Éthique de la discussion et génomique des populations
Résumés
Les divers projets de génomique des populations sont colossaux autant par leurs ambitions scientifiques que par les enjeux éthiques qu’ils soulèvent. Ces projets sont souvent présentés comme des projets de société, impliquant des populations entières aussi bien au niveau des risques qu’au niveau des bénéfices. On peut donc s’interroger sur la façon dont les citoyens sont intégrés dans les diverses démarches de ces projets. L’éthique de la discussion est présentée dans cet article comme une éthique de la responsabilité requérant l’intégration des citoyens conformément à une approche de partenariat entre chercheurs et citoyens. Ce cadre théorique normatif permet d’apprécier jusqu’à quel point une approche de partenariat, impérative au niveau éthique, est un objectif important et souhaitable dans ce domaine de recherche. Cette approche répond à un besoin urgent car, suivant l’éthique de la discussion, les sujets de recherche ainsi que les individus touchés par les conséquences de la recherche ne peuvent pas être considérés comme de simples citoyens passifs, mais comme des citoyens actifs, membres d’une collectivité et ayant droit de faire valoir leur point de vue.
Plan
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J’aimerais remercier Martin Letendre, Hubert Doucet, Guy Jobin, Danielle Laudy, Mylène Deschênes et Geneviève Cardinal pour leurs commentaires. J’aimerais aussi remercier le Groupe de recherche en bioéthique (GREB) dirigé par Hubert Doucet et le Groupe de recherche sur les consultations citoyennes en santé publique dirigé par Raymond Massé et Danielle Laudy, qui m’ont permis de développer mes idées sur la problématique de l’intégration des citoyens en bioéthique. Je voudrais remercier également le Centre de recherche en droit publique (CRDP) et le Réseau de médecine génétique appliquée (RMGA) qui m’ont donné l’occasion de travailler sur le projet CARTaGENE, notamment sur le volet de la consultation du public et de la communication, ainsi que sur cet article.
1La génomique est une discipline scientifique regroupant plusieurs approches (la génomique structurelle au niveau du séquençage et de la cartographie, la génomique fonctionnelle au niveau protéomique et physiologique) et dont l’objectif est la connaissance des génomes. Plusieurs espoirs animent actuellement cette discipline : l’espoir d’une meilleure compréhension de l’histoire naturelle des génomes, de leurs variations, de leur diversité et de leur évolution ; l’espoir d’une nouvelle médecine individualisée tenant compte des variations contenues dans le génome et donc adaptée à la singularité de chaque être humain (par exemple, la pharmacogénomique) ; et enfin l’espoir d’une gestion plus rentable des ressources disponibles pour la santé en contribuant à améliorer la prévention et l’intervention en santé publique. Il s’agit donc d’un programme ambitieux qui a pris son élan avec le Projet génome, grande recherche de génomique structurelle visant le séquençage complet du génome humain. Cet exploit accompli, la génomique va tout probablement occuper l’avant-scène de la recherche biomédicale pour plusieurs années. C’est le sens que prend, à l’ère « postgénomique » (une fois le séquençage du génome réussi), le développement de la génomique fonctionnelle visant une meilleure compréhension du rôle des gènes et de leurs interactions. Il n’est donc pas étonnant que la génomique fascine chercheurs et profanes par son ampleur et par ses promesses.
2La génomique des populations est un type de recherche génomique dont le but est d’étudier les variations et la diversité du génome à l’échelle des populations. Ses paramètres peuvent tenir compte d’autres déterminants de santé que la génétique, par exemple les indicateurs sociaux et économiques. On attend de ce type de recherche des connaissances utiles, entre autres, pour l’intervention et la promotion en santé publique et communautaire. Cependant, les grandes études sur la diversité génomique humaine soulèvent de nombreuses questions éthiques. D’abord, à propos des mesures éthiques pour conduire de telles recherches, de la confidentialité des données génétiques obtenues ainsi que de la gestion des banques de données (accessibilité, usages, commercialisation, etc.) ; ensuite, sur le plan plus fondamental des finalités éthiques, à propos du sens et de l’interprétation de la connaissance génétique ainsi que de sa contribution. Que fera-t-on de ces connaissances et vers quel type de médecine la génomique nous dirige-t-elle ? Qui décide de l’orientation de la recherche ? Comment doit-on interpréter l’apport de la génomique à notre compréhension de l’être humain et de sa santé ? Les questions éthiques soulevées par la génomique des populations rejoignent celles de la génomique, mais elles comportent la complexité supplémentaire d’une approche axée sur les populations. Comment peut-on alors éclairer et orienter du point de vue éthique de telles recherches ? Comment tenir compte du fait que ce sont des populations, et non seulement des individus, qui sont concernées ?
3L’éthique de la discussion s’est développée dans les années 1960-1980 pour éviter les écueils propres à l’individualisme, à savoir le repli des individus sur eux-mêmes, et le communautarisme, autrement dit le repli des communautés sur elles-mêmes. Étant donné la nature et la portée de la génomique des populations (et par extension de toute recherche sur les populations), l’éthique de la discussion peut offrir, sous l’angle éthique, un certain éclairage ainsi que certaines orientations sur les façons de faire et sur les façons d’interroger les finalités en tenant compte du caractère collectif et social de la génomique des populations. Elle présente en somme une façon de conceptualiser et d’interpréter une éthique de la responsabilité et elle suggère un partenariat entre chercheurs et sujets de recherche. Cette approche répond à un vrai besoin, car les sujets de recherche ainsi que les individus touchés par les conséquences de la recherche ne peuvent plus être considérés comme des êtres passifs, mais comme des citoyens actifs, membres d’une collectivité et ayant droit de faire valoir leur point de vue.
4Cet article propose d’abord un survol comparatif et évaluatif des pratiques de consultation et de participation (intégration des citoyens) en génomique des populations. Il rappelle ensuite la nature de l’éthique de la discussion en soulignant comment, interprétée comme une éthique de la responsabilité, elle offre un éclairage général à la fois sur l’intégration des citoyens dans la recherche en génomique des populations et sur le partenariat entre les chercheurs et les citoyens. En conclusion, nous amorçons une discussion sur quelques apports et limites de l’éthique de la discussion appliquée à la génomique des populations.
L’intégration des citoyens en génomique des populations
- 1 P. Hieter et M. Boguski, « Functional Genomics : It’s All How You Read It », Science, vol. 278, no (...)
- 2 V. A. McKusick et F. H. Ruddle, « A New Discipline, A New Name, A New Journal », Genomics, no 1, 19 (...)
- 3 L. L. Cavalli-Sforza, A. C. Wilson, C. R. Cantor, R. M. Cook-Deegan et M. C. King, « Call for a Wor (...)
- 4 H. T. Greely, « The Human Genome Diversity Project : What about the Other Human Genome Project ? », (...)
5Le terme « génomique » (genomics) a été proposé en 1986 par Thomas Roderick et repris pour désigner une nouvelle revue, Genomics, l’année suivante1. Il s’agissait alors de nommer une nouvelle discipline scientifique consacrée à l’étude des génomes et de créer un lieu d’échange sur les avancées, entre autres, en matière de cartographie, de séquençage, d’analyse et d’interprétation des observations scientifiques sur le génome2. En 1991, le Projet génome (Genome Project) se donnait l’objectif de cartographier l’ensemble du génome humain. Dix ans plus tard, la chose est faite. La première ébauche du séquençage a pratiquement été publiée simultanément le 15 février 2001 dans Nature par le International Human Genome Sequencing Consortium (financé par le secteur public) et dans Science par une compagnie privée, Celera Genomics, le 16 février 2001. Cependant, si l’on revient en arrière, peu de temps après la proposition initiale du Projet génome en 1991, un appel fut lancé dans Genomics par un groupe de chercheurs pour développer un projet parallèle en génomique, le Human Genome Diversity Project (HGDP)3. Ce projet de génomique des populations visait à étudier non pas un génome « consensus » comme celui du Projet génome, mais le génome dans toute sa diversité, c’est-à-dire le génome tel qu’on le retrouve au sein des différentes populations. Qu’est-il advenu de ce premier projet en génomique des populations4 ?
- 5 Declaration of Indigenous Peoples of the Western Hemisphere Regarding the Human Genome Diversity Pr (...)
6Contrairement au Projet génome, le HGDP est un projet qui n’a pas réussi à « décoller » pour de nombreuses raisons, notamment au niveau scientifique à cause d’un dissensus méthodologique entre les instigateurs du projet, Allan Wilson et Luca Cavalli-Sforza, et de discussions sur la stratégie d’échantillonnage appropriée. De plus, une controverse en anthropologie a opposé les tenants de l’approche biologique et les tenants de l’approche culturelle ; pour ces derniers, le HGDP est apparu comme une tentative de fonder scientifiquement le racisme en mettant trop étroitement en relation les concepts de la biologie et ceux de l’anthropologie. En outre, le projet nécessitait le prélèvement d’échantillons dont on pouvait faire des utilisations génériques. Cet aspect du HGDP touchait directement la problématique du consentement éclairé. Enfin, mais peut-être avant tout, des militants d’organisations représentant des autochtones se sont farouchement opposés au projet, l’associant au « biocolonialisme » et au « biopiratisme ». Ces groupes pensaient que les entreprises pharmaceutiques et biotechnologiques allaient exploiter des gènes trouvés chez les autochtones à la manière de la large entreprise moderne d’assujettissement et d’exploitation de la nature et de rupture avec l’ordre naturel5. Ainsi, le HGDP, le premier projet de génomique des populations, est encore un projet embryonnaire, même s’il existe des arguments scientifiques en étayant la plausibilité et l’utilité (recherche sur les variations et apport à la compréhension de l’évolution du génome humain). Comment le HGDP intégrait-il les citoyens ?
- 6 North American Regional Committee, Human Genome Diversity Project, « Model Ethical Protocol for Col (...)
- 7 La comparaison qui suit s’appuie sur les publications, la documentation officielle, les sites web d (...)
7L’aspect collectif HGDP a soulevé des questions quant à la nécessité d’un complément au consentement individuel. Le Model Ethical Protocol for Collecting DNA Samples qui était censé encadrer le HGDP souhaitait intégrer les citoyens d’une façon très particulière en prévoyant un « consentement communautaire » pour les groupes étudiés6. Cependant, cette proposition a soulevé un vif débat. Bien que d’autres questions se soient posées quant aux applications de ce consentement (qui peut constituer un représentant légitime d’une communauté ? quelle valeur éthique ou juridique possède un tel consentement ?), c’est la façon de concevoir et d’interpréter la mise en rapport de caractéristiques propres à des populations génétiques (au sens biologique) avec une identification sociale des sujets membres de communautés (au sens socioculturel) qui était au cœur de la controverse. Cet enjeu de philosophie de la génomique et de la génétique a soulevé beaucoup de réticences quant au consentement communautaire. Le HGDP a organisé deux rencontres avec des groupes autochtones et, selon un représentant du projet, il compterait organiser ses propres rencontres publiques s’il était subventionné. Malgré l’insuccès du HGDP, des recherches plus « locales » en génomique des populations sont maintenant en cours dans quelques pays, ou à la veille de l’être. Elles ont intégré de manière très diverse les citoyens dans leurs démarches, angle sous lequel nous allons maintenant considérer ces différents projets7.
- 8 N. Duncan, « World Medical Association Opposes Icelandic Gene Data-base », British Medical Journal,(...)
- 9 Il nous a été impossible de vérifier l’exhaustivité de cette information auprès des promoteurs du p (...)
8En Islande, deCode Genetics a réussi à obtenir en 1998, dans un climat de « controverse éthique internationale8 », un droit quasi exclusif d’accéder à une banque de données centralisée (Icelandic Healthcare Database) et un droit exclusif de commercialisation de cette banque à l’extérieur de l’Islande. La banque réunit des registres généalogiques commençant avec l’arrivée des premiers colons norvégiens au sixième ou septième siècle, des données provenant des dossiers médicaux et des échantillons d’ADN prélevés avec le consentement individuel. C’est surtout le fait que les dossiers médicaux soient utilisés sans le consentement individuel (presumed consent) – mais aussi le monopole de commercialisation – qui a soulevé de sévères critiques, quoiqu’un « opt-out » individuel était possible sur demande pour une période de temps déterminée. Le gouvernement élu démocratiquement a néanmoins octroyé une licence d’exclusivité à deCode Genetics pour une période de douze ans. Le transfert de données médicales a aussi été imposé par la loi. En ce qui concerne l’intégration du public, les promoteurs de deCode Genetics soutiennent que l’acceptation du projet s’est faite démocratiquement, puisqu’il s’agit d’un projet qui a suscité un vaste débat public durant neuf mois, où plus de sept cents articles de journaux ont été publiés et plusieurs émissions de télévision et de radio diffusées. Il s’agirait même, selon eux, du projet de loi le plus débattu de l’histoire islandaise. Cependant, deCode Genetics en a fait très peu pour intégrer le public. Deux sondages ont été effectués pour recueillir l’opinion de la population islandaise. Un premier visait à vérifier le désaccord de la population avec la proposition d’une banque médicale centralisée (seulement 25 % étaient préoccupés par la banque) et un deuxième, conduit la veille du vote sur le projet de loi, démontrait un appui de 75 % de la population au projet. Par conséquent, bien qu’il semble y avoir eu un débat public assez important et que le parlement ait voté une loi en faveur de deCode Genetics, peu a été fait pour intégrer les citoyens à l’intérieur même du projet autrement qu’à titre de sujets de recherche9.
- 10 Plus précisément, le comité d’éthique doit décider s’il est pertinent ou non de demander un nouveau (...)
9En Suède, UmanGenomics s’est vu accorder en 1999 l’accès à une banque de tissus biologiques originairement colligés dans la région de Västerbotten (légèrement au nord du centre de la Suède), au milieu des années quatre-vingt, pour comprendre un taux de maladies cardiovasculaires qui y est inhabituellement élevé. L’accès à la banque, qui contient des informations sur 60 % de la population de cette région, n’est pas réservé, mais les droits à la commercialisation de l’information obtenue le seront. Contrairement à deCode Genetics, un consentement individuel sera requis pour chaque nouvel usage10 des échantillons contenus dans la banque et les demandes seront examinées par le comité d’éthique de la région de Västerbotten. Il est aussi prévu que des politiciens, c’est-à-dire des représentants officiels du public, siègent à titre de membres n’ayant pas droit de vote aux comités de UmanGenomics et à ceux de la banque médicale. Ensuite, le comité d’éthique régional, qui compte des profanes, doit approuver le projet, et les avis du comité d’éthique seront pris en considération en cours de route. D’après un représentant du projet, il semble que certains débats publics aient eu lieu, notamment dans la presse locale. L’approche de UmanGenomics a donc intégré les citoyens, quoique partiellement et indirectement, car peu de mesures ont été adoptées pour prendre directement en considération leurs intérêts et leurs inquiétudes.
10En Estonie, Eesti Geenikeskus a obtenu par une loi du parlement national, le Human Genes Research Act (accepté par l’assemblée le 13 décembre 2000), le droit de constituer une banque d’ADN pour conduire des recherches en génomique des populations. Le projet compte recueillir des informations génotypiques et phénotypiques sur 70 % de la population estonienne, soit 1,4 million d’individus, afin d’identifier des gènes impliqués dans certaines maladies (surtout multifactorielles comme l’asthme et les maladies cardiaques) et de permettre aux Estoniens d’accéder à « leurs propres données » pour pouvoir bénéficier de la médecine personnalisée de l’avenir. Contrairement au projet de deCode Genetics, le consentement des citoyens n’est pas « tenu pour acquis » mais recueilli explicitement. La participation de représentants du public n’est pas prévue dans le comité d’éthique qui chapeautera le projet car il est précisé que chaque membre sera « un expert reconnu dans son champ d’expertise », excluant de facto les citoyens profanes du comité. Aucun débat n’a eu lieu avant la soumission du projet de recherche au gouvernement estonien par les chercheurs, ce qui a conduit à un certain tollé dans la population. Selon un représentant du projet, on a tenu un sondage pour vérifier l’adhésion au projet, diffusé des émissions de télévision visant l’éducation et faisant la promotion du projet, fait circuler une info-lettre (Geenileht), organisé un forum scientifique (Gene Technology Forum 2001), et alimenté le site internet de traductions des articles publiés sur le projet. Somme toute, Eesti Geenikeskus a assez peu intégré la perspective des citoyens en négligeant le débat public et la participation des citoyens en tant que partenaires à l’intérieur du projet.
- 11 Human Genetics Commission, Public Attitudes to Human Genetic Information. People’s Panel Quantitati (...)
- 12 R. Hapgood, D. Shicle et A. Kent, Consultation with Primary Care Health Professionals on the Propos (...)
- 13 Human Genetics Commission, Whose Hands on Your Genes ? A Discussion Document on the Storage Protect (...)
11En Angleterre, le projet d’une UK Population Biomedical Collection qui servirait à des études de génomique des populations est une entreprise conjointe du British Medical Research Council et du Wellcome Trust. Cette banque impliquerait cinq cent mille volontaires âgés de quarante à soixante-dix ans et contiendrait des informations génétiques sur la santé et sur le style de vie des individus. En termes de consultation et de participation des citoyens, une vaste étude a été publiée en octobre 2000 sur les perceptions publiques des collections d’échantillons biologiques11. Puis, le 6 avril 2001, on a rendu publics les résultats d’une consultation préparée pour le Wellcome Trust et le Medical Research Council avec les professionnels des soins primaires de santé12. Il s’agissait de groupes de discussion (focus groups) dont l’activité était essentiellement centrée sur les stratégies de recrutement et la méthodologie scientifique. Il y a aussi la Human Genetics Commission qui a fait allusion au projet de la Biomedical Collection dans son document de discussion sur la protection des informations génétiques, Whose hands on your genes13 ? Un sondage effectué par MORI Social Research sur les attitudes publiques à l’égard de l’information génétique humaine a été commandé par la Human Genetics Commission. Ainsi, bien qu’un certain nombre d’initiatives aient voulu intégrer les citoyens, le point de vue de ces derniers semble avoir été recueilli principalement en vue de l’acceptabilité du projet. Les questions traitées touchent surtout les mesures éthiques et n’abordent pratiquement pas la question des finalités. Cependant, selon un représentant du projet, l’organisation d’un événement délibératif public semble être envisagée afin de combler cette lacune.
- 14 Le document de discussion pour l’encadrement du projet propose un comité consultatif indépendant co (...)
- 15 G. Cardinal, M. Deschênes, A. Obadia, B. Knoppers et coll., ibid.
12Au Québec, le Réseau de médecine génétique appliquée (RMGA) du Fonds de la recherche sur la santé du Québec (FRSQ) prépare un projet de génomique des populations, nommé CARTaGENE, où cinquante mille individus âgés de vingt-cinq à soixante-quinze ans seraient sollicités de manière individuelle, libre et volontaire pour donner un échantillon d’ADN. Le projet vise notamment à produire une carte des variations génomiques des déterminants de la santé et à constituer une banque d’échantillons pour des projets sur des phénotypes précis en collaboration avec le secteur privé. Jusqu’à maintenant, un atelier semi-public comptant avant tout des membres de comités d’éthique, des éthiciens, des juristes, des médecins et des scientifiques a été organisé le 20 juin 2001. Des commentaires sur l’encadrement éthique ont été recueillis sur le site du RMGA en vue d’une demande de fonds auprès des organismes subventionnaires québécois et canadiens. Ces commentaires ont ensuite été résumés et publiés dans l’info-lettre du projet (Carte des variations génétiques de la population du Québec) et les dirigeants du projet envisagent de donner l’occasion aux citoyens de faire valoir leur point de vue lors de consultations publiques dans toutes les régions du Québec une fois le financement assuré. Un jury de citoyens, mécanisme délibératif et transparent où ils auraient l’occasion de se prononcer publiquement sur le projet et son approche éthique avant le début de la recherche, a été proposé récemment pour maintenir un processus de consultation continu. Les dirigeants affirment qu’ils tiendront compte du verdict de cette instance. Le projet sera supervisé par un comité d’éthique indépendant de l’Institut des populations et de génétique où siégeront, entre autres, des citoyens14. Une ligne 800 sera créée pour répondre aux questions de la population. Le résultat des débats sur le projet sera rapporté dans l’info-lettre CARTaGENE disponible sur le site internet afin de promouvoir, selon les responsables, la transparence et l’ouverture. Un suivi sera fait des commentaires et des suggestions afin de recueillir un consensus au sein de la communauté scientifique et des groupes intéressés. Ce projet semble donc évoluer vers une approche de partenariat plus explicite où les citoyens sont conçus davantage comme des partenaires que comme de simples sujets15.
13Il y a plusieurs autres projets en cours sur lesquels il est cependant plus difficile d’obtenir de l’information. Autogen, au Tonga (petite île du Pacifique), ne fait aucune mention dans Ethics Policy for Genetics Research Involving the Use of Biological Materials Collected from the People of Tonga de l’intégration des citoyens. La compagnie britannique de biotechnologies, Gemini Genomics, s’est associée à la compagnie terre-neuvienne Lineage Biomedical pour créer Newfound Genomics. Il est prévu que cette entreprise colligera des données génétiques et phénotypiques sur des individus malades ou hautement susceptibles de le devenir. Beaucoup de questions sont examinées pour éviter les écueils éthiques de deCode Genetics. Cependant, on connaît peu de choses de ce projet et de son approche, notamment en ce qui concerne l’intégration des citoyens. Une recherche en génomique des populations était prévue aux États-Unis par le Framingham Genomics Medicine à Framingham (Massachusetts). Il s’agissait de prendre un projet de recherche à but non lucratif et financé par le secteur public, lancé en 1948 (et qui a révélé beaucoup de connaissances sur les maladies du cœur), auquel la majorité des résidants de Framingham avaient accepté de participer, et de le transformer en projet à but lucratif pour le secteur privé. Cependant, le projet a été annulé au début de l’hiver 2001 parce que ce dernier aspect soulevait la controverse (avant tout pour le NIH) et que la tradition de partage des résultats des chercheurs associés au Framingham ne concordait pas avec la logique d’une compagnie privée.
Quelle intégration des citoyens ?
- 16 S. R. Arnstein, « A Ladder of Citizen Participation », American Institute of Planners Journal, juil (...)
14Que peut-on tirer de l’examen de ces différents projets en génomique des populations ? Comment évaluer l’intégration des citoyens ? On remarque que ces projets se sont jusqu’à maintenant acquitté de diverses façons de la question de la participation et de la consultation des citoyens. Une façon de concevoir et d’évaluer l’intégration de la « citoyenneté » en éthique de la recherche consiste à examiner le degré de pouvoir que l’on attribue aux citoyens. Les études sur la participation du public reprennent très souvent une typologie élaborée par Arnstein, qui a l’avantage de catégoriser les modes de participation selon le partage du pouvoir entre les citoyens et les « organisateurs » d’un événement (les chercheurs ou promoteurs dans notre cas)16. On peut ainsi définir huit niveaux de participation : 1. le marketing vise à persuader les citoyens ; 2. le sondage vise à étudier les citoyens ; 3. l’information est capitale pour la participation, mais elle doit être utilisée en rétroaction ou avec un pouvoir concret ; 4. la consultation est l’action de prendre part à un processus de décision en donnant son avis à l’invitation de décideurs qui conservent leur pouvoir. Les décideurs s’engagent à l’égard du poids qu’ils accorderont à la contribution des participants. Il s’agit d’une occasion de débat public ; 5. le processus de plaintes est généralement réglementé et permet aux citoyens d’influencer des décisions de correction au terme du traitement de leur plainte ; 6. la délégation signifie un transfert de pouvoirs de décision vers un autre palier ou organisme qui assumera le cheminement de la décision finale ; 7. le partenariat désigne une situation de co-décision et de co-responsabilité ; 8. le contrôle des citoyens désigne une situation où les citoyens ont le contrôle absolu, ce qui arrive rarement.
15Après un survol comparatif et évaluatif des différentes expériences de consultation et de participation en génomique des populations, on remarque, premièrement, que la grande majorité des initiatives n’accordent au mieux qu’un pouvoir d’influence aux citoyens et que celui-ci s’exerce surtout au niveau des mesures éthiques et non véritablement des finalités. Six initiatives sont de nature « pouvoir partagé ». Cependant, dans le cas du HGDP, il ne s’agissait que d’une proposition (controversée) pour l’encadrement éventuel du projet. L’approche de CARTaGENE semble se diriger vers une forme de partenariat avec la population du Québec, car elle compte un comité d’éthique indépendant, un jury de citoyens, la publication des commentaires dans l’info-lettre du projet en plus de consultations régionales extensives. Cependant, ces propositions seront mises en œuvre seulement si le projet est approuvé et financé par Génome Canada. Comme nous l’avons souligné, l’accord donné à deCode Genetics par le parlement islandais est un exemple discutable de délégation de la part des citoyens. L’inclusion des profanes dans le comité d’éthique régional de UmanGenomics est le seul exemple effectif de délégation et donc de pouvoir partagé.
- 17 A. Mauron, « Is the Genome the Secular Equivalent of the Soul ?», Science, vol. 291, no 5505, 2 fév (...)
16Deuxièmement, on remarque un progrès dans l’approche des projets en élaboration comme la UK Population Biomedical Collection en Grande-Bretagne et CARTaGENE au Québec. Ces projets semblent évoluer vers une plus grande intégration des citoyens, notamment grâce à la prévision de mécanismes de consultation délibératifs et à une plus grande sensibilité aux aspects collectifs et sociaux des projets. Par contre, de façon plus générale et globale, on voit que, dans la plupart des projets de génomique (deCode Genetics, Umangenomics, Eesti Geenikeskus), peu a été fait pour intégrer la perspective du public et des citoyens profanes dans le cadre d’une véritable approche de partenariat, et ce en dépit des nombreuses questions sur les finalités éthiques qui se posent ainsi que du caractère collectif des recherches. L’intégration mitigée des citoyens peut donc surprendre étant donné l’importance symbolique et matérielle actuellement accordée à ces recherches. Pourtant, celles-ci soulèvent beaucoup de questions sur le sens de la science dans nos sociétés et sur l’extension de ses applications. La génétique soulève des questions importantes quant à sa portée et à son interprétation, comme le notent Mauron et Pääbo17.
- 18 C’est l’orientation préconisée par le Conseil de la santé et du bien-être au Québec, qui suggère la (...)
17Notre constat doit cependant être nuancé par au moins trois facteurs : la diversité des cadres de référence politicoculturels et la difficulté de comparer « dans l’abstrait » les différents projets ; la difficulté d’obtenir de l’information fiable et exhaustive auprès des promoteurs des différents projets sur la façon dont ils ont intégré les citoyens ; et la difficulté d’intégrer les citoyens de façon générale dans la recherche scientifique et l’impossibilité d’imposer cette responsabilité exclusivement aux responsables, puisque les projets ont lieu dans des contextes sociopoliticoéconomiques plus larges. L’État, par exemple, peut aussi jouer un rôle dans l’organisation du débat et de la discussion, en favorisant un certain type de rapport entre la science et la société18. Ce point touche aux différentes cultures politiques et institutionnelles dans lesquelles ont lieu ces projets scientifiques. Reste que l’objectif d’une plus grande intégration des citoyens et de leur opinion est souhaitable et que l’éthique de la discussion peut être mise à contribution à cet égard.
L’éthique de la discussion comme éthique de la responsabilité
18Le point de départ de l’éthique de la discussion est fondamentalement le constat de l’échec d’une position solipsiste en éthique. L’individu, même s’il passe au crible ses maximes, ne pourra jamais vraiment déterminer si son action est moralement justifiée ou non. Le test d’universalisation de Kant, qui semblait permettre l’adoption d’un point de vue impartial avec la délibération in foro interno, « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle », ne réussit pas à prendre en compte autrui dans toute sa réalité concrète. Comment en effet peut-on préjuger pour autrui de l’acceptabilité d’une certaine maxime ?
- 19 Habermas soutient que l’activité communicationnelle visant l’intercompréhension est fondamentale et (...)
19Pour remédier à cet écueil, Jürgen Habermas ainsi que Karl-Otto Apel ont proposé une certaine « réactualisation » de l’éthique kantienne en y ajoutant une exigence supplémentaire : vérifier dans le cadre d’une discussion concrète la validité de la norme justifiant une action. Ainsi, on ne peut plus préjuger de l’acceptabilité intersubjective d’une maxime sans passer par un moment d’échange et de discussion où autrui a l’occasion de se prononcer réellement sur les prétentions à la validité de la maxime. Il faut, pour rejoindre le point de vue moral du tiers impartial, considérer autrui dans sa personne concrète pour vraiment « décentrer » la perspective. Il s’agit donc d’un dépassement (au sens hégélien) de l’éthique kantienne avec l’intégration d’une conception de la raison intersubjective ancrée dans le langage et la pratique discursive, laquelle serait à l’origine des processus de socialisation et de légitimation de l’ordre social19.
- 20 J. Habermas, « Notes pour fonder une éthique de la discussion », Morale et communication, Paris, Fl (...)
20L’éthique de la discussion est une tentative de développement et d’intégration de l’éthique dans une société pluraliste où coexistent différentes conceptions du bien, de la finalité de l’homme et du sens de ses gestes. Cette éthique est universaliste dans la mesure où elle requiert que l’universalisation de la norme visant à satisfaire les intérêts de tous puisse être acceptée dans ses conséquences et ses effets secondaires par toutes les personnes concernées. C’est le sens du principe « U », le principe d’universalisation. « Toute norme valable doit donc satisfaire la condition selon laquelle : les conséquences et les effets secondaires qui (de manière prévisible) proviennent du fait que la norme a été universellement observée dans l’intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptées par toutes les personnes concernées (et préférées aux répercussions des autres possibilités connues de règlement)20.»
- 21 Ibid.
21La stratégie de l’éthique de la discussion est d’insister moins sur le contenu précis des normes que sur les procédures permettant d’arriver à une norme justifiée. Puisque toute weltanschauung ne peut arriver à fonder des normes définitivement, nous sommes conduits, selon Habermas, à la discussion comme mode de justification et de validation des normes. Il s’agit du principe « D », le principe de discussion, d’où découle une éthique, une approche dialogique pour parvenir à un consensus sur des normes morales. « Selon l’éthique de la discussion, une norme ne peut prétendre à la validité que si toutes les personnes qui peuvent être concernées sont d’accord (ou pourraient l’être) en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de cette norme21.»
- 22 T. W. Ogletree, « Responsibility », dans W. T. Reich (dir.), Encyclopedia of Bioethics, vol. 4, Tor (...)
- 23 H. Doucet et N. Burbidge, « Le patient irresponsable a-t-il droit aux soins de santé ? De la positi (...)
- 24 H. Jonas, Le principe responsabilité, Paris, Flammarion, 1990, p. 39-42.
- 25 J. Habermas, Droit et démocratie, Paris, Gallimard, 1997, p. 146.
22L’éthique de la discussion peut aussi expliciter et justifier une éthique de la responsabilité, notamment sur la problématique de l’intégration des citoyens conformément à une approche de partenariat entre chercheurs et citoyens. Elle permet de faire valoir comment l’individu et la collectivité, l’autonomie individuelle et l’autonomie publique, doivent collaborer dans un cadre dialogique et intersubjectif pour élaborer des normes légitimes. Mais que signifie être responsable ? Qu’est-ce qu’avoir une responsabilité ? Ces questions renvoient à une explicitation du sens de l’exigence éthique de responsabilité dans une société démocratique, laquelle peut être précisée à partir de quatre dimensions de la responsabilité. Premièrement, être responsable ou assumer une responsabilité implique avant tout que l’on assume les conséquences de nos actions individuelles et collectives22. Il s’agit d’une responsabilité-imputabilité, laquelle relève davantage de la déontologie ou du droit. Deuxièmement, au niveau de l’éthique, l’exigence de responsabilité implique que l’on considère toute la personne, tous ses intérêts et toutes ses facettes. Cette exigence est une sorte d’a priori, un point de départ du souci éthique, car comment puis-je vouloir le bien d’autrui sans me préoccuper concrètement de ce qu’il souhaite pour lui-même et de la manière qu’il se conçoit dans une situation donnée ? Il s’agit d’une responsabilité-sollicitude qui pose une exigence d’altruisme, soit la reconnaissance tacite que l’autre est un égal et que je dois le considérer comme tel dans le cadre de mes actions et de mes décisions23. Troisièmement, il est possible d’étendre l’exigence de responsabilité de façon à intégrer une vision prospective des intérêts en jeu dans une décision ou dans une action. Ainsi, une décision ou une action éthiquement responsables ne se contentent plus d’un regard à court terme, mais doivent plutôt inclure un souci de se mettre dans la peau d’autrui qui n’est pas encore né ou d’autrui qui vivra encore dans des décennies, par exemple. C’est la responsabilité prospective24. Enfin, la responsabilité engage aujourd’hui, dans une société démocratique, à la transparence et à un effort de démocratisation. Cela rejoint les principes fondamentaux de la démocratie, soit le respect des droits individuels (autonomie privée), mais aussi celui du principe de souveraineté populaire (autonomie publique). Lorsqu’on reconnaît ces deux moments de l’autonomie comme partie intégrante de la pratique démocratique, on peut parler de responsabilité démocratique et civique25.
- 26 K.-O. Apel a déjà rapproché l’éthique de la discussion et l’éthique de la responsabilité (« La resp (...)
23L’éthique de la discussion intègre à sa manière ces quatre dimensions de la responsabilité. Premièrement, elle reconnaît dans le principe « U » l’importance des conséquences des gestes posés et donc la responsabilité comprise comme imputabilité. Deuxièmement, elle repose sur un certain nombre de présupposés, soit le respect de tous les interlocuteurs, la libre utilisation des libertés communicationnelles ainsi que la prise en compte des intérêts de toutes les personnes intéressées par les conséquences et les implications de la décision. Le point de vue moral de l’impartialité, celui « d’Autrui généralisé », est intégré par l’exigence d’universalisation. Il permet une généralisation de « l’autre » comme élément incontournable de l’éthique à la fois comme personne avec qui je détermine la maxime d’universalisation, mais aussi pour qui je décide en tant que membre de l’humanité. Il y a donc une forme d’altruisme et une reconnaissance possible de la plénitude de l’autre à l’intérieur de l’éthique de la discussion, qui est une forme de responsabilité-sollicitude, car le principe d’universalisation permet d’extirper de façon dialogique (avec le principe « D ») une norme maximale du point de vue moral, le point de vue qui assure que tous pourraient adhérer à la justification d’une action individuelle (principe « U »). Troisièmement, il y a aussi une responsabilité prospective à l’intérieur de l’éthique de la discussion, car les intérêts futurs peuvent entrer dans les intérêts des participants à la discussion. Quatrièmement, l’éthique de la discussion implique une responsabilité démocratique et civique dans la mesure où elle exprime plusieurs valeurs fondamentales de la démocratie telles que l’égalité, la liberté et la solidarité, et qu’elle suggère une modalité démocratique et participative. Par exemple, la nécessité de prendre en considération tous les intérêts ainsi que d’admettre la participation de toutes les personnes concernées à la discussion suppose un effort d’inclusion, une responsabilité, puisqu’il faut non seulement accepter la participation des personnes concernées, mais la favoriser26. L’éthique de la discussion intègre donc une exigence de responsabilité multidimensionnelle. Nous l’envisagerons maintenant comme une approche de partenariat entre les chercheurs et les citoyens.
Éthique de la discussion et partenariat
24Dans le large rapport entre science et société, il est de plus en plus difficile de soutenir que les sujets de recherche ainsi que les individus touchés par les conséquences de la recherche puissent être considérés comme de simples sujets passifs dont on ignore la perspective. L’idée que les multiples intérêts des citoyens doivent être reconnus conformément à une conception active et collective de la citoyenneté, ou du moins à une plus grande prise en compte de la dimension publique de l’éthique, fait progressivement son chemin en bioéthique. Cette problématique, bien qu’elle n’ait jamais fait l’objet d’une attention soutenue en génomique des populations, est souvent mentionnée en bioéthique de la génétique. À moins de verser dans une forme ou une autre de paternalisme lié à l’expertise, l’éthique de la discussion démontre qu’il n’est pas possible de « déduire » dans l’abstrait quels pourraient être les intérêts et les préoccupations des citoyens pour un projet de recherche donné. Il faut en discuter avec les citoyens pour prendre en considération leur opinion qui, à cet égard, peut élargir les horizons d’analyse sur les plans de l’éthique, des valeurs et de la science. Pour ces raisons et plusieurs autres, il est nécessaire, en éthique et même en science, d’intégrer le point de vue des citoyens dans le but de développer un partenariat à long terme avec les populations à l’étude et pour favoriser le dialogue constructif entre « science et société ». Cette approche s’inscrit dans un effort de transparence et d’ouverture et dans une volonté de construire un rapport de confiance entre les chercheurs et la population. Les principes « U » et « D » de l’éthique de la discussion indiquent la nécessité d’un dialogue entre experts et profanes sur les implications pratiques et éthiques de la recherche.
- 27 R. E. Sclove, « Better Approaches to Science Policy », Science, vol. 279, no 5355, 27 février 1998, (...)
25Richard E. Sclove a exposé récemment plusieurs raisons à la fois éthiques et pragmatiques pour intégrer le public dans les politiques scientifiques. Ses arguments axés sur le concret peuvent être pertinents en éthique de la recherche (selon le type de recherche) et ils rejoignent implicitement l’esprit de l’éthique de la discussion. « Le problème avec une politique axée exclusivement sur l’élite et les personnes liées au projet, c’est qu’elle est contredite par des réalités incontournables : (i) Tous les citoyens soutiennent la science grâce à leurs impôts et ils en subissent les conséquences, bonnes ou mauvaises. (ii) Dans une démocratie, ceux qui subissent les conséquences d’une activité et ceux qui en paient les coûts s’attendent d’habitude à pouvoir participer aux décisions. (iii) Les leaders scientifiques n’ont pas le monopole sur l’expertise, ni un point de vue éthique privilégié pour évaluer les conséquences de la science et des politiques scientifiques. (iv) Les non-scientifiques contribuent déjà à la science et aux politiques scientifiques (par exemple, les organisations de femmes ont redirigé les programmes de recherche afin de réduire les biais fondés sur le genre). (v) Les approches élitistes sont l’antithèse du débat public ouvert, vigoureux et créatif sur lequel la démocratie, l’élaboration de politiques et la science reposent. (vi) Il y a un danger que le soutien public de la science diminue si les autres perspectives sont exclues. (vii) Avec la fin de la guerre froide, il est temps que l’élaboration de politiques accueille de nouvelles voix et des idées rafraîchissantes pour faire face aux besoins sociaux du 21e siècle27.»
- 28 S. J. Reiser, « The Public and the Expert in Biomedical Policy Controversies », dans K. E. Hanna (d (...)
- 29 J. Habermas, «De l’usage pragmatique, éthique et moral de la raison pratique », De l’éthique de la (...)
26Ce plaidoyer en faveur de l’intégration des citoyens rejoint aussi les préoccupations que l’on retrouve dans le cadre contemporain de discussions sur la citoyenneté où l’on distingue (au moins) deux conceptions de la citoyenneté. D’un côté, il y a le citoyen passif, où la citoyenneté est définie comme un simple statut juridique. De l’autre côté, il y a le citoyen actif, où la citoyenneté est définie comme une pratique essentielle et constitutive de la démocratie. Ces deux conceptions de la citoyenneté peuvent donner lieu à deux approches en éthique de la recherche selon l’intégration de la dimension « citoyenneté » (passive ou active) dans le déroulement de la recherche. On pourrait ainsi distinguer (de façon délibérément simplifiée) une approche d’expertise et une approche de partenariat28. Dans le premier cas, le sujet est le destinataire des activités de recherche, il est un objet de la recherche et la dimension active et collective de la citoyenneté n’est pas intégrée. C’est une approche où l’expertise du chercheur peut prendre une forme paternaliste. Dans le deuxième cas, le sujet de recherche est un agent prenant activement part aux différentes étapes de la recherche à titre de partenaire dont on reconnaît la valeur des intérêts et préoccupations. Ces questions pratiques sont directement liées à celle de la citoyenneté, la façon dont les citoyens vivent le sens de leur attachement à la polis dans le cadre d’une culture politique donnée. « [L]’unité de la raison pratique ne peut se faire valoir que dans le réseau de ces formes de communication et de ces pratiques propres à la citoyenneté dans lesquelles les conditions d’une formation collective de la volonté ont acquis une stabilité institutionnelle29.»
27L’inclusion d’une perspective qui reconnaît la nécessité du dialogue pour parvenir à des normes morales justifiées dans une approche de partenariat est pertinente en génomique des populations. La nature collective de ce type de recherche doit conduire à une plus grande sensibilité aux enjeux collectifs, tant au niveau de la justification et des finalités de la recherche que des conséquences (risques et bénéfices) pouvant en découler et des mesures éthiques appropriées. Premièrement, on pourrait inclure cette perspective à l’intérieur même des protocoles de recherche en ayant des mécanismes préalables d’acceptation collective de la recherche. Car les risques qui peuvent retomber sur les sujets ne se font pas nécessairement en tant qu’ils sont sujets, mais en tant qu’ils sont membres d’une population donnée. Il faut donc intégrer une perspective éthique plus large à l’intérieur des mécanismes de façon à tenir compte de l’aspect « population » dans les recherches en génomique des populations. À ce titre, on peut compter l’exemple des jury de citoyens ou des conférences à consensus. Il y a aussi la proposition d’un consentement communautaire à la recherche qui a fait l’objet de nombreuses discussions en génétique des populations (avant tout pour des populations identifiables). Deuxièmement, et en parallèle, on pourrait prévoir des procédures de discussion dans lesquelles les sujets de recherche, ou leurs représentants, auraient l’occasion de discuter de la recherche ainsi que de leurs préoccupations une fois la recherche en cours. On peut donner ici l’exemple d’une tribu apache d’Oklahoma, aux États-Unis, qui a participé à plusieurs démarches de la recherche (sollicitation et recrutement, publication des résultats, etc.) à titre de partenaire. Ces deux dimensions de partenariat (périodique et continu) entre les sujets de recherche et les chercheurs vont, à notre avis, dans le sens d’une réalisation de l’éthique de la discussion.
28L’éthique de la discussion conduit à un cadre plus explicite au sujet de l’intégration des citoyens dans un système de partenariat entre les citoyens et les chercheurs. Cette approche est donc particulièrement pertinente pour la génomique des populations où le partenariat n’est pas pleinement développé, comme notre évaluation des différents projets en cours ou en élaboration l’a démontré. Cependant, un certain nombre de limites assez caractéristiques de l’éthique de la discussion doivent être reconnues. Nous en retenons ici trois : la distinction entre la délibération et la participation à la prise de décision, le caractère normatif de l’éthique de la discussion et le caractère cognitif de l’éthique de la discussion. Tout d’abord, il y a une distinction entre, d’une part, la délibération citoyenne et les mécanismes de participation et, d’autre part, la participation effective à la prise de décision. Il n’est pas du tout clair que la simple délibération des citoyens puisse parvenir à influer sur la recherche, en génomique des populations ou dans d’autres secteurs de recherche. La nature réelle du pouvoir et de la prise de décision fait que, souvent, la délibération citoyenne n’est qu’un élément parmi plusieurs autres facteurs dans l’élaboration et l’application de la recherche. Ensuite, la délibération publique est souvent orientée et même instrumentalisée par des intérêts sont déjà « préformés » par des campagnes médiatiques ou publicitaires.
29Pourquoi alors se leurrer avec une approche délibérative qui semble idéaliste, voire utopique ? La discussion peut-elle atteindre un point de vue véritablement moral et décentré ou est-elle toujours en proie à des intérêts particuliers ? Il faut dire cependant que le normatif n’est pas directement invalidé par le descriptif : le fait qu’une valeur ou un principe soit difficilement atteignable, voire jamais complètement atteint, n’infirme pas sa pertinence. L’approche normative et contrefactuelle de l’éthique de la discussion est de l’ordre du devoir-être et elle peut servir à orienter les actions, même si celles-ci peuvent parfois difficilement se soumettre aux exigences de cette approche. Enfin, l’éthique de la discussion a ses propres présupposés métaéthiques, notamment en ce qui concerne le caractère cognitif de l’éthique. L’éthique n’est pas qu’affaire d’édiction et de respect des normes abstraites sur lesquelles un groupe a délibéré. Plusieurs autres facteurs peuvent venir influer sur le cours de la discussion. Qu’il s’agisse d’intérêts politiques, de jeux de pouvoir ou de facteurs plus fondamentaux comme les intérêts humains, les sentiments et la diversité des représentations, l’éthique cognitive et délibérative ne peut pas prétendre (ainsi que toute autre approche éthique d’ailleurs) épuiser les intuitions et les ressources du sens moral dans leur complexité et leur diversité. Au mieux, elle doit être considérée comme un guide ou une inspiration qui permet de faire valoir le sens moral sous un certain jour. Cependant, une fois que l’on garde à l’esprit ces bémols et que l’on adopte une perspective pragmatique, l’éthique de la discussion apparaît comme une façon pertinente d’aborder la génomique des populations où le point de vue des citoyens n’a pas encore été pleinement intégré conformément à une authentique approche de partenariat.
Notes
1 P. Hieter et M. Boguski, « Functional Genomics : It’s All How You Read It », Science, vol. 278, no 5338, 24 octobre 1997, p. 601.
2 V. A. McKusick et F. H. Ruddle, « A New Discipline, A New Name, A New Journal », Genomics, no 1, 1987, p. 1.
3 L. L. Cavalli-Sforza, A. C. Wilson, C. R. Cantor, R. M. Cook-Deegan et M. C. King, « Call for a World-Wide Survey of Human Genetic Diversity : A Vanishing Opportunity for the Human Genome Project », Genomics, no 11, 1991, p. 490-491.
4 H. T. Greely, « The Human Genome Diversity Project : What about the Other Human Genome Project ? », Nature Reviews Genetics, no 2, mars 2001, p. 222.
5 Declaration of Indigenous Peoples of the Western Hemisphere Regarding the Human Genome Diversity Project, http://www.indians.org/welker/genome.htm, 1998.
6 North American Regional Committee, Human Genome Diversity Project, « Model Ethical Protocol for Collecting dna Samples », http://www.stanford.edu/group/morrinst/Protocol.html, IV.A.1.
7 La comparaison qui suit s’appuie sur les publications, la documentation officielle, les sites web des différents projets ainsi que des réponses par courriel reçues de la part de représentants des différents projets.
8 N. Duncan, « World Medical Association Opposes Icelandic Gene Data-base », British Medical Journal, vol. 318, 1999, p. 1096.
9 Il nous a été impossible de vérifier l’exhaustivité de cette information auprès des promoteurs du projet (juillet 2001).
10 Plus précisément, le comité d’éthique doit décider s’il est pertinent ou non de demander un nouveau consentement selon que le nouvel usage de l’échantillon diffère ou non du précédent. MFR (Swedish Medical Council), Research ethics guidelines for using biobanks, especially projects involving genome research, www.umangenomics.com/ethics.asp, 1999, p. 3.
11 Human Genetics Commission, Public Attitudes to Human Genetic Information. People’s Panel Quantitative Study Conducted for the Human Genetics Commission, Wellcome Trust et Medical Research Council, 2000.
12 R. Hapgood, D. Shicle et A. Kent, Consultation with Primary Care Health Professionals on the Proposed UK Population Biomedical Collection, avril 2001.
13 Human Genetics Commission, Whose Hands on Your Genes ? A Discussion Document on the Storage Protection and Use of Personal Genetic Information, 2000, p. 26. Mais de l’aveu même de membres de la Human Genetics Commission, la discussion sur le document aurait été « non représentative et mal gérée » (B. Perks, « Public Debate on Genetics Mishandled, Says Expert », http://news.bmn.com/news/story, BioMedNet News, 25 juin 2001).
14 Le document de discussion pour l’encadrement du projet propose un comité consultatif indépendant comptant des membres du public pour effectuer des recommandations et prendre des décisions (G. Cardinal, M. Deschênes, A. Obadia, B. Knoppers et coll., Le projet CARTaGENE : l’encadrement juridique et éthique. Document de discussion, Centre de recherche en droit public de Montréal, www.rmga.qc.ca, 2001, p. 15).
15 G. Cardinal, M. Deschênes, A. Obadia, B. Knoppers et coll., ibid.
16 S. R. Arnstein, « A Ladder of Citizen Participation », American Institute of Planners Journal, juillet 1969, p. 216-224. Voir aussi Conseil de la santé et du bien-être, Cadre de référence de la participation publique (démocratique, utile et crédible), gouvernement du Québec, 2000, p. 13.
17 A. Mauron, « Is the Genome the Secular Equivalent of the Soul ?», Science, vol. 291, no 5505, 2 février 2001, p. 831-832 ; S. Pääbo, « The Human Genome and Our View of Ourselves », Science, vol. 291, no 5507, 16 février 2001, p. 1219-1220.
18 C’est l’orientation préconisée par le Conseil de la santé et du bien-être au Québec, qui suggère la mise sur pied d’une instance nationale pouvant conduire des consultations (La santé et le bien-être à l’ère de l’information génétique : enjeux individuels et sociaux à gérer, gouvernement du Québec, 2001, p. 62).
19 Habermas soutient que l’activité communicationnelle visant l’intercompréhension est fondamentale et que tous les autres modes d’action sociale en découlent. C’est dire que l’activité stratégique, le conflit ou la concurrence, entre autres, sont des activités qui visent en fin de compte l’intercompréhension.
20 J. Habermas, « Notes pour fonder une éthique de la discussion », Morale et communication, Paris, Flammarion, 1986, p. 87.
21 Ibid.
22 T. W. Ogletree, « Responsibility », dans W. T. Reich (dir.), Encyclopedia of Bioethics, vol. 4, Toronto, Simon & Schuster et Prentice Hall, 1995, p. 2304.
23 H. Doucet et N. Burbidge, « Le patient irresponsable a-t-il droit aux soins de santé ? De la position utilitariste à l’accueil levinassien », Église et théologie, no 30, 1999, p. 77-91.
24 H. Jonas, Le principe responsabilité, Paris, Flammarion, 1990, p. 39-42.
25 J. Habermas, Droit et démocratie, Paris, Gallimard, 1997, p. 146.
26 K.-O. Apel a déjà rapproché l’éthique de la discussion et l’éthique de la responsabilité (« La responsabilité aujourd’hui n’est-elle plus qu’un principe de conservation et d’autolimitation ou reste-t-elle encore un principe de libération et de réalisation de l’humanité ? », Discussion et responsabilité : contribution à une éthique de la responsabilité, vol. 2, Paris, Cerf, 1998).
27 R. E. Sclove, « Better Approaches to Science Policy », Science, vol. 279, no 5355, 27 février 1998, p. 1283.
28 S. J. Reiser, « The Public and the Expert in Biomedical Policy Controversies », dans K. E. Hanna (dir.), Biomedical Politics, Washington, National Academy Press, 1991, p. 325-331.
29 J. Habermas, «De l’usage pragmatique, éthique et moral de la raison pratique », De l’éthique de la discussion, Paris, Flammarion, 1992, p. 110.
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Référence électronique
Éric Racine, « Éthique de la discussion et génomique des populations », Éthique publique [En ligne], vol. 4, n° 1 | 2002, mis en ligne le 15 mai 2016, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/2483 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.2483
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