Dispositifs et modalités de rupture de l’unilatéralité administrative en Belgique
Résumés
Cet article examine les dispositifs administratifs récemment mis sur pied en Belgique qui comportent majoritairement ou marginalement des préoccupations éthiques. Or, ces dispositifs qui émergent à travers la loi, les règlements, la jurisprudence, voire la coutume, font, en même temps qu’ils accentuent les exigences éthiques, une large place à la discussion, sinon à la conciliation entre administrations et citoyens. Tous en somme tendent à redessiner les contours éthiques des relations entre l’administration publique et la population.
Texte intégral
- 1 Voir à ce propos J.-L. Genard, « Le retour de l’éthique », dans G. Giroux (dir.), La pratique socia (...)
1Le retour de l’éthique est un processus dont l’origine se situe sans doute dans les années 1970 et qui ira s’amplifiant dans les décennies suivantes. Ses origines sont multiples. Il est très certainement concomitant à ce qu’on a appelé le déclin des idéologies ou des grands récits1. Il s’agit d’un processus général, d’une sorte de lame de fond qui marque l’ensemble de la société, mais qui prend des formes spécifiques selon les champs d’activité. Dans le domaine politique, il se caractérise, entre autres, par la multiplication de procès impliquant des hommes politiques accusés de malversations, de corruptions ; par l’émergence de questions traversant les clivages partisans traditionnels (par exemple, la question de l’avortement, de l’euthanasie, de la peine de mort, etc.) ; par la montée de la thématique de la société civile et des exigences de participation… Les exemples pourraient être multipliés. Nous tournerons notre attention essentiellement du côté de l’administration.
Administration et montée de l’éthique
2Le champ de l’administration n’est bien évidemment pas demeuré en reste par rapport à cette montée qui affectait l’ensemble de la société. Dans ce domaine, la préoccupation éthique s’est largement couplée avec la critique dont commençaient à être l’objet, à la même époque, l’État providence et ses dispositifs bureaucratiques. Les années 1970-1980 sont en effet celles du début de la crise de l’État providence, une crise budgétaire d’abord, mais aussi une crise liée à un ensemble de critiques de fond sur ce qu’on pourrait appeler sa propension à « l’administrato-centrisme ». Parmi ces critiques, certaines, dont l’origine remontait d’ailleurs fort loin, portaient bien sûr sur le coût ou l’inefficience de tels dispositifs, mais d’autres plaçaient au centre de leurs préoccupations les déficits de respect du citoyen que l’on pouvait repérer dans les pratiques administratives. Déficits de respect liés à la fois au paternalisme de l’administration, à ses tendances à l’immixtion dans la vie privée, ou encore à un manque rédhibitoire de courtoisie dans les relations avec le public. Bref, nous nous trouvions donc là dans un cas de figure où les dispositifs qui devaient en principe être les garants des droits des citoyens en étaient venus à des pratiques dans lesquelles ces mêmes citoyens souffraient manifestement d’un déficit de reconnaissance.
- 2 G. Braibant, « Réflexions sur la transparence administrative », Administration publique, no 1, 1993 (...)
3La réflexion sur cette question a alors rapidement fait apparaître les faiblesses d’un traitement de la question de l’éthique administrative qui s’appuierait, comme c’était le cas à l’époque, simplement sur la déontologie. Loin de garantir les droits du citoyen à l’égard de l’administration, la déontologie pouvait même apparaître comme une des sources de ses dénis de reconnaissance. C’est ainsi qu’on prit conscience que le devoir de réserve ou les exigences de secret pouvaient par exemple clairement aller à l’encontre d’exigences de transparence nécessaires à toute bonne administration2. À tout le moins, les nécessaires exigences déontologiques devaient-elles être complétées par un ensemble de dispositifs prenant frontalement en charge les conditions du respect du citoyen.
- 3 Voir J.-L. Genard, Les dérèglements du droit, Bruxelles, Labor, 2000.
4Cette prise de conscience était d’ailleurs aussi celle des limites d’un traitement qui serait simplement juridique du rapport au citoyen. Une bonne administration n’est en effet pas seulement celle qui accorde à ses administrés les droits dont ils peuvent se prévaloir, mais aussi celle qui assure, dans ce processus, les conditions du respect de ces mêmes administrés. Conférer le statut de chômeur à quelqu’un qui y a droit, lui délivrer les allocations inhérentes à son statut, peut évidemment se faire de diverses façons parmi lesquelles certaines ne sont à l’évidence nullement respectueuses de sa personnalité morale. Un droit peut bien entendu être accordé avec mépris. C’est dire que, philosophiquement, l’intégration de l’éthique au sein de l’administration peut s’interpréter aussi comme sanctionnant la reconnaissance des déficits potentiels des procédures juridiques, comme mettant en évidence le fait que le droit, même lorsqu’il ne déroge pas aux conditions de la justice, n’assure pas nécessairement les conditions de la reconnaissance et du respect. Le constat de cette tension possible entre droit et éthique apparaît d’ailleurs comme une thématisation très présente dès les années 19803. De nombreux exemples ont pu mettre au jour le fait que, si le droit possède à l’évidence un arrière-plan éthique, sa mise en œuvre, les procédures au travers desquelles les citoyens y ont accès, son extrême complexification, peuvent être gagnées par un positivisme tel que cet arrière-plan se trouve en quelque sorte neutralisé, voire évacué. C’est d’ailleurs là une observation d’ordre général qui dépasse de loin le seul domaine de l’administration publique et qui donne lieu à des tentatives de réponses, parmi lesquelles le retour des grands principes (proportionnalité, délais raisonnables, équité, droits de l’homme) où s’est concentrée cette charge éthique qui tend à l’inverse à se dissoudre dans des pratiques marquées par une juridicisation croissante comme par la montée d’attitudes procédurières. Bref, dans l’administration aussi s’est manifesté ce souci d’en revenir aux grands principes éthiques sans lesquels elle se perd dans la bureaucratie procédurière.
- 4 V. Dubois, La vie au guichet : relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica (...)
5Il est également intéressant de remarquer que c’est aux alentours des années 1990 que, dans le paysage européen francophone du moins, la sociologie des organisations, et en particulier la sociologie croziérienne, a progressivement perdu son monopole sur la sociologie des administrations et que l’on a vu notamment se développer ce qu’on a appelé la sociologie des relations de service qui axait précisément ses préoccupations et ses intérêts sur cet espace où se produisent les interactions directes entre le public et l’administration, avec comme figure centrale le guichet4. Là se manifestait clairement le signe d’un intérêt accru pour cet espace de la relation entre le citoyen et son administration et pour le reformatage de ces interactions qui étaient trop souvent l’objet de critiques, voire dans lesquelles se focalisait l’image négative et caricaturale du fonctionnaire.
- 5 Sur ce thème, voir notamment le numéro 2 de la revue Pyramides, revue du Cerap (Centre d’études et (...)
6Une autre variable était entre-temps venue s’ajouter qui renforçait cette tendance à l’éthicisation, née au cœur même de la critique de l’administration : l’influence grandissante du management, ou plutôt du néomanagement, sur les administrations publiques. Constitué au sein de l’entreprise privée, s’autonomisant progressivement de ses attaches initiales avec la science économique, profitant de la critique dont étaient l’objet à l’époque les dispositifs étatiques, ce néomanagement s’est lentement immiscé dans la sphère des administrations publiques5. Parmi ses thèmes figurait en bonne place la question du respect du client qui, dans le domaine économique, correspondait à une transformation profonde, et en particulier à l’accroissement de la concurrence et à l’accélération des échanges économiques. Les réformes de l’administration trouvaient, dans cet aspect du management, un thème qui rencontrait parfaitement leurs propres préoccupations.
7Peut-être pourrait-on d’ailleurs faire l’hypothèse que c’est au travers de cette rencontre entre les critiques de déni de respect dont étaient l’objet ceux qui se trouvaient confrontés aux dispositifs administratifs, d’une part, et cet aspect spécifique du néomanagement, de l’autre, qu’ont été pensés les premiers dispositifs cherchant à introduire l’éthique, mais du même coup aussi certaines préoccupations managériales, dans les pratiques administratives. Il est à cet égard intéressant de remarquer que, en Belgique, les problématisations à la fois les plus précoces et les plus sérieuses des compatibilités et incompatibilités entre service public et management se soient souvent centrées sur la pertinence de la sémantique à utiliser pour envisager les relations entre la population et son administration. Fallait-il parler de « citoyen », d’« usager », d’« utilisateur », de « client » ? Dans le même ordre d’idées, il est très significatif d’observer que les actuels projets de managérisation profonde de la fonction publique fédérale, ce qu’en Belgique on appelle la réforme Copernic, trouvent dans les exigences de respect du citoyen ou dans le thème d’une administration centrée sur le « client », une de leurs sources majeures de justification. Paradoxalement, c’est donc, au moins partiellement, au nom d’exigences éthiques que semblent devoir s’imposer des réformes dont, à bien des égards, on peut craindre qu’elles ne mettent à mal certains éléments constitutifs de l’idée de service public, telles la nécessaire continuité du service et l’indispensable sécurité juridique de l’action administrative, auxquelles peuvent clairement s’opposer les exigences managériales de flexibilité.
8Quoi qu’il en soit, si nos hypothèses sont exactes, il est donc intéressant d’observer qu’en Belgique l’intégration de nouvelles préoccupations éthiques au cœur des pratiques administratives se soit opérée d’abord autour de la question des relations entre le citoyen et son administration, et que cela se soit accompagné d’une réflexion sur le statut même de citoyen, avec aussi pour référence cognitive (bien entendu non exclusive) des préoccupations managériales issues du secteur privé. Ce n’est à vrai dire que plus tard que d’autres thématisations strictement éthiques ont trouvé à s’inscrire dans des dispositifs normatifs, par exemple celle de marchés publics « propres », celle de l’éthicisation de la coopération, celle de la déclaration de fortune des élus, celle des restriction des cumuls…. Et il est également intéressant de remarquer que cette intégration éthique s’est accompagnée de la reconnaissance des limites, voire des faiblesses, à la fois du droit et de la seule déontologie pour garantir le respect du citoyen face à l’administration et, parallèlement, d’un diagnostic exigeant à la fois des réorientations de la déontologie elle-même et l’instauration de dispositifs supplémentaires.
9Enfin, pour terminer cette rapide contextualisation, sans doute est-il nécessaire d’insister sur certaines spécificités de l’administration belge. D’une part, celle-ci souffre structurellement d’une extrême politisation qui contribue autant à son inefficience qu’à sa délégitimation au sein de l’opinion publique. De l’autre, elle n’a jamais bénéficié historiquement de cette aura de « grand organisateur symbolique » de la société dont l’administration française nous offre l’exemple. Démocratie consociative, la Belgique a depuis fort longtemps préféré distribuer ses pouvoirs, y compris certaines prérogatives administratives importantes, au sein de ses « piliers », alors que les administrations y jouaient un rôle fortement instrumentalisé. Le contexte dans sa spécificité belge était donc celui d’une classe politique largement délégitimée, et d’une administration qui l’était tout autant, sans que la mesure de son rôle au cœur de l’édifice politique belge ne soit pleinement reconnue. C’est en fait cette situation qui explique l’extraordinaire mouvement de méfiance et de désaffection à l’égard du politique que manifesta l’affaire Julie et Mélissa. À bien des égards, le début des années 1990 marqua une prise de conscience de cette situation au sein de la classe politique, et c’est dans ce contexte qu’émergèrent les dispositifs dont il sera maintenant question.
Les dispositifs de conciliation
- 6 J.-M. Eymeri, L’éthique dans le secteur public : l’accès des fonctionnaires à des activités privées(...)
10La notion d’éthique est bien entendu polysémique et il n’entre pas dans nos intentions de chercher à en donner une définition définitive. Cette polysémie explique d’ailleurs les différentes conceptions que nous pouvons trouver dans la documentation consacrée à ce sujet dans le champ de l’administration publique6. De la même façon, les dispositifs administratifs mis en place récemment et qui comportent majoritairement ou marginalement des préoccupations éthiques sont trop nombreux pour pouvoir prétendre à l’exhaustivité dans le cadre d’un article. Nous choisirons donc un angle d’approche spécifique dont les développements précédents ont mis en évidence l’importance à la fois historique et conceptuelle.
11Ce sera celui de la création de dispositifs favorisant la discussion, voire la conciliation, entre les administrations et les citoyens, avant ou après la prise de décision administrative. Ceux-ci émergent à travers la loi, le règlement, la jurisprudence, la coutume même. Les différents mécanismes mis en place ces dernières années en Belgique opèrent une rupture avec le principe de la décision unilatérale qui, pour certains, était constitutive d’arbitraire. Ils cherchent donc à reconstituer sur des bases plus respectueuses du citoyen les conditions de l’interaction entre celui-ci et ses administrations. En nous référant aux principales formes et procédures relatives aux actes administratifs, nous pouvons identifier cette évolution. Comme on le verra dans le détail des développements qui suivent, certains dispositifs récents apparaissent comme des infléchissements ou des réinterprétations de dispositifs anciens – qui se traduisent dans tous les cas par une accentuation des exigences éthiques –, d’autres au contraire se caractérisent par leur nouveauté. Cependant, tous tendent à redessiner les contours éthiques des relations entre citoyens et administrations.
12Selon le droit administratif, ces « protections » sont les formes et procédures de l’action administrative contenues dans des textes légaux et réglementaires ou définies par la jurisprudence du Conseil d’État. Elles présentent une double garantie : dresser des garde-fous contre l’arbitraire administratif et offrir l’assurance que l’administration accomplit son travail le mieux possible. Comme nous le suggérions, certaines d’entre elles trouvent leur origine dans des textes ou des coutumes anciens. Elles sont bien ancrées dans l’arrière-plan normatif du fonctionnement administratif. D’autres au contraire sont plus récentes et correspondent au mouvement d’éthicisation qui s’est développé dans les années 1980 et surtout dans la décennie suivante, soit qu’elles se caractérisent par leur nouveauté, soit qu’elles s’inscrivent dans le droit fil de préoccupations plus anciennes tout en cherchant à les étayer sur de nouveaux dispositifs.
- 7 D. Batsele, O. Daurmont et P. Quertainmont, Le contentieux de la fonction publique, Bruxelles, Neme (...)
13Parmi les formes anciennes figure par exemple en bonne place l’exigence d’impartialité de l’administration, qui peut se matérialiser au niveau local par l’abstention des conseillers lors d’un vote dans lequel ils ont un intérêt matériel ou personnel. Cette exigence ancienne relève plutôt de la déontologie traditionnelle. Il s’agit d’un des principes généraux du droit administratif, principes dont la place dans la hiérarchie des normes est imprécise mais qui constituent un « ensemble considérable de règles juridiques7 » assimilables à la coutume.
14Autre forme traditionnelle, la collaboration procédurale repose sur l’idée que l’administration n’a pas d’intérêts opposés à ceux des administrés. Elle doit donc les aider au mieux et ne pas les laisser dans l’incertitude. Conscient de la complexité de l’appareil d’État, l’article 705 du code judiciaire dispose notamment que lorsqu’un administré met en cause un ministre incompétent devant les tribunaux, celui-ci ne peut décliner sa compétence que s’il substitue le ministre compétent. L’arrière-plan éthique de cette exigence déjà ancienne relève plutôt de ce que recouvre habituellement l’idée de bonne volonté.
15Autre principe ancien, le caractère contradictoire de la procédure n’est mentionné dans aucun texte mais provient de la jurisprudence du Conseil d’État. Proche du droit de la défense, cette notion implique une connaissance précise et complète des faits qui peut passer par l’audition des citoyens concernés avant la prise d’une décision. Ce principe ne s’applique pas lorsqu’il y a urgence ou que l’avis de l’administration est suffisamment clair, c’est-à-dire que l’administration dispose d’éléments tellement probants pour prendre sa décision qu’il n’est pas nécessaire de recourir à cette procédure.
16Enfin, dernier exemple de disposition ancienne participant au cadrage éthique des relations entre l’administration et le citoyen, les consultations préalables sont destinées à éclairer l’administration sur les décisions à prendre. Pour ce faire, elle fait appel à des experts, fonctionnaires techniques ou organes collégiaux tels que des commissions ou comités. Ce système s’est fortement développé depuis la seconde guerre mondiale. Il permet à l’administration, selon certaines mauvaises langues, de se décharger d’une partie de sa responsabilité politique. Toutefois, en droit, les consultations préalables obligatoires ne sont pas nombreuses. À titre d’exemple, citons la consultation de la section législation du Conseil d’État sur les avant-projets de textes réglementaires. Tout comme le principe d’impartialité que nous avons mentionné, ces consultations constituent une pratique essentiellement coutumière qui s’inscrit dans les principes généraux de bonne administration.
17Venons-en maintenant à quelques dispositions plus récentes qui témoignent de l’immixtion, dans le paysage administratif, de préoccupations éthiques nouvelles à l’égard des relations entre citoyens et administration durant les années 1990.
- 8 Loi du 11 avril 1994 relative à la publicité de l’administration, Moniteur belge, 30 juin 1994.
18Ainsi, dans le droit fil de l’idée de collaboration procédurale, lorsque l’administration donne des informations aux administrés, celles-ci doivent être claires, précises et détaillées. De plus, l’administration est responsable des informations erronées qu’elle fournit s’il apparaît qu’elle n’a pas pris le soin nécessaire à la recherche d’informations correctes. Depuis longtemps déjà, de nombreuses critiques du fonctionnement bureaucratique de l’administration portaient sur l’opacité des procédures et des actes administratifs, comme sur l’impossibilité, ou du moins la difficulté d’identifier clairement les agents directement responsables de ces actes. C’est dans ce cadre et pour répondre à ces critiques que la loi du 11 avril 1994 relative à la publicité de l’administration énonce un principe général de collaboration8 qu’elle cherche, au travers de dispositions quelquefois très concrètes, à inscrire dans les pratiques. Elle distingue la publicité passive, dont nous reparlerons, de la publicité active. L’article 2 de cette loi stipule que toute correspondance émanant d’une autorité administrative fédérale indique le nom, la qualité, l’adresse et le numéro de téléphone de la personne en mesure de fournir de plus amples informations sur le dossier. Cet exemple est intéressant parce qu’il met clairement le doigt sur un cas de convergence entre l’introduction ou le renforcement d’exigences éthiques au sein de l’administration et la pénétration de principes managériaux. Dans ce cas, en effet, les nouvelles exigences de publicité sont l’occasion d’une individualisation des actes administratifs et donc d’une responsabilisation des agents, principe central du néomanagement.
19Ce même article prévoit de plus que toute décision individuelle doit indiquer les voies éventuelles de recours, les instances compétentes pour en connaître, ainsi que les formes et délais à respecter, faute de quoi le délai de prescription pour introduire un recours ne prend pas cours. À nouveau, l’objectif est de lutter contre l’opacité administrative et, surtout, d’instaurer des relations plus équitables, moins dissymétriques entre l’administration et ses administrés et de restaurer ainsi l’idée de service public au sens de service au public. Il s’agit donc d’atténuer la tendance des dispositifs administratifs à s’autonomiser, à imposer aux administrés leur logique propre, bref à glisser vers des modes de fonctionnement « autistes », ce que les théoriciens des systèmes visaient en parlant d’autoréférentialité. Dans le même ordre d’idées, une autre loi, celle du 24 mars 1994, prévoit, par exemple, que le délai de recours en annulation devant le Conseil d’État ne prend cours que si la notification de la décision a été faite.
- 9 Loi du 8 août 1983 organisant un registre national des personnes physiques et les arrêtés royaux du (...)
- 10 Loi du 15 janvier 1990 relative à l’organisation d’une banque carrefour de la sécurité sociale, Mon (...)
- 11 Loi du 8 décembre 1992 sur la protection de la vie privée à l’égard des données à caractère personn (...)
20À la fin des années 1980 et dans les années 1990, s’est également posée la question des garanties à l’égard du respect de la vie privée. Le problème résultait à la fois du développement des fichiers et des banques de données informatiques, mais il n’était pas sans relation avec des exigences de transparence (par exemple, en ce qui touche la possibilité pour l’individu d’accéder aux données le concernant), comme bien entendu avec les risques liés aux atteintes à la vie privée, ou avec l’émergence d’un État sécuritaire, centralisant et capitalisant des données éparses à des fins de fichage généralisé. Les réglementations relatives aux fichiers, registres9 et banques de données10 reposent sur un régime hybride balançant entre le secret et la transparence. En effet, la communication de données à des tiers est extrêmement limitée. Les fonctionnaires doivent à cet égard prendre toutes les précautions nécessaires pour éviter que des personnes non habilitées ne puissent en prendre connaissance. À l’inverse, les personnes concernées peuvent invoquer la transparence pour avoir accès aux données qui les concernent. Elles disposent même, depuis une loi de 1993, du droit de faire rectifier des données imprécises11.
- 12 Loi du 22 mars 1995 instaurant des médiateurs fédéraux, Moniteur belge, 7 avril 1995.
- 13 Pour ces dernières, voir l’arrêté royal du 9 octobre 1992 relatif au service de médiation de certai (...)
- 14 Sur ce point, voir P.-Y. Monette, « De la médiation, comme mode de résolution de conflits, et de se (...)
21Plus visible sans doute par ses effets et par les amplifications médiatiques qu’elle a connues, la loi du 22 mars 199512 consacre le dispositif des médiateurs initié par la loi de 1991 qui avait instauré des médiateurs au niveau fédéral, de chaque entité fédérée et des entreprises publiques13. Ces médiateurs reçoivent, sans formalisme, les réclamations des administrés ; ils entreprennent des enquêtes sur le fonctionnement de l’administration et formulent des recommandations. Ils n’ont aucun pouvoir de décision. Les réclamations qui leur sont adressées ne suspendent pas les délais de recours. À l’inverse, la réclamation est suspendue si un recours est introduit puisque le but de ce dispositif est d’inciter l’administration à changer d’avis sans recourir à une juridiction. L’intérêt de cette idée est multiple. En particulier, elle entend instaurer l’existence d’un tiers dans les litiges survenant entre administrations et administrés et donne à ce tiers un statut qui est à la fois légal et public, mais situé aux frontières des dispositifs administratifs. Tout en donnant force légale au dispositif, elle cherche à privilégier des formes non juridicisées de règlement des conflits14. Tout en acquiesçant à la critique de l’administration, elle tend donc à anticiper également la critique de la juridicisation de la société. En même temps, elle offre aux administrés des dispositifs au travers desquels ils pourront exprimer plaintes et mécontements en évitant la frustration face à des administrations sourdes aux récriminations, tout en attestant publiquement du souci des pouvoirs publics de répondre aux critiques.
- 15 Arrêté royal du 2 octobre 1937 portant sur le statut des agents de l’État, Moniteur belge, 8 octobr (...)
22La publicité de l’action administrative repose sur l’idée que l’administration doit agir de manière transparente. La loi du 11 avril 1994 consacre la publicité passive, c’est-à-dire à la demande des administrés. L’article 4 de cette loi stipule que chacun peut prendre connaissance sur place de tout document administratif, obtenir des explications à son sujet et en recevoir communication sous forme de copie. Cette loi résulte d’une modification intervenue au début des années 1990. Auparavant, le principe général était l’absence de publicité de l’action administrative. L’administration se retranchait derrière le secret et la publicité était une exception qui devait être prévue par la loi. Ce principe du secret reposait sur l’article 9 du statut des agents de l’État – aujourd’hui abrogé – qui interdisait aux fonctionnaires de révéler des faits dont ils avaient connaissance dans le cadre de leurs fonctions15. Les changements vont se produire à la suite d’un triple mouvement.
- 16 Arrêté royal du 22 novembre 1991 fixant les principes généraux du statut administratif et pécuniair (...)
23Primo, une directive européenne de juin 1990 contraint les États membres à donner libre accès à toute l’information relative à l’environnement sans qu’aucun intérêt ne soit exigé. Secundo, l’article 9 est remplacé par un article qui affirme que les fonctionnaires jouissent d’une totale liberté d’expression. La seule restriction concerne les faits ayant trait au secret professionnel, à la sécurité nationale, à l’ordre public. La même règle est d’application pour les agents communautaires et régionaux. En effet, l’arrêté royal du 22 novembre 199116 réforme le statut des agents de l’État datant de 1937 en remplaçant la partie consacrée aux « devoirs des agents » par une partie relative aux « droits et devoirs des agents ». Tertio, la dernière révision constitutionnelle de 1993 insère un article 32 qui stipule que chaque citoyen a le droit de consulter chaque document administratif et de s’en faire remettre copie, sauf dans les cas et conditions fixés par la loi, le décret ou la règle visée à l’article 134, c’est-à-dire relative à la sécurité publique et à la sûreté de l’État. Les documents concernés ne sont pas uniquement les actes « finis » mais également les documents préparatoires comme les rapports techniques ou les avis de commission.
24La loi du 11 avril 1994 consacre donc cette évolution. Cette loi fédérale a été suivie par des décrets et ordonnances qui en ont presque intégralement recopié l’enseignement.
- 17 L’article 18 se lisait ainsi : « Il nous sera loisible, sur avis de Notre Conseil des Ministres, de (...)
25La toute-puissance et l’arbitraire administratifs ont également été mis en question au travers du renforcement et de la systématisation des exigences de motivation. Trop souvent, des décisions politiques avaient été manifestement prises contre l’intérêt général, par exemple en s’appuyant hors propos sur des textes juridiques dont l’usage devait en principe être limité. Ainsi, parle-t-on encore aujourd’hui en Belgique d’un « article 18 », aujourd’hui abrogé17, du statut des agents de l’État qui permettait, dans des cas en principe très précis, de désigner des personnes ne remplissant pas pleinement les conditions statutaires pour obtenir ces nominations. En fait, cet article fut utilisé massivement pour opérer des nominations « politiques » allant à l’encontre des possibilités de carrière d’agents nommés et transgressant radicalement les principes exigeant une juste reconnaissance des mérites et des compétences. De nombreux autres exemples pourraient venir illustrer cette propension à l’arbitraire administratif, propension qui, en particulier dans les cas où il était fait référence à cet article 18, rendait peu probable la réussite de recours devant le Conseil d’État. C’est donc notamment pour éviter de telles stratégies liées en partie, voire principalement, à l’extrême politisation de la fonction publique que connaît la Belgique, qu’ont été instaurées les exigences de motivation.
- 18 Loi du 29 juillet 1991 relative à la motivation formelle des actes administratifs, Moniteur belge, (...)
- 19 Sur ce point, voir R. Andersen et P. Lewalle, « La motivation formelle des actes administratifs », (...)
26La motivation formelle des actes administratifs contient deux principes. Le premier est celui de la motivation recouvrant les raisons qui ont poussé l’administration à agir. Cette motivation a toujours été exigée. En effet, il n’a jamais été admis que l’administration se comporte de manière arbitraire. Le deuxième est l’exigence procédurale de mentionner de manière formelle les motivations qui fondent la décision de l’administration dans l’acte. Dans ce domaine, c’est également une loi de 1991 qui va inverser la tendance. Jusqu’à ce moment, l’administration ne devait exprimer les motivations de son acte que si la loi ou le règlement le lui imposaient. La jurisprudence exigeait toutefois une motivation formelle lorsque l’administration changeait brusquement d’attitude après avoir gardé une position pendant très longtemps. Depuis la loi du 29 juillet 199118, l’ensemble des actes administratifs individuels doit faire l’objet d’une motivation formelle. Il s’agit d’indiquer dans l’acte les considérations de droit et de fait qui servent de fondement à la décision. Les exceptions à ce principe sont limitativement énumérées dans l’article 4. La motivation ne s’impose pas lorsque l’indication des motifs dans l’acte peut compromettre la sécurité extérieure de l’État, porter atteinte à l’ordre public, violer le droit au respect de la vie privée ou constituer une violation des dispositions en matière de secret professionnel. Notons que l’urgence ne dispense pas de motiver l’acte et ne peut donc justifier un comportement arbitraire19.
27Les exemples précédents montrent qu’à l’évidence, en Belgique, comme ailleurs à la même époque, de nouvelles exigences éthiques se sont immiscées profondément au sein de la logique administrative. Quels en furent les effets ? Les pratiques administratives ont-elles réellement changé ? Ces nouvelles dispositions ont-elles contribué à une relégitimation de l’administration ? De telles questions mériteraient assurément des réponses étayées par des travaux empiriques qui, en Belgique, font actuellement cruellement défaut. Il est néanmoins possible de faire à cet égard quelques hypothèses. On peut en particulier faire observer que, confronté à ses propres déficits de légitimité comme à ceux de son administration, le pouvoir politique a pris un certain nombre de mesures et mis en place un certain nombre de dispositifs cherchant à les corriger. Il reste que, comme nous le disions précédemment, le droit ne peut tout faire. Encore faut-il que les mesures prises s’accompagnent d’un changement de « culture » politico-administrative. Et un tel changement est bien plus profond, demande bien davantage de temps et d’efforts que l’édiction de normes nouvelles ou l’instauration de nouvelles fonctions et de nouveaux dispositifs. À cet égard, la Belgique francophone demeure éminemment déficitaire, et c’est sans doute ce déficit de réflexion sur ce que signifie une « culture administrative » et sur les moyens nécessaires pour la susciter et l’entretenir qui risque d’ouvrir les portes à l’immixtion au sein des administrations d’une culture managériale qui, précisément, promet une attention nouvelle au client, mais dont il resterait à prouver que la logique est compatible avec celle du service public. Ce dont permettent de faire douter les dernières initiatives prises en ce sens, en particulier le plan Copernic de managérisation de la fonction publique dont les effets commencent à se faire sentir.
Notes
1 Voir à ce propos J.-L. Genard, « Le retour de l’éthique », dans G. Giroux (dir.), La pratique sociale de l’éthique, Montréal, Bellarmin, 1997, p. 77-101.
2 G. Braibant, « Réflexions sur la transparence administrative », Administration publique, no 1, 1993, p. 58-61. R. Ergec, « La transparence administrative comme droit fondamental et ses limites », Administration publique, no 1, 1993, p. 87-95.
3 Voir J.-L. Genard, Les dérèglements du droit, Bruxelles, Labor, 2000.
4 V. Dubois, La vie au guichet : relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999 ; J.-M. Weller, L’État au guichet, sociologie cognitive du travail et modernisation administrative des services publics, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
5 Sur ce thème, voir notamment le numéro 2 de la revue Pyramides, revue du Cerap (Centre d’études et de recherches en administration publique de l’université libre de Bruxelles) consacré au thème « management et État de droit ».
6 J.-M. Eymeri, L’éthique dans le secteur public : l’accès des fonctionnaires à des activités privées, rapport de l’Institut d’administration publique de Maastricht, 2000.
7 D. Batsele, O. Daurmont et P. Quertainmont, Le contentieux de la fonction publique, Bruxelles, Nemesis, 1992, p. 31.
8 Loi du 11 avril 1994 relative à la publicité de l’administration, Moniteur belge, 30 juin 1994.
9 Loi du 8 août 1983 organisant un registre national des personnes physiques et les arrêtés royaux du 3 avril 1984 relatifs à l’accès de certaines autorités publiques au registre. Loi du 19 juillet 1991 relative aux registres de la population et aux cartes d’identité, Moniteur belge, 3 septembre 1991.
10 Loi du 15 janvier 1990 relative à l’organisation d’une banque carrefour de la sécurité sociale, Moniteur belge, 22 février 1990.
11 Loi du 8 décembre 1992 sur la protection de la vie privée à l’égard des données à caractère personnel, Moniteur belge, 18 mars 1993.
12 Loi du 22 mars 1995 instaurant des médiateurs fédéraux, Moniteur belge, 7 avril 1995.
13 Pour ces dernières, voir l’arrêté royal du 9 octobre 1992 relatif au service de médiation de certaines entreprises publiques autonomes, Moniteur belge, 19 novembre 1992.
14 Sur ce point, voir P.-Y. Monette, « De la médiation, comme mode de résolution de conflits, et de ses différentes applications », Administration publique, no 1, 1999, p. 30-55.
15 Arrêté royal du 2 octobre 1937 portant sur le statut des agents de l’État, Moniteur belge, 8 octobre 1937.
16 Arrêté royal du 22 novembre 1991 fixant les principes généraux du statut administratif et pécuniaire des agents de l’État, Moniteur belge, 24 décembre 1991.
17 L’article 18 se lisait ainsi : « Il nous sera loisible, sur avis de Notre Conseil des Ministres, de dispenser, par arrêté motivé, de tout ou partie des conditions prescrites au présent titre [du recrutement], des personnes d’une haute valeur administrative, scientifique, technique ou artistique. Pareille dispense n’est pourtant accordée que lorsque la nomination des personnes qui pourraient en être l’objet est commandée par les nécessités du service. » Sur son abrogation, voir J. Sarot et al., Précis de fonction publique, Bruxelles, Bruylant, 1994, p. 199-207.
18 Loi du 29 juillet 1991 relative à la motivation formelle des actes administratifs, Moniteur belge, 12 septembre 1991.
19 Sur ce point, voir R. Andersen et P. Lewalle, « La motivation formelle des actes administratifs », Administration publique, no 1, 1993, p. 62-85.
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Référence électronique
Jean-Louis Genard et Steve Jacob, « Dispositifs et modalités de rupture de l’unilatéralité administrative en Belgique », Éthique publique [En ligne], vol. 4, n° 1 | 2002, mis en ligne le 15 mai 2016, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/2489 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.2489
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