caractéristiques de la fonction publique suisse et évolutions récentes (tableau inspiré de Emery et Giauque, 2012)
|
Caractéristiques du fonctionnariat suisse
|
Évolutions récentes
|
Statut (loi) de la fonction publique
|
Rapport de travail de droit public
Engagement unilatéral par décision de l’autorité administrative chargée de la nomination
|
Rapport de travail de droit public
Engagement par contrat, par l’autorité d’engagement (responsable hiérarchique de service)
|
Sélection des agents publics
|
Sélection par concours, mise au concours, concours d’entrée le cas échéant (par ex. en France)
Audition par une commission d’engagement
Décision administrative d’engagement
|
Sélection par appel de candidatures (interne, externe)
Audition par la hiérarchie politique et administrative (chef de service, voire responsable hiérarchique direct)
Tests d’aptitudes techniques et compétences sociales)
Proposition contractuelle d’engagement
|
Nomination
|
Nomination après une période probatoire
Nomination pour une période administrative, ou « à vie »
|
Plus de nomination, sauf exception
Rapport de travail classique
|
Compétences recherchées
|
Maîtrise technique du domaine
Compétences juridiques
Intégrité, impartialité, probité, respect de la règle
|
Maîtrise technique du domaine
Compétence d’organisation et de gestion
Compétences sociales
Esprit d’entreprise et sens de l’efficacité (performance)
Orientation « client »
|
Formation
|
Formation technique avant tout
Formation aux bases légales du domaine d’activité
Formation d’introduction au rôle de fonctionnaire.
|
Formation technique (profession)
Formation à la gestion et à l’organisation
Formation aux systèmes qualité
Formation à l’éthique des affaires publiques
|
Développement/évolution professionnelle
|
Carrières préprogrammées selon des niveaux de postes (commis administratif I, II, III, etc.)
Carrière hiérarchique par promotion
|
Carrière ouverte en fonction des prestations fournies, des projets conduits, etc.
Carrière horizontale multidirectionnelle (vers la spécialisation, la responsabilité de projet, la hiérarchie, etc.)
|
Rémunération/systèmes d’incitation
|
Logique des règles déterminées par le statut de la fonction publique
Collocation des fonctions
Classes de traitement
Augmentations à l’ancienneté
|
Logique déterminée par le statut de la fonction publique, la situation financière de l’État, le marché du travail, les pratiques des organisations (publiques, privées) concurrentes
Introduction d’incitations financières
|
Position des agents publics dans la société
|
Catégorie spécifique « les fonctionnaires », parfois enviée, le plus souvent critiquée
|
Déterminée par l’appartenance à un domaine d’activité (politique publique) et/ou une profession
|
13Ce tableau possède une visée « idéale-typique », simplifiant la réalité pour mieux la comprendre. Néanmoins, il nous permet de souligner quelques faits saillants. Le statut de fonctionnaire a été abrogé à la suite de l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi sur le personnel de la Confédération (LPers) au 1er janvier 2002. Un statut de droit public est maintenu, mais sans nomination à vie, sur la base de contrats à durée indéterminée. Des contrats à durée déterminée et ad hoc sont possibles et ont tendance à se multiplier au sein de l’administration publique fédérale. L’individualisation des conditions de travail est une manifestation des nouveaux rapports de travail sous-tendus par les nouvelles normes, et ce, d’autant plus que l’évaluation du personnel s’est généralisée et qu’une rémunération à la performance, certes relativement modeste, y est souvent adjointe. Quant à la sélection du personnel, celle-ci dépend principalement des compétences professionnelles jugées sur la base d’un cahier des charges propres à un poste, et de moins en moins selon des critères généraux de conformité des savoirs typiques des systèmes de recrutement fermés de type « napoléonien ». En ce qui a trait à l’évolution professionnelle, l’ancienneté et l’expérience sont moins valorisées, alors que l’évaluation des compétences et des résultats individuels sont des critères qui prennent de plus en plus de place.
14Du fait de la nature du système politico-administratif, l’interface politico-administrative a toujours été centrale dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques. Du reste, le gouvernement central – et il en est de même des gouvernements décentralisés (Cantons) – n’a pas succombé aux appels lui enjoignant de se doter d’une armée de conseillers politiques, comme c’est le cas notamment dans d’autres pays (Belgique ou encore France). Les élus siégeant au sein du Gouvernement peuvent compter sur un entourage très restreint, bien souvent deux attachés par élu uniquement, principalement occupés à des questions de communications politiques et de stratégies partisanes. Ces derniers sont donc peu impliqués dans les politiques publiques. Ce qui indique bien l’importance de la proximité entre haute fonction publique et élus politiques dans les phases de définition et de mise en œuvre des politiques publiques.
15Par ailleurs, notons que les politiques se sont dotés de nouveaux outils pour « piloter » ou « contrôler » la mise en œuvre et la qualité des prestations publiques. Ce pilotage s’exerce principalement par le truchement de contrats de prestations et d’indicateurs. De sorte qu’un renforcement des procédures de redevabilité, par des indicateurs quantitatifs et parfois qualitatifs, est aujourd’hui en cours. Ceci conduit à la responsabilisation des managers publics (chefs d’office, d’unités administratives) qui s’accompagne d’une relative autonomie gestionnaire. Avec, comme corollaire, le fait que les hauts fonctionnaires sont de plus en plus tenus pour responsables en cas d’insuffisance de résultats ou de dysfonctionnements organisationnels, permettant aux élus d’échapper à la vindicte parlementaire et populaire. De nombreux cas récents, fédéraux et cantonaux, montrent ainsi l’effet de « politisation » de l’Administration qu’occasionnent ces nouveaux outils. C’est au niveau du pilotage ou du contrôle de l’atteinte des résultats, notamment auprès de la haute fonction publique, que les relations politico-administratives sont probablement les plus délicates aujourd’hui.
16L’augmentation des incertitudes et de la complexité des affaires publiques sont des dimensions qui conduisent les élus chargés d’une fonction exécutive à vouloir s’entourer de hauts fonctionnaires fidèles et loyaux, notamment pour diminuer leur dépendance à l’égard de hauts fonctionnaires puissants. Des affaires récentes, aux paliers fédéral et cantonal, révèlent une tendance à la politisation de l’administration publique, sorte de réponse des politiques au pouvoir managérial des hauts fonctionnaires.
17Une récente enquête, basée sur une analyse de cohortes de hauts fonctionnaires (Emery, Giauque et Rebmann, 2014), relève ainsi que les hauts fonctionnaires sont de moins en moins des juristes et de plus en plus des économistes, qu’ils sont indéniablement des universitaires, qu’ils sont amenés à faire preuve de compétences managériales, et qu’ils sont de plus en plus « parachutés » dans l’Administration, c’est-à-dire qu’ils bénéficient de moins en moins d’une carrière publique longue marquée par des promotions successives, mais qu’ils arrivent du monde des entreprises privées. Ces transformations des profils des managers publics vont, à terme, influencer l’interface politico-administrative et probablement complexifier sa régulation.
18Les spécificités du système politico-administratif suisse, État fédéral très décentralisé, démocratie directe, élus miliciens, consensus, marché bureaucratique hybride, etc., ont une répercussion évidente sur l’interface politico-administrative. Le système politico-administratif suisse tend à se rapprocher de la tradition anglo-saxonne et à délaisser des traits propres aux traditions bureaucratiques européennes classiques (napoléonienne ou germanique). Cela étant, l’Administration et ses acteurs constituent toujours un élément central en amont du processus de prise de décision en matière de politiques publiques, de la préparation à la décision politique. En aval, soit au niveau du contrôle de la mise en œuvre, l’interface politico-administrative est marquée par un contrôle politique renforcé pouvant occasionner des tensions entre politiques et Administration. À cet égard, on peut observer une tendance à la managérialisation de l’Administration, voire à des tentatives pour la « politiser », afin de la rendre plus conciliante et plus prévisible pour les élus siégeant au Gouvernement. Mais il s’agit ici de tendance encore bien difficile à généraliser.
19En fin de compte, l’interface politico-administrative est un élément central de l’architecture du système politique suisse. Elle possède un caractère hybride en regard des traditions administratives classiques, mais elle se trouve aussi en évolution, notamment en raison des réformes managériales qui redessinent les conditions du marché bureaucratique sur lequel se fonde sa régulation. Une attention toute particulière doit être portée, ces prochaines années, sur les conséquences de ces évolutions, notamment en matière éthique.