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Nature et logique du service public

Crise de confiance et crise de légitimité : de l’éthique gouvernementale à l’éthique publique

Yves Boisvert

Résumés

Dans cet article, l’auteur porte un regard sur une dimension fort négligée de l’éthique gouvernementale, mais pourtant capitale : ses fondements politiques. Il tente de savoir ce que les discours officiels en matière d’éthique gouvernementale nous apprennent sur la reconfiguration du politique, mais surtout ce que l’analyse politique révèle sur l’orientation particulière qu’a prise l’éthique gouvernementale au cours des deux dernières décennies. L’étude est guidée par l’hypothèse suivante : les fondements de l’éthique gouvernementale sont essentiellement politiques. Ainsi, le développement de l’éthique gouvernementale ne peut pas être bien compris si l’on ne mesure pas l’importance que les responsables du dossier ont accordée à la nécessité de réagir à la crise de confiance qui semble s’installer dans nos sociétés à l’égard des institutions publiques.

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Texte intégral

J’aimerais remercier mon assistante Magalie Jutras qui a collaboré à la préparation des sections sur l’éthique gouvernementale des gouvernements canadien et québécois.

1Même si l’éthique gouvernementale est un domaine de recherche et d’intervention plu récent, il est étonnant de voir à quel point les études et les bilans des grandes réalisations en la matière sont homogènes, voire convenus. On se contente, en effet, de tracer des tableaux descriptifs des tendances, des valeurs, des normes et des règles dominantes, ainsi que les mécanismes et structures de gestion des problèmes à caractère éthique les plus utilisés. L’éthique gouvernementale oublie ainsi peu à peu sa provenance politique et ressemble de plus en plus à une application particulière d’une éthique organisationnelle soucieuse de l’adéquation entre la bonne conduite des employés et la belle image corporative que l’on veut donner.

  • 1 Voir G. Giroux (dir.), La pratique sociale de l’éthique, Montréal, Bellarmin, 1997, et certains tex (...)
  • 2 M. Foucault, Dits et écrits, t. II, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001.
  • 3 C. Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Bellarmin, 1992.
  • 4 M. Proulx, « De la gestion par les règles à la gestion éthique », dans A.-G. Bernier et F. Pouliot (...)

2Voilà pourquoi sans doute les critiques à l’égard de l’éthique gouvernementale se multiplient1. Elles ont en commun de dénoncer la prédominance d’une approche déontologique plutôt simpliste et de relever que la majorité des actions publiques en matière d’éthique gouvernementale restent enfermées dans une logique bureaucratique. Michel Foucault n’aurait pas hésité à y voir une nouvelle technique de contrôle des corps et des esprits cherchant à quadriller les comportements des agents publics2. L’éthique gouvernementale a en tout cas peu à voir avec une éthique réflexive qui chercherait à amener l’individu à prendre le recul nécessaire pour porter un jugement moral fondé avant de passer à l’action. Or cette éthique réflexive n’est pas seulement la seule qui permette aux individus d’assumer pleinement la responsabilité de leurs décisions et de leurs actes, elle constitue également la perspective la plus adéquate pour redonner au jugement moral la légitimité nécessaire afin de reprendre sa place dans notre horizon culturel individualiste qui carbure au grand mythe de l’autonomie3. Elle est finalement la seule compatible avec l’esprit de modernisation de l’administration publique, puisqu’elle facilite l’exercice du jugement, essentiel à une époque de décentrement des lieux de décision et de responsabilité4.

3Après plus de trente ans de développement, il importe donc que l’éthique gouvernementale se renouvelle et enrichisse sa réflexion. Il est notamment temps de multiplier les études, d’en varier les horizons, et d’ouvrir ainsi de nouvelles pistes de réflexion. Car il y a plusieurs façons d’aborder l’éthique gouvernementale. D’un point de vue historique, il faudrait par exemple reconstituer le processus qui a donné naissance à l’éthique gouvernementale ; sous l’angle philosophique, on pourrait demander aux classiques aussi bien qu’aux contemporains ce que sont les bonnes et les mauvaises façons de se conduire lorsque l’on a un poste public, ou la bonne et la mauvaise façon d’organiser le régime politique afin qu’il élève au maximum la qualité de vie des citoyens. Même la théologie devrait être mise à profit pour éclairer la dimension spirituelle qu’on retrouve dans le désir de redonner un peu plus d’humanité et de vertu aux organisations étatiques.

  • 5 La présente recherche s’inscrit dans notre programme général qui cherche à saisir le retour de cett (...)
  • 6 M. Foucault, op. cit., p. 1365.

4Pour notre part, nous tournerons notre regard vers un aspect fort négligé de l’éthique gouvernementale, mais pourtant fondamental : sa nature politique. Nous voulons savoir ce que les discours officiels en matière d’éthique gouvernementale nous apprennent sur la reconfiguration du politique, mais surtout ce que l’analyse politique révèle sur l’orientation particulière qu’a prise l’éthique gouvernementale au cours des deux dernières décennies5. Notre analyse s’inspirera de la méthode foucaltienne de l’étude des textes prescriptifs, de ces discours qui « ont pour objet principal de proposer des règles de conduite » ou du moins « des textes qui prétendent donner des règles, des avis, des conseils pour se conduire comme il faut : textes “pratiques”, mais qui sont eux-mêmes objets de “pratique” dans la mesure où ils demandent à être lus, appris, médités, utilisés, mis à l’épreuve et où ils visent à constituer l’armature de la conduite quotidienne6 ».

5Notre hypothèse est que les fondements de l’éthique gouvernementale sont essentiellement politiques. Ainsi, le développement de l’éthique gouvernementale ne peut pas être bien compris si l’on ne mesure pas l’importance que les responsables de la question ont accordée à la crise de confiance à l’égard des institutions publiques qui semble miner nos systèmes politiques. De notre point de vue, l’émergence de l’éthique gouvernementale n’a rien d’un appel à la vertu ; elle découle de l’inquiétude de l’élite politique et bureaucratique de voir s’effriter les assises de son pouvoir.

6Notre texte rappellera dans un premier temps la teneur de plusieurs discours institutionnels qui ont marqué l’avancement de la thématique de l’éthique gouvernementale dans les pays de l’OCDE, dans le gouvernement fédéral canadien et dans le gouvernement provincial québécois. Cela permettra de faire apparaître que la crise est bel et bien au cœur de ces discours. Dans un deuxième temps, nous approfondirons cet argument de la crise de confiance, afin de comprendre sa valeur heuristique.

L’OCDE

  • 7 J.-J. Legrand, « La modernisation de l’administration publique fédérale : évolution et perspective  (...)

7En suivant Jean-Jacques Legrand, nous dirons qu’aucune réforme de l’État ne se fait par plaisir, et que la nécessité est toujours là pour rendre incontournables les changements7. L’observateur doit donc toujours chercher à saisir le fondement politique de la réforme annoncée puis à tenter d’expliquer en quoi il a créé cette nécessité. Or, s’il est souvent difficile en matière politique de mettre le doigt sur ce genre de lien causal, l’émergence de l’éthique gouvernementale jouit plutôt d’une évidence de nécessité. En effet, presque tous les documents officiels évoquent le même principe : si l’éthique gouvernementale est aujourd’hui nécessaire, c’est parce qu’il y a eu rupture de la confiance entre les citoyens et les agents publics. L’objectif explicite de tous les discours de promotion de l’éthique gouvernementale sera le rétablissement de cette confiance. L’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) nous en fournira un premier exemple.

8Si tous reconnaissent à l’OCDE un rôle de premier plan dans la marche à suivre pour faciliter la mondialisation des échanges, plusieurs négligent les propositions avancées par cet organisme pour y arriver. Loin de se faire l’apôtre d’un libéralisme sauvage où triomphera la loi du plus fort, l’OCDE insiste plutôt sur la coopération et la responsabilisation des partenaires politiques, économiques et sociaux. Guidée par le principe de la bonne gouvernance des secteurs privé et public, elle a toujours refusé d’associer mondialisation et affaiblissement de l’État. Dirigée depuis 1996 par un ancien membre de l’aile progressiste du Parti libéral du Canada, Donald J. Johnston, l’OCDE a toujours insisté sur la nécessité de gouvernements responsables et intègres.

  • 8 OCDE, L’éthique dans le service public, questions et pratiques actuelles, dossier PUMA, étude hors (...)
  • 9 Ibid., p. 8.

9Sa réflexion sur l’éthique gouvernementale s’ouvre sur l’inquiétante crise de confiance qui frappe les pouvoirs publics des pays membres : « Les pays de l’OCDE sont préoccupés par la baisse de confiance dans les pouvoirs publics. Ce “déficit de confiance”, comme on a pu l’appeler, se nourrit des “scandales” abondamment rapportés, dont les causes vont de ce qu’on pourrait considérer comme étant des “actes inappropriés” des fonctionnaires à la véritable corruption. […] Par voie de conséquence, l’éthique et les normes de conduite dans la vie publique sont devenues le thème d’un important débat politique et dans l’opinion publique8. » C’est dans cet esprit que l’OCDE propose à tous les pays membres de mettre en place une véritable infrastructure de l’éthique qui repose sur huit grands axes : engagement politique, cadre juridique efficace, mécanismes de socialisation professionnelle, conditions de la fonction publique favorables, organisme de coordination de l’éthique, société civile active9.

10Il est intéressant de noter qu’à partir de ce moment la reconquête de la légitimité des pouvoirs publics va devenir une thématique centrale des réflexions de l’OCDE. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’elle a fait adopter en 1994 une première Recommandation sur la corruption dans le cadre de transactions commerciales internationales ; puis, en 1996, la Recommandation sur la déductibilité fiscale des pots-de-vin versés à des agents publics étrangers ; et finalement, en 1997, une Recommandation révisée sur la lutte contre la corruption dans les transactions commerciales internationales. On est bien loin du discours des militants antimondialisation qui ont satanisé cette organisation.

  • 10 OCDE, La corruption dans le secteur public, Paris, 1999, p. 7.
  • 11 OCDE, Affairisme : la fin du système, « Gouvernance », Paris, 2000, p. 3.

11Recherches et réflexions sur la problématique de la corruption ont amené l’OCDE à découvrir à quel point les pratiques délinquantes des commis de l’État pouvaient avoir de lourdes conséquences sur la légitimité des pouvoirs publics et sur la qualité des échanges économiques. En 1999, elle affirme : « En ce qui concerne la gestion publique, la corruption menace les institutions publiques démocratiques en permettant à des intérêts douteux d’exercer une influence sur l’utilisation des ressources et de la puissance publiques, et en compromettant la confiance que les citoyens accordent aux activités légitimes de l’État10. » En 2000, dans un ouvrage sur l’affairisme, elle note que la « corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales constitue une grave menace pour le développement et la préservation des institutions démocratiques11 ».

  • 12 OCDE, Renforcer l’éthique dans le service public, « Gouvernance », Paris, 2000, p. 9.

12La même année elle publie les résultats fort intéressants de son enquête sur la mise en œuvre de ce projet d’application de l’infrastructure de l’éthique chez ses pays membres. Il est une fois de plus révélateur que le secrétaire général amorce sa réflexion ainsi : « Les citoyens doivent pouvoir faire confiance aux services publics. Ils attendent des agents de la fonction publique qu’ils veillent à l’intérêt public en toute équité et gèrent correctement les ressources de l’État au quotidien. S’ils sont équitables et fiables les services publics inspirent confiance à la population et créent un climat propice aux activités des entreprises, contribuant ainsi au bon fonctionnement des marchés et à la croissance économique. Le respect d’une éthique est une condition préalable implicite pour que l’opinion publique accorde sa confiance à l’administration. C’est aussi un élément capital de la bonne gouvernance12

  • 13 OCDE, Construire aujourd’hui l’administration de demain, « Gouvernance », Paris, 2001, p. 12.

13Dans leur récent ouvrage Construire aujourd’hui l’administration de demain, les responsables du groupe Gouvernance de l’OCDE expliquent encore une fois que la modernisation de l’administration publique est une réponse à la crise de confiance envers les institutions publiques. Ils indiquent cependant une nouvelle piste, celle du lien entre la crise de confiance et la mutation culturelle et les transformations profondes des sociétés contemporaines : « La réforme du secteur public actuellement en cours vise principalement à satisfaire les besoins du public en lui offrant un plus large éventail de services, de meilleure qualité et plus rapides […]. Les besoins du public évoluent rapidement, au fur et à mesure que les sociétés se diversifient, deviennent plus complexes et plus morcelées […]. Le rythme du changement s’accélère comme jamais auparavant et les pouvoirs publics ne peuvent plus s’appuyer sur un ensemble figé de solutions. Il leur faut donc plutôt apprendre à être à l’écoute des besoins sans cesse changeants et à innover pour trouver des solutions adaptées13

  • 14 Ibid.
  • 15 Ibid., p. 13.

14Ainsi, en plus de prendre le virage de l’éthique, l’administration « doit regagner la confiance du public en offrant plus de choix, de démocratie et de transparence14 ». Loin d’être aux antipodes l’une de l’autre, ces deux démarches sont complémentaires pour l’OCDE, puisqu’elles tentent de répondre à cette idée toute simple : pour survivre, un système doit toujours chercher à répondre aux besoins qui ne sont pas satisfaits15.

Le gouvernement fédéral canadien

  • 16 Gouvernement du Canada, Code régissant la conduite des titulaires de charge publique en ce qui conc (...)

15Du côté du gouvernement fédéral canadien, les arguments en matière d’éthique gouvernementale sont similaires à ceux de l’OCDE et l’objectif également de reconquérir la confiance des citoyens en l’institution étatique. Toute la réflexion du Code régissant la conduite des titulaires de charges publiques en ce qui concerne les conflits d’intérêts et l’après-mandat va dans ce sens. Le document l’énonce dès la première page : « Le Présent Code a pour objet d’accroître la confiance du public dans l’intégrité des titulaires de charge publique et dans le processus de décisions du gouvernement16. » Le principe qui guide l’éthique gouvernementale est ici la primauté de l’intérêt public et c’est sur lui qu’on fondera les valeurs de la culture organisationnelle souhaitée et structurée autour de l’honnêteté, la transparence, l’intégrité, l’impartialité.

  • 17 Ibid., p. 2.

16Dans l’esprit des responsables politiques fédéraux, l’énoncé de cette nouvelle morale institutionnelle devrait amener tous les représentants et les commis de l’État canadien à agir « avec honnêteté ainsi que selon les normes supérieures en matière d’éthique de façon à préserver et à faire croître la confiance du public dans l’intégrité, l’objectivité et l’impartialité du gouvernement17 ». Ainsi, on y soutient que seul un bon encadrement des comportements des commis de l’État et la promotion d’un système de valeurs pourront redonner la crédibilité nécessaire à l’État. Il est très intéressant de noter à cet égard que le gouvernement fédéral ne tente pas de minimiser la crise de légitimité politique qui frappe l’État. Bien au contraire, on sent qu’il y a une volonté réelle de répondre aux demandes légitimes des citoyens. Mais, dans l’imaginaire politique de cette élite gouvernementale, la promotion d’un système de valeurs guidé par un idéal de vertu publique (qui serait orientée du côté de la transparence, l’intégrité, l’impartialité et l’honnêteté) et la mise en place d’une série de procédures et mécanismes devraient suffire pour redonner la confiance aux citoyens dans les institutions étatiques.

  • 18 Bureau du conseiller en éthique, Code de déontologie des lobbyistes, extrait Gazette du Canada, Par (...)

17Dans un autre exemple d’éthique gouvernementale, celui du Code de déontologie des lobbyistes, le gouvernement fédéral a voulu encadrer concrètement la pratique du lobbying au Canada afin de donner des garanties aux citoyens que les décisions publiques sont toujours soumises à l’exigence de transparence et d’impartialité. On précise dans ce document que « le code de déontologie des lobbyistes est un moyen important d’accroître la confiance du public en l’intégrité du processus décisionnel de l’État. La confiance que les Canadiennes et Canadiens accordent aux titulaires d’une charge publique afin qu’ils prennent des décisions favorables à l’intérêt public est indispensable à toute société libre et démocratique18

  • 19 Rapport du vérificateur général du Canada, La sensibilisation à l’éthique et à la fraude au gouvern (...)

18En 1995, le vérificateur général du Canada a inclus une section sur l’éthique gouvernementale dans son rapport annuel, qu’il ouvre en indiquant que « les Canadiens se préoccupent de l’intégrité du gouvernement et ils ont le droit de s’attendre à ce que l’administration publique respecte les normes d’éthique les plus élevées […]. Nous nous préoccupons du cynisme de plus en plus prononcé que manifestent les Canadiens à l’égard des institutions publiques. Que ce cynisme se fonde sur les faits réels ou sur une perception, il n’en est pas moins troublant. Si les Canadiens n’ont pas confiance en leur gouvernement, les actes de celui-ci seront de moins en moins légitimes et de moins en moins efficaces. De là, toute l’importance d’un débat sur l’éthique dans l’administration publique et la nécessité de prendre des mesures qui maintiendront et encourageront le respect de l’éthique au sein du gouvernement19

  • 20 Nous faisons allusion à l’affaire du golf Grand-Mère. Voir à ce sujet Y. Boisvert et H. Roy, « Le c (...)
  • 21 H. R. Wilson, « Le conseiller en éthique du Canada : son rôle et ses fonctions », dans M. Dion (dir (...)

19Si, pour le vérificateur général, ces deux codes sont des remparts importants pour garantir la bonne conduite des agents fédéraux, le gouvernement doit continuer à consolider son infrastructure éthique s’il veut véritablement reconquérir la confiance du public. Il voit ainsi d’un très bon œil la nomination d’un conseiller en éthique. Même si ce dernier a récemment perdu beaucoup de crédibilité20, sa nomination avait suscité beaucoup d’espoir à Ottawa dans les années 1990. Lorsqu’il commentait l’importance de cultiver une sensibilité éthique chez les décideurs publics, M. Wilson disait : « Le grand public a maintenant besoin d’être rassuré ouvertement du fait que les titulaires de charge publique agissent correctement et qu’ils évitent même l’apparence d’un conflit d’intérêts. Cette élévation des attentes peut s’expliquer par la croissance phénoménale de l’État depuis quelques décennies et par l’intérêt plus grand que porte généralement la société aux affaires publiques. Une couverture intense de la part des médias explique aussi, dans une certaine mesure, la montée du cynisme parmi le grand public21

  • 22 H. R. Wilson, Éthique et gouvernance, discours au Forum mondial sur l’État démocratique et la gouve (...)

20Pour le conseiller en éthique, le seul moyen de regagner cette confiance était de réduire au minimum l’écart entre les « attentes que les citoyens avaient à l’égard de leurs élus et ce que ces mêmes citoyens croyaient voir dans la pratique22 ». Seul un travail important en faveur d’une culture de l’intégrité pouvait réduire cette distorsion si nuisible à la démocratie.

  • 23 J. Tait, De solides assisses : Rapport du groupe de travail sur les valeurs et l’éthique dans la fo (...)
  • 24 Ibid., p. 2.

21On ne pourrait parler des réflexions sur l’éthique gouvernementale de la fonction publique fédérale en passant sous silence le rapport de John Tait sur les valeurs et l’éthique dans la fonction publique. Ce document est riche de la consultation préalable qui a permis de bien cerner les problématiques qui interpellent les membres de la fonction publique fédérale. « La fonction publique traverse une période difficile et ce n’est pas fini. Nous avons commis des erreurs et, parfois, mis nos valeurs de côté23. » Pour se sortir de cette mauvaise passe, le document recommande un vaste programme favorisant la réflexion et le dialogue sur les valeurs et l’éthique au sein du gouvernement. La grande innovation de ce rapport réside dans son désir de briser le mythe que les codes d’éthique et de déontologie régleraient tous les problèmes d’ordre moral au sein de l’institution étatique : « d’élégants énoncés de valeurs décoraient les murs des bureaux mais ne parvenaient pas toujours à pénétrer le cœur des gens24 ».

  • 25 Ibid., p. 33.
  • 26 Ibid., p. 19.

22Le rapport Tait a beaucoup insisté sur le heurt des valeurs provoqué par la tension entre deux écoles de pensée à l’égard de la fonction publique, la gestion publique et l’administration publique. Selon ce rapport, on ne peut pas réformer une culture organisationnelle de l’État uniquement à l’aide de consignes idéologiques, seul le respect des valeurs sociales canadiennes devrait guider l’orientation de cette nouvelle culture organisationnelle étatique. Le groupe de travail a maintes fois souligné que les fonctionnaires sont « investis de la confiance du public ; ils sont les dépositaires des intérêts des citoyens ». C’est en réaffirmant des valeurs comme la neutralité, le mérite et l’intégrité, que « les gens continueront à faire confiance à la fonction publique, en se disant qu’il s’agit d’une grande institution canadienne au service du bien commun25 ». C’est dans cet esprit que le rapport a clairement établi que le principe qui devait guider en tout temps la mission de cette fonction publique était l’intérêt public : « Il est également d’une importance primordiale que les fonctionnaires à tous les échelons comprennent que la principale valeur de la fonction publique est de servir la démocratie, qu’aucune autre ne doit la supplanter et que l’exécution fidèle des décisions démocratiques à la suite des conseils professionnels et de délibération démocratiques, est la raison d’être de la fonction publique et qu’il ne peut être question de remplacer ces décisions par d’autres définitions quelconques de l’intérêt public26

  • 27 Vérificateur général du Canada, Rapport, Chapitre 12, Les valeurs et l’éthique dans le secteur publ (...)

23Dans son rapport d’octobre 2000, le vérificateur général du Canada rappelait ce lien entre une éthique gouvernementale et l’idéal démocratique de nos systèmes politiques : « Selon nous, la “gestion de l’éthique” signifie gérer d’une manière conforme à l’éthique en favorisant le respect et la discussion des valeurs et de l’éthique qui sont inhérentes aux institutions démocratiques et à la société27. » Il est ici fort intéressant de voir surgir le principe de la démocratie au cœur des préoccupations fondamentales de l’éthique gouvernementale. Comme si le milieu politique en redécouvrait la signification au moment où elle semble se retourner contre lui. Cette nouvelle sensibilité démocratique ne relève pas de l’appel à la vertu. De nature pragmatique, elle émerge du constat que la crise de la représentativité politique est profonde et menaçante.

Le gouvernement du Québec

  • 28 Ministère du Conseil exécutif, L’éthique dans la fonction publique québécoise, Québec, 1985, p. 5.

24Dans L’éthique dans la fonction publique québécoise (L.R.Q., chap. F-3.1.1), il ressort clairement que si le but explicite de la réflexion éthique est d’aider « le fonctionnaire à faire preuve de bon jugement quant au comportement qu’il doit adopter dans l’exercice de ses fonctions », l’objectif réel qui oriente toute la démarche est le désir de redonner aux citoyens la confiance qu’ils ont perdue dans l’organisation étatique et ses représentants. C’est pour regagner cette confiance que l’administration publique doit démontrer son efficacité et prouver que le « fonctionnaire est au service de tous les citoyens et qu’il remplit donc une mission d’intérêt public28 ». On y défend l’idée qu’il est nécessaire de remettre au cœur de la culture organisationnelle de l’État un système de valeurs qui permettrait à ce dernier de reconquérir sa crédibilité perdue.

  • 29 Débats de l’Assemblée nationale, Québec, 18 mars 1997.

25C’est justement dans cette étude que ce système de valeurs a pris forme. Le document sur Éthique, probité et intégrité dans l’administration publique avait voulu officiellement promouvoir la culture de la vertu publique auprès des administrateurs publics et des membres d’organismes ou d’entreprises publiques. Pour arriver à cette fin, les cosignataires du document avaient indiqué les valeurs (principalement la probité et l’intégrité) que le gouvernement devait privilégier et avaient proposé une approche déontologique selon laquelle il s’agissait d’imposer, par voie législative, ce système de valeurs et des normes qui l’accompagnaient. Le gouvernement se servira justement de ces recommandations pour adopter la Loi modifiant la Loi sur le ministère du Conseil exécutif et d’autres dispositions législatives. Par cette loi, le gouvernement voulait placer les administrateurs publics québécois devant trois grandes valeurs : la probité, l’intégrité et la transparence. Pour compléter et assurer ces trois valeurs, la loi se faisait un devoir de promouvoir l’efficacité, la responsabilité, l’honnêteté, la loyauté, la prudence, la diligence et l’assiduité. Pour le ministre de la Justice de l’époque, Paul Bégin29, cette loi permettrait au gouvernement de guider les administrateurs publics en fonction d’une éthique du bien commun. Selon lui, ce n’est qu’à travers une réorientation morale de l’action publique vers des valeurs comme la probité et la transparence que nous pourrons voir se reconstruire le lien de confiance entre les citoyens et l’État.

  • 30 L. Bernard, « Éthique et nouveau cadre de gestion de la fonction publique québécoise », dans A.-G. (...)

26D’aucuns pensent qu’avec l’adoption de la Loi sur l’administration publique la question de l’éthique gouvernementale peut devenir une priorité de l’État québécois dans les prochaines années. En misant sur une nouvelle philosophie de gestion axée davantage sur la qualité du service donné aux citoyens-clients, l’administration publique québécoise devra revoir sa structure et ses modalités de fonctionnement. Elle devra assurément assouplir ses règles de fonctionnement et accroître la part de responsabilité d’une bonne partie de ses employés. Parce que la marge d’autonomie décisionnelle des administrateurs sera accrue, l’ex-secrétaire général du Conseil exécutif du Québec Louis Bernard croit qu’il est essentiel que le « nouveau système, par conséquent, exige que les gestionnaires soient assujettis à des normes éthiques précises qui les empêcheront de donner priorité à leurs intérêts personnels30 ».

  • 31 J. Saint-Gelais, Document déposé à la Commission parlementaire sur l’administration publique, Annex (...)

27Le rapport du printemps 2001 du vérificateur général du Québec a relancé le dossier de l’éthique car on y dénonce le manque de coordination et l’absence de valeurs partagées par l’ensemble de la fonction publique québécoise. Un peu secoué par ce rapport critique, le nouveau secrétaire général du Conseil exécutif, Jean Saint-Gelais, est venu dire à la commission parlementaire qu’il travaillait depuis quelques mois avec le secrétariat du Conseil du trésor afin de mettre l’éthique au cœur des priorités en matière de gestion publique. Ainsi, il a affirmé : « Les fonctionnaires doivent se montrer conscients du rôle spécial qu’assume une fonction publique professionnelle, en tant que dépositaire de la confiance du public31. » Il a poursuivi en insistant sur la nécessité de faire prendre conscience aux fonctionnaires qu’ils ne peuvent exercer leurs fonctions sans se préoccuper désormais du respect des valeurs essentielles qui doivent guider leur conduite. Ainsi, l’intégrité est ciblée comme la valeur centrale de la fonction publique québécoise, celle qui doit orienter le comportement des fonctionnaires en fonction du respect absolu du bien commun. Dans cet esprit, ce n’est qu’à partir d’un tel réalignement que la population québécoise reprendra véritablement confiance dans ses institutions publiques. Lorsque l’on analyse l’annexe 1 du document déposé par Saint-Gelais, on constate que l’essentiel de la démarche du gouvernement du Québec tourne d’abord autour de la promotion d’une infrastructure juridique en matière de gestion des comportements des employés. Nous sommes ici en présence d’une approche purement normative de la gestion des comportements.

Crise de confiance et crise de l’autorité

  • 32 H. Sims, Le degré de confiance du public dans son gouvernement et la prestation des services public (...)

28Il semble clair que les acteurs politiques et les fonctionnaires sont secoués par la crise de confiance qui frappe les institutions publiques. Ce réflexe de tout mettre sur le dos de la crise de confiance ne se limite pas à la question de l’éthique gouvernementale ; la méfiance a aussi été l’un des éléments clés de la réflexion sur les prestations des services publics32. Même si on ne peut douter de la sincérité qui a guidé la réflexion éthique dans le domaine gouvernemental comme instrument privilégié dans la gestion de cette crise, on doit s’interroger sur la justesse du diagnostic. On doit notamment prendre en compte les intérêts qu’ont les agents publics dans la défense de ces institutions politiques modernes qui sont remises en question, puisque ce sont ces dernières qui leur donnent tout leur pouvoir.

  • 33 P. Duran, Penser l’action publique, Paris, LGDJ, « Droit et société », 1999, p. 11.

29Il faut toujours être vigilant à l’égard des réformes qui naissent sur base de cette idée de crise, « paravent habile à notre ignorance, ou plus exactement à notre incompréhension à saisir de manière raisonnée les mutations qui affectent une situation sociale33 ».

30Ainsi, on ne peut continuer de s’intéresser à l’éthique gouvernementale sans chercher à comprendre le sens de la crise de confiance. Il faut même pousser la réflexion plus loin et se demander s’il y a bel et bien une crise de confiance de la population à l’égard des institutions publiques et des acteurs politiques. Ne s’agit-il pas plutôt d’une perte de légitimité qui frappe les autorités et les institutions politiques modernes ? La distinction fait toute la différence quant aux réformes à envisager pour redonner au système politique son équilibre.

31Car la perturbation qui secoue le système politique n’est sans doute pas avant tout liée à la crise de confiance à l’égard des commis de l’État. Nous faisons plutôt face à une remise en question générale et radicale de la légitimité des autorités et des institutions sociales (gouvernements, familles, Églises, etc.), qui s’exprime notamment dans le domaine politique par une critique constante des comportements des politiciens et des décisions qu’ils prennent, par un rejet de la culture bureaucratique rigide et inhumaine des fonctionnaires, ainsi que par une intolérance croissante à l’égard de la contre-performance des gouvernements et des institutions publiques en matière de qualité et de coûts des services. De façon générale, les responsables politiques et les gestionnaires des institutions publiques semblent ne pas être capables de répondre aux attentes qui émergent de l’environnement.

  • 34 Voir A. Bernard, Problèmes politiques : Canada et Québec, Sainte-Foy, Presses de l’université du Qu (...)

32La perte de légitimité se produit lorsqu’il y a rupture d’équilibre entre les nouvelles mœurs et la culture traditionnelle qui anime les institutions34. Il y a une perte de légitimité lorsque le doute à l’égard de l’autorité établie se généralise et que la population commence à remettre en question la confiance qu’elle avait placée dans les autorités et les institutions qu’elles représentent. Cette profonde remise en question du politique s’exprime par le manque de respect que les citoyens affichent de plus en plus ouvertement à l’égard des institutions démocratiques qui faisaient pourtant jadis toute la fierté des peuples occidentaux ; par la multiplication des critiques à l’endroit des organismes publics et la culture bureaucratique qui oriente le comportement des fonctionnaires ; par la contestation permanente des privilèges que s’accorde la classe dirigeante ; par une indifférence accrue des citoyens à l’égard de la fraude fiscale et autres formes de « délinquances » civiques ; ou par la multiplication des partis populistes de droite radicale qui font campagne contre l’élite politique. Cette perte de la légitimité prend aussi la forme de la désaffection des partis politiques, le déclin de la participation électorale et l’augmentation des poursuites à l’égard des représentants de l’État ou de l’État lui-même, etc.

  • 35 G. Hermet, « Une crise de la démocratie démocratique ? », dans C. Gobin et B. Rihoux, op. cit., p.  (...)

33On le voit, il y a une désillusion croissante à l’égard des politiciens, des partis politiques et des institutions politiques (en particulier le parlement) qui alimente beaucoup plus le cynisme que la révolte. Selon Guy Hermet, l’erreur des responsables politiques est de ne pas avoir été capables d’adapter le système politique aux nouvelles réalités culturelles et sociales35. Cet immobilisme a empêché le système politique de réagir adéquatement aux nouveaux défis qui lui ont été lancés par l’environnement social.

  • 36 Selon les sondages américains, dans les années 1990, les citoyens continuaient de croire à plus de (...)

34Un décalage s’est donc installé, au cours des dernières décennies, entre la réalité institutionnelle de la politique contemporaine et l’imaginaire politique des citoyens. Cela signifie que si les gens continuent de croire aux vertus du régime démocratique36, ils sont critiques à l’égard de la réalité politique de l’État démocratique contemporain. Derrière cette critique, c’est la logique même de la légitimité politique moderne qui est atteinte, car on critique de plus en plus les principes de cette dernière, la représentativité (pour les acteurs politiques) et la culture rationnelle-légale (pour les commis de l’État qui ne sont pas élus) propre à sa structure bureaucratique.

  • 37 Voir à ce sujet R. Inglehart, Modernization and Postmodernization : Cultural, Economic and Politica (...)
  • 38 Voir à ce sujet Y. Boisvert, Le postmodernisme, Montréal, Boréal, 1995, et L’analyse postmoderniste(...)

35De ce point de vue, l’écart entre le système politique et son environnement serait d’ordre culturel : la culture du système politique n’ayant pas suivi le mouvement de transformation culturelle de l’environnement. Selon le politologue américain Inglehart, cette mutation culturelle a amené les citoyens à développer de nouvelles priorités postmétaphysiques37. Pour lui, cette mutation culturelle est tellement radicale qu’elle annonce le passage à une nouvelle ère dite postmoderne. Cette culture postmoderne38 s’organise autour des valeurs comme le droit de choisir, le droit de savoir, l’autonomie, la liberté, la diversité, la dignité, etc., valeurs qui favorisent un climat de suspicion à l’égard de tout ce qui pourrait être considéré comme une entrave à l’épanouissement personnel.

36Faut-il alors s’étonner que cette nouvelle culture heurte le système politique moderne qui fonctionne selon une structure hiérarchique universaliste et bureaucratique ? Faut-il s’étonner que d’aucuns parlent alors de la perte de légitimité des autorités politiques et des institutions politiques modernes ?

  • 39 S. Aranowitz, « Postmodernism and Politics », Social Text, no 18, hiver 1987-1988, p. 99-115.
  • 40 B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995.

37Comme nous l’avons laissé entrevoir, l’une des demandes politiques qui reviennent aujourd’hui le plus fréquemment porte sur la nécessité d’accroître le pouvoir d’influence des citoyens dans les décisions publiques de grande envergure. Ainsi, la multiplication des critiques à l’égard du fonctionnement du système politique et de ses structures ne signifie pas le déclin de l’engouement démocratique, mais bien sa radicalisation. Nous entrons donc dans une logique de radicalisation de la démocratie39 où la démocratie représentative perd de sa légitimité au profit d’une démocratie publique40.

38C’est cette nouvelle logique démocratique qui oblige les institutions publiques à se réformer de façon radicale afin d’écouter davantage les demandes de l’environnement social et de répondre le plus adéquatement possible aux attentes de la population.

39Le système politique doit donc élaborer une nouvelle stratégie de prise de décisions publiques afin de sortir de la logique des débats strictement parlementaires. C’est dans cet esprit que l’on voit se multiplier de nouveaux espaces publics démocratiques qui ont pour fonction d’alimenter le système politique. Cette nouvelle configuration de la démocratie contraint le système politique à se mettre à l’écoute de son environnement et à répondre à ses attentes : la quête de la légitimité devient un souci constant.

Au-delà de la gestion des comportements

  • 41 Erin Research inc., Les citoyens d’abord, Ottawa, Centre canadien de gestion, 1998, p. 81.

40Les gouvernements qui en appellent à l’éthique gouvernementale le font dans la perspective de regagner rapidement la confiance du public sans avoir à remettre en question les principes qui donnaient la légitimité politique aux institutions politiques modernes et sans avoir à réformer en profondeur ces institutions qui sont la raison d’être de leur présence dans les hautes sphères du pouvoir politique. En ramenant la turbulence que vit le politique à un simple problème de confiance, les responsables politiques se sont limités à gérer le problème comme une simple question de perception négative qui peut se régler par une bonne stratégie de gestion de l’image corporative. En ce sens, la stratégie de l’éthique gouvernementale rejoint la stratégie de la bonification des services gouvernementaux. Dans un document du Centre canadien de gestion, on affirmait que, « s’il est vrai que la qualité du service influence les attitudes envers le gouvernement, il s’agirait d’une puissante motivation pour chercher à offrir la meilleure qualité possible dans les services41 ». Dans cet esprit, il fallait, dirait Foucault, dresser les corps et les esprits des fonctionnaires afin d’atteindre cet objectif. Il n’est donc pas étonnant de voir que la plupart des démarches dans le domaine de l’éthique font du fonctionnaire le bouc émissaire de la crise de confiance envers les institutions publiques. Cette tendance a été grandement facilitée par l’importance accordée par l’OCDE à l’éthique de l’administration et du service public. Lorsque l’on connaît le fonctionnement des groupes de travail de l’OCDE, on sait que les démarches de recherche suivies par le groupe puma sur l’éthique gouvernementale font suite à des demandes introduites par les dirigeants politiques des pays membres. Ces rapports donnent l’impression que ce sont les comportements immoraux des administrateurs publics et des fonctionnaires qui entachent le plus l’image des institutions publiques.

41Le milieu politique est pourtant très sensible aux problèmes d’éthique gouvernementale. Au Québec, depuis janvier 2002, pas une seule journée ne s’est passée sans qu’on n’entende parler de scandales politiques, de conflits d’intérêts, de népotisme, d’usurpation de biens publics. Toutes les instances politiques ont été pointées du doigt, le fédéral a eu les affaires Gagliano et celle de Groupaction, le gouvernement du Québec a eu ses affaires Baril, Bréard et Vaugeois, l’opposition libérale à eu son histoire d’espionnage d’un gestionnaire public et le nouveau maire de la ville de Montréal a dû faire face à des accusations de conflit d’intérêts dans l’octroi de contrat pour l’organisation du sommet de Montréal et on soupçonne un membre de son parti d’être mêlé à l’appropriation douteuse des biens publics dans la transaction de l’île Dorval.

  • 42 Le Centre de recherche sur la gestion publique publiait d’ailleurs en 1997 un sondage démontrant qu (...)
  • 43 J.-P. Charbonneau, « Éthique et politique : une coexistence possible ? », dans M. Dion, op. cit., p (...)

42La population n’est pas dupe : tous les sondages qui mesurent la confiance qu’elle met dans des groupes de professions démontrent clairement que les citoyens n’ont pas confiance en leurs politiciens, mais qu’en contrepartie ils doutent très peu de l’intégrité de la fonction publique42. La récurrence de ce type de résultat a amené l’ex-président de l’Assemblée nationale du Québec, Jean-Pierre Charbonneau, à reconnaître publiquement que les « politiciens figurent presque toujours au dernier rang quant au degré de confiance qu’ils inspirent à la population43 ».

  • 44 J. G. Peters et S. Welch, « The Effects of Charges of Corruption on Voting Behavior in Congressionn (...)
  • 45 J. G. Peters et G. S. Strom, « Corrupt Politicians and their Electoral Support : Some Experimental (...)
  • 46 Y. Boisvert et H. Roy, art. cité.

43Malgré ce constat de la faible confiance que les citoyens ont à l’égard de leurs représentants politiques, il faut pourtant soigneusement éviter d’établir tout lien causal automatique entre les comportements contraires à l’éthique et la crise de confiance de la population à l’égard des institutions publiques. Plusieurs études américaines démontrent en effet que, malgré la publicité importante faite autour de nombreux actes contraires à l’éthique, voire même illégaux (allégations de corruption notamment), la population ne va pas automatiquement exiger la démission de ces politiciens, ni voter contre eux aux élections. Les recherches du politologue américain J. G. Peters et de ses collaborateurs rapportent d’ailleurs des faits plutôt étonnants à ce sujet : notamment que la majorité des candidats qui ont été accusés de corruption avaient été majoritairement réélus44. Peters explique ce phénomène en démontrant que la corruption est évaluée par l’électorat comme l’un des facteurs parmi d’autres qui influent sur l’orientation du vote45. Au Canada, même si la dernière campagne électorale a été marquée par des accusations de conflits d’intérêts contre le premier ministre Chrétien46, ce dernier a quand même été facilement réélu.

  • 47 L. De Winter et P. Dumont, « La crise de la démocratie en Belgique et en Europe : diagnostics et re (...)
  • 48 H. Sims, op. cit.

44En suivant les politologues belges De Winter et Dumont, nous dirons que le virage de l’éthique gouvernementale s’inscrit dans l’approche traditionnelle des réformes politiques qui ne vont jamais au bout de leur logique, car « chaque réforme entreprise l’a toujours été par les acteurs de “l’ancien régime” en crise et qu’elle reflète aussi leurs intérêts47 ». En ce sens, la mise en chantier des projets en matière d’éthique gouvernementale représente trop souvent des réformes cosmétiques visant à redorer l’image et la crédibilité des institutions publiques. Avec Harvey Sims48, nous devons reconnaître qu’il n’y a pas d’équation directe entre l’amélioration des services publics et l’irréprochabilité des mœurs des fonctionnaires et l’augmentation de la confiance du public envers les instances gouvernementales.

L’éthique publique

45Tous les discours moraux qui structurent les documents en matière d’éthique gouvernementale reposent de façon implicite ou explicite sur l’un des grands principes fondateurs de la politique moderne : la nécessaire confiance des individus envers les acteurs de l’appareil étatique. Partant du principe que, dans le projet de la modernité, c’est justement le lien de confiance entre les citoyens, les représentants politiques et la bureaucratie étatique qui donne toute la crédibilité et la légitimité au grand rêve démocratique, il est normal que les agents publics aient tenté de réagir à l’effritement de la légitimité en voulant d’abord rétablir les ponts avec la population. La consolidation de ce lien de confiance est présenté comme le moyen le plus sûr pour redonner de la crédibilité à l’État. Pour ce faire, les responsables de l’éthique gouvernementale ont beaucoup insisté sur l’importance de soumettre le comportement des agents publics à des règles strictes, des normes et valeurs précises (transparence, intégrité, probité, etc.).

46Pourtant, la problématique politique qui frappe nos institutions publiques déborde largement la question de la crise de confiance ; elle concerne la perte de légitimité. Cela nous a amenés à émettre des doutes sur la capacité que peut avoir la simple mise en place d’une infrastructure en matière d’éthique gouvernementale de redonner aux institutions publiques la légitimité perdue. En ce sens, nous croyons que l’éthique gouvernementale est surtout le symbole d’une réaction politique visant principalement à assurer la survie du système et des autorités qui le défendent ; elle ne s’attaque nullement aux assises du problème de perte de légitimité du système.

47Les responsables politiques ne pourront pas se contenter longtemps de simples réaménagements superficiels, comme ceux qui sont annoncés dans les codes ou autres documents d’éthique gouvernementale, s’ils veulent véritablement regagner la légitimité perdue auprès de la population. Ils devront plutôt faire un véritable travail d’introspection et une analyse sérieuse des griefs qui leurs sont adressés, afin d’y répondre le plus adéquatement possible. Ainsi, en période de perturbation radicale, une institution aussi complexe que l’État n’a d’autre choix que d’accepter de se réformer en profondeur, de changer son principe orienteur et son système de valeurs. Il s’agit là de conditions essentielles qui doivent être prises en compte par le système politique s’il veut perdurer à l’intérieur du système général actuel en pleine transformation.

48Pour répondre aux attentes de son environnement, le système politique doit trouver une façon de s’ouvrir d’avantage aux attentes sociétales et être beaucoup plus sensible aux nouvelles valeurs et préoccupations morales qui émergent dans la culture contemporaine. C’est justement ce que permet de faire la méthode dite de l’éthique publique, puisqu’elle s’appuie sur un schéma théorique qui se structure à partir de l’interaction constante entre les valeurs sociétales et les valeurs gouvernementales.

49Pour être plus précis, la notion d’« éthique publique » apparaît dans un contexte où il est de plus en plus difficile de définir avec précision une morale commune qui récolterait l’adhésion unanime des membres des collectivités. La « crise de la morale commune » ne signifie en rien la fin de la morale. Elle décrit plutôt un pluralisme moral qui fragmente le consensus moral et qui oblige la relance du débat public sur les valeurs fondamentales. Ces dernières justifient le maintien du « vivre-ensemble social » afin d’éviter les risques de fragmentation sociale qui en découlent ou, du moins, la fragilisation importante de la cohésion sociale. En acceptant de se situer dans une logique sociale et culturelle marquée par la pluralité des imaginaires politiques, des références morales et des revendications sociales, ceux qui se réfèrent à la notion d’éthique publique comprennent la nécessité de revenir à une démarche réflexive qui favorise l’ouverture des débats sur les valeurs et les principes qui marquent l’organisation, la structuration et la gestion publique de la vie collective. L’éthique publique oriente donc les analyses des problématiques sociales, culturelles et politiques dans une perspective de recherche systémique qui prend en compte l’interaction entre les valeurs sociétales et celles qui sont promues par les institutions publiques. De façon générale, on peut affirmer que le cadre théorique implicite qui détermine ce domaine de recherche s’inspire directement du systémique. Étroitement associée à celle de gouvernance, la notion d’éthique publique implique de mieux cerner l’influence des valeurs sociétales dans l’orientation des décisions et des actions des acteurs politico-administratifs et de mieux comprendre les répercussions sociales, politiques et morales de leurs faits et gestes. L’éthique publique repose donc sur une volonté et une obligation de réfléchir sur les valeurs, les principes, les normes et les modes de régulation qui sous-tendent l’organisation, ainsi que sur la structuration et la gestion de la vie collective, notamment dans le partage du pouvoir et des responsabilités.

  • 49 R. Laufer et A. Burlaud, Management public, gestion et légitimité, Paris, Dalloz, 1980.

50En poussant l’éthique gouvernementale vers une plus grande ouverture aux sensibilités morales de son environnement, la méthode de l’éthique publique pourrait faciliter l’émergence d’une approche globale en matière de gestion des transformations des institutions publiques. Elle faciliterait le travail d’arrimage avec la philosophie de gestion portée par le management public. Laufer et Burlaud49 ont toujours soutenu que le management public s’est imposé comme paradigme de gestion afin de permettre aux institutions publiques de sortir de l’impasse provoquée par la perte importante de légitimité. Ainsi, le management public se veut une méthode de gestion des organisations qui prend en compte les attentes de l’environnement afin de maintenir en tout temps le cap sur la reconquête de la légitimité.

51Dans une telle logique, l’éthique publique deviendrait l’un des instruments clés de cette philosophie de gestion qu’est le management public. Comme cette dernière se donne pour mission de rendre les organisations publiques plus réceptives à leur environnement, l’éthique publique pourrait permettre au système de s’ouvrir aux valeurs et inquiétudes qui émergent de l’environnement. Elle pourrait faciliter le travail de sensibilisation des agents publics à l’égard de ces dernières et elle amènerait ces agents à réfléchir davantage sur la responsabilité qui leur incombe chaque fois qu’ils prennent une décision publique.

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Notes

1 Voir G. Giroux (dir.), La pratique sociale de l’éthique, Montréal, Bellarmin, 1997, et certains textes du présent numéro, notamment ceux de Diane Girard et de Florence Piron.

2 M. Foucault, Dits et écrits, t. II, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001.

3 C. Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Bellarmin, 1992.

4 M. Proulx, « De la gestion par les règles à la gestion éthique », dans A.-G. Bernier et F. Pouliot (dir.), Éthique et conflits d’intérêts, Montréal, Liber, « Éthique publique hors série », 2000, p. 97-104.

5 La présente recherche s’inscrit dans notre programme général qui cherche à saisir le retour de cette interaction entre l’éthique et le politique. Voir à ce sujet notre article « Quand l’éthique regarde le politique », Politiques et sociétés, vol. 20, nos 2-3, 2001, p. 182-201.

6 M. Foucault, op. cit., p. 1365.

7 J.-J. Legrand, « La modernisation de l’administration publique fédérale : évolution et perspective », dans C. Gobin et B. Rihoux, La démocratie dans tous ses états, Louvain-la-Neuve, Bruylant Academia, 2000, 178.

8 OCDE, L’éthique dans le service public, questions et pratiques actuelles, dossier PUMA, étude hors série no 14, 1996.

9 Ibid., p. 8.

10 OCDE, La corruption dans le secteur public, Paris, 1999, p. 7.

11 OCDE, Affairisme : la fin du système, « Gouvernance », Paris, 2000, p. 3.

12 OCDE, Renforcer l’éthique dans le service public, « Gouvernance », Paris, 2000, p. 9.

13 OCDE, Construire aujourd’hui l’administration de demain, « Gouvernance », Paris, 2001, p. 12.

14 Ibid.

15 Ibid., p. 13.

16 Gouvernement du Canada, Code régissant la conduite des titulaires de charge publique en ce qui concerne les conflits d’intérêts et l’après-mandat, juin 1994, p. 1.

17 Ibid., p. 2.

18 Bureau du conseiller en éthique, Code de déontologie des lobbyistes, extrait Gazette du Canada, Partie 1, 8 février 1997, p. 331.

19 Rapport du vérificateur général du Canada, La sensibilisation à l’éthique et à la fraude au gouvernement, Chambre des communes, mai 1995, p. 1-7.

20 Nous faisons allusion à l’affaire du golf Grand-Mère. Voir à ce sujet Y. Boisvert et H. Roy, « Le conseiller en éthique du gouvernement fédéral canadien est-il crédible ? », Éthique publique, vol. 3, no 1, avril 2001, p. 67-78.

21 H. R. Wilson, « Le conseiller en éthique du Canada : son rôle et ses fonctions », dans M. Dion (dir.), L’éthique gouvernementale, Montréal, Fides, « Cahiers de recherche éthique », no 21, 1997, p. 376.

22 H. R. Wilson, Éthique et gouvernance, discours au Forum mondial sur l’État démocratique et la gouvernance au XXIe siècle, Brasilia, 29 mai 2000.

23 J. Tait, De solides assisses : Rapport du groupe de travail sur les valeurs et l’éthique dans la fonction publique, Ottawa, Centre canadien de gestion, 2000, préambule.

24 Ibid., p. 2.

25 Ibid., p. 33.

26 Ibid., p. 19.

27 Vérificateur général du Canada, Rapport, Chapitre 12, Les valeurs et l’éthique dans le secteur public fédéral, Ottawa, octobre 2000, 12-8.

28 Ministère du Conseil exécutif, L’éthique dans la fonction publique québécoise, Québec, 1985, p. 5.

29 Débats de l’Assemblée nationale, Québec, 18 mars 1997.

30 L. Bernard, « Éthique et nouveau cadre de gestion de la fonction publique québécoise », dans A.-G. Bernier et F. Pouliot (dir.), op. cit., p. 53.

31 J. Saint-Gelais, Document déposé à la Commission parlementaire sur l’administration publique, Annexe 1, p. 4.

32 H. Sims, Le degré de confiance du public dans son gouvernement et la prestation des services publics gouvernementaux, Ottawa, Centre canadien de gestion, mars 2001.

33 P. Duran, Penser l’action publique, Paris, LGDJ, « Droit et société », 1999, p. 11.

34 Voir A. Bernard, Problèmes politiques : Canada et Québec, Sainte-Foy, Presses de l’université du Québec, 1993.

35 G. Hermet, « Une crise de la démocratie démocratique ? », dans C. Gobin et B. Rihoux, op. cit., p. 141-149.

36 Selon les sondages américains, dans les années 1990, les citoyens continuaient de croire à plus de 90 % que le système politique était le meilleur système. Voir J. S. Nye et al., Why People Don’t Trust Government, Cambridge, Harvard University Press, 1997.

37 Voir à ce sujet R. Inglehart, Modernization and Postmodernization : Cultural, Economic and Political Chang in 43 Societies, Princeton, Princeton University Press, 1997 ; « Postmodernization Erodes Respect for Authority, but Increases Support for Democracy », dans N. Pippa (dir.), Critical Citizens, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 236-256.

38 Voir à ce sujet Y. Boisvert, Le postmodernisme, Montréal, Boréal, 1995, et L’analyse postmoderniste, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », 1997.

39 S. Aranowitz, « Postmodernism and Politics », Social Text, no 18, hiver 1987-1988, p. 99-115.

40 B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995.

41 Erin Research inc., Les citoyens d’abord, Ottawa, Centre canadien de gestion, 1998, p. 81.

42 Le Centre de recherche sur la gestion publique publiait d’ailleurs en 1997 un sondage démontrant que plus de 67 % des personnes interrogées affirmaient qu’elles avaient peu ou pas confiance dans les politiciens, alors qu’elles n’étaient que 21 % à penser la même chose des fonctionnaires.

43 J.-P. Charbonneau, « Éthique et politique : une coexistence possible ? », dans M. Dion, op. cit., p. 22.

44 J. G. Peters et S. Welch, « The Effects of Charges of Corruption on Voting Behavior in Congressionnal Elections », The American Political Science Review, vol. 74, 1980, p. 697-708.

45 J. G. Peters et G. S. Strom, « Corrupt Politicians and their Electoral Support : Some Experimental Observations », The American Political Science Review, vol. 71, 1977, p. 954-963.

46 Y. Boisvert et H. Roy, art. cité.

47 L. De Winter et P. Dumont, « La crise de la démocratie en Belgique et en Europe : diagnostics et remèdes », dans La démocratie dans tous ses états, p. 102.

48 H. Sims, op. cit.

49 R. Laufer et A. Burlaud, Management public, gestion et légitimité, Paris, Dalloz, 1980.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Yves Boisvert, « Crise de confiance et crise de légitimité : de l’éthique gouvernementale à l’éthique publique »Éthique publique [En ligne], vol. 4, n° 1 | 2002, mis en ligne le 15 mai 2016, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/2478 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.2478

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