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Valeurs et pratiques gestionnaires

L’éthique au sein du service public : un aspect de la gestion à moderniser

Pierre Bernier

Résumés

Dans tous les systèmes démocratiques, des normes de conduite élevées dans le service public constituent une question politique essentielle et prioritaire pour les gouvernements. La plupart ont d’ailleurs mis en place des systèmes d’encadrement de l’éthique modernisés et efficaces pour soutenir et accroître de façon durable la confiance des citoyens à l’égard des institutions publiques et de ceux qui y œuvrent. En 1996, le gouvernement du Québec a actualisé « l’encadrement éthique de base » pour tous les administrateurs publics qui n’ont pas le statut de fonctionnaire. Depuis un an, on conduit des réflexions pour compléter le dispositif d’infrastructure de l’éthique pour la fonction publique d’État. Cet article aborde, d’un point de vue concret et pratique, la problématique de l’éthique dans les organisations publiques québécoises. Il décrit les principales composantes d’une « infrastructure de l’éthique » modernisée et la stratégie à suivre à l’échelle de chaque unité administrative pour réussir une telle modernisation.

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Notes de la rédaction

Ce texte est tiré d’une communication faite au XVIe congrès des hauts fonctionnaires européens sur le thème de la conduite du changement, Varsovie, juin 2001.

Texte intégral

1De nos jours, dans tous les systèmes démocratiques, des normes de conduite élevées dans le service public constituent à nouveau une question politique essentielle et prioritaire pour les gouvernements. Pourquoi cette problématique a-t-elle refait surface sous un nouveau jour au cours des dernières années et pourquoi demeure-t-elle d’actualité au sein des démocraties ? On observe que cinq principaux facteurs convergents sont présents dans la plupart des pays. Ils ont des effets qui se nourrissent mutuellement

2Les réformes de la gestion publique, tout d’abord, qu’on résume généralement par l’expression « nouvelle gestion publique » (NGP), impliquent une plus grande déconcentration des responsabilités et donc une plus grande autonomie (liberté d’action) pour les fonctionnaires, ces personnes non élues qui occupent une charge publique. Les contraintes budgétaires, c’est-à-dire le devoir de faire plus avec moins et de rendre compte publiquement, créent ensuite une pression nouvelle sur les fonctionnaires dans beaucoup de bureaucraties. Troisièmement, les nouvelles formes de prestation des services publics signifient non seulement l’utilisation accrue des technologies d’information et de communication, mais aussi l’accroissement du recours à des instances décentralisées ou au secteur privé (à but lucratif ou non lucratif) pour la production de biens et de services reconnus d’intérêt public ou pour assurer leur accessibilité aux citoyens dans un cadre transactionnel différent. Les relations économiques internationales exigent également des normes de conduite élevées, repérables de l’extérieur, mais effectivement soutenues de l’intérieur par des valeurs et une « infrastructure de l’éthique » modernes au sein des administrations, adaptées en somme aux enjeux et aux défis contemporains. Finalement, la mondialisation des communications permet aux citoyens de chaque pays d’être informés, de faire des comparaisons et même de porter un jugement non seulement sur l’efficacité respective des gouvernements et des administrations, mais également sur les mœurs et les valeurs que reflètent les systèmes administratifs des États.

3Sous l’effet combiné de ces pressions, les gouvernements, qu’ils soient partenaires ou concurrents, redécouvrent les potentiels irremplaçables des valeurs démocratiques et de l’éthique qui en découle pour renouveler ou conserver la confiance du public à l’échelle nationale ou internationale. Résultat, ils mettent en place des systèmes d’encadrement de l’éthique adaptés à ce nouveau contexte, c’est-à-dire des systèmes modernisés efficaces pour soutenir et accroître de façon durable la confiance des citoyens à l’égard des institutions publiques et leur confiance à l’égard des personnes qui y œuvrent. Des systèmes qui reflètent bien sûr la culture et les valeurs de chaque société, mais aussi qui répondent aux aspirations des citoyens à jouir de bonnes méthodes de gouvernance qui incitent au respect.

4En 1996, le gouvernement du Québec a actualisé « l’encadrement éthique de base » pour tous les administrateurs publics qui n’ont pas le statut de fonctionnaire. Depuis un an, on mène des réflexions pour compléter le dispositif d’infrastructure de l’éthique pour la fonction publique d’État. L’adoption par l’Assemblée nationale d’une mesure législative cadre sur l’administration publique axée sur les résultats pour assurer la qualité des services aux citoyens, la recomposition annoncée d’une proportion substantielle de l’effectif de la fonction publique de l’État au cours de la présente décennie et l’évolution des rôles et des fonctions d’un État fédéré au service d’une société distincte sur le continent nord-américain sont les trois principaux facteurs qui encadrent les chantiers en cours.

5Dans toute réflexion sur la conduite du changement organisationnel, il est intéressant d’aborder l’éthique et sa gestion sous un angle concret et pratique. C’est de ce point de vue que je considérerai la question éthique dans le service public en renvoyant à l’occasion à la situation québécoise.

Notions clés pour un système de gestion moderne de l’éthique

6Quelques distinctions seront utiles pour bien camper cette vision tournée vers l’action. Demandons-nous, à cette fin, quel est l’objet de l’éthique dans les services publics ? qu’est-ce qu’on vise ? De toute évidence, on ne vise pas l’agir global d’un individu dans toutes les circonstances de la vie mais, sous un angle plus étroit, l’agir global d’une personne dans un cadre professionnel public. On vise donc l’éthique professionnelle dans le secteur public. Et ce même si celle-ci doit parfois déborder dans la sphère privée, en raison du poste occupé, par exemple, ou du caractère névralgique des sujets traités.

7L’éthique dont on parle concerne la nature même des comportements que l’on souhaite favoriser ou, à l’inverse, ceux que l’on souhaite proscrire dans le cadre de l’exercice des responsabilités et des fonctions des fonctionnaires. Dans une telle perspective, comme il est souhaité que les comportements de la fonction publique d’État soient en tout temps légaux, éthiques et appropriés, il est nécessaire de postuler, premièrement, qu’en tout temps la chaîne d’autorité ne doit pas, de façon explicite ou implicite, tolérer des comportements illégaux, non éthiques ou inappropriés (contraires aux conventions ou aux saines pratiques de gestion au sein de l’administration publique) ; deuxièmement, que cela vaut non seulement pour les attitudes et les comportements concrets des fonctionnaires, mais aussi pour les « apparences » qu’ils peuvent éveiller au sein de l’opinion publique et dans les organisations (on se réfère ici évidemment à une notion de « perceptions légitimes ») ; troisièmement, que la gestion de l’éthique et « des normes de conduite » ne peut se limiter à observer et à contrôler les comportements, mais aussi à les sanctionner (négativement) s’ils dérogent à une norme légale.

8La poursuite d’une finalité éthique globale dans un milieu aussi complexe exige un dispositif plus complet que le simple recours au contrôle en vue de la sanction d’éventuels comportements fautifs comme le suggère la vision « juridico-bureaucratique » traditionnelle. Néanmoins, cette façon de faire doit être également présente dans tout dispositif réaliste et efficace de gestion de l’éthique. En effet, en matière éthique, on doit porter une attention particulière à toute tentation d’« angélisme ». Les effets pervers d’une telle attitude souvent associée à une sorte de laissez-faire sont malheureusement trop corrosifs pour ne pas justifier une attention particulière. Donc, la déontologie et son encadrement font également partie d’une gestion moderne de l’éthique au sein des services publics. C’est une condition nécessaire de tout système efficace de gestion mais ce n’est plus, il est important de le souligner à nouveau, une condition suffisante.

Le concept de mission

9Qui sommes-nous, donc ? Pourquoi existons-nous ? Les autorités administratives et politiques doivent formuler conjointement une réponse précise, lisible et compréhensible à ces questions. Cela seul permettra de dégager des priorités sur le plan des « valeurs » organisationnelles et des saines pratiques qui en découlent. À titre d’illustration, une réflexion même sommaire concernant la mission de l’institution que constitue toute fonction publique d’État, est déjà un exemple de l’utilité d’une telle clarification.

10La fonction publique de l’État, qu’est-ce ? Un groupe d’employés du secteur public qui sont affectés à l’appareil administratif gouvernemental et à qui est conféré le statut de fonctionnaires pour assumer deux grands rôles particuliers auprès de l’autorité constituée : en amont des décisions, la fonction publique assume un rôle de « soutien et de conseil » auprès de l’autorité constituée pour la gestion des affaires publiques ; en aval des décisions, les fonctionnaires sont responsables de la mise en œuvre (ou de l’application) des décisions du gouvernement et du parlement dans le respect des lois.

11Que déduire d’une telle clarification ? Dans le système politique (système parlementaire de type britannique) en vigueur au Québec, la fonction publique d’État ne peut agir que sous l’autorité d’un ministre ou du gouvernement dont il est un des membres. Dans le contexte québécois où prévaut la séparation des pouvoirs au sein de l’État, les ministres forment « conjointement et solidairement » un gouvernement responsable devant l’Assemblée nationale. Et ce aussi longtemps qu’ils conservent l’appui de la majorité des parlementaires. En conséquence, chaque ministre est concrètement un acteur responsable au sein du pouvoir exécutif. Il est, à cette fin, doté d’une double responsabilité : une responsabilité politique et une responsabilité administrative. Il doit rendre compte quotidiennement de l’exercice des deux facettes de sa charge à l’Assemblée nationale et, au travers d’elle, à la population.

12On comprend que, dans ce cadre, les rôles et les fonctions assumés par la fonction publique de l’État qui sont de nature instrumentale doivent en tout temps être exercés sous l’autorité d’un ministre et du gouvernement. Et ce en conformité avec les lois et le cadre éthique qui s’appliquent aux acteurs en présence. On saisit alors mieux pourquoi l’éthique attendue de la fonction publique concerne les dilemmes qui peuvent surgir de ses rapports avec les élus et les citoyens dans la poursuite de l’intérêt général et du bien commun.

Le concept de valeur

13Qu’est maintenant, une « valeur », au sens où nous l’utilisons ? Dans son sens fonctionnel, une valeur est essentiellement une composante de la culture organisationnelle. Il s’agit d’une certitude ou d’une conviction, voire d’une croyance, qui dicte ou inspire la conduite (attitudes et comportements) dans les diverses situations qui peuvent se présenter. Dans une telle perspective, on considère que les « convictions » de tout individu sont déterminantes lorsque vient le moment pour lui de choisir les fins ou les voies et moyens d’une action à entreprendre dans sa vie en général et, évidemment, dans le cadre de l’exercice de sa profession.

14Dans le cadre de la vie professionnelle, les « convictions » qui guident la « conduite » sont généralement apprises, intégrées et même assimilées par chaque personne grâce au soutien de la culture organisationnelle qui contribue à socialiser l’individu. Elles ne sont pas innées, comme certains le croient parfois. Et elles ne peuvent pas automatiquement faire l’objet d’un transfert d’un milieu professionnel à un autre.

15Ainsi, dans chaque organisation publique, les « valeurs » institutionnelles qui s’appliquent aux activités professionnelles doivent être déterminées, définies et communiquées clairement pour qu’elles puissent être intégrées et jouer en temps utile le rôle de référence attendu d’elles. Et pour assumer adéquatement ce type de rôle intégrateur et régulateur, les valeurs promues par une institution doivent être formulées en des termes qui fournissent véritablement le système de référence aux acteurs lorsqu’ils ont à exercer un jugement pour affronter une situation (ancienne ou nouvelle) ou mener des activités qui sont en lien avec le statut, la profession ou le métier exercé.

16Pour être utiles et efficaces, les valeurs d’une organisation (en ce qui nous concerne : les ministères ou les organismes publics) doivent être cohérentes pour assurer la cohésion recherchée. À cette fin, elles doivent éclairer et imprégner les trois principales composantes de tout « cadre organisationnel » : sa vision, les buts de l’organisation et ses plans d’action retenus pour assumer sa mission.

17On peut souvent disposer de chacune de ces notions par une question qui exige, encore une fois, une réponse claire et unanime de la part des autorités politiques et administratives. Dans le cas de la vision : Où allons-nous ? Que voulons-nous devenir ? Dans celui des buts : Qu’est-ce que nous voulons concrètement réaliser ? Quelles sont nos mesures de réussite ? Dans celui du plan d’action : Comment allons-nous dans l’avenir prévisible parvenir à atteindre nos buts et réaliser notre mission ?

18Au sein de chaque unité, dans chaque cellule de travail attachée à un processus de production d’un bien ou d’un service public, les réponses à ces questions doivent être accessibles, lisibles, comprises et partagées par tous les acteurs pour répondre aux exigences attachées à toute action efficace. Satisfaire à cette exigence constitue également un préalable si on veut améliorer de façon maximale l’efficacité du système de gestion de l’éthique et son impact sur la conduite des actions.

La responsabilité

19Hier comme demain, dans tous les systèmes politico-administratifs des États démocratiques, on peut affirmer que la « responsabilité » est la première valeur (conviction, certitude) qui doit être promue et intégrée pour guider l’action. Or, l’exercice de la responsabilité à tous les échelons de la chaîne hiérarchique qui est au cœur du système administratif public, comporte cinq obligations, qui doivent être satisfaites simultanément : prévoir et prévenir ; agir à temps ; le cas échéant, réparer ; rendre compte des activités, des résultats obtenus, des moyens utilisés et, implicitement, des aptitudes manifestées ; accepter de se soumettre à une évaluation et à la sanction (positive ou négative) qui en découle et dont la nature et les critères d’application doivent être connus à l’avance.

20Compte tenu de cette charge d’imputabilité attachée à la notion de responsabilité, il est impérieux pour chaque acteur (l’autorité et l’agent de l’autorité) de connaître clairement la réponse aux questions suivantes : de quoi chacun est-il responsable ? et à l’égard de qui le subordonné et son autorité sont-ils chacun redevables de quelque chose ? C’est-à-dire à qui chacun a-t-il des comptes à rendre et qui peut légitimement évaluer et sanctionner le détenteur d’une fraction de la puissance publique qu’est tout fonctionnaire à cause de son statut – le supérieur immédiat, le supérieur hiérarchique, l’autorité politique, les parlementaires, les citoyens en tant qu’acquéreurs de services, en tant que contribuables ou en tant qu’électeurs ?

21Dans la plupart des cas, on constatera que c’est, sous certains angles particuliers, à tous ces interlocuteurs qu’un fonctionnaire a à rendre des comptes. Mais seule l’autorité hiérarchique peut effectivement le sanctionner (positivement ou négativement) au terme d’un processus d’évaluation des résultats obtenus et des aptitudes manifestées qui doit s’avérer rigoureux.

22En contrepartie, compte tenu des lois et des règles nombreuses qui composent le cadre juridique dans un État de droit, notamment dans un système de gouvernement responsable, il est également normal que la responsabilité de plusieurs acteurs soit engagée simultanément à l’égard de l’action conduite dans un champ ou un secteur donné.

23Pour éviter que ce phénomène n’entraîne une dilution de la responsabilité de chacun et conduise à une irresponsabilité de fait, il est jugé nécessaire de préciser la mission et les limites des objets de responsabilité de chaque niveau hiérarchique et de chaque intervenant. Et de prévoir également un dispositif pour s’assurer périodiquement de l’acuité de ces dispositions. Notamment, chaque fois qu’un mouvement de personnel survient dans la ligne hiérarchique, lorsque les orientations ou les politiques changent, lorsque ce qui est à faire et la mesure de ce qui est à faire changent ou, encore, lorsque de nouveaux outils doivent être utilisés pour produire les résultats attendus (par exemple, lors de l’introduction significative de nouvelles technologies pour assurer les transactions avec les citoyens ou soutenir la gestion).

Infrastructure éthique

  • 1 Voir notamment les travaux du service de la gestion publique de l’OCDE.

24Cette notion, de plus en plus retenue pour désigner la panoplie des moyens de soutien à l’éthique1, vise l’ensemble des instruments utilisés (ou des processus suivis) par les acteurs publics pour inciter à l’adoption d’une bonne conduite ou à l’évitement de comportements indésirables parce qu’inopportuns, inappropriés ou non légaux.

25On observe qu’une infrastructure adéquate et complète de l’éthique dans les services publics comprend généralement huit composantes complémentaires qu’on associe à trois fonctions essentielles : la fixation des orientations en matière d’éthique (ce qui est souhaitable ou souhaité) ; l’application et la gestion de l’éthique et de la déontologie ; le contrôle de la conduite. On déduira que, par rapport à une thématique comme l’éthique, ces trois fonctions doivent être assumées d’une façon continue en s’appuyant notamment sur des activités pertinentes de formation initiale et continue. La première qualité attendue de toute infrastructure de l’éthique dans le secteur public est d’assurer cette continuité malgré les aléas de la conjoncture.

Les activités essentielles

26Dans une fonction publique d’État, les composantes de l’infrastructure de l’éthique vouées à la « formulation d’orientation » et à leur traduction en termes pratiques pour les rendre lisibles et compréhensibles en vue de leur intégration par l’effectif des fonctionnaires sont, premièrement, un discours clair et cohérent et une incarnation visible des valeurs promues par les autorités politiques et administratives ; deuxièmement, l’adoption d’un code de conduite, c’est-à-dire d’une loi ou règlement qui fixe les normes et les règles découlant de l’éthique qu’on souhaite voir observée, la déontologie qui lui est associée – dans une perspective moderne, la formulation de ces lois doit exprimer d’abord des « valeurs » puis des « normes », et pas seulement des interdictions – ; troisièmement, la tenue d’activités de socialisation professionnelle, c’est-à-dire des activités consacrées à la question de l’éthique dans le cadre de la formation initiale et continue des fonctionnaires. Ces activités didactiques doivent porter sur l’identification et l’application des valeurs, illustrer leur cohérence et démontrer leur complémentarité. La pédagogie de l’étude de cas réels représentatifs des situations à risque est sans doute la plus efficace.

27Pour exercer la fonction de soutien et de conseil à l’administration d’une éthique saine, le système voué à l’éthique doit comprendre une instance compétente vouée à la coordination des questions éthiques qui doit notamment se révéler facilement accessible aux personnels visés pour fournir un accompagnement adéquat ; et de bonnes conditions de travail pour la fonction publique (politiques efficaces en matière de ressources humaines notamment pour la « délégation de responsabilité », rémunération globale satisfaisante, perspectives d’avenir par la mobilité horizontale ou verticale, etc.), comparables à la bonne moyenne observée au sein de la société civile.

28Une infrastructure de l’éthique complète pour faire face aux défis éthiques et déontologiques contemporains des administrations publiques doit nécessairement comprendre un cadre juridique prévoyant des moyens d’investigation et, le cas échéant, des moyens de poursuite et de suivi proportionnés aux enjeux et aux possibilités d’infraction au palier central ou dans les secteurs ; des mécanismes de responsabilisation efficaces pour la délégation d’autorité et la reddition des comptes ; la surveillance du public (notamment celle des médias) pour veiller à assurer la transparence. De fait, on peut observer, dans quelques systèmes étatiques, que l’on intègre les citoyens dans des instances vouées à la supervision de la gestion de l’éthique au sein de l’administration. Et leurs rapports annuels d’activités sont rendus publics. Ainsi, les députés, les médias et la population en général sont tenus informés de l’état de la rigueur éthique pratiquée par les personnes qui ont une charge publique et peuvent en témoigner en pleine connaissance de cause.

Éléments pour instaurer un système efficace de gestion de l’éthique

29Au Québec, la Loi sur l’administration publique récemment adoptée par l’Assemblée nationale insiste sur la nécessité de clarifier la mission de toutes les organisations gouvernementales (ministères, organismes publics, établissements publics) et de chacune de leurs composantes (unités, services, directions…). Les motifs sont nombreux : sur le plan de l’application d’une philosophie de gestion axée sur les résultats, c’est un préalable fondamental ; sur le plan d’une gestion soucieuse de la performance, c’est une des conditions nécessaires aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé ; sur le plan situationnel et fonctionnel, pour permettre à tout employé de saisir pleinement dans quelle organisation il travaille et lui permettre de situer son activité et ses produits propres par rapport aux finalités poursuivies, c’est une condition incontournable ; sur le plan de l’implantation d’une culture éthique moderne fondée sur la responsabilité des fonctionnaires, c’est essentiel !

30En effet, chaque unité administrative, voire chaque cellule de travail vouée à des activités de production ou de distribution de services, qu’elle soit située en amont ou en aval des décisions de l’autorité constituée, doit connaître clairement pourquoi elle existe et comment ses produits contribuent aux résultats de l’ensemble du ministère ou de l’organisme au sein duquel elle se situe. Ce n’est qu’une fois cette condition remplie que les fonctionnaires qui y travaillent pourront véritablement identifier, parmi les valeurs de base de la fonction publique d’État, celles auxquelles une attention prioritaire doit être accordée pour assumer adéquatement les rôles et les fonctions qui leur sont dévolus eu égard aux pressions particulières d’origine interne ou externe qui peuvent s’exercer sur eux.

  • 2 Quelque quarante « valeurs » sont régulièrement évoquées dans les fonctions publiques des divers sy (...)

31Pour la fonction publique d’État, quatre catégories de valeurs communes2 ont été déterminées dans la plupart des pays dotés d’un système politique comme celui en vigueur au Québec. Ce sont : les valeurs démocratiques (respect des règles de droit, loyauté, intégrité, impartialité, respect des droits et liberté des citoyens, protection des renseignements personnels), les valeurs professionnelles (compétence professionnelle, excellence, efficacité, économie, franchise, objectivité, volonté de dire toute la vérité à ceux qui sont au pouvoir, fidélité à la confiance du public, souci de la qualité des services aux citoyens), les valeurs liées à l’éthique (intégrité, honnêteté, neutralité, prise effective de responsabilité, probité, prudence, justice, équité, fiabilité, discrétion, et, à nouveau, objectivité et impartialité) et les valeurs liées aux personnes (rigueur, franchise, modération, savoir-vivre, courtoisie, tolérance, ouverture d’esprit, sens de la mesure, de la responsabilité, de la compassion et de l’empathie).

32En outre, chaque unité administrative, au sein des ministères et des organismes, doit périodiquement conduire une réflexion, par souci d’actualisation, sur les deux thèmes suivants : Compte tenu de la mission, des lois et des produits ou services qu’elle génère, quelles sont les valeurs prioritaires de l’unité dans chacune des catégories ? Et, compte tenu des composantes majeures de l’environnement externe ou immédiat et des pressions que celles-ci exercent, quelles sont les valeurs qui permettront d’affronter les défis particuliers que réserve l’avenir prévisible ?

33À noter que cet exercice d’identification des valeurs prioritaires pour une unité semble avoir plus d’acuité lorsqu’elle résulte d’un exercice participatif qui associe tous les acteurs de chaque niveau de la ligne hiérarchique. Néanmoins, dans certaines situations (par exemple, à la suite d’un renouvellement substantiel d’un effectif ou lors de la création d’une nouvelle unité administrative), les autorités responsables doivent agir seules et prendre l’initiative d’édicter, durant tout au moins une période transitoire, les valeurs qui doivent inspirer et guider la conduite et l’action.

34Finalement, l’exercice de focalisation sur des valeurs jugées prioritaires au sein d’une unité n’annule pas la nécessité pour son personnel de respecter les valeurs de base ou communes de la fonction publique de l’État. Un exercice de hiérarchisation de cette nature ne vise qu’à faire une lecture d’application des valeurs adaptée aux enjeux et défis que doit affronter une unité, compte tenu de sa mission, de sa situation organisationnelle ou des pressions particulières qui s’exercent ou qui, logiquement, peuvent s’exercer sur elle.

35Pour procéder à une telle identification des valeurs jugées prioritaires au sein d’une unité, il faut repérer les facteurs de risque « structurels » et « conjoncturels » inhérents à la mission, aux activités, voire au profil de compétences des principaux groupes qui composent l’effectif d’un ministère ou d’un organisme et de chacune de leurs unités administratives. Les paramètres énumérés ci-dessous peuvent aider à reconnaître ces zones à risque qui doivent faire l’objet d’une attention particulière. Ils proviennent de l’observation des organisations publiques en mutation comme on en retrouve toujours plusieurs dans chaque pays et de constats découlant de phénomènes observés au cours des dernières années.

36Les facteurs de risque les plus fréquents sont donc : travailler avec des ressources limitées ; évoluer dans un cadre juridique qui implique un degré d’exposition directe aux attentes et aux exigences contradictoires des citoyens et qui obligent les fonctionnaires à concilier intérêt public et intérêt particulier de citoyens inscrits dans une démarche d’acquisition d’un service public, et à concilier les conflits d’objectifs internes à l’organisation et les responsabilités octroyées à l’égard du service aux citoyens. Sur le plan organisationnel, mentionnons : vivre une restructuration du secteur public et, en général, tout contexte de changement rapide de la structuration des organisations elles-mêmes ou tout changement dans la répartition des tâches entre organisations centrales ou territoriales ou entre paliers organisationnels (ministères, organismes, sociétés d’État ou mixtes, instances sectorielles ou territoriales publiques décentralisées ou déconcentrées, secteur privé –entreprises d’économie libérale ou d’économie sociale) ; vivre un changement de philosophie de gestion ; devoir continuer à produire des biens et des services selon un ancien cadre de gestion en même temps qu’intégrer une transformation de la philosophie de gestion et des techniques ou pratiques qui lui sont associées, surtout si elles impliquent un accroissement de l’autonomie des fonctionnaires ; traverser une période de rodage et d’ajustement à la suite d’un transfert de responsabilités au sein de la ligne hiérarchique ; être soumis à l’obligation de rendre compte en public devant une instance compétente (par exemple, une instance parlementaire) . Sur le plan des activités demandées : être subitement soumis à l’obligation de participer à des processus de consultation ou de concertation avec des groupes de la société civile ou des administrations étrangères sans avoir reçu une préparation adéquate ; agir en interface obligée entre le secteur public et le secteur privé pour assurer l’acquisition de ressources (intrants) nécessaires à la production ou à la distribution de services publics aux citoyens ; travailler dans un cadre qui implique une obligation constante de transparence, par exemple avoir à clarifier les responsabilités politiques et administratives et rendre compte de leur exercice sous des regards externes (parlementaires, groupes de citoyens, médias, etc.). Des facteurs de risque provenant de l’environnement extérieur : apparition de nouvelles normes sociales ou morales au sein de la société en général ou chez des interlocuteurs nationaux particuliers (groupes de pression, entreprises qui œuvrent à l’étranger), voire chez des interlocuteurs étrangers, avec lesquels le fonctionnaire doit entretenir des liens ou des rapports d’échange ; évolution de la perception du contexte international qui engendre des pressions nouvelles pour les fonctionnaires ou les unités auxquelles ils appartiennent (par exemple, devoir comparer la performance obtenue avec celles d’institutions étrangères perçues comme homologues mais qui évoluent dans un cadre juridique différent) . Finalement, des facteurs à caractère personnel : psychologie et attitudes d’acteurs publics face à la pression induite par les changements internes ou externes ; perception négative soutenue, entretenue par des fonctionnaires concernant l’état général de l’institution à laquelle ils appartiennent ; état de la satisfaction des fonctionnaires à l’égard de l’évolution et de la gestion de leurs carrières ; état des affaires « personnelles » des fonctionnaires ou de celles de leurs proches.

37On comprendra facilement que tous ces facteurs (et d’autres propres à la situation particulière de chaque pays) ne sont pas fixes ou stables. Certains peuvent évoluer peu à peu, d’autres, tout à coup, se modifier radicalement et créer une situation de crise réelle ou appréhendée. Il convient donc d’assurer une veille adaptée pour être prêt à agir rapidement, le plus possible de façon préventive, et surtout avant que les choses ne dégénèrent et que la confiance des citoyens n’ait des motifs de s’effriter.

38Sur le plan déontologique, pour avoir en tout temps un comportement opportun, deux impératifs sont à observer. D’abord, il y a absolue nécessité de bien connaître les lois qui régissent les produits et services que le fonctionnaire doit produire ou rendre disponibles et accessibles. La mission reçue à leur égard, les ressources disponibles pour les produire et les résultats qualitatifs et quantitatifs attendus doivent permettre de répondre aux standards que les lois ou les règlements édictent (connaître les obligations légales afférentes). En outre, il y a nécessité de bien connaître les règles éthiques codifiées existantes (par exemple le règlement sur l’éthique ou la déontologie en vigueur).

39Le contrôle de l’observance de ces normes sera le premier pratiqué. Dans le domaine de l’éthique et de la déontologie, la conformité de l’action sera d’abord évaluée en fonction du respect de la règle écrite. Il peut être intéressant de souligner qu’au Québec il peut y avoir deux ou trois « règlements » (ou codes déontologiques) qui s’appliquent concurremment. Il est nécessaire de les connaître et de pouvoir exercer un jugement adéquat pour dégager laquelle des règles s’applique dans une situation donnée. (La clef recommandée est de se demander quelle est la règle pertinente la plus exigeante.)

40Heureusement, dans la perspective moderne, tout ne peut pas et ne doit pas être codifié quand on vise des attitudes et des comportements éthiques. L’institution que constitue la fonction publique de l’État doit apprendre aux fonctionnaires à gérer les dilemmes qu’ils rencontrent à la lumière des valeurs de base de la fonction publique et de celles qui ont un caractère prioritaires au sein de leur unité. Il est notamment important qu’un nouveau fonctionnaire puisse rapidement s’adapter aux façons de faire d’une organisation et se poser les bonnes questions devant les situations qui s’y présentent.

41Pour soutenir et accompagner les personnes, les organisations doivent déterminer les « saines pratiques » qu’elles favorisent. D’une organisation à l’autre, ce ne sont pas nécessairement les mêmes, car les défis et les pressions varient même si les enjeux sont comparables. Voici quelques exemples de champs possibles où des recueils de « saines pratiques de gestion » doivent être disponibles : la gestion des personnes ; l’acquisition des ressources de production auprès des fournisseurs internes ou externes ; les relations directes avec les citoyens ; les relations avec les parlementaires ; les relations avec les personnes qui assument l’autorité politique ; les relations interministérielles ; les relations intergouvernementales.

42Dans la plupart des pays, il existe un autre aspect pour lequel de « saines pratiques » doivent être promulguées. Cela concerne ce qu’il faut faire si on constate un acte répréhensible, c’est-à-dire un acte non conforme à la loi ou au cadre éthique. Cette question est souvent jugée difficile parce qu’elle exige de préciser, en même temps, quels sont les droits et les obligations en jeu en plus de décrire les saines procédures à observer dans une telle situation. Aujourd’hui, on note qu’au sein de la plupart des fonctions publiques les réactions attendues dans de telles situations ne sont pas suffisamment précises et claires pour les fonctionnaires ni pour les autorités politiques. Pourtant, elles sont cruciales particulièrement dans tout système public hiérarchisé et de carrière.

43La formation est au cœur de toute modernisation et de tout progrès durable dans l’administration publique. Elle constitue un levier essentiel pour la gestion stratégique des personnes afin d’assurer l’intégration pérenne aussi bien des valeurs et des changements requis que la maîtrise des compétences qui leur sont associées.

44Comme l’éthique occupe une place particulière dans le développement et le maintien de la confiance des citoyens à l’endroit des institutions et à l’égard de ceux et celles qui les animent, elle doit occuper une place spéciale dans le cursus de formation initiale et continue des fonctionnaires. Ce sujet doit être situé en dehors et au-dessus des autres thématiques ; et même, imprégner chacun des enseignements disciplinaires ou techniques dans la mesure où ceux-ci comportent un apprentissage de l’exercice du jugement pratique.

45Quelques conditions de base doivent toutefois être réunies pour soutenir efficacement la formation dans un tel domaine : s’assurer que les contenus des formations soient adaptés à l’origine des fonctionnaires, des métiers exercés et de leurs milieux de travail, c’est-à-dire adapter les contenus selon que les personnes visées proviennent de l’intérieur ou de l’extérieur de la fonction publique d’État (parce que les valeurs y sont particulières et les standards souvent plus élevés) et selon l’évaluation des risques éthiques concrets et enracinés dans la réalité vécue par les fonctionnaires ; mettre régulièrement sous examen les contenus des formations parce que l’environnement change et les pressions sur les fonctionnaires évoluent ; concevoir et adopter une pédagogie et une didactique adaptées à des praticiens qui évoluent dans un contexte de transparence et qui ont des comptes à rendre. La perspective ne doit pas être d’enseigner l’éthique, mais d’entraîner à pratiquer l’éthique selon les standards requis. Consacrer à la formation continue les investissements nécessaires en recherches, en expertises, en temps et, conséquemment, en ressources financières.

46Lors de l’évaluation d’un fonctionnaire au terme d’un mandat (ou en fin de période statutaire), l’éthique, le respect des règles déontologiques ou des « saines pratiques » recommandées doivent être objets d’évaluation, de discussions entre les parties et de commentaires consignés. À noter que l’autorité qui procède à l’évaluation, et qui le plus souvent est la même qui était à l’origine des missions confiées et responsable de la supervision à toutes les étapes de la réalisation des activités, doit pouvoir manifester une cohérence et une rigueur exemplaires. Sans quoi, sa crédibilité serait entachée et générerait des effets pervers qui pourraient rapidement affecter sa légitimité aux yeux de ses collaborateurs ou de ses propres supérieurs.

47En guise de conclusion, deux questions peuvent être soulevées pour engager la réflexion de chacun. Quel bilan fait-on de l’infrastructure de l’éthique ? Existe-t-il des composantes de l’infrastructure de l’éthique qui sont absentes dans certaines unités ou à l’échelle du ministère ou de l’organisme dont on a la charge ? Ce sont là deux questions qui doivent régulièrement nourrir la réflexion de tout haut fonctionnaire dans un contexte de changement continu sous la pression de facteurs internes ou externes. Et, courageusement, il faut accepter que les réponses fournies puissent être à l’origine de l’abandon de « traditions » devenues obsolètes pour faire face aux enjeux et aux défis auxquels on est maintenant confronté. Ou pour affronter ceux que réserve l’avenir et dont on peut déjà commencer à cerner les contours.

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Notes

1 Voir notamment les travaux du service de la gestion publique de l’OCDE.

2 Quelque quarante « valeurs » sont régulièrement évoquées dans les fonctions publiques des divers systèmes politico-administratifs. Au Québec, les mœurs politiques et le cadre juridique qui les reflète suggèrent un regroupement des valeurs de base de la fonction publique de l’État en cinq familles : valeurs démocratiques ; valeurs reliées aux citoyens et aux services publics auxquels ils ont droit ; valeurs rattachées à la probité des fonctionnaires ; valeurs professionnelles ; valeurs rattachées aux institutions publiques vouées à l’intérêt général et aux rapports entre les personnes qui les composent.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre Bernier, « L’éthique au sein du service public : un aspect de la gestion à moderniser »Éthique publique [En ligne], vol. 4, n° 1 | 2002, mis en ligne le 15 mai 2016, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/2497 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.2497

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Auteur

Pierre Bernier

Pierre Bernier est administrateur d’État, chargé de mission auprès du président et directeur général de l’École nationale d’administration publique du Québec

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Droits d’auteur

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