Les exigences et antinomies éthiques des nouvelles politiques publiques en matière de santé mentale
Résumés
Comprendre les nouvelles politiques publiques de santé mentale ainsi que les exigences et antinomies éthiques qui les animent exige d’abord de retracer le cadre historique dans lequel l’action publique de la modernité thérapeutique s’est déroulée. De l’État libéral à l’État réseau en passant par l’État social, les mutations des politiques de santé mentale sont étroitement liées à la critique des institutions asilaires et hospitalières ainsi qu’aux transformations des formes de subjectivation. À cet égard, et de manière inédite dans l’histoire du champ de la santé mentale, les nouvelles politiques publiques traduisent de nombreuses intuitions éthiques. Mais également des antinomies éthiques qu’une action publique responsable ne peut se permettre d’ignorer. En pointant du doigt ces antinomies, c’est la problématique de l’allocation des ressources de santé mentale qui est ici interrogée.
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Haut de pageNotes de la rédaction
Cet article puise son architecture théorique et factuelle à une recherche interuniversitaire belge traitant des transformations de l’action publique en matière de santé mentale, recherche financée par les Services fédéraux des affaires scientifiques, techniques et culturelles, coordonnée par Jean De Munck et codirigée par Jean-Louis Genard, Olgierd Kuty et Didier Vrancken. Son arrière-plan théorique est donc le fruit d’un travail collectif.
Texte intégral
- 1 Qui a fait florès à la suite des travaux de Michel Foucault (Folie et déraison. Histoire de la foli (...)
- 2 L. Kohlberg, Essays on Moral Development, New York et San Francisco, Harper and Row, 1981.
1Avant de mettre en évidence les nouvelles politiques publiques en matière de santé mentale et, partant, leurs exigences et antinomies éthiques, il nous a semblé opportun de reconstruire une histoire de l’action publique en santé mentale de manière à mieux situer la nouveauté du temps présent, considérant par ailleurs que l’anhistoricisme est le pire des fléaux qui puissent aujourd’hui guetter l’objectivation des politiques publiques. D’un point de vue théorique, nous pensons que la compréhension des mutations de l’action publique dans le champ de la santé mentale doit prendre pour horizon les enjeux autour desquels se structure la question de la citoyenneté, conscients qu’une séquentialisation des politiques publiques basée sur un arrière-plan à dominante politique nous permet d’éviter une reconstruction historique par trop influencée par les enjeux – notamment en termes d’obédiences thérapeutiques – à partir desquels les acteurs du champ de la santé mentale réfléchissent les transformations qui s’y donnent à voir. D’un point de vue épistémologique, nous éviterons toutefois de reconstruire cette histoire en adoptant une conception « discontinuiste1 » selon laquelle le changement ne s’opérerait que par bonds radicaux. Au contraire, nous postulons que l’évolution des politiques de santé mentale doit se comprendre en termes de strates, qui certes se succèdent, mais aussi se superposent et s’interpénètrent, ne se substituant l’une à l’autre que très progressivement. Aussi, en articulant les politiques de santé mentale à des régimes différenciés de citoyenneté, trois strates de l’action publique en santé mentale peuvent être distinguées au cours de l’histoire de la modernité thérapeutique : celle de l’État libéral couplé à un régime aliéniste au service de la citoyenneté politique ; celle de l’État social couplé à un régime protectionnel au service de la citoyenneté sociale ; enfin, pour la période contemporaine, celle de l’État réseau couplé à un régime d’activation au service de la citoyenneté postconventionnelle2.
Reconstruction conceptuelle de l’évolution des politiques de santé mentale
2Le régime aliéniste correspond à ce qu’on appelle généralement l’État gendarme ou l’État libéral, c’est-à-dire un État centré d’abord sur les droits-libertés et sur des impératifs sécuritaires. À une époque où la citoyenneté est définie en termes de capacité, justifiant par exemple les suffrages censitaire ou plural, le régime juridique au travers duquel le fou sera appréhendé est celui de l’incapacité. Fondamentalement, le fou est réputé incapable parce que, aliéné, étranger à lui-même, il ne possède pas les caractéristiques – raison et autonomie – susceptibles de faire de lui un citoyen ; il ne peut en conséquence entrer dans l’ordre de la liberté. À l’instar des enfants, des domestiques ou des femmes, le fou fait office de figure de la dépendance, de l’immaturité et de l’inaptitude naturelle à la liberté. Ne rentrant pas dans le régime des droits, il justifie dès lors de l’État une protection qui prendra la forme de la tutelle et de l’internement en asiles d’aliénés. À l’aube de la démocratie moderne, la première mission de l’action publique en santé mentale vise à défendre la société contre le fou et le fou contre lui-même dès lors que la santé n’en constitue que très lointainement et de manière seconde la valeur de référence. C’est cela la fonction de l’asile, dispositif institutionnel dédié au « traitement » de la maladie mentale.
- 3 P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 19 (...)
3Le régime protectionnel correspond à ce qu’il est convenu d’appeler l’État social. Le transfert des compétences psychiatriques, au milieu du vingtième siècle, du ministère de la Justice vers celui de la Santé, marque de manière hautement symbolique l’aboutissement de cinquante années de socialisation de l’État en même temps que la consécration de la médicalisation de la folie. Avec cette construction de l’État social, la figure du citoyen et de son trouble mental va profondément changer et, avec elle, son traitement thérapeutique ainsi que l’action publique qui s’y rapporte. En réalité, c’est au croisement de deux dynamiques de modernisation que se constitue le régime protectionnel. La première repose sur un nouvel imaginaire de la citoyenneté portant un idéal d’individu raisonnable, éclairé par la science, un individu capable de doubler son droit à la citoyenneté politique d’une responsabilité sociale. En cessant d’être centrée sur celle de l’incapacité, la figure du fou fait droit à l’avancée d’un travail d’universalisation de la citoyenneté3. La seconde dynamique a pour objet la juridicisation de la protection. Ayant institutionnalisé le système assurantiel, l’État social s’appuie en effet sur les droits-créances, c’est-à-dire sur l’idée que les citoyens sont en droit d’exiger de l’État qu’il leur offre un certain nombre de services. Ceux-ci transitent notamment par l’hôpital, organisation médicale spécialisée autour de laquelle se structure le champ de la santé mentale.
- 4 Voir F. Dubet, Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002.
4En termes d’allocation des ressources, ce modèle hospitalo-centré, caractéristique de l’État social, est donc construit sur ce qu’on pourrait appeler le principe de l’« accès » aux soins, lié à la logique redistributive et à l’instauration d’un monopole institutionnel (accordé à l’institution hospitalière) propre à la division fonctionnelle des activités caractéristiques de l’État social. Ce monopole étant lui-même le résultat de la constitution d’un modèle institutionnel légitime résultant, à la fois, de la prégnance du modèle de l’institution sur les logiques de l’État social4 et des formes de constitution des savoirs dominants qui y étaient prévalentes. Ce sont ces formes de savoirs qui assuraient la domination des médecins psychiatres sur le champ, et qui faisaient de l’« enfermement », c’est-à-dire de l’extraction du cadre de vie, le fondement institutionnel de la cure.
5Le troisième régime d’action publique, qualifié d’activation, émerge à la fin des années 1980 et au début de la décennie suivante. Il est associé à ce que nous appellerons l’État réseau, c’est-à-dire un État dont la politique de santé mentale, construite et coordonnée en réseaux, fluidifie les traditionnelles frontières étatiques. Qu’on pense par exemple à l’appui de plus en plus net sur les ressources d’initiatives privées (public-privé) ou à la montée de la thématique de la judiciarisation de la santé mentale (santé mentale-justice) ; l’institutionnalisation de cette dernière nous obligeant à considérer que le champ de la santé mentale ne peut plus être vu comme une « sphère d’activité autonomisée » fonctionnant de manière autoréférentielle.
6Comme les droits-créances ne sont pas venus se substituer aux droits-libertés, mais plutôt s’y ajouter tout en en infléchissant parfois la signification et les modes d’organisation, ce nouveau régime s’appuie sur l’émergence de nouveaux droits qui viennent s’ajouter à ceux qui se sont institués dans les strates précédentes, mais aussi les modifier. Même si aujourd’hui il se révèle relativement difficile de déterminer avec précision ce que recouvrent ces nouveaux droits, qui forment plutôt une constellation parfois contradictoire, nous nous proposons néanmoins de les appréhender sous le concept de droits-autonomies. Celui-ci recouvre par exemple l’émergence de nouvelles exigences, d’abord éthiques, de respect des personnes. Mais aussi l’idée de droit des usagers, conduisant au développement d’exigences de participation des représentants de ces usagers dans les dispositifs institutionnels de santé mentale, comme dans l’élaboration des politiques publiques correspondantes.
- 5 Chez Kohlberg, au niveau postconventionnel, « le droit, 12. Dispositif résidentiel qui, dès 1990, p (...)
7Ces nouveaux droits sont par ailleurs constitutifs d’un nouveau régime de citoyenneté qui voit le jour dans nos sociétés postindustrielles : l’avenir appartient en effet à un citoyen défini par ses styles de vie. Un citoyen appelé à devenir flexible, pleinement actif et apte à se prendre en charge lui-même. Dans ce régime d’action publique, la figure du fou, progressivement remplacée par celle du malade mental, s’efface désormais au profit de celle de l’individu troublé, devant apprendre à vivre avec ses symptômes, à les « gérer » et à mobiliser ses potentialités personnelles tout au long de son parcours de vie. Avec la figure de la citoyenneté postconventionnelle puisque c’est d’elle qu’il s’agit –, la conception même de l’identité se redéfinit. Ce qui hier était négativement connoté au titre d’une anormalité, d’une déviance voire d’une maladie se trouve transformé en une revendication subjective à propos de la reconnaissance de soi par les autres, demande relayée par les nouvelles politiques publiques axées sur le travail d’accompagnement, caractéristique de l’État réseau. Au sein du champ de la santé mentale, les nouvelles sémantiques de l’accompagnement, du « respect du sujet » ou de l’autonomisation de l’acteur ne peuvent se comprendre en dehors de l’émergence d’un régime de citoyenneté postconventionnelle ; elles témoignent du passage tendanciel d’une action publique centrée sur des velléités de conformation strictement normalisante vers la reconnaissance de la disjonction entre les niveaux de l’éthique (les styles de vie) et de la morale (les exigences du vivre ensemble)5.
Déterminants des nouvelles politiques de santé mentale et reconnaissance de l’institution comme facteur de la cure thérapeutique
- 6 M. Foucault, op. cit. ; E. Goffman, Asiles. Étude sur la condition sociale des malades mentaux et a (...)
8Après avoir quelque peu substantialisé ces différents régimes d’action publique, intéressons-nous à présent, dans une perspective plus dynamique et plus relationnelle, aux déterminants qui ont facilité le passage de la strate protectionnelle au régime d’activation, autrement dit au contexte dans lequel se sont construites les nouvelles politiques publiques en matière de santé mentale. Si ces dernières résultent de multiples facteurs – qu’il serait trop long d’expliciter ici dans le détail –, il nous faut surtout souligner la convergence qui se réalisa dans les années 1970 et 1980 entre, d’une part, des exigences économiques liées à l’accroissement vertigineux du déficit public, comme à celui, appelé à devenir structurel d’ailleurs, des soins de santé, et, d’autre part, les critiques adressées au modèle hospitalier, non plus pour des raisons économiques, mais bien pour des raisons sociales, politiques et éthiques. Ces raisons sont connues. Elles tiennent notamment à la dénonciation de l’hôpital comme institution totale, avec comme vecteurs centraux les travaux de Michel Foucault et d’Erving Goffman6, qui ne tarderont pas au sein du champ de la santé mentale à alimenter une contre-culture critique articulée autour d’exigences émancipatrices par rapport à l’enfermement. On notera que si, d’une manière générale, les années 1960 et 1970 furent marquées par la critique de l’institution, sans doute est-ce précisément dans le champ de la santé mentale que cette critique (contre la figure de l’asile et de l’hôpital psychiatrique) fut la plus sévère. Plus sévère par exemple que celles qui affectèrent à la même époque l’école ou la prison.
- 7 Rappelons la définition de l’Organisation mondiale de la santé : « La santé est un état complet de (...)
- 8 G. Salem, La santé dans la ville, Paris, Karthala, 1998, p. 302.
9Ce qui fut certainement acquis alors, c’est la prise de conscience de la part jouée par l’institution dans la cure. On peut même avancer qu’au cours des vingt dernières années, à côté de transformations ayant affecté tant le traitement pharmacologique que psychodynamique de la maladie mentale, l’évolution institutionnelle interne du champ de la santé mentale a constitué une de ses transformations majeures. De ce constat, se dégage indubitablement l’exigence d’une vision non réductionniste de la santé mentale. À ce propos, si l’on s’interroge sur les pratiques de soins qu’appelle la maladie mentale, on notera que les évolutions actuelles montrent, s’il le fallait encore, qu’en aucun cas on ne peut traiter une maladie mentale sous le seul angle de la dysfonction organique. Par évidence, et quelle que soit sa cause, la maladie mentale ajoute à la dimension organique une dimension psychologique et une dimension sociale7. Ainsi, Gérard Salem attire l’attention sur la distinction faite par les anthropologues anglo-saxons « entre disease, maladie définie selon des critères biomédicaux, illness, vécu psychologique de la maladie et sickness, définissant les formes de socialisation de la maladie, de sa prise en charge collective8 ». Si on jette un regard rétrospectif sur les quarante dernières années, il est incontestable que le champ de la santé mentale a évolué dans les trois dimensions. Mais il nous semble que, pour les politiques publiques, c’est surtout l’importance des évolutions dans la troisième dimension qui mérite d’être soulignée. Cette approche non réductionniste de la santé mentale oblige donc à jeter un regard nouveau sur la question de l’institution. Celle-ci ne peut plus être considérée simplement comme un décor ou une toile de fond d’un travail thérapeutique qui en serait indépendant. Elle constitue, avec les deux autres dimensions, le soin lui-même. C’est dire que les questions de design institutionnel ne sont pas des questions d’intendance ou de gestion, mais des questions directement thérapeutiques.
- 9 R. Castel et A. Lovell, La société psychiatrique avancée : le modèle américain, Paris, Grasset, 197 (...)
10Après avoir mis en évidence le rôle joué par l’institution dans le travail thérapeutique, pointons d’autres éléments responsables de la naissance des nouvelles politiques publiques de santé mentale. Celles-ci tiennent aussi, et ce n’est d’ailleurs pas sans lien avec la critique acerbe adressée aux institutions paradigmatiques des deux premières strates, à l’émergence de nouvelles formes de subjectivation caractérisées par un affaiblissement des normativités substantielles et centrées sur l’idéal d’autonomie, de flexibilité et de responsabilité individuelle. En outre, elles sont tributaires de l’atténuation de la différence entre le normal et la pathologique – sur la rigidité de laquelle le champ de la santé mentale dans ses spécificités s’était précisément construit auparavant, de l’explosion des pathologies névrotiques, de la découverte et surtout de la banalisation d’une pharmacologie permettant de contrôler de nombreux symptômes, de la multiplication des pratiques thérapeutiques y compris l’émergence de ce que Robert Castel appellera des « thérapies pour normaux9 », de l’affirmation de l’importance d’axer le traitement sur les ressources des patients et notamment sur leurs ressources relationnelles, etc.
- 10 L’expression est de Martine Baudin (communication orale), directrice de la fondation Julie Renson, (...)
- 11 Dispositif résidentiel qui, dès 1990, permit la reconversion de certains services hospitaliers psyc (...)
11Résumons-nous. Nous nous trouvons là dans un contexte d’avancée sociohistorique où des impératifs instrumentaux – la nécessité de restrictions budgétaires – rencontrèrent un certain nombre de propositions, dont certaines étaient à la fois fortement critiques par rapport aux politiques publiques dominantes et largement émancipatrices. Un exemple de cette dialectique, que d’aucuns qualifieront d’« alliance objective10 », peut se donner à lire dans les initiatives d’habitations protégées11 qui doivent leur genèse au croisement de deux logiques : la logique associative, qui, animée par des velléités émancipatrices, innove et enrichit en recherchant des solutions de rechange à l’hospitalisation psychiatrique ; la logique d’État, qui cherche à rationaliser les coûts des prises en charge en déshospitalisant. Il reste qu’au cœur des multiples facteurs qui permirent la transition de la strate protectionnelle vers le régime d’action publique contemporain se découvrent de nombreuses motivations éthiques dont certaines portent avant tout sur la critique du modèle hospitalo-centrique dénoncé comme institution totale, alors que d’autres annoncent au contraire des exigences plus prospectives.
Tensions éthiques des nouvelles politiques de santé mentale
12C’est au sein des nombreuses dimensions, parfois convergentes, parfois contradictoires, des nouvelles politiques publiques de santé mentale qu’il faut comprendre les tensions qui les traversent. Nous souhaiterions, dans cet article aux ambitions limitées, attirer l’attention sur les tensions éthiques que ces nouvelles politiques de santé mentale génèrent et dans lesquelles elles se meuvent.
Le déplacement vers les pathologies les moins lourdes
- 12 Dispositif ambulatoire, publiquement reconnu en 1975. Le service de santé mentale (appellation léga (...)
13De manière globale, le passage à la troisième strate des politiques publiques a eu un effet important sur la place qui était accordée aux pathologies les plus lourdes, posant un problème moral considérable en termes d’allocation des ressources. Alors que ces pathologies lourdes étaient au centre des deux premières strates et des institutions – asile et hôpital psychiatrique – qui les incarnaient, le passage à la troisième strate et la valorisation de l’ambulatoire qui l’accompagnait allaient opérer un déplacement et rendre lentement problématique la question du traitement des pathologies lourdes et de la chronicité. Le développement de l’ambulatoire qui, d’une certaine façon, a sanctionné l’entrée en force dans le champ de la santé mentale de nouveaux acteurs, les psychologues notamment, concurrents des psychiatres qui jusque-là dominaient le champ, s’est accompagné de la multiplication d’institutions de soins décentralisées qui, pour des raisons diverses, ont tendu à marginaliser les situations chroniques. Ainsi, les services de santé mentale12 ont-ils par exemple tendance à privilégier des pathologies moins sévères qui, comme nous l’avons souligné, sont actuellement en « plein essor » aux dépens des pathologies plus lourdes pour lesquelles ils sont de fait mal outillés. De même, les initiatives d’habitations protégées, en particulier en raison de la prégnance des idéaux d’autonomie et de capacité de gestion de soi sur les finalités de la cure, ont tendance à privilégier des séjours temporels limités et donc des publics dotés de capacités subjectives suffisantes pour pouvoir se projeter dans le temps. À moins que le refus ne se fasse simplement à partir de critères portant sur les capacités de vie en communauté, ce qui par exemple contribue à exclure les toxicomanes.
- 13 P. Declerck, Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, 2001.
14La question soulevée ici est donc bien celle de la justice des systèmes d’allocation des ressources, les victimes de pathologies lourdes, qui sont souvent celles qui cumulent désinsertion sociale et pathologie mentale, apparaissant comme les laissés-pour-compte des politiques de santé mentale. Alors que ces mêmes politiques se seraient déplacées vers le traitement de pathologies plus faciles à gérer, qui sont, faut-il le dire, également celles de populations de niveau social plus élevé. C’est ce diagnostic qui fait dire à certains acteurs occupant, dans le champ de la santé mentale, des positions tout à fait progressistes que les politiques publiques actuelles sont de fait « antipsychiatriques », au sens où elles tendent à délaisser les cas relevant de la psychiatrie profonde. C’est dans cette optique qu’il faut également, croyons-nous, comprendre l’ouvrage de Patrick Declerck, Les naufragés. Avec les clochards de Paris13, qui précisément met en évidence l’inadéquation absolue des politiques publiques à l’égard de ces populations, victimes de pathologies mentales et sociales lourdes, vouées, selon l’auteur, à une chronicité, qu’il s’agirait avant tout d’entendre et de reconnaître.
Insertion, accompagnement et risques d’incursion dans le privé
- 14 Avec comme ouvrage paradigmatique C. Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice (...)
15Comme nous l’avons vu, l’hôpital se présentait (et continue de se présenter) comme un modèle d’institution basé sur l’extraction du malade mental de son milieu de vie. Parmi les nombreuses critiques que ce modèle a dû essuyer, l’une mérite une attention particulière. C’est celle que les ressources relationnelles propres au patient pouvaient être un atout considérable dans la cure. Cet élément, qui trouvait ses justifications dans les logiques thérapeutiques, rejoignait d’ailleurs l’évolution du discours sociopolitique qui, à la même époque, voyait le déclin du vocabulaire de l’exploitation lié à la société fordiste et la montée de celui de l’exclusion ou de la « désaffiliation », pour utiliser la terminologie popularisée par Robert Castel. La finalité des politiques sociales s’orientant vers la réintégration des individus exclus dans des tissus relationnels qui s’étaient lentement délités autour d’eux. Bref, comme on le voit, finalités thérapeutiques et sociales venaient progressivement à se rapprocher, en même temps qu’explosaient les pathologies mentales dépressives ou névrotiques interprétées comme effets de la « crise » sociale, et que s’imposait le vocabulaire de la souffrance pour désigner le malaise social14, contribuant de manière générale à rapprocher des champs que les logiques de l’État social avaient largement différenciés.
16Le cadrage de la question de la santé mentale au sein des politiques d’insertion sociale va attirer l’attention sur les insuffisances des politiques redistributives caractéristiques de l’État social. C’est dans cette optique que va s’imposer la nécessité d’activer les dépenses sociales, l’État cessant de se limiter à endosser le rôle d’allocataire de ressources pour développer des stratégies d’accompagnement des personnes, conformément à des objectifs d’individualisation des prestations sociales. Processus qui va imposer dans le champ du travail social de nouveaux acteurs, notamment des éducateurs et assistants sociaux. Il reste qu’une action publique ayant intégré des finalités d’intervention sur les identités, ce qui est le propre du travail d’accompagnement, risque de mettre en tension certains principes fondateurs de la démocratie. En effet, les nouvelles politiques publiques fondées sur une mobilisation et une coconstruction des ressources identitaires signent ouvertement une incursion publique dans la sphère privée, le risque étant d’observer une renaissance d’une police, non plus tellement des familles, mais des individus.
Les antinomies éthiques de l’accompagnement
17Ce travail d’accompagnement ne va pas sans placer les travailleurs sociaux qui en ont la charge dans ce qu’on pourrait appeler une antinomie éthique. Là où l’État social apparaissait comme un distributeur d’allocations selon des critères objectivés et au travers d’appareils dont on ne cessera de critiquer le caractère bureaucratique, les nouvelles formes de politiques publiques basées sur l’accompagnement vont troquer, contre cette logique objectivante de la distance, une logique de proximité que traduit d’ailleurs l’usage même du mot « accompagnement », largement présent dans la sémantique utilisée par le champ lui-même. Il s’agira bien d’individualiser les prestations, de nouer avec l’assisté des relations de confiance et de compréhension s’apparentant autant aux relations primaires qu’aux relations secondaires dans lesquelles se cantonnaient les anciennes interventions publiques. Cette ambition rencontrait à la fois certaines intuitions et attentes portées par le travail social, mais aussi par exemple— il faut le souligner – le tournant que connaissait à la même époque le management lorsqu’il en appelait à des relations d’affaires plus authentiques, davantage basées sur la confiance mutuelle. Il reste que, dans le cas de l’aide sociale, c’est bien d’antinomie éthique qu’il faut parler entre les attentes d’authenticité d’une part et les dimensions de contrôle et de pression inhérentes à la relation d’aide et d’accompagnement de l’autre. À cet égard, de multiples thérapeutes et travailleurs sociaux font part des aléas des relations qu’ils engagent avec leurs publics, oscillant entre l’enthousiasme des moments où semblent se nouer des relations de confiance et de proximité et le dépit qui marque les moments où ces espoirs se dénouent.
Les conséquences éthiques des méthodologies objectivantes
- 15 Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux, 4e édition ; bien que fortement critiquée, (...)
18Nous devons à présent évoquer la prégnance sur les politiques publiques des logiques objectivantes qui, sans être intrinsèquement liées à l’idée d’accompagnement, n’en font pourtant pas moins bon ménage avec elle. Alors que ces logiques objectivantes entrent assez naturellement en phase avec les attentes propres aux logiques bureaucratiques, il nous faut constater une connivence implicite entre des logiques bureaucratiques qui s’emploient à chercher à baser les remboursements de prestations sur des actes objectivables, et certains types de discours psycho-pathologiques qui, précisément, s’appuient sur des regards objectivants. Qu’il s’agisse par exemple de l’ancienne base des remboursements selon l’étalon du « lit », ou du comportementalisme qui évalue les traitements sur ses effets objectivants en termes de performances dont le patient deviendrait capable, ou encore du DSM-IV15, qui permet une objectivation du diagnostic sur base d’une symptomatologie réductrice. On pourrait montrer à ce niveau que c’est là en raison d’une convergence entre configurations discursives – d’une part, donc, les logiques propres à la bureaucratie d’État et, de l’autre, certaines tendances portées par les développements des savoirs psychopathologiques – que certaines formes de thérapies se trouvent privilégiées alors que d’autres peinent à être pleinement reconnues. Il en est de même de l’évaluation des politiques publiques dont les méthodes n’assurent pas la reconnaissance de stratégies de soins dont les résultats bien que moins objectivables sont néanmoins tout à fait probants. Là se fait jour une véritable question sur la justice de l’allocation des ressources dans la simple mesure où l’État, au travers des étalons de mesure qu’il impose aux institutions auxquelles il délègue des missions de service public, renonce à assumer son rôle de garant d’un « pluralisme thérapeutique », qui constitue par ailleurs un des impératifs qu’a à s’imposer un État qui, en raison de la reconfiguration des rapports entre politique et savoirs, ne peut plus se poser comme l’incarnation d’un seul idéal thérapeutique.
La responsabilisation et le principe de l’autonomie, les risques du contrat et du projet
19Comme nous l’avons souligné, l’évolution des politiques publiques en matière de santé mentale ne peut être comprise sans qu’il ne soit fait référence aux transformations des formes de subjectivation qui ont caractérisé la fin du vingtième siècle. Marquées par l’idéal de libération, elles ont fait des valeurs d’autonomie et d’authenticité les traits dominants d’une personnalité réussie. Et cela contre les formes d’identité marquées par l’identification à des statuts préétablis. Plutôt que d’être comprise, sur le modèle durkheimien, comme l’assomption raisonnée des exigences socia-les, l’autonomie était cette fois entendue davantage comme l’aptitude à s’adapter, à endosser des rôles variés selon les exigences de la situation. À la « rigidité » caractérielle devaient se substituer des personnalités flexibles, comme l’exigera aussi le néomanagement. C’est selon ce modèle identitaire que furent progressivement pensées les politiques publiques vouées à l’insertion, idéal dont on a vu l’importance au sein des politiques de santé mentale. Il s’agissait globalement de faire en sorte que les personnes soient rendues capables, au travers du travail social et thérapeutique mené avec et autour d’elles, de « gérer » leur propre vie, de se prendre en main.
20De nombreux auteurs ont montré les antinomies éthiques liées à ce type d’objectifs auprès de populations bénéficiant d’emblée de peu de ressources culturelles, sociales, relationnelles, etc. Dans le cas des malades mentaux, ce problème se trouve en réalité redoublé dans la mesure où, à la désaffiliation, s’ajoutent des difficultés psychiques qui, précisément, doivent être dépassées dans la perspective d’une reprise en main de soi. En projetant sur les patients des modèles de subjectivation, et en requérant de leur part des performances, notamment de projection dans l’avenir, qu’ils n’ont pas véritablement les moyens de réaliser, et des engagements qu’ils seraient bien en peine de pouvoir tenir, en exigeant des patients des capacités que seule la cure pourrait contribuer à leur restituer, les politiques publiques condamnent les publics souffrant de certaines pathologies particulièrement lourdes à une marginalisation par rapport aux institutions les plus novatrices.
21En effet, l’intégration dans ces dispositifs s’opère de plus en plus souvent selon les principes, au cœur des politiques d’activation des dépenses sociales, comme de celui du néomanagement, du projet, du contrat et de la responsabilisation. C’est ainsi que l’on demandera au patient de construire un projet et de s’engager contractuellement pour pouvoir accéder à certains dispositifs. Comme cela se passe dans les politiques strictement sociales, le risque est ici de conduire à une conditionnalisation des prestations sociales, seuls les patients aptes à répondre à ces critères – et ce seront, répétons-le, ceux qui seront atteints des pathologies les plus sévères qui en feront les frais pouvant bénéficier de l’accès à certains dispositifs, les autres risquant de devenir les laissés-pour-compte du système. On voit là clairement poindre le risque d’une régression par rapport au principe de l’accès aux soins qui était au cœur de l’État social.
22C’est dans ce contexte que l’on voit à l’inverse apparaître, au nom à la fois d’une meilleure justice sociale et d’exigences morales de respect des personnes, des demandes de déconditionnalisation radicale de l’accès aux soins et aux institutions. De la même façon que la proposition d’allocation universelle vise à déconditionnaliser totalement l’accès au revenu, se font jour des demandes d’institutions dont l’accès serait radicalement inconditionnel, au sens où il ne demanderait au patient aucune contrepartie (ni en termes économiques, ni en termes d’engagement, etc.) et où il n’entraînerait aucune obligation (y compris en renonçant le cas échéant à toute ambition thérapeutique). C’est en ce sens que l’on voit émerger aujourd’hui une revalorisation de l’idée, jadis critiquée de manière virulente, d’asile, entendu comme refuge, respectueux de l’individu désaffilié et de ses manières d’être, l’institution thérapeutique étant à l’inverse comprise comme « sadique » (selon le vocabulaire suggéré par Patrick Declerck) dans sa volonté de soigner et de normaliser à tout prix.
La question des droits des patients, le passage de la déontologie à l’éthique
- 16 Voir par exemple la « Charte des personnes souffrant de troubles mentaux », rédigée par Similes Bel (...)
23Avec la prise de conscience du rôle thérapeutique joué par l’institution, nous avons vu qu’il appartenait dorénavant aux politiques publiques de construire un concept opératoire non réductionniste de santé mentale. À ce titre, l’investissement contemporain dans la dimension sociale de la maladie mentale, c’est-à-dire la reconnaissance de l’institution comme milieu éthique spécifique, résulte en réalité de la prise de conscience des limites de la déontologie comme forme exclusive de l’éthique du champ de la santé mentale. Alors que la déontologie est l’ensemble de normes qui régissent le rapport du professionnel au patient dans le cadre d’une relation de soins réduite au pis à la dimension organique, au mieux aux dimensions organique et psychologique de la santé mentale, l’institution s’apparente à un espace de vie déspécialisé qui appelle à une éthique quotidienne bien plus étendue que le respect de règles déontologiques, aussi exigeantes soient-elles. Nous pensons notamment à des impératifs de respect des personnes, d’égalité de traitement, de déstigmatisation et de civilité. De cette nouvelle réalité éthique témoigne notamment l’émergence de « chartes des usagers16 ».
24Il s’agit là d’une nouvelle forme de régulation qui constitue assurément une avancée à la fois éthique et politique (assurant la reconnaissance de la citoyenneté du malade mental), mais qui n’est pourtant pas sans poser question, en particulier dans la mesure où, au travers d’associations de défense et de la revendication de droits, on peut assister à des stratégies d’enfermement dans le symptôme et d’inscription de la pathologie sous l’horizon du droit d’être ce que l’on est ou du droit à la différence. Comme on peut d’ailleurs imaginer des situations où la revendication de droits de la part du patient (par exemple celui d’avoir intégralement accès au dossier) peut présenter des effets pervers par rapport à la relation thérapeutique elle-même.
25Nous pourrions certes évoquer encore d’autres antinomies éthiques, celles liées à la territorialisation des politiques publiques, à la pluralisation des savoirs ou à la reconfiguration des identités professionnelles par exemple. Nous avons surtout voulu insister sur celles dont les effets immédiats portent sur des questions de justice quant à l’allocation des ressources publiques ou quant à la qualité des soins. Marquées par le pluralisme, tendues entre des volontés émancipatrices et des risques de régression par rapport à des droits fondamentaux, les nouvelles politiques publiques en matière de santé mentale ne sont pas aisément évaluables comme elles l’étaient à l’époque où Goffman écrivait Asiles. Peut-être est-ce précisément ce contexte ambivalent qui nécessite le développement de savoirs et de dispositifs réflexifs et qui rend d’autant plus urgente la nécessité de régulations et de pratiques éthiques.
Notes
1 Qui a fait florès à la suite des travaux de Michel Foucault (Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961).
2 L. Kohlberg, Essays on Moral Development, New York et San Francisco, Harper and Row, 1981.
3 P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992.
4 Voir F. Dubet, Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002.
5 Chez Kohlberg, au niveau postconventionnel, « le droit, 12. Dispositif résidentiel qui, dès 1990, permit la reconversion de certains services hospitaliers psychiatriques. L’habitation protégée, dont le personnel est fortement limité, c’est soutenir les valeurs, les droits fondamentaux et les contrats légaux existant dans une société, même s’ils entrent en conflit avec les règles et les lois concrètes du groupe », (J. Habermas, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle, Paris, Cerf, 1986, p. 139).
6 M. Foucault, op. cit. ; E. Goffman, Asiles. Étude sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Minuit, 1968.
7 Rappelons la définition de l’Organisation mondiale de la santé : « La santé est un état complet de bien-être physique, social et psychique et pas seulement l’absence de maladie et de déficience. » Si cette définition est contestable en raison de la conception anthropologiquement naïve et utilitariste de la notion de santé qu’elle semble véhiculer, elle est en revanche importante pour une orientation non réductionniste de la santé mentale.
8 G. Salem, La santé dans la ville, Paris, Karthala, 1998, p. 302.
9 R. Castel et A. Lovell, La société psychiatrique avancée : le modèle américain, Paris, Grasset, 1979.
10 L’expression est de Martine Baudin (communication orale), directrice de la fondation Julie Renson, établissement d’utilité publique ayant pour objet l’amélioration de la santé mentale en Belgique. accompagne ses résidents sur la voie de l’autonomisation sociale.
11 Dispositif résidentiel qui, dès 1990, permit la reconversion de certains services hospitaliers psychiatriques. L’habitation protégée, dont le personnel est frotement limité, accompagne ses résidents sur la voie de l’autonomisation sociale.
12 Dispositif ambulatoire, publiquement reconnu en 1975. Le service de santé mentale (appellation légale), aussi nommé « centre de guidance », fut idéologiquement porté par les milieux professionnels les plus critiques face aux institutions des strates d’État libéral et d’État social. Dans un contexte de fédéralisation de l’État belge, qui a vu le jour à l’aube des années1980, les services de santé mentale relèvent aujourd’hui de compétences régionales.
13 P. Declerck, Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, 2001.
14 Avec comme ouvrage paradigmatique C. Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.
15 Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux, 4e édition ; bien que fortement critiquée, cette classification issue d’une fraction du champ psychiatrique américain n’en reste pas moins mondialement utilisée.
16 Voir par exemple la « Charte des personnes souffrant de troubles mentaux », rédigée par Similes Belgium (association de parents et d’amis de personnes souffrant de maladie mentale) avec le soutien de la Fondation médicaments et société, à l’occasion du colloque « Santé mentale et société » du 7 novembre 2001.
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Référence électronique
Jean-Louis Genard et Jean-Yves Donnay, « Les exigences et antinomies éthiques des nouvelles politiques publiques en matière de santé mentale », Éthique publique [En ligne], vol. 5, n° 1 | 2003, mis en ligne le 07 avril 2016, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/2151 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.2151
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