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Zone libre

La gestion de l’éthique dans les organisations québécoises : déploiement, portrait et pistes de développement souhaitables

Joé T. Martineau, Thierry C. Pauchant et Maryse Tremblay

Résumés

Cet article brosse un portrait de l’évolution du domaine de l’éthique organisationnelle au Québec et propose une classification permettant de qualifier les approches réellement utilisées en entreprise, et de discuter de la composition des programmes d’éthique organisationnelle en fonction des besoins et des contextes organisationnels. Les résultats présentés sont issus d’une étude quantitative sur la présence et la perception des pratiques et programmes d’éthique mis en place dans les organisations québécoises. Cette étude a aussi permis de démontrer qu’il existe six types d’orientations des programmes d’éthique organisationnelle qui regroupent chacune diverses pratiques de gestion de l’éthique. L’approche proposée dans cet article souhaite aller au-delà de l’approche classique opposant les approches de conformité et d’intégrité (valeurs) en éthique organisationnelle, en misant plutôt sur la complémentarité, la synergie et la variété des différentes approches.

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Texte intégral

1Depuis les vingt dernières années, les scandales à connotation éthique s’accumulent, tant dans le milieu des affaires que sur la scène politique. À l’international, les scandales d’Enron, de WorlCom, de Parmalat, de Vivendi, de Xerox ou encore la crise économique de 2008, dont nous ressentons encore les soubresauts, ont grandement marqué les esprits. Plus proches de nous, les scandales de Norbourg, de Nortel, l’affaire Madoff, le scandale des commandites et plus récemment le scandale de corruption et de collusion dans l’industrie de la construction au Québec, nous ont fait réaliser que notre société n’est pas à l’abri des malversations illégales et des manquements à l’éthique. Ces scandales, qui ne sont que les phénomènes les plus médiatisés ou la pointe de l’iceberg, sont le reflet de réelles problématiques globales, telles que les problèmes environnementaux causés par nos activités humaines, les phénomènes d’inégalité de plus en plus marquée entre les riches et les plus pauvres de nos sociétés, ou encore la question du chômage, particulièrement chez les jeunes, pour ne nommer que celles-ci. Ces différentes problématiques appellent aujourd’hui à une gestion plus éthique de nos organisations privées et publiques.

2L’intérêt pour le sujet de l’éthique organisationnelle est donc grandissant, tant dans les organisations que dans la population et dans les médias, qui font grand étal des conclusions de la commission Charbonneau ou des problèmes de gestion dans diverses organisations publiques et privées (Pauchant et al., 2015). Répondant à un nouveau besoin de réflexion et de formation émanant de la communauté des affaires, plusieurs écoles de commerces et universités offrent maintenant des cours en éthique organisationnelle, parfois même obligatoires dans les programmes de premier ou de deuxième cycle en administration des affaires ou en administration publique.

3Comme bien des domaines des sciences sociales appliquées, l’éthique organisationnelle n’a pas échappé à la critique liée au knowing-doing gap c’est-à-dire au fossé qui semble perdurer entre la théorie et la pratique (Boatright, 1991 ; Pamental, 1991). Du fait que son héritage soit ancré dans la philosophie morale, on a souvent souligné le manque de pragmatisme du domaine de l’éthique des organisations (Bartlett, 2003 ; Fontaine et Pauchant, 2009 ; Goodpaster, 1985 ; McDonald, 2000). Dans les années 1990, la publication de recherches en éthique issues du domaine du management, dont notamment les travaux de Gary Weaver et de Linda Treviño (Weaver, Treviño et Cochran, 1999), ont contribué à combler ce fossé. Or plusieurs membres de la communauté scientifique ainsi que des praticiens en éthique des organisations soulignent encore aujourd’hui l’importance d’axer davantage la discipline et son enseignement sur la pratique (Birnik et Billsberry, 2008 ; Calabretta, Durisin et Ogliengo, 2011 ; O’Fallon et Butterfield, 2005 ; Robin, 2009).

4Au Québec, le domaine de l’éthique appliquée s’est rapidement intégré au milieu universitaire avec la création du groupe de recherche ETHOS à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) et la mise sur pied de la Chaire d’éthique appliquée de l’Université de Sherbrooke, fondée en 1999 par Jean-François Malherbe et ensuite dirigée par André Lacroix. Ce mouvement s’est par la suite diffusé dans d’autres universités avec, entre autres, la création de l’Institut d’éthique appliquée de l’Université Laval en 2004, initialement dirigé par Luc Bégin, et aujourd’hui par Lyse Langlois. Parallèlement, plusieurs chercheurs québécois opérant dans les domaines de l’éthique des affaires, de la responsabilité sociale des entreprises ou du développement durable contribuent tout autant au champ de l’éthique appliquée. En proposant des approches parfois différentes, ces chercheurs évoluent au sein de centres de création et de diffusion de la connaissance qui partagent ultimement un objectif commun, soit celui de contribuer à améliorer l’éthique dans les organisations. C’est le cas de la Chaire de responsabilité sociale et de développement durable de l’Université du Québec à Montréal, dirigée par Corine Gendron, de certains membres du groupe de recherche Ethos de l’Université du Québec à Rimouski, dirigé par Bernard Gagnon, du David O’Brien Center sur Sustainable Enterprise de l’Université Concordia, dirigée par Paul Shrivastava, ainsi que de la Chaire de management éthique de l’École des hautes études commerciales de Montréal (HEC), dirigée par Thierry C. Pauchant.

5Bien que le domaine de recherche soit foisonnant au Québec, de nombreux gestionnaires désireux d’améliorer l’éthique de leur organisation se questionnent encore sur la façon d’y parvenir. En pratique, plusieurs organisations et spécialistes du domaine au Québec n’utilisent ou ne font la promotion que de quelques pratiques d’éthique organisationnelle qui sont généralement les plus populaires et les plus répandues. Il s’agit notamment du code d’éthique, de l’élaboration d’un énoncé de valeurs et de la formation de base en éthique (APEC-Québec, 2010). Or ce manque de diversité dans les pratiques d’éthique organisationnelle a pour effet de restreindre les possibilités d’intervention des gestionnaires, leur portée d’action et l’efficacité de leurs initiatives en matière d’éthique.

6En 2010, l’Association des praticiens en éthique du Canada – Section Québec (aujourd’hui le Réseau d’éthique organisationnelle du Québec) a dévoilé, dans son rapport intitulé l’Éthique organisationnelle au Québec (APEC-Québec, 2010), que 96,2 % des organisations sondées (tous secteurs confondus) possédaient un code de conduite ou un code d’éthique et que 91,3 % d’entre elles avaient aussi élaboré un énoncé de valeurs. Ce rapport, une des rares études empiriques sur l’éthique organisationnelle au Québec, souligne d’ailleurs un point important : bien que 71,7 % des entreprises sondées indiquaient aussi offrir de la formation en éthique dans leur organisation, le temps accordé à celle-ci était en moyenne de 1 à 2 heures par période de trois ans, soit environ de 20 à 40 minutes par année. Ces résultats nous poussent donc à remettre en cause l’importance réelle accordée à cette pratique dans les organisations québécoises. Le rapport présente par ailleurs l’orientation des initiatives organisationnelles en matière d’éthique et souligne qu’au sein du secteur privé, elles sont majoritairement axées vers la conformité, alors que dans le secteur public et celui de la santé, on remarque plutôt une ouverture aux approches d’intégrité ou basées sur les valeurs.

7Cette distinction entre deux types d’orientations des programmes d’éthique organisationnelle se retrouve aussi dans la littérature scientifique en éthique des organisations. En effet, la majorité des études empiriques et articles théoriques distinguent et parfois opposent deux grandes approches : 1) les programmes de conformité, associés à l’approche déontologique et visant la régulation des comportements et, 2) les programmes d’intégrité, associés à l’autorégulation et visant entre autres l’intégration des valeurs (Bégin et Langlois, 2011 ; Boisvert et al., 2003 ; Lacroix, 2011 ; Paine, 1994 ; Weaver et Treviño, 1999). De plus, bien que les pratiques d’éthique organisationnelle aient été abordées et étudiées de façon théorique dans la littérature, très peu de chercheurs ont tenté d’étudier les pratiques de gestion de l’éthique organisationnelle de manière globale, proposant une recension ou encore une typologie.

8Cet article vise à présenter les résultats de notre étude la plus récente (Martineau et al., 2017) et cherche à combler ce manque en poussant plus loin l’analyse des programmes d’éthique organisationnelle et l’opérationnalité des pratiques d’éthique au Québec. Notre approche est ancrée dans une logique pluraliste, soutenant qu’il existe davantage de pratiques qui sont essentielles à la gestion de l’éthique – autres que celles énumérées précédemment – et que ces pratiques se rapportent à plusieurs orientations, contrairement à ce qu’affirme la littérature. Dans un premier temps, nous décrivons notre méthodologie et ce en quoi consistent les pratiques et les programmes d’éthique organisationnelle. Par la suite, nous présentons certains résultats de notre étude sur la valorisation et l’efficacité des pratiques d’éthique organisationnelle au Québec et proposons une approche pluraliste de l’éthique organisationnelle. Finalement, à la suite de la présentation et de la discussion de nos résultats, nous formulons quelques souhaits pour l’avenir en matière de développement de l’éthique dans les organisations québécoises.

Pratiques et programmes d’éthique organisationnelle

9Il existe différentes appellations et définitions liées à ce que nous désignons dans cet article comme des pratiques d’éthique organisationnelle. Au Québec, les auteurs y font référence comme des « mécanismes » ou encore des « dispositifs » éthiques (Bégin et Langlois, 2011 ; Boisvert et al., 2003 ; Legault, 1999, 2007). Dans la littérature américaine en management, on s’y réfère notamment en termes de corporate ethics practices ou ethics strategies (McDonald, 2000 ; Weaver, Treviño et Cochran, 1999). Pour les besoins de cet article, et par souci d’intégration, nous définissons une pratique d’éthique organisationnelle comme toute règle, politique, procédure, processus, outil de gestion, activité, stratégie, structure ou institution visant à accroître la conscience et le comportement éthique dans une organisation, tant au niveau individuel, collectif ou stratégique. Il existe de nombreuses pratiques d’éthique organisationnelle satisfaisant à cette définition. Dans nos recherches, nous en avons dénombré 81 (Martineau, 2014), un nombre que nous avons tiré d’une vaste analyse de contenu des pratiques d’éthique mises en place dans diverses organisations, tous secteurs confondus. Ceci représente une bien plus grande diversité que ce qui est suggéré dans la littérature et généralement mis en place dans les organisations. En plus d’être variées, ces pratiques ne se confinent pas seulement à des pratiques de conformité ou d’intégrité.

10Le programme d’éthique d’une organisation, quant à lui, correspond à l’ensemble des pratiques d’éthique organisationnelle mises en place dans celle-ci. Dans la littérature en administration publique ou en éthique des affaires, on y fait référence en tant qu’« infrastructure éthique des organisations » (Boisvert et al., 2012 ; Boisvert et al., 2003 ; Lacroix, 2011 ; OECD, 2005 ; Tenbrunsel, Smith-Crowe et Umphress, 2003), ou encore en tant que ethics programs (Kaptein, 2009), davantage utilisé en éthique des affaires. Nous choisissons d’utiliser l’expression « programme d’éthique organisationnelle » qui exprime selon nous l’idée que ces programmes doivent être planifiés et réfléchis, sans mettre l’accent seulement sur la notion de structure.

11Nous présentons ci-après certains résultats provenant d’une étude quantitative sur les pratiques et les programmes d’éthique organisationnelle dans les organisations québécoises (Martineau, 2014 ; Martineau et al., 2017). Ces résultats sont basés sur les réponses de 441 répondants à un questionnaire ad hoc portant sur la perception de l’efficacité et sur la présence et l’importance des pratiques d’éthique dans les organisations. Les questions posées visaient principalement à évaluer : 1) la présence et l’importance accordée à ces pratiques dans les organisations, mesurée en termes de ressources, de budget, de temps, d’efforts de communication, de formation, etc. alloués et ; 2) l’efficacité perçue, mesurée par la perception des répondants de l’effet de chacune des pratiques sur l’éthique d’une organisation. Ce projet de recherche visait notamment à illustrer l’importance de la diversité des pratiques d’éthique organisationnelle et à aider les praticiens à mieux réfléchir sur leurs choix de pratiques. L’objectif était aussi d’encourager les praticiens à découvrir et à intégrer de nouvelles approches en leur proposant un modèle empirique pluraliste et en évaluant l’efficacité des pratiques qu’ils utilisent ainsi que la cohérence des programmes qu’ils mettent sur pied.

Méthodologie de recherche

12Pour générer la liste des différentes pratiques d’éthique organisationnelle mises en place dans les organisations, nous avons utilisé notre définition opératoire comme filtre et analysé le contenu des pratiques discutées par cinq groupes d’intérêt en affaires : 1) la communauté scientifique dans les sciences de la gestion ; 2) les cabinets-conseils en management et les think thank ; 3) la presse écrite en affaires dans trois pays (États-Unis, Canada et France) ; 4) des entreprises reconnues pour leur avant-gardisme ou leur leadership dans le domaine l’éthique ; 5) des gouvernements et des organismes non gouvernementaux. Le Tableau 1 présente nos sources de données qualitatives.

Tableau 1 : Sources des données qualitatives

Type de source

Illustrations

Type d’information recueillie

Littérature scientifique en :

  • Éthique

  • Responsabilité sociale des entreprises

  • Développement durable

Journal of Business Ethics

Business Ethics: a European Review

Business Ethics Quarterly

Livres

Revue de la littérature

Perception du milieu scientifique

Cabinets de conseil

Think Thank

KPMG

Samsom Bélair/Deloitte & Touche

Conference Board of Canada

APEC-Québec

Sondage

Répartition des pratiques

Tendances

Évolution au cours du temps

Presse et médias en affaires

Businessweek, The Economist, HBR, Fortune Magazine, Les Affaires, Revue Commerce, L’Expansion (France)

Perception du milieu des affaires

Tendances géopolitiques

Impacts économiques

Outils et programmes utilisés dans des entreprises considérées avant-gardistes en éthique

Body Shop

Patagonia

Ben & Jerry

Tom’s of Maine

Medtronic

MEC

Hudson’s Bay Co

Danone

Cas pratiques d’outils

Contextes d’utilisation

Résultats désirés

Résultats obtenus

Évolution des pratiques

Outils et pratiques préconisés sur la scène nationale et internationale (gouvernements et ONG)

Canada

États-Unis

France / Europe

National Round Table

Care Canada

Global Compact

GRI

Les lois et normes nationales et internationales

13Les pratiques émanent aussi de l’analyse de 36 entrevues réalisées et publiées par Thierry C. Pauchant (Fontaine et Pauchant, 2009) avec des gestionnaires du milieu des affaires québécois, toutes industries confondues. Afin de rendre nos résultats plus objectifs, ces sources ont été examinées de façon indépendante par deux chercheurs. Les listes de pratiques obtenues par les chercheurs ont ensuite été comparées pour éliminer les redondances et produire une liste finale.

14Les pratiques d’éthique organisationnelle répertoriées dans notre liste ont été intégrées dans notre questionnaire qui demandait aux participants de qualifier, en utilisant une échelle de type Likert en 5 points, 1) leur perception de l’effet de chacune des pratiques sur l’éthique d’une organisation (Question 1 : « Indiquez, d’après votre expérience et votre opinion personnelles, quel est l’effet de chacune des pratiques suivantes sur l’éthique d’une organisation » ; les réponses possibles allant de 1-détériore à 5-améliore grandement) ; et 2) leur perception de la fréquence et l’importance accordée à chacune des pratiques dans leur organisation (Question 2 : « Indiquez quelle est l’importance accordée à chacune des pratiques suivantes par votre organisation (en termes de ressources, budget, temps, efforts de communication, de formation, etc. » ; les réponses possibles allant de 1-aucune/la pratique n’est pas mise en place dans mon organisation à 5-grande). La dernière partie du questionnaire incluait des questions d’ordre général sur le participant et son organisation, telles que l’âge, le genre, le type de poste occupé, la taille de l’organisation, le type d’organisation, le secteur d’activité, etc.

15La population visée était constituée des personnes de 18 ans ou plus travaillant en tant qu’employés ou gestionnaires dans une organisation privée ou publique au Québec et détenant plus de cinq années d’expérience.

16Le recrutement des participants a été effectué principalement en collaboration avec des organisations québécoises ayant accepté de participer à notre étude, à l’invitation de la Chaire de management éthique HEC Montréal, et qui ont mis à notre disposition leur réseau dans le monde des affaires. Les membres de ces organisations et leurs partenaires ont été invités par courriel à répondre de façon complètement volontaire et anonyme au questionnaire en ligne, hébergé sur un serveur indépendant.

17Nous avons collecté les données de 331 participants issus de ces organisations collaboratrices et leurs partenaires d’affaires, ainsi que les réponses de 110 étudiants des programmes de MBA et de la maîtrise en gestion à HEC Montréal, ceux-ci correspondant à la population visée et représentant presque autant d’organisations. Les détails de notre échantillon sont présentés dans le Tableau 2 qui suit.

Tableau 2 : Statistiques descriptives de l’échantillon (en pourcentage)

Attributs individuels

%

Sexe

1. Femme

51,5

2. Homme

48,5

Âge

1. 18-29 ans

15,2

2. 30-39 ans

27,2

3. 40-49 ans

24,7

4. 50-59 ans

23,8

5. 60-69 ans

8,4

6. 70 ans et plus

0,7

Poste occupé

1. Haute direction

10,7

2. Gestionnaire (cadre intermédiaire)

31,7

3. Superviseur/gestionnaire de premier niveau

2,9

4. Professionnel

33,8

5. Technicien/métiers

3,6

6. Commercialisation ou vente

2,3

7. Personnel administratif

10,7

8. Autre

6,3

Attributs organisationnels

%

Taille de l’organisation
(en nombre d’employés)

1. Moins de 10

4,1

2. 10 à 29

5

3. 30 à 49

11,3

4. 50 à 99

29,3

5. 100 à 499

15,2

6. 500 à 999

2,3

7. 1 000 à 9 999

13,2

8. 10 000 et plus

19,7

Type d’organisation

1. Privée

38,1

2. Publique

22,2

3. Coopérative

15

4. Organisation non gouvernementale

2,7

5. Organisme sans but lucratif

5,2

6. Parapublique

16,8

18Pour analyser les données recueillies, nous avons procédé à des analyses statistiques descriptives, des analyses de variance (ANOVA) ainsi qu’à une analyse factorielle exploratoire afin de voir si ces pratiques se regroupent en différentes familles, et de proposer une typologie (pour plus d’information sur la méthode et les analyses statistiques utilisées, nous référons les lecteurs à l’article de Martineau, Johnson et Pauchant (2016) particulièrement focalisé sur la justification de la classification et du modèle en six orientations).

Résultats de notre étude

19Les résultats de nos recherches suggèrent qu’il existe non pas seulement deux grandes approches en éthique organisationnelle, comme cela est présenté dans la littérature. Il existe plutôt six orientations possibles des programmes d’éthique mis en place dans les organisations, correspondant à autant de types de pratiques d’éthique organisationnelle (Martineau, Johnson et Pauchant, 2016). Ces six orientations sont présentées dans le tableau suivant, avec des précisions sur les objectifs et des exemples de pratiques.

Tableau 3 : Orientations des programmes d’éthique organisationnelle

Orientation

Objectif

Exemples de pratiques

Engagement social et environnemental

Vise l’engagement de l’organisation et de ses employés en matière de responsabilité sociale et environnementale

  • Prioriser l’achat et l’offre de produits issus du commerce équitable

  • S’associer avec des ONG à mission éthique, sociale ou environnementale

  • Publier un rapport social et/ou environnemental sur l’organisation

Formation collaborative

Vise la formation et le dialogue des personnes en matière d’éthique, avec un focus sur des approches participatives et collaboratives favorisant l’ouverture et la rencontre entre les personnes

  • Organiser des séances de dialogue sur les enjeux éthiques

  • Organiser des tables rondes avec tous les partenaires (parties prenantes) sur le sujet de l’éthique

  • Inclure la participation de tous les employés dans l’élaboration des initiatives éthiques de l’entreprise

Développement expérientiel

Vise le développement de la conscience éthique des personnes en misant sur l’apprentissage expérientiel, c’est-à-dire en vivant une expérience faisant appel aux sens, par exemple

  • Offrir des formations utilisant des approches de méditation, de silence, de contemplation, de visualisation

  • Offrir des ateliers utilisant des approches corporelles (comme le yoga ou le tai-chi)

  • Offrir des ateliers de formation utilisant des approches artistiques

Structures

Vise à structurer, à organiser et à formaliser les initiatives en matière d’éthique dans l’organisation

  • Mettre sur pied un comité d’éthique

  • Mettre en place un bureau, un département ou un service consacré à l’éthique

  • Se doter d’un poste permanent dans le domaine de l’éthique (directeur éthique, vice-président à l’éthique, etc.)

Détection et dénonciation

Vise la détection et la dénonciation des comportements déviants dans l’organisation, c’est-à-dire des comportements illégaux ou ne correspondant pas aux normes établies dans l’organisation

  • Mettre en place un système de dénonciation anonyme des mauvaises conduites (ex. : hotline anonyme)

  • Adopter un programme de protection des sonneurs d’alarme (wistleblowers)

  • Faire affaire avec une agence de sécurité et de vérification de l’information

Contrôle normatif et financier (gouvernance)

Vise la bonne gouvernance éthique et le resserrement des contrôles financiers au sein de l’organisation

  • Renforcer les systèmes de reddition de comptes pour augmenter la transparence financière

  • Se doter d’un code de déontologie ou d’éthique

  • Établir des politiques et des procédures standards en matière de gestion des plaintes liées à l’éthique

20La répartition des pratiques d’éthique organisationnelle selon les six orientations mentionnées précédemment permet de mieux appréhender la stratégie de gestion visée par le programme d’éthique organisationnelle mis en place. Il s’agit d’une stratégie qui peut être implantée de façon plus ou moins réfléchie, planifiée et cohérente, en fonction des particularités de l’organisation. En effet, certaines organisations adaptent leur programme d’éthique à leur contexte et à leurs besoins, tandis que d’autres s’inspirent plutôt de la stratégie adoptée par leurs concurrents ou les autres organisations, en fonction d’un benchmarking de l’industrie, par exemple.

21Les six orientations présentées dans notre classification ne sont pas opposées, mais complémentaires, voire synergiques. Il s’agit donc d’un modèle d’analyse plus riche et plus précis que ce qui est proposé dans la littérature, en plus d’avoir l’avantage d’être basé sur des résultats empiriques dérivés de l’avis de gestionnaires de professionnels travaillant en organisation. La classification que nous proposons permet aussi de distinguer deux facettes différentes de la conformité, soit les approches de détection et de dénonciation, ainsi que les approches plus normatives. Ainsi, en allant au-delà de la dualité « intégrité versus conformité » telle que généralement abordée dans la littérature et la pratique, cette nouvelle classification permet une meilleure compréhension de la composition des programmes d’éthique organisationnelle, ce qui constitue une contribution à l’avancement de la connaissance dans le domaine.

22Le tableau suivant présente un aperçu des résultats de notre étude sur la valorisation et l’efficacité perçue des six types de pratiques d’éthique organisationnelle, correspondant aux six orientations des programmes d’éthiques, dans notre échantillon d’organisations privées, publiques, parapubliques et coopératives du Québec.

Tableau 4 : Perception de l’efficacité et importance accordée aux six types de pratiques d’éthique organisationnelle en fonction du type d’organisation (données québécoises) (Martineau et al., 2016)

Orientation/type de pratiques

Résultat global moyen
(écart-type), n=441
(max = 5)

Importance accordée selon le type d’organisation

Perception de l’efficacité1

Présence et importance accordée en organisation

Privées
(n=168)

Publiques (n=98)

Coopératives (n=66)

Parapubliques (n= 74)

Engagement social et environnemental

3,66 (0,76)

3,17 (1,13)

2,90 (1,20)

3,26 (0,99)

4,12* (0,80)

2,85 (0,92)

Formation collaborative

3,55 (0,66)

2,22 (1,09)

2,31 (1,12)

2,17 (0,97)

2,48 (1,08)

1,85* (1,02)

Développement expérientiel

2,45 (0,59)

1,51 (0,68)

1,52 (0,70)

1,69* (0,73)

1,41 (0,55)

1,39 (0,67)

Structures

3,63 (0,70)

2,26 (1,11)

2,16 (1,12)

2,30 (1,00)

2,72* (1,10)

2,02 (1,06)

Détection et dénonciation

2,61 (0,79)

2,17 (1,05)

2,05 (1,04)

2,76* (1,02)

2,09 (0,88)

1,94 (1,07)

Contrôle normatif et financier (gouvernance)

3,80 (0,72)

3,25 (1,12)

3,00* (1,20)

3,52 (0,95)

3,43 (0,93)

3,22 (1,18)

* différence statistiquement significative ;

1 : échelle efficacité : « 1-détériore ; 2-aucun effet ; 3-améliore légèrement, 4-améliore moyennement ; 5-améliore grandement » ;

2 : échelle présence/importance accordée : « 1-aucune/la pratique n’est pas mise en place dans mon organisation ; 2-seulement symbolique ; 3-faible ; 4-moyenne ; 5-grande ».

23La première colonne indique le niveau de perception d’efficacité de chacun des types de pratiques, correspondant aux diverses orientations des programmes d’éthique organisationnelle, tel que perçu par les répondants au questionnaire. D’emblée, on remarque que le type de pratiques perçu comme le plus efficace pour améliorer l’éthique d’une organisation correspond à celles visant le contrôle normatif et financier (3,80), dont le fameux code d’éthique. Les autres approches considérées comme utiles pour améliorer l’éthique organisationnelle incluent les pratiques d’engagement social et environnemental (3,66), les pratiques structurelles (3,63), ainsi que les pratiques de formation collaborative (3,55). Les pratiques de détection (2,61) et les pratiques de développement expérientielles (2,45) sont quant à elles jugées moins efficaces.

24Les résultats présentés dans le tableau 4 suggèrent que les organisations sondées, toutes catégories confondues (n=441), ont peu développé tous les types de pratiques d’éthique organisationnelle, les résultats pour chacun des types étant inférieurs à 3,25 (3 correspond à une faible importance accordée dans l’organisation ; 4 correspondant à une importance moyenne). Or, d’après nos résultats, il semble que les pratiques les plus développées et valorisées au sein de ces organisations sont les pratiques d’engagement social et environnemental, ainsi que celles liées au contrôle normatif et financier. Nous pouvons affirmer que cela suit la tendance des dernières années à investir dans le développement durable et la responsabilité sociale des entreprises. En ce qui a trait au contrôle normatif, cette approche est la plus présente et la plus valorisée dans les organisations sondées (3,25), ce qui n’est pas surprenant car elle intègre la pratique « se doter d’un code de déontologie ou d’éthique », une des plus développées dans les organisations.

25Nos résultats permettent d’ailleurs de constater que l’éthique demeure peu formalisée dans la structure des organisations québécoises étudiées. En effet, peu d’entreprises ont formellement intégré l’éthique dans leur structure, que ce soit en désignant une personne responsable, en créant un département ou un comité spécial. Dans les faits, la gestion de l’éthique organisationnelle est souvent reléguée au Service des ressources humaines. Pourtant, les pratiques structurelles sont considérées comme relativement efficaces par les répondants, ce qui suggère un certain décalage dans la pratique. De plus, on remarque que les pratiques dialogiques et collaboratives, plus traditionnellement associées aux approches d’intégrité ou par les valeurs dans les écrits au Québec, sont peu développées dans les organisations étudiées, bien que considérées comme relativement efficaces. Nous y reviendrons.

26De façon surprenante, les pratiques de détection et de dénonciation, les deux facettes de la conformité, très populaires dans les organisations américaines, sont beaucoup moins développées dans les organisations québécoises étudiées. Elles sont aussi perçues comme très peu efficaces. Finalement, les approches de développement expérientiel sont largement absentes, les organisations étudiées ne semblant pas avoir été influencées par les tendances de développement holistique répandues dans certaines entreprises américaines.

27Lorsque l’on s’attarde aux différences constatées entre les orientations des programmes d’éthique organisationnelle en fonction du type d’organisation, il n’est pas surprenant de constater que les coopératives misent davantage sur les pratiques d’engagement social et environnemental, cette vision étant bien souvent au cœur même de leur mission. On remarque aussi que ce type d’organisation structure davantage ses initiatives liées à l’éthique, comparativement aux autres types d’organisation. Les organisations publiques, quant à elles, ont une orientation plus marquée vers la détection et la dénonciation et accordent une place importante à la gouvernance. En considérant les frasques mises à jour devant la commission Charbonneau, ainsi que les enquêtes actuelles concernant le financement des partis politiques au Québec, il y a fort à parier que ces types de pratiques seront encore plus renforcés et valorisés dans les organisations publiques dans les prochaines années. En ce qui a trait aux organisations parapubliques, elles misent davantage sur les contrôles normatifs et financiers, tout comme les entreprises privées. Globalement, les pratiques de développement expérientiel demeurent celles qui sont les moins développées par tous les types d’organisations, suivies par la formation collaborative, la dénonciation et la détection. Finalement, parmi les différentes entreprises étudiées, les coopératives sont celles qui varient le plus la composition de leur programme éthique en faisant appel à chaque orientation de manière plus équilibrée.

28De façon générale, les résultats de notre étude appuient certaines des tendances identifiées dans le rapport produit par l’APEC en 2010 (APEC-Québec, 2010), bien que l’étude en question n’intégrait qu’un nombre réduit de pratiques. Contrairement à ce qui est parfois mentionné dans la littérature, nos résultats suggèrent que les organisations intègrent divers types de pratiques, et combinent d’emblée différentes orientations en adoptant des approches d’éthique organisationnelle variées. Or il est à noter que, bien que les organisations fassent appel à différents types de pratiques, leur programme d’éthique organisationnelle reste encore peu développé de façon générale. Dans un article paru récemment (Martineau et al., 2017), nous avons proposé qu’une approche pluraliste visant à intégrer des pratiques diversifiées issues de chacune des six orientations soit, selon nous, celle qui s’avère la plus efficace pour promouvoir le comportement éthique au sein d’organisations privées et publiques.

Le diagnostic en éthique organisationnelle

29La section précédente a présenté certains des résultats de notre étude sur l’efficacité perçue et la valorisation des six orientations des programmes d’éthique organisationnelle dans les entreprises québécoises. Comme discuté, ces résultats ont été obtenus à l’aide d’un questionnaire permettant d’évaluer la prépondérance de certaines orientations des programmes éthiques au sein des organisations sondées. Or un des points les plus intéressants de cet outil-questionnaire est qu’il permet de réaliser, dans les organisations, un diagnostic éthique visant à évaluer la cohérence entre le programme et les pratiques éthiques mises en place par des organisations spécifiques, et la perception qu’ont les acteurs de l’efficacité de ces diverses approches et pratiques d’éthique organisationnelle.

30Comme cela a été abordé précédemment, une organisation peut choisir de diversifier son programme d’éthique en faisant appel à diverses pratiques issues des six orientations. Or cette diversification n’implique pas nécessairement que le programme d’éthique est représentatif du contexte de l’organisation et qu’il répond aux besoins de cette dernière en matière d’éthique organisationnelle. Lorsque le programme d’éthique n’est pas aligné aux besoins et au contexte d’une organisation, il risque d’être moins efficace et de ne pas réussir à atteindre ses objectifs.

31Un diagnostic éthique peut contribuer à évaluer la cohérence et la diversité du programme d’éthique d’une organisation en administrant le questionnaire à un nombre significatif de personnes au sein de celle-ci. Il permet d’évaluer 1) l’état du programme d’éthique de l’organisation, y compris son/ses orientations, telles que perçues par les répondants ; et 2) quelles pratiques d’éthique organisationnelle et quelles orientations sont considérées comme étant efficaces par les membres de l’organisation en question. Lorsque les pratiques d’éthique implantées dans l’organisation sont perçues comme étant inefficaces par ses membres, cela peut s’avérer problématique du point de vue de l’efficacité globale du programme d’éthique. Cela impliquerait que l’organisation valorise certaines orientations et pratiques, mais que ses membres ne se sentent pas réellement interpellés par ces dernières. Le tableau suivant présente d’autres résultats de notre étude pour ce qui est de l’efficacité perçue et de la valorisation de pratiques d’éthique organisationnelle spécifiques, sur notre échantillon global de 441 participants. Les pratiques présentées dans la première colonne sont issues de notre liste de pratiques intégrées au questionnaire. Le classement en matière d’efficacité perçue et d’importance accordée dans les organisations a été effectué sur la base de nos analyses statistiques descriptives, la pratique qui arrive au 1er rang en matière d’efficacité étant celle ayant obtenu le plus haut score moyen d’efficacité, dans notre échantillon. Idem pour l’importance accordée aux pratiques dans les organisations. Dans le tableau, l’attention est particulièrement portée sur la cohérence ou sur les décalages entre l’efficacité de chacune des pratiques, telle que perçue par les répondants, et l’importance accordée à celles-ci dans les organisations sondées.

Tableau 5 : Pratiques cohérentes, sous-utilisées et surutilisées en éthique organisationnelle (rang sur 81 pratiques sondées)*

Pratiques d’éthique organisationnelle

Rang d’efficacité perçue

Rang de présence/importance en organisation

  1. Pratiques cohérentes en termes d’efficacité et de valorisation/utilisation

Démonstration d’un leadership éthique de la part des dirigeants

1re pratique

6e pratique

Intégrer les valeurs et la mission éthique de l’organisation
dans les décisions quotidiennes

2de

8e

Se doter d’un code d’éthique ou de déontologie

3e

3e

Adopter une politique tolérance zéro pour certains comportements (ex. : le harcèlement sexuel)

4e

2de

Promouvoir des pratiques environnementales saines
(ex. : recyclage, économie d’eau et d’énergie, réutilisation, réduction des déchets)

5e

1re

Se doter de politiques de diversité et d’équité (ex. : équité salariale, discrimination positive)

9e

5e

Réaliser des audits sociaux et environnementaux

12e

17e

  1. Pratiques sous-utilisées dans les organisations, bien que jugées très efficaces par les répondants

Offrir un programme de mentorat ou de coaching en éthique

6e

58e

Mettre sur pied un comité d’éthique

7e

38e

Inclure la participation de tous les employés dans l’élaboration des initiatives éthiques de l’organisation

8e

45e

Intégrer des critères éthiques dans les dossiers d’évaluation
des employés

11e

33e

Mettre en place un bureau, un département ou un service dédié
à l’éthique

19e

50e

  1. Pratiques surutilisées dans les organisations, mais jugées peu efficaces ou nuisibles par les répondants

Respecter des normes internationales (Global Compact, ISO, GRI, OCDE, etc.)

34e

14e

Publier un rapport social et/ou environnemental sur l’organisation

43e

18e

Faire des dons à des organismes de charité ou à diverses causes (philanthropie)

64e

7e

Renforcer le contrôle et l’autorité de la gouvernance
de l’organisation

68e

15e

Utiliser les services d’un avocat pour défendre les intérêts
de l’organisation

75e

11e

* Une version préliminaire de ce tableau a été présentée dans Pauchant et Martineau (2015)

32Le tableau est révélateur à plusieurs égards. Il permet de distinguer trois catégories de pratiques ainsi que leur utilisation/valorisation dans les organisations sondées : 1) les pratiques cohérentes en termes d’efficacité et d’utilisation ; 2) les pratiques sous-utilisées, c’est à dire jugées très efficaces mais peu développées dans les organisations ; et 3) les pratiques surutilisées, c’est-à-dire très à la mode dans les organisations ou très valorisées, mais considérées comme peu efficaces, voir nuisibles en éthique organisationnelle. Des exemples de pratiques cohérentes incluent le leadership éthique, l’intégration de valeurs éthiques dans l’organisation, l’utilisation d’un code d’éthique, ou encore l’adoption de pratiques environnementales saines. Ces pratiques sont toutes considérées comme efficaces, et davantage valorisées et développées dans les organisations étudiées. Les pratiques sous-utilisées, pour leur part, sont beaucoup plus intéressantes à analyser, car elles présentent potentiellement des pistes de développement organisationnel. C’est le cas du mentorat et du coaching en éthique ou encore de la mise sur pied d’un comité d’éthique, des pratiques jugées efficaces (6e et 7e rang en matière d’efficacité perçue), mais encore peu utilisées en organisation (58e et 38e rangs en matière de présence/importance dans les organisations). Encore plus surprenantes sont les pratiques surutilisées dans les organisations, bien que considérées peu efficaces ou même néfastes en matière d’éthique. C’est le cas notamment de la philanthropie (64e rang d’efficacité, 7e rang en présence/importance), ou la publication de rapports sociaux et/ou environnementaux (43e rang d’efficacité, 18e rang de présence/importance). En effet, ces pratiques discrétionnaires sont parfois perçues comme des exercices de relations publiques qui tentent d’influencer l’opinion publique. De plus, malgré la popularité actuelle d’une gouvernance renforcée (15e rang de présence/importance), les gestionnaires et les employés étudiés jugent peu efficace sa contribution en éthique organisationnelle (68e rang d’efficacité). Idem pour le recours aux avocats pour défendre les intérêts de l’organisation (11e rang de présence/importance, 75e rang en efficacité), parfois perçus comme défendant surtout les intérêts des hauts dirigeants.

33Cet exemple n’est qu’une application des différentes possibilités offertes par ce type de diagnostic en éthique organisationnelle. Le questionnaire que nous avons développé permet d’effectuer un diagnostic rigoureux des pratiques mises en place par une entreprise. Ses résultats permettent ensuite d’aligner les efforts organisationnels dans des activités jugées pertinentes, ou de corriger le tir, et de faire une meilleure allocation de précieuses ressources. L’étude de la cohérence du programme d’éthique organisationnelle permet de définir des leviers de développement organisationnel, d’ajuster la formation et d’alimenter une réflexion stratégique sur l’éthique, réflexion qui est parfois en manque d’indicateurs concrets. En fait, la composition des programmes doit être fonction des besoins et des préférences exprimés dans l’organisation, en visant un équilibre dans la répartition des pratiques selon les orientations. Il existe toujours des dominantes dans les organisations, mais aucune approche n’est à bannir en particulier. C’est plutôt la diversité des pratiques qui est garante d’une plus grande efficacité des programmes d’éthique organisationnelle (Martineau et al., 2017).

34Les décalages décrits précédemment entre la perception de l’efficacité et de la valorisation et de l’utilisation des pratiques d’éthique par les organisations nous portent à penser que les pratiques qui sont considérées comme efficaces, mais qui sont peu développées dans les organisations, sont des pratiques qui sont plus lourdes en termes de ressources en temps et en budget, ce qui peut rendre les organisations réticentes à les implanter. Il est vrai que l’éthique est parfois considérée seulement comme un centre de coûts pour les organisations, qui arrivent mal à quantifier le retour sur investissement dans ce domaine. Le défi qui se pose aux praticiens de l’éthique organisationnelle ainsi qu’aux chercheurs et aux enseignants du domaine est d’arriver à convaincre les dirigeants d’organisations que l’implantation de pratiques nouvelles considérées comme efficaces par les employés, par exemple la mise sur pied d’un comité d’éthique ou d’un programme de mentorat en éthique, sont bénéfiques pour la culture organisationnelle et améliorent réellement la réflexion et le comportement éthiques des employés et dirigeants. Ces pratiques ne doivent donc pas être considérées comme des coûts, mais plutôt comme un investissement dans la prévention des risques éthiques de l’organisation et dans le développement de leur personnel.

Conclusion

35Les résultats présentés dans cet article suggèrent qu’il existe six orientations possibles aux programmes d’éthique organisationnelle et que ces orientations sont composées d’une variété de pratiques d’éthique différentes. Elles sont dans les faits complémentaires et synergiques et nous sommes d’avis que la classification proposée dans cet article s’avère plus riche et plus précis que ce qui est proposé à ce jour dans la littérature. En effet, cette typologie permet de qualifier les programmes d’éthique organisationnelle au-delà de la traditionnelle opposition entre les approches de conformité, centrées sur la régulation des comportements, et les approches d’intégrité, visant entre autres l’intégration des valeurs. Elle permet une compréhension plus subtile de la composition des programmes d’éthique organisationnelle. Ultimement, l’objectif de notre recherche était d’aider les praticiens du monde des organisations (gestionnaires, entrepreneurs, dirigeants, leaders et étudiants en administration, par exemple) à mieux comprendre les forces et les faiblesses des outils et des pratiques qu’ils utilisent normalement dans leurs organisations et à en découvrir et en intégrer de nouveaux. En ce sens, nous encourageons les praticiens à réfléchir aux pratiques d’éthique organisationnelle mises en place dans leur organisation, à tenter d’en évaluer la pertinence et l’efficacité. Nous les encourageons aussi à diversifier leurs approches, en intégrant des pratiques issues des six types de pratiques présentés dans cet article, afin de maximiser l’efficacité de leur programme (Martineau et al., 2017). Cette approche de diversification n’est pas nouvelle en gestion. À titre d’exemple dans le domaine de la finance, la diversification de portefeuille est une approche reconnue et répandue qui propose la diversification des titres détenus dans un portefeuille pour en réduire le risque. On reconnait bien, dans ce domaine, que le fait d’investir ses avoirs dans divers types de produits financiers est une bien meilleure approche que de « mettre tous ses œufs dans le même panier ». Nous croyons que ce concept doit aussi être appliqué en éthique organisationnelle, dans le design des programmes d’éthique, afin là aussi de réduire le risque et d’assurer la performance de ces programmes. L’objectif poursuivi doit donc être d’équilibrer cette variété en s’assurant d’intégrer dans les organisations des pratiques d’éthique issues des six types, tout en adaptant le contenu du programme et sa diversification au contexte organisationnel, aux besoins identifiés et aux objectifs fixés.

36Nous avons aussi présenté le questionnaire développé pour cette recherche comme un outil novateur permettant notamment de discriminer ou de comparer les organisations selon différents critères liés à leurs programmes d’éthique organisationnelle. Il permet aussi de poser un diagnostic en éthique organisationnelle, visant notamment à déterminer l’adéquation entre les pratiques d’éthique organisationnelle favorisées par les individus et celles mises en place dans leur organisation. Cette démarche permet de déceler de potentielles incohérences dans les programmes d’éthique organisationnelle, de mieux comprendre les besoins organisationnels, les besoins de développement, de formation et la stratégie de gestion en matière d’éthique organisationnelle. De plus, l’instrument permet d’apprécier ces différences et préférences entre les organisations, ou encore au sein d’une même organisation, c’est-à-dire entre différents services, départements, filiales, etc. Il permet donc d’assister les organisations dans leur réflexion sur la place de l’éthique, ainsi que dans le design d’un programme diversifié et adapté à leurs besoins et leurs objectifs. L’instrument permet enfin d’enrichir la prise de décision en dotation de personnel, en permettant d’embaucher des candidats répondant à des profils souhaités. Nous sommes d’avis qu’une telle approche pratique est à même d’aider les organisations publiques et privées à assurer une plus grande intégrité de leurs employés et dirigeants. Il s’agit là d’une retombée pratique cruciale dans le contexte politico-économique récent, qui est malheureusement encore marqué par des comportements déviants à la source de scandales délétères mettant en péril la légitimité des institutions économiques et politiques de nos sociétés.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Joé T. Martineau, Thierry C. Pauchant et Maryse Tremblay, « La gestion de l’éthique dans les organisations québécoises : déploiement, portrait et pistes de développement souhaitables »Éthique publique [En ligne], vol. 19, n° 1 | 2017, mis en ligne le 18 juillet 2017, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/2941 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.2941

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Auteurs

Joé T. Martineau

Joé T. Martineau, Ph. D., est professeure adjointe de management éthique au Département de management de HEC Montréal. Depuis plus de dix ans, elle y enseigne l’éthique organisationnelle, la gouvernance et le management dans différents programmes. Elle détient une formation doctorale en management éthique (HEC Montréal), une double formation postdoctorale en neuroéthique (IRCM), ainsi qu’en administration des services de santé (UdeM). Mme Martineau est aussi chercheure associée à la Chaire de management éthique de HEC Montréal, membre associée de l’Unité de recherche en neuroéthique de l’Institut de recherches cliniques de Montréal (IRCM), et membre régulier de l’Institut d’éthique appliquée de l’Université Laval (IDEA). Ses intérêts de recherche portent notamment sur la composition des programmes d’éthique et la diversité des pratiques de management éthique dans les organisations. Plus généralement, elle s’intéresse aux différents facteurs qui influencent la réflexion et le comportement éthiques dans les organisations privées, publiques et du secteur de la santé. Contact : joe.trempe-martineau@hec.ca.

Articles du même auteur

Thierry C. Pauchant

Thierry C. Pauchant (M. Sc., MBA, Ph. D.) est professeur titulaire à HEC Montréal, où il a reçu le Prix de la recherche et celui de la péda­gogie. Il y est le directeur de la Chaire de management éthique, première chaire de ce type créée dans une école de gestion de la francophonie. Ancien gestionnaire et consultant ou formateur pour de très nombreuses organisations, il est auteur et coauteur de plus de 140 publications, dont 12 ouvrages. Ses recherches actuelles portent sur le renforcement des considérations morales dans les échanges économiques et l’audit éthique en entreprise, au moyen d’un nouveau questionnaire qu’il a créé avec ses associés et partenaires. Contact : thierry.pauchant@hec.ca.

Articles du même auteur

Maryse Tremblay

Maryse Tremblay est responsable de l’éthique et la conformité chez Bombardier inc. Elle est chargée de développer et de gérer le programme d’éthique et de conformité de la compagnie en plus de superviser les enquêtes liées à des manquements au code d’éthique, tels que la fraude, la corruption ou le harcèlement psychologique. Elle est aussi doctorante en éthique organisationnelle à l’Université de Leipzig en Allemagne. Maryse travaille dans le domaine de l’éthique organisationnelle depuis maintenant environ dix ans et siège au conseil d’administration du Public Integrity Journal, du Réseau d’éthique organisationnelle et d’intégrité Québec. Durant sa maîtrise, elle a été assistante de recherche à l’ENAP, au sein du Laboratoire d’éthique publique. Contact : maryse.tremblay@studserv.uni-leipzig.de.

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