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Autour du rapport Romanow

Le dialogue sur l’avenir des soins de santé au Canada. La voix des citoyens dans la réforme du système de santé canadien

Pierre-Gerlier Forest, Judith Maxwell et Steven Rosell

Résumés

Dès les premières semaines de son existence, la Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada décida de lancer un projet de consultation publique de grande envergure, destiné à recueillir les valeurs et les préférences des Canadiens en matière d’organisation des services de soins et de politique de santé : « le dialogue entre Canadiens sur l’avenir des soins de santé ». Les résultats de ce projet eurent une influence décisive sur les délibérations de la Commission et sur ses recommandations, avant de trouver un écho important dans le débat public qui a suivi la publication du rapport final. Cet article présente les résultats du dialogue qui sont en lien direct avec les attentes des citoyens et tente d’en tirer certaines conséquences politiques.

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Texte intégral

1La Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada, présidée par Roy J. Romanow, a été formée au printemps 2001, à un moment qui semblait peu propice à la création d’une nouvelle grande commission d’enquête fédérale. Aux incertitudes entourant l’avenir politique du premier ministre et aux graves tensions entre les gouvernements des provinces et le gouvernement fédéral au sujet du financement des grands programmes sociaux s’ajoutait en effet un fort sentiment de désillusion à l’endroit des commissions d’enquête et autres comités d’étude. Le sentiment général, largement répercuté par les médias, était que les commissions coûtaient trop cher et prenaient trop de temps à produire leurs rapports. Trop souvent, elles semblaient condamnées à être ignorées par les décideurs, faute d’avoir fait preuve de « réalisme » dans la formulation de leurs recommandations.

2Dans le domaine de la santé, qui plus est, plusieurs commissions d’enquête provinciales venaient à peine de rendre leur copie : rapport Clair au Québec, rapport Fyke en Saskatchewan, rapport Mazankowski en Alberta… Il était difficile d’imaginer ce qu’une autre commission, même « nationale », pourrait apporter de nouveau, aussi bien dans l’ordre des questions que dans celui des recommandations.

  • 1 Les résultats complets sont disponibles dans le rapport de Judith Maxwell et coll., Rapport sur le (...)

3Ce contexte un peu particulier explique en grande partie pourquoi la commission Romanow a fait de l’écoute des citoyens la première et peut-être la plus fondamentale de ses orientations. Une commission qui aurait ignoré les demandes issues de la population – parmi lesquelles figurait un clair désir de participer aux choix décisifs sur l’avenir du système de santé – n’aurait eu dans les circonstances ni légitimité ni autorité ni pertinence. Dès les premières semaines de son existence, avant même de mettre en place son programme de recherche ou son plan de communication, la Commission décida donc de lancer un projet de consultation publique de grande envergure, destiné à recueillir les valeurs et les préférences des Canadiens en matière d’organisation des services de soins et de politique de santé : « le dialogue entre Canadiens sur l’avenir des soins de santé1 ». Dans les mois qui suivirent, les résultats de ce projet eurent une influence décisive sur les délibérations de la Commission et sur ses recommandations, avant de trouver un écho important dans le débat public qui a suivi la publication du rapport final.

4Ce court article présente les résultats du dialogue qui sont en lien direct avec les valeurs et les préférences des Canadiens et tente d’en tirer certaines conséquences politiques. Dans un premier temps, toutefois, il nous a semblé utile de présenter rapidement quelques éléments de méthodologie, qui permettent de se convaincre de l’intérêt et de la validité de la démarche suivie.

Comment faire apparaître les valeurs des citoyens ?

5Dans les années 1970 et 1980, la participation de la population à la gestion des services publics s’inscrivait dans une logique de partage du « pouvoir ». Les attentes des réformateurs à l’origine de plusieurs expériences de participation étaient très élevées, visant rien de moins que le contrôle des organisations publiques par leurs usagers. L’échec relatif de la plupart de ces tentatives conduisit d’ailleurs plusieurs observateurs à conclure à l’imposture : dans les faits, les espoirs associés à la participation publique avaient été trahis et la démocratie, confisquée.

  • 2 Voir P.-G. Forest, « Pourquoi participer ? », dans H. Morais et M. Venne (dir.), Santé – Pour une t (...)

6Depuis une dizaine d’années, dans la foulée des initiatives visant à instaurer des conditions favorables à la bonne gouvernance des organisations publiques, un nouveau regard sur la participation publique a commencé à s’imposer2. Sans nier les inégalités de pouvoir entre les différents acteurs qui contribuent à la gouvernance – le triangle fondamental formé des élus, des experts et des citoyens –, les approches plus récentes se centrent sur des questions telles que la circulation de l’information ou la conciliation des intérêts au moins autant que sur les thèmes plus traditionnels d’appropriation des organisations et des programmes publics par leurs usagers. Le résultat a été double : d’une part, un jugement plus nuancé sur les expériences de consultation et de participation ; d’autre part, une sensibilité plus aiguë aux processus cognitifs associés aux expériences participatives – jugement, apprentissage, socialisation.

  • 3 T. C. Beirle, « Using Social Goals to Evaluate Public Participation in Environmental Decisions », P (...)

7Selon l’heureuse formule d’un spécialiste américain de la consultation environnementale, les citoyens sont désormais reconnus comme des « consultants en valeurs3 ». Ce qui implique une autre vision du processus de décision publique : la participation des intérêts organisés reste nécessaire et souhaitable, de même que la contribution des experts, mais l’arbitrage politique ne se fera plus avant d’avoir entendu les citoyens, dont le consentement et l’initiative sont reconnus comme des conditions nécessaires au succès des programmes et des politiques. Au fond, pour dire les choses d’une autre manière, il devient acceptable, sinon souhaitable, d’associer les citoyens à la définition du contenu même des politiques, au lieu de les consulter seulement sur le principe ou sur des détails d’aménagement et de mise en œuvre.

8Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Les méthodes traditionnelles de consultation publique n’étaient pas tant conçues pour capter les valeurs des participants que pour mesurer leur degré d’adhésion à un projet souvent déjà dessiné. Les sondages sont évidemment en cause ici, mais quiconque a déjà vécu l’expérience d’une audience publique peut témoigner du caractère pour le moins « orienté » des échanges qui y prennent place. Même parmi les méthodes plus récentes, il en existe peu où l’attention aux valeurs excède, par exemple, la recherche du consensus ou la formulation de recommandations susceptibles d’être appliquées.

  • 4 D. Yankelovich, Coming to Public Judgment : Making Democracy Work in a Complex World, Syracuse (N. (...)

9Ce n’est pas la seule dimension du problème. Les travaux de chercheurs comme Daniel Yankelovich ont montré que la formation du jugement chez les participants à des exercices de consultation n’était ni linéaire ni vraiment harmonieuse4. En d’autres termes, tant qu’ils ne sont pas confrontés à une véritable décision – celles qui entraînent des bénéfices mais qui comportent aussi des coûts –, les participants peuvent s’accommoder de valeurs contradictoires et, surtout, sans hiérarchie, sur lesquelles il serait vain de fonder une politique. Une « bonne » méthode de consultation, destinée à soutenir la gouvernance démocratique, doit nécessairement prendre en compte cette réalité et forcer les participants à réfléchir sur leurs valeurs et à y faire un tri, même si l’exercice est difficile et parfois même franchement désagréable.

Une approche réflexive de la consultation

10Quand ils songent à l’état et à l’avenir du système de santé, les Canadiens se réfèrent plus ou moins implicitement à un cadre de valeurs. La Commission s’est convaincue très rapidement qu’elle devait maîtriser ce cadre et l’utiliser pour informer ses travaux. La méthode choisie pour parvenir à cet objectif découle d’une approche mise au point par Daniel Yankelovich et ses associés, adaptée ici au contexte d’un système national de santé par une petite équipe d’experts recrutés au sein de trois organisations partenaires : la Commission sur l’avenir des soins de santé, les Réseaux canadiens de recherche sur les politiques publiques et Viewpoint Learning, la firme de Daniel Yankelovich.

11Dans ses applications antérieures, la méthode de consultation retenue s’était révélée particulièrement utile pour faire l’examen de problèmes émergents, ou quand des problèmes plus anciens changeaient de visage sous l’effet de conditions nouvelles. Dans un tel contexte, en effet, les opinions qui s’expriment spontanément sont changeantes et peu fiables – bien mal inspiré serait le décideur qui voudrait y trouver un appui pour son action. Le défi consiste plutôt à saisir les lignes de force qui marquent l’évolution des opinions, au fur et à mesure qu’elles se transforment et qu’elles se stabilisent, afin d’apprendre où se trouvent les valeurs profondes et les priorités essentielles des individus.

  • 5 Forum national sur la santé, La santé au Canada : un héritage à faire fructifier, vol. ii, rapports (...)

12Des tentatives du même genre avaient échoué dans le passé, notamment parce que les approches choisies ne permettaient pas de pousser les participants à faire des choix véritables. Dans son rapport, par exemple, le Forum national sur la santé avait été obligé de conclure que « les participants faisaient preuve d’une grande ingéniosité pour éviter les questions difficiles5 ». Or, à l’inverse, dans le dialogue, le processus ramenait sans cesse les citoyens aux réalités économiques et sociales, sans lesquelles une décision d’allocation de ressources reste un exercice abstrait, pour ne pas dire futile.

13Concrètement, le dialogue a pris la forme de douze rencontres d’une journée (trois en français et neuf en anglais) organisées d’une extrémité à l’autre du pays au cours de l’hiver 2002. Chaque rencontre réunissait une quarantaine de citoyens choisis au sein d’un échantillon représentatif de la population, avec pour seules conditions l’usage d’une des deux langues officielles et l’absence de liens professionnels directs avec le système de santé.

14À leur arrivée, on demandait aux participants de réagir à quatre propositions de réforme du système de santé, présentées sous forme de scénarios réunis dans un « cahier de travail ». Chaque proposition faisait écho à une option de politique couramment débattue au Canada, mais elle était formulée de sorte que les avantages et les inconvénients qui y sont associés soient particulièrement évidents. Le cahier de travail comportait aussi des indications sur l’état du système de santé canadien et avait été préparé en s’appuyant sur une revue détaillée des sondages d’opinion des vingt dernières années, réalisée spécialement pour ce projet.

Les quatre scénarios

Accroître les investissements publics. Ajouter des ressources, comme des médecins, des infirmières et de nouveaux équipements, pour remédier aux difficultés actuelles du régime d’assurance-santé [sic], soit en haussant les impôts, soit en transférant des fonds d’autres programmes gouvernementaux.

Partager les coûts et les responsabilités. Ajouter des ressources pour remédier aux difficultés actuelles, non pas en augmentant les dépenses publiques, mais en imposant des frais modérateurs aux usagers afin d’inciter les gens à ne pas abuser du système et des fonds publics.

Laisser le choix. Laisser aux Canadiens le choix de se faire soigner par des professionnels de la santé du secteur privé. Ainsi, parallèlement au système public, les Canadiens pourraient avoir accès aux services de professionnels de la santé du secteur privé (à but lucratif ou non) et en assumer les frais par leur propres moyens ou grâce à une assurance privée.

Réorganiser la prestation des services. Réorganiser la prestation des services de façon à dispenser des soins plus intégrés, à réaliser des économies et à étendre la couverture. Chaque Canadien s’inscrirait auprès d’un réseau de professionnels de la santé qui dispenserait en équipe des services mieux coordonnés, plus rentables et plus accessibles.

  • 6 Future of Health Care in Canada : General Public Survey, rapport final, Ottawa, Ekos Research Assoc (...)

15La première tâche des participants consistait à utiliser l’information contenue dans les différents scénarios pour créer leur propre vision du système de santé, tel qu’il devrait être dans dix ans pour répondre à leurs attentes. Ensuite, pendant environ cinq heures et avec l’aide de « facilitateurs » professionnels pour les moments de synthèse, les mêmes participants durent réfléchir sur les moyens de transformer la vision en réalité : les choix, les sacrifices, les responsabilités. Les résultats, fort similaires d’une rencontre à l’autre, firent enfin l’objet d’un sondage téléphonique national auprès de mille six cents personnes, qui confirma pour l’essentiel les orientations fournies dans le dialogue6.

16Un des aspects les plus délicats dans la construction des scénarios consiste à limiter les éléments qui y sont présentés, pour ensuite les faire varier seulement sur ce petit nombre de dimensions. De cette manière, il est possible d’interpréter le choix initial en faveur d’un scénario ou toute modification de ce choix au cours de la journée à la lumière de ces dimensions structurantes. Dans le cas du dialogue, les scénarios intégraient quatre dimensions – accessibilité, financement, couverture et gouvernance – qui ont servi de « traceurs » pour l’analyse quantitative des questionnaires distribués aux participants au début et à la fin de la journée autant que pour l’analyse qualitative des enregistrements vidéographiques de chaque rencontre.

Les choix des citoyens

17Même si la séquence exacte a pu varier quelque peu d’un groupe de participants à un autre, la façon dont les opinions des participants se sont transformées au cours de la journée est remarquablement uniforme.

18Au départ, les participants étaient presque unanimes à croire que le système de santé pourrait se redresser seulement en limitant le « gaspillage » et en augmentant son « efficacité ». Quand il devint clair que la viabilité du système auquel ils étaient attachés ne viendrait pas des quelques économies suscitées par la lutte contre d’hypothétiques fraudeurs ou par la suppression de quelques postes administratifs, ils ont commencé à imaginer des réformes d’un autre genre, révélant du même coup leur attachement à certaines caractéristiques centrales du système de santé canadien: l’accès fondé sur les besoins, l’équité interpersonnelle et interrégionale, l’usage prudent et éclairé des ressources disponibles. La subtilité et même le niveau technique de certaines suggestions sont fascinants, car ils montrent que nombre de Canadiens ont une intelligence des problèmes du système de santé bien supérieure à ce qu’imaginent nombre de dirigeants politiques, de lobbyistes ou d’experts.

Les participants par eux-mêmes

« Le problème ou la situation du système de santé au Canada est très complexe, ça ne sera pas facile à résoudre. Mon souhait est que le programme d’assurance santé au Canada demeure universel, accessible à tous, pauvres et riches. » [Bathurst]

« L’assurance santé est très importante pour les Canadiens. Cependant, la responsabilisation est essentielle. J’exige qu’on rende des comptes dans la mesure où l’on dépense l’argent de nos impôts. » [Montréal]

« Je me suis rendu compte qu’un système parallèle détruirait une importante partie de notre identité. Je crois que ce qui nous distingue, c’est que nous nous préoccupons beaucoup de notre communauté. » [Ottawa]

« Je voudrais qu’on mette l’accent sur la prévention, les méthodes parallèles (de soins de santé), l’éducation et les ressources matérielles afin que je puisse mieux me préparer lorsque je dois rendre visite à mon médecin. » [Thunder Bay]

« Si l’on veut les meilleurs soins de santé, il faut payer. Si l’on coupe seulement ici ou là, ça ne sert pas à grand chose. » [Regina]

« J’aimerais pouvoir compter sur un système capable de mesurer certaines données (résultats et efficacité), lesquelles pourraient être utilisées pour déléguer plus de pouvoirs aux régies régionales et infrarégionales … leur donner des outils de gestion plus efficaces. » [Calgary]

19C’est ainsi que les participants ont appelé à la création de groupes de soins primaires formés de professionnels de plusieurs disciplines (médecins, infirmières, pharmaciens, etc.) et à la mise en place de réseaux d’information permettant une meilleure intégration des services. Ils ont aussi souhaité que ces groupes jouent un rôle important en matière de prévention et de promotion de la santé. Ils ont conclu que l’inscription des usagers auprès d’un groupe de soins primaires était un faible prix à payer pour assurer le bon fonctionnement du système et justifié pour les mêmes motifs l’utilisation systématique d’un dossier patient électronique – le plus souvent, en mentionnant leur intérêt pour les projets de cartes à puce.

20Quand les groupes se furent convaincus que ces réformes ne suffiraient pas à assurer l’avenir du système de soins, ils se tournèrent vers les questions de financement. Dans presque tous les cas, ce furent des discussions ardues et parfois orageuses. Faire appel au financement privé ? Faire payer les utilisateurs ? Amputer les budgets de l’éducation, des services sociaux ou de la culture ? Toutes ces solutions furent tour à tour examinées et même parfois embrassées pour un temps, avant d’être rejetées, non sans un certain désarroi chez plusieurs participants. Car la seule solution restante – l’augmentation du financement public et, par conséquent, celle des impôts –, ne répondait certainement pas à leurs souhaits initiaux…

21C’est pour cette raison que les groupes n’ont finalement accordé leur consentement à l’augmentation des impôts qu’en l’assortissant de conditions sévères : l’instauration de règles fiscales qui permettent de distinguer les impôts payés pour les soins de santé et de les réserver pour cet usage ; la création d’un poste de vérificateur général pour la santé, qui serait capable de rendre des comptes précis sur l’utilisation des ressources et d’évaluer la performance d’un système régional ou provincial en comparaison avec les autres ; la clarification des rôles et des responsabilités en matière de soins de santé, entre gouvernements et à l’intérieur des gouvernements, de manière à assurer la transparence et l’imputabilité.

22Cette étape de la discussion franchie, près de huit heures après la prise de contact, on pouvait mesurer le degré de changement et d’ouverture dans les positions adoptées. Au terme des discussions, par exemple, le pourcentage des participants favorisant la réorganisation des services de santé était passé de 56 % à 79 %. Le soutien pour l’accroissement du financement collectif était passé de 48 % à 61 %. En revanche, une importante proportion de participants (47 %) est demeurée fermement opposée au recours au secteur privé, malgré l’intervention souvent passionnée de partisans de cette option.

La voix des citoyens

  • 7 Cette question est présente dans d’autres systèmes de santé et donne lieu à des experiences similai (...)

23Un des aspects les plus intéressants de la méthode retenue pour le dialogue résidait dans sa capacité à solliciter les participants non seulement comme usagers des services de santé ou consommateurs de soins, mais aussi comme partenaires à part entière, individuellement et collectivement responsables de l’état du système de santé7. Cette perspective les a conduits à proposer des solutions que les élites politiques et intellectuelles ont souvent exclues, sous prétexte qu’elles étaient impopulaires et de ce fait, impraticables. On sait que l’opinion dominante évalue de manière assez pessimiste les possibilités de réforme, en tenant pour acquis que les citoyens canadiens ne sont pas prêts à s’inscrire auprès d’un groupe ou d’un réseau de soins primaires ; qu’ils sont hostiles à l’utilisation de dossiers électroniques ; qu’ils ne se soucient pas de la façon dont le système de santé est gouverné ; et qu’ils n’ont aucun intérêt pour la prévention ou l’éducation sanitaire. À l’occasion de douze rencontres sur un total de douze, d’un océan à l’autre, les participants au dialogue ont apporté un démenti à ces préjugés.

24On peut même affirmer que le jugement des citoyens, dans la forme plus achevée qu’il atteignit au terme de la consultation, représente une sorte de plaidoyer pour la mise à jour du « contrat social » sur lequel est fondé le système public de santé. Certes, la primauté accordée aux valeurs de solidarité, de justice, d’équité permet d’affirmer que le pacte initial tient toujours – ce pourquoi les solutions qui risquent de fragmenter le système de santé et de créer des inégalités criantes dans l’accès aux soins ont été condamnées dans chacune des rencontres du dialogue. Mais des valeurs nouvelles de nature politique ou économique telles que l’imputabilité ou l’efficience ont aussi acquis une importance capitale, qui les place aujourd’hui sur le même pied que les valeurs plus sociales qui fondaient le régime d’assurance maladie des débuts. À n’en pas douter, cela renvoie à un phénomène plus large, qui est celui de l’appropriation des grands programmes publics par une large majorité de citoyens : les idéaux sociaux-démocrates des origines se sont fondus dans la culture politique commune.

25Un autre indice d’une mutation dans les valeurs réside dans la disparition du sentiment fataliste qui accompagnait autrefois les questions de santé. De manière subtile et éclairante, les participants ont pris grand soin de distinguer entre la responsabilité devant la maladie, qui doit être partagée, et la responsabilité devant la santé, qui fait partie des devoirs que chacun entretient à l’endroit de la collectivité. Cette vision complexe de la responsabilité est loin des caricatures entretenues dans le discours des médias et comporte aussi des aspects politiques et économiques, montrant ainsi la profondeur des transformations auxquelles on assiste. Dans les conclusions du dialogue, la responsabilité devant la santé comportait en effet des dimensions telles que l’obligation qu’a chacun d’user des ressources collectives de manière judicieuse et raisonnable ou de payer ses impôts avec probité. Nous sommes loin de l’idée qu’il faut faire payer les malades…

26Le sondage de vérification réalisé après le dialogue a confirmé l’essentiel des résultats, à l’exception de deux aspects qui méritent d’être soulignés, car ils vont dans le sens de ceux qui croient que la délibération publique (par opposition à l’expression spontanée d’une opinion lors d’un sondage) contribue à développer des valeurs fortes et profitables à la communauté. D’une part, on a réalisé que les personnes qui répondaient au sondage se convainquaient difficilement de l’absence de solution « magique » et que le système de santé ne pouvait pas se rédimer sans des réformes importantes, impliquant des efforts et des sacrifices. D’autre part, il est apparu que le revenu et l’état de santé des personnes interrogées décidaient en quelque sorte de leur position idéologique, les gens riches et en bonne santé hésitant moins à recommander des solutions qui pénalisent les utilisateurs ou qui facilitent l’accès aux services pour les plus fortunés. Or, en recréant pour un moment un forum proprement « politique », où les participants discutent et règlent leurs différends en tant que citoyens, le dialogue a été capable d’aller au-delà de ces limites – un argument important en faveur de mécanismes de participation publique empruntant la forme active et délibérative retenue ici.

Démocratie et participation publique

  • 8 Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada, Guidé par nos valeurs. L’avenir des soins de (...)

27On peut interpréter les résultats du dialogue comme une invitation directe à entreprendre des réformes de grande ampleur dans le système de santé. Dans son rapport final, le commissaire Romanow a d’ailleurs répondu à cette invitation, et de deux manières8. Le rapport suggère d’abord de traiter les citoyens non plus comme des consommateurs passifs, mais comme des acteurs à part entière dans la gouvernance des organisations de santé et du système de soins. Des principes tels que le droit de participer aux décisions d’orientation et de gestion ou la responsabilité collective devant la santé devraient même figurer dans un « pacte », engageant de façon solennelle toute la communauté : citoyens, professionnels, gouvernants. Mais en deuxième lieu, et de manière peut-être plus significative, le rapport appelle à la mise en place d’un nouveau processus politique, ouvert à l’examen et au débat public, fondé sur la divulgation des résultats atteints par les autorités publiques dans leur gestion des services de santé.

28Certes, les obstacles à la participation publique dans la formulation et la mise en œuvre des politiques et des programmes de santé sont réellement considérables. Les problèmes sont complexes. Il est souvent impossible de se faire une idée juste de ce qui se passe vraiment, tant les organisations et les processus restent opaques, même pour ceux qui y travaillent quotidiennement. L’information disponible est fragmentée et incomplète, notamment quand il est question d’effets et de résultats. Et pourtant, en dépit de toutes ces difficultés, la population et les principaux groupes d’intérêt ont épousé la cause de la transparence et de l’imputabilité, mettant en branle une puissante dynamique politique. L’accord sur le financement des services de santé de février 2003 entre le gouvernement fédéral et les provinces, malgré ses limites évidentes et quelque peu frustrantes, destine d’ailleurs des ressources importantes à l’information et à l’évaluation, tout en ouvrant la porte à une redéfinition des relations entre les responsables du système, du niveau local au niveau national – il serait difficile de ne pas y voir l’effet d’un large mouvement d’opinion, que nul dirigeant politique ne peut désormais ignorer sans péril.

  • 9 Voir J. Maxwell, Toward a Common Citizenship : Canada’s Social and Economic Choices, Ottawa, Canadi (...)

29Plus généralement, on doit reconnaître que la capacité des citoyens de s’engager avec un tel aplomb et une telle intelligence des enjeux ouvre des perspectives nouvelles sur la pratique de la démocratie au Canada9. La participation permet de définir et de clarifier les valeurs communes quand les circonstances changent et que la situation exige une nouvelle approche des affaires publiques. Nos institutions ne peuvent donc que gagner en légitimité et même en pertinence si les responsables politiques font de la sphère publique un lieu actif d’échange et de dialogue, largement ouvert à la voix des citoyens.

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Notes

1 Les résultats complets sont disponibles dans le rapport de Judith Maxwell et coll., Rapport sur le dialogue entre Canadiens sur l’avenir des soins de santé, Ottawa, Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada, 2002.

2 Voir P.-G. Forest, « Pourquoi participer ? », dans H. Morais et M. Venne (dir.), Santé – Pour une thérapie de choc, Québec, Presses de l’université Laval, 2000, p. 29-35 ; J. Abelson et coll., « Deliberations about Deliberative Methods : Issues in the Design and Evaluation of Public Participation Processes », Social Science and Medicine, vol. 56, 2003, sous presse.

3 T. C. Beirle, « Using Social Goals to Evaluate Public Participation in Environmental Decisions », Policy Studies Review, vol. 16, nos 3-4, 1999, p. 96.

4 D. Yankelovich, Coming to Public Judgment : Making Democracy Work in a Complex World, Syracuse (N. Y.), Syracuse University Press, 1991 ; The Magic of Dialogue : Transforming Conflict into Cooperation, New York (N. Y.), Simon and Schuster, 1999.

5 Forum national sur la santé, La santé au Canada : un héritage à faire fructifier, vol. ii, rapports de synthèse et documents de référence, Ottawa, 1997, p. 4.

6 Future of Health Care in Canada : General Public Survey, rapport final, Ottawa, Ekos Research Associates, mars 2002.

7 Cette question est présente dans d’autres systèmes de santé et donne lieu à des experiences similaires : S. Harrison, G. Dowswell et T. Milewa, « Public and User Involvement in the UK National Health Service », Health and Social Care in the Community, vol. 10, no 2, 2002, p. 63-66.

8 Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada, Guidé par nos valeurs. L’avenir des soins de santé au Canada, rapport Romanow, Ottawa, 2002.

9 Voir J. Maxwell, Toward a Common Citizenship : Canada’s Social and Economic Choices, Ottawa, Canadian Policy Research Network, 2001 ; S. Rosell, Renewing Governance, Toronto, Oxford University Press, 1999.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre-Gerlier Forest, Judith Maxwell et Steven Rosell, « Le dialogue sur l’avenir des soins de santé au Canada. La voix des citoyens dans la réforme du système de santé canadien »Éthique publique [En ligne], vol. 5, n° 1 | 2003, mis en ligne le 07 avril 2016, consulté le 23 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/2155 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.2155

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Auteurs

Pierre-Gerlier Forest

Pierre-Gerlier Forest est professeur de science politique à l’université Laval.

Judith Maxwell

Judith Maxwell est la présidente des Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques.

Steven Rosell

Steven Rosell est le président de Viewpoint Learning.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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