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Débat. Des accommodements raisonnables

Les accommodements religieux pavent la voie à l’intégrisme

Daniel Baril

Résumés

La religion est un produit de l’esprit humain qui doit être soumis à l’analyse rationnelle comme toute autre production idéologique ; l’adhésion à une religion est un geste volontaire qui engage la responsabilité du croyant ; les demandes d’accommodements religieux sont le lot de groupes fondamentalistes qui refusent les règles de base de la démocratie et qui poursuivent une ligne d’action politique ; plusieurs valeurs défendues par ces groupes religieux sont incompatibles avec les principes de la démocratie, notamment la laïcité de l’État et l’égalité des sexes ; l’enjeu étant politique, l’intervention doit être politique plutôt que juridique ; les visées religieuses intégristes obligent à un encadrement strict et cela nécessite sans doute d’amender les chartes.

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Texte intégral

1Avec la création de la commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, le pouvoir politique a finalement repris le contrôle de ce débat qui est passé à un cheveu d’un dérapage irréparable.

  • 1  M.-A. Dowd, « Accommodements raisonnables : éviter les dérapages », Le Devoir, 21 novembre 2006.

2Si le nom donné à cette commission reflète son mandat, on peut y voir une première ambiguïté. La seule intervention publique de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) dans ce débat visait à préciser le sens juridique des « accommodements raisonnables » destinés à contrer une éventuelle discrimination interdite par la Charte des droits et libertés et de distinguer ce contexte de celui des simples accommodements de convenance1. S’il faut qu’une liberté fondamentale soit potentiellement brimée pour parler d’accommodement raisonnable, pourquoi instituer une commission d’étude sur les accommodements liés aux différences culturelles alors que la Charte ne fait aucune mention de droit ni de liberté liés à la culture ?

  • 2  « Pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles. Le premier ministre énonce sa vi (...)

3La même ambiguïté ressort de la déclaration faite par le premier ministre Charest lors de l’annonce de la création de la commission Bouchard-Taylor : « Ces histoires qui ont fait les manchettes, je pense aux vitres givrées du YMCA, à cette note indiquant qu’une policière doit éviter de parler à un juif hassidique, à cet homme qui a dû sortir de la piscine parce qu’une femme musulmane s’y baignait, ce ne sont pas des accommodements raisonnables. Ce sont des arrangements contraires aux valeurs de notre nation. Expulser un ambulancier d’une cafétéria d’un hôpital juif, ce n’est pas rechercher le compromis. C’est le contraire de l’accommodement raisonnable. Il y a donc un malentendu sur ce qu’est un accommodement raisonnable2. » Si la commission enquête sur les accommodements liés à la culture, elle devra prendre en considération ces événements qui, selon le premier ministre, ne sont pas de véritables accommodements raisonnables.

4La vérité, c’est que le discours officiel – que ce soit celui de la CDPDJ ou celui des autorités politiques – évite de nommer la chose par son nom. Si on peut blâmer les médias d’avoir utilisé à mauvais escient l’expression générique « accommodement raisonnable » en lieu et place d’« accommodement religieux », on peut aussi blâmer les autorités de ne pas vouloir appeler les choses par leur nom : c’est d’accommodement religieux, et uniquement de cela, qu’il est question.

5On peut également questionner cette volonté de réserver l’expression « accommodements raisonnables » aux seules mesures découlant d’un avis juridique ou d’un jugement du tribunal. Les « arrangements » cités par le premier ministre ont été convenus en fonction de croyances religieuses ; des atteintes à la liberté religieuse auraient toujours pu être invoquées par des plaignants. L’expression « accommodement raisonnable » n’est pas une appellation contrôlée et son utilisation pour qualifier des arrangements non juridiques scrutés à la lumière des mêmes principes est tout à fait légitime.

6Par ailleurs, plusieurs cas d’accommodements religieux ayant fait l’objet d’avis ou de jugements ont été décriés comme étant déraisonnables par des juristes, des politiciens ou des spécialistes des relations interculturelles. Le port du kirpan à l’école et la salle de prière exigée à l’École de technologie supérieure (ETS) en sont des exemples. Ces accommodements religieux ont d’ailleurs été les déclencheurs de la controverse actuelle. L’un ou l’autre de ces avis ou les deux ont été déplorés notamment par la ministre de l’Immigration et des Communautés culturelles Lise Thériault, par l’ex-ministre de la Justice Paul Bégin, par l’ex-premier ministre Bernard Landry, par les juristes réputés Jean Hébert, André Sirois et Julius Grey, et par Rachida Azdouz, qui a été de ceux qui ont mis en œuvre le concept. L’accommodement raisonnable religieux en bonne et due forme n’est donc pas à l’abri de la critique.

Dépasser les considérations juridiques

7Dès les premiers instants où le concept d’accommodement raisonnable a été utilisé dans des cas liés à la religion, il est apparu qu’il fallait dépasser le cadre strictement juridique des litiges.

8Pour les tribunaux, l’un des critères déterminants pour savoir si l’on doit consentir ou non à une demande d’accommodement religieux est le coût de cet accommodement pour l’établissement ou l’institution concernée. Si ce critère est essentiel, il est loin d’être suffisant pour trancher puisqu’il ne prend pas en considération les impacts sociaux et politiques de l’accommodement.

9Plusieurs accommodements religieux qui n’imposent aucune charge excessive à une institution peuvent être inacceptables en regard de la laïcité de l’État ou des valeurs sociales. L’établissement d’un eruv à Outremont, par exemple, n’entraîne aucune charge financière ou administrative pour l’arrondissement, mais l’oblige à adopter une réglementation visant à réguler la pratique religieuse des juifs hassidim, ce qui ne relève pas de ses fonctions.

10Le port de la burqa ou du niqab à l’école ou dans les universités n’impose rien à l’établissement mais est inacceptable dans un contexte éducatif. Le port de ce vêtement pourrait facilement être considéré comme socialement inacceptable en public à cause de son caractère déshumanisant et antisocial, peu importe l’intention de celle qui le porte.

11Le refus, pour des raisons religieuses, de porter un casque de sécurité là où cette protection est nécessaire n’impose rien à l’employeur mais est inacceptable dans une société où la sécurité physique passe avant les croyances religieuses, par surcroît en régime public d’assurance maladie. Le port du turban sikh dans les corps policiers n’entraîne aucun coût de la part du service de police, mais est inacceptable dans un poste où un uniforme est prescrit, par surcroît lorsque l’uniforme est censé représenter la neutralité de la justice en regard de l’appartenance religieuse.

12Vue sous l’angle des valeurs considérées comme raisonnables dans la société actuelle, la notion de coût excessif est donc un principe insuffisant pour trancher les litiges.

13Un autre principe déterminant pris en considération par les tribunaux est la tradition que le pratiquant d’un culte peut invoquer à l’appui de sa demande. En corollaire de ce principe, les tribunaux refusent de tenir compte d’interprétations divergentes au sein de la même tradition religieuse que celle du plaignant.

  • 3  Cour suprême du Canada, Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R. C. S. 256 (...)

14Le jugement de la Cour suprême du Canada sur le port du kirpan à l’école est très clair à ce sujet : « Ce qui importe, c’est que cette personne démontre qu’elle croit sincèrement que sa religion lui impose une certaine croyance ou pratique. […] Gurbaj Singh […] croit véritablement qu’un kirpan de plastique ou de bois ne lui permettrait pas de se conformer aux exigences de sa religion. Le fait que d’autres personnes de religion sikhe acceptent un tel compromis n’est pas pertinent3

15De ce point de vue juridique, toute demande semble donc être recevable dans la mesure où elle repose sur une tradition ou une « croyance sincère ». Cette position est justifiée par le principe que les juges n’ont pas à faire de théologie. En refusant de faire de la théologie, ils acceptent en fait de faire de la politique puisque les jugements fondés sur une telle approche consolident les visées politico-religieuses des plaignants au détriment des interprétations qui s’harmonisent mieux avec les valeurs sociales québécoises.

16Ce ne sont pas tous les sikhs qui portent un kirpan, toutes les musulmanes qui portent le hidjab, tous les juifs qui ont besoin d’un eruv, tous les chrétiens qui refusent de travailler le dimanche. Quelle est la différence entre celui qui s’astreint à ces obligations et celui qui s’ajuste au contexte social ambiant ? La différence se situe entre une vision intégriste et une vision flexible de la religion, l’intégrisme étant par définition un refus de s’adapter et d’évoluer. En refusant de considérer les autres interprétations de la pratique religieuse au sein d’une même religion, les tribunaux se trouvent à consolider le fondamentalisme religieux.

17Le fondamentalisme n’est pas qu’une simple interprétation plus rigoriste de la pratique religieuse mais une vision politique dans laquelle les lois civiles doivent être subordonnées aux préceptes religieux. Cela est manifeste dans toutes les causes qui se sont rendues devant les tribunaux et qui visaient des dérogations aux règles en vigueur destinées à assurer le mieux-être collectif.

Ce qui ne relève pas de la raison peut-il être raisonnable ?

18Les religions sont par nature exclusivistes ; une religion ne peut en inclure une autre. En matière de croyances religieuses, ce qui est vérité pour l’un est fausseté pour l’autre ; ce qui est raisonnable pour le premier sera déraisonnable pour le second. Les accommodements raisonnables en matière de religion sont en quelque sorte des contradictions dans les termes puisque que ces accommodements ne sont pas justifiés par des principes rationnels.

19Le caractère non conjoncturel, permanent et souvent opposé au bon sens qui accompagne les demandes d’accommodements religieux fait qu’elles sont inévitablement perçues comme d’absurdes caprices par ceux qui ne partagent pas la croyance à la base de ces demandes ; elles ne peuvent susciter l’adhésion collective et constituent donc des sources de conflits potentiels par la convoitise ou l’inégalité qu’elles entraînent.

20Par opposition, les demandes d’accommodements conjoncturels fondées sur l’intégrité physique (retrait de femmes enceintes de postes dangereux), le libre accès aux édifices publics (rampes pour les fauteuils roulants) ou l’exercice du droit de vote (accompagnement d’une personne âgée) sont justifiées par des situations objectives que tous les humains pourraient expérimenter. Ces accommodements ne soulèvent aucune réserve dans la population puisqu’ils n’occasionnent aucune injustice ni aucune convoitise.

21En revanche, accorder des jours de congés payés supplémentaires à certains employés en raison de leur religion ne peut qu’occasionner de la frustration et un sentiment d’injustice chez les autres et provoquer une inflation des demandes d’accommodement comme le montre le cas survenu à la Commission scolaire de Montréal l’hiver dernier à propos des congés pour raison religieuse.

La religion est un produit de l’esprit humain

22Alors qu’ils sont censés ne pas faire de théologie, les juges semblent accepter d’emblée que les obligations que s’imposent les croyants coulent de source divine. Du moins, ces obligations sont présentées comme si elles étaient des fatalités et non le résultat de la réflexion humaine. Dans leur façon de formuler leurs observations, les autorités juridiques soutiennent, volontairement ou non, une conception déiste de la religion, ce qui les conduit à lui accorder une valeur de suprématie sur les autres considérations de la vie sociale. Voici quelques exemples.

  • 4  Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, résolution COM-510-5.2.1, 3 fév (...)

23Dans son avis sur la salle de prière à l’ETS, la CDPDJ écrit : « Pour les musulmans, il est obligatoire de prier cinq fois par jour, soit vers 6 h 30, puis entre 12 h et 14 h, entre 14 h 30 et 16 h, entre 16 h 30 et 18 h, ainsi qu’entre 20 h et 21 h4

  • 5  Cour supérieure du Québec, no 500-05-060659-008, 21 juin 2001, par. 7.
  • 6  Ibid., par. 34.

24Dans le jugement sur l’eruv à Outremont, la Cour supérieure du Québec précise que « la raison d’être d’un eruv est de contourner la loi Juive qui interdit de déplacer des objets d’une résidence à une autre et ce, le jour du Sabbat et durant les fêtes religieuses5 ». La cour acquiesce à cette vision des choses en justifiant son jugement par l’exemple suivant : à défaut d’un eruv, « lorsqu’un Juif orthodoxe quitte sa maison le jour du Sabbat il ne pourrait fermer à clé la porte de sa maison puisqu’il ou elle ne pourrait prendre ses clés une fois qu’il ou elle est sorti à l’extérieur de sa demeure6 ».

25Dans son jugement sur le port du kirpan à l’école, la Cour suprême du Canada nous dit : « les Sikhs orthodoxes doivent respecter un code vestimentaire strict leur imposant le port de symboles religieux communément appelés les cinq K :

  1. le kesh (cheveux non coupés) ;

  2. le kangha (peigne de bois) ;

  3. le kara (bracelet d’acier porté au poignet ;

  4. le kaccha (sous-vêtement particulier) ;

    • 7  Cour suprême du Canada, op. cit., p. 32.

    le kirpan (poignard ; épée en métal)7 ».

26Dans ces citations, les juges ne prennent même pas la peine de se placer en position d’observateurs et considèrent les obligations et les interdits religieux comme des règles intangibles et inamovibles, comme des diktats de Dieu.

27Mais d’où viennent l’obligation des cinq prières des musulmans, l’imposition des cinq K pour les sikhs, l’interdit de porter un objet dans ses mains le jour du sabbat pour un hassidim ? Personne d’autre que les pratiquants eux-mêmes ne leur impose ces restrictions ou obligations. Ces règles ne sont pas imposées par l’autorité civile et politique ; elles viennent des préceptes religieux et la religion est une création de l’esprit humain comme le sont les autres institutions sociales dans le domaine de la politique, du juridique, de l’éducation ou de la science.

28Une perspective anthropologique de la religion nous oblige donc à relativiser les affirmations des croyants qui soutiennent que leurs préceptes découlent de commandements divins. Aucune autorité juridique ou politique ne devrait accréditer une telle vision des choses qui est insoutenable du point de vue philosophique et scientifique.

La religion : marqueur identitaire profond

  • 8  D. Baril, La grande illusion. Comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu, Québec, MultiM (...)

29En tant que création de l’esprit humain, la religion est le plus puissant marqueur identitaire qu’un croyant puisse porter en lui. Toutes les fonctions sociales sont à l’œuvre dans le sentiment d’appartenance religieuse ; filiation, relation avec les ancêtres, rapports avec autrui, morale sociale, réseau d’échange, lois de la reproduction, etc. Le rituel religieux place le pratiquant en mode relationnel, ce qui fait appel aux habiletés cognitives et émotionnelles les plus essentielles et les plus fondamentales de l’esprit humain, le cerveau étant spécifiquement adapté aux interrelations sociales8.

30Cette identité religieuse est sublimée du fait que le croyant attribue une origine divine à ses croyances et une nature divine aux êtres surnaturels avec qui il croit être en relation ; cela confère à sa religion une valeur d’absolue vérité. Ce sentiment d’appartenance transcende les autres appartenances comme l’identification à une ville, à un milieu de travail, à une ethnie ou encore à une nation.

31Si les diverses identités d’un individu peuvent s’emboîter comme des poupées russes, les identités religieuses sont mutuellement exclusives ; on ne peut pas être à la fois juif et musulman ni être sikh et catholique. Les identités religieuses créent des frontières imperméables entre elles.

32Pour cette même raison, tout accommodement religieux autorisant à déroger à une règle commune ne peut que consolider davantage l’appartenance à une communauté religieuse et renforcer la perception de vérité absolue que cette communauté a de sa religion. Le pratiquant ne peut qu’être conforté dans la croyance que sa religion est au-dessus des lois civiles laïques.

33L’argument (notamment brandi par l’avocat Julius Grey) selon lequel les accommodements religieux favoriseraient l’intégration sociale et permettraient d’éviter le ghetto paraît totalement indéfendable. Nous sommes plutôt convaincu du contraire. Ceux qui réclament des accommodements religieux sont d’ailleurs déjà en position de résistance contre les forces sociales d’intégration et sont bien souvent en rupture avec leurs propres coreligionnaires ; ériger une société fondée sur la consolidation de tels particularismes exclusivistes ne peut conduire à une société partageant une identité commune forte.

  • 9  M. McAndrew, « Pour un débat inclusif sur l’accommodement raisonnable », Forum, vol. 41, no 15, 11 (...)

34On peut en outre observer, chez les défenseurs de l’accommodement religieux, une volonté d’éviter de voir les rapports sociaux en termes de « nous et les autres »9. Si cette attitude est souhaitable sur le plan de l’identité nationale, elle est inappropriée à l’égard de l’identité religieuse puisque, comme on l’a vu, le « nous » d’une religion ne peut inclure le « nous » d’une autre religion. Sur le plan des valeurs sociales et politiques, le « nous et les autres » est également inévitable puisque tous ne partagent pas les mêmes valeurs. Le « nous » des républicains, qui embrassent les valeurs fondant la démocratie, ne peut inclure le « nous » des fondamentalistes qui refusent ces valeurs.

35Vouloir à tout prix éviter le « nous et les autres » en pareil contexte révèle une vision apolitique naïve consistant à considérer que « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », alors qu’il y a confrontation entre deux visions diamétralement opposées de l’être humain et des rapports sociaux.

La liberté de religion n’est pas un droit à la religion

36Si les chartes canadienne et québécoise utilisent les deux mots « droits et libertés », c’est qu’il y a une différence entre les deux notions. Un droit, c’est un avantage que quelqu’un a le devoir de nous accorder et dont nous pouvons exiger l’application. Si un travailleur a droit à un salaire, c’est que son patron a l’obligation de le lui verser. Lorsque la Charte québécoise accorde à toute personne le droit à l’instruction publique gratuite, c’est que l’État a l’obligation de fournir un tel système d’éducation.

37La notion de liberté se réfère quant à elle à l’absence d’interdiction. Ce qui est objet d’une liberté n’a pas à être fourni par quelqu’un d’autre ; il vient de l’individu lui-même. Ainsi, la liberté d’opinion implique que chacun peut avoir son opinion propre. Les chartes ne reconnaissent pas un « droit à la religion » mais une liberté de religion. La liberté de religion suppose une autoresponsabilisation, non un droit strict qui impliquerait que quelqu’un aurait l’obligation de fournir une religion à celui qui n’en a pas.

38La liberté de religion comprend la liberté de croyance religieuse, la liberté d’expression religieuse et la liberté d’association religieuse. Chacun de ces trois aspects correspond à une liberté et non à un droit. L’État et les institutions publiques ne devraient nullement être tenus de fournir aux groupes religieux les instruments de leur pratique religieuse. Les chrétiens, les juifs ou les musulmans ont incontestablement la liberté d’amasser des fonds pour construire des églises, des synagogues ou des mosquées. Ils ne peuvent pas par contre exiger de l’État qu’il leur construise des lieux de culte.

39Dans certaines causes d’accommodements religieux, il est manifeste que les autorités juridiques ont eu tendance à interpréter la liberté de religion comme un droit à la religion. C’est notamment le cas dans le jugement sur l’eruv qui oblige l’arrondissement d’Outremont à fournir aux hassidim les conditions d’exemption de leurs obligations religieuses, ainsi que dans la résolution de la CDPDJ obligeant l’ETS à fournir un local de prière pour accommoder la pratique de certains musulmans ; dans ces deux cas, on a transformé une liberté en droit.

Déresponsabiliser le croyant

40Considérer la liberté de religion comme un quasi-droit à la religion conduit à déresponsabiliser le pratiquant de son engagement religieux. Dans une société libre et démocratique, l’adhésion à une religion et la pratique de son culte relèvent d’un choix personnel. Celui qui choisit d’adhérer à un tel système élaboré par ses semblables choisit d’en assumer les conséquences.

41Celui qui accepte d’adhérer à une religion qui l’oblige à prier plusieurs fois par jour à heures fixes choisit de s’exclure des emplois où il ne peut quitter le travail pour s’adonner à son rituel. Celui qui choisit une religion imposant un code vestimentaire accepte de se rendre inéligible à un poste où un costume est exigé. Celui qui, pour des raisons religieuses, s’interdit de sortir de la maison avec un quelconque objet dans les mains le samedi choisit d’en payer le prix.

42Les adultes libres qui font de tels choix en toute connaissance de cause ne peuvent par la suite demander à l’ensemble de la société de les « accommoder » et d’ajuster les règles de vie commune aux contraintes qu’eux ont choisi de s’imposer. Les accommodements religieux qui vont en ce sens déresponsabilisent le croyant.

43Si les obligations religieuses que s’imposent les pratiquants deviennent trop lourdes en regard de la vie moderne ou incompatibles avec les normes actuelles, il appartient à ces pratiquants de réformer la religion qu’ils se sont donnée. Le Québec offre d’ailleurs un exemple illustrant une telle perspective. Dans les années 1960, la modernisation de l’État et de ses institutions a servi de moteur à la modernisation de la société. La religion catholique qui imprégnait jusqu’alors toute la vie sociale s’est, jusqu’à une certaine mesure, adaptée à la modernité : les religieux et religieuses ont abandonné les vêtements contraignants, on a cessé de faire jeûner les enfants, l’inter-diction de travailler le dimanche a été levée et le jour d’obligation de culte a été laissé au choix entre le samedi et le dimanche.

44Aux États-Unis, l’Utah présente un exemple encore plus marquant d’une réforme religieuse suscitée par les lois civiles. Pour que cet État puisse être admis dans la fédération américaine, il a fallu que l’Église mormone, qui contrôlait l’Utah, renonce à la polygamie. En 1890, cette Église a donc interdit la polygamie, sous peine d’excommunication, et cela pour joindre les rangs d’un État en route vers la modernité et la prospérité.

45Voilà des exemples où la modernité a réussi à infléchir des règles supposément divines. Mais on doit constater que nos institutions juridiques et politiques ne sont plus en mesure de jouer un tel rôle parce que des pratiques comme celle de l’accommodement religieux autorisent et encouragent les dérogations aux règles qui ont permis l’émancipation de la société cléricale.

Ne pas oublier l’histoire

46De tous les accommodements religieux, ceux liés au hidjab sont de loin les plus fréquents, du moins dans ce que rapportent les médias, et ce sont ceux qui soulèvent le plus de réactions.

47Ce n’est évidemment pas le refus de la différence qui se manifeste dans les réactions négatives et parfois hostiles, puisque des tenues vestimentaires encore bien plus exotiques, comme les tenues africaines ou indiennes, ne suscitent aucune réaction. Ce qui est rejeté dans le hidjab, c’est l’affichage ostentatoire de la soumission qu’il représente, de même que le désir de faire prévaloir la religion sur toute autre règle.

48Les défenseurs du hidjab justifient le port de ce voile par la liberté de religion. Y voir uniquement le fruit d’un cheminement spirituel, comme l’affirment de plus en plus de musulmanes, c’est faire fi de l’histoire récente. Ce n’est qu’avec la révolution khomeyniste de 1979 en Iran que le voile est devenu une véritable obsession des musulmans intégristes. En Turquie, où la population est musulmane à 99 %, le gouvernement considère le hidjab comme un symbole de l’islamisme politique et l’interdit dans les institutions publiques. En France, alors que l’on comptait déjà entre 2,5 et 3 millions de musulmans à la fin des années 1970, ce n’est qu’en 1989 que le premier cas de revendication du port du hidjab à l’école s’est présenté ; 1989, c’est l’année où le Front islamique du salut a lancé sa campagne d’interdits en Algérie, appuyé par le Groupe islamique armé.

49Dans les années qui ont suivi, de l’Algérie à l’Afghanistan en passant par l’Arabie et l’Iran, des milliers de femmes ont été battues, fouettées, violées, défigurées au vitriol, égorgées pour avoir exposé trop de cheveux ou trop d’épiderme au goût des milices.

50Au début des années 1990, on ne voyait aucun hidjab à Montréal même si on comptait 45 000 musulmans. Le premier cas s’est présenté à l’école en 1994. Qu’est-ce qui a changé entre 1980 et 1990 ? Ce n’est pas l’islam mais le discours dans les mosquées.On ne peut pas faire fi de cette réalité du seul fait que des croyants voient le hidjab comme une expression de leur foi. Le hidjab est en fait un linceul ensanglanté ; l’ignorer ou l’oublier, c’est consacrer le triomphe des intégristes qui ont imposé ce vêtement par le sang.

51Au moment où le hidjab est en voie de banalisation, on voit maintenant de plus en plus de niqabs et de burqas à Montréal. Lorsque les premières images provenant d’Afghanistan nous ont montré ces femmes portant leur cage avec elles, la chose était perçue comme le summum de l’horreur. L’horreur fait maintenant partie de notre quotidien, même dans les universités, grâce aux accommodements religieux.

  • 10  Cour suprême du Canada, op. cit., p. 50.

52Interdire le port de ces signes dans l’espace public ne serait pas imposer une limite à la liberté de religion puisque rien dans l’islam ne justifie ce vêtement porté uniquement par 8 % ou 10 % des musulmanes. Il est pour le moins étonnant que la Cour suprême du Canada y ait vu une obligation religieuse : « Assimiler une obligation religieuse telle que le port du tchador au désir qu’éprouvent certains élèves de porter une casquette témoigne d’un regard réducteur sur la liberté de religion, attitude qui n’est pas compatible avec la Charte canadienne10

53C’est là l’une des nombreuses affirmations très contestables de ce jugement sur le kirpan. Même si le Coran imposait ce voile aux femmes, ce ne serait pas une raison pour l’accepter inconditionnellement. Rappelons que, dans les années 1950 au Québec, il était inconvenant pour une femme d’être vue en public la tête découverte ; même si cela relevait d’une exhortation des Épîtres de Paul de Tarse, les femmes ont abandonné le port du chapeau.

54Le hidjab et la burqa étant des symboles de lutte politico-religieuse, les interdire dans l’espace public enverrait un message clair marquant le seuil à ne pas dépasser. À défaut de telles limites, l’avancée de l’intégrisme continuera de gruger les assises de la démocratie.

Revoir les chartes pour en assurer l’intégrité

55Les chartes canadienne et québécoise ont été conçues et élaborées dans un contexte social où les religions avaient accepté que les règles du jeu étaient dorénavant fixées par le pouvoir politique. Mis à part quelques groupes intégristes marginaux, les grandes religions acceptaient que ces règles incluent notamment la séparation des religions et de l’État ainsi que l’égalité des sexes. Elles s’accommodaient de la modernité.

56Devant la montée des intégrismes religieux, il faut se demander si ces chartes sont toujours des outils appropriés. En même temps qu’elles énoncent des droits et des libertés démocratiques, les chartes se trouvent à accepter que des groupes sociaux refusent ces droits et libertés ; se fondant sur les chartes, les juges vont jusqu’à accommoder ces dissidents de la démocratie. Nous sommes face à une contradiction manifeste qui n’était pas prévue dans les années 1970 et qui risque de miner les assises sur lesquelles les concepteurs des libertés fondamentales voulaient construire la société civile.

57Les chartes placent l’ensemble des libertés et des droits fondamentaux sur un même pied, mais il est évident que la liberté de religion ne se compare pas au droit d’accès aux édifices publics. Une religion est un système qui englobe tous les éléments de la vie sociale et qui, de ce fait, entre nécessairement en conflit avec les valeurs et les lois séculières qui ont pour but d’assurer le mieux-être de tous les citoyens.

58La liberté de religion est une liberté qui demande à être encadrée par les lois civiles. L’offensive politique de l’intégrisme religieux nécessite de cesser d’accorder des accommodements religieux. L’encadrement des lois civiles doit se faire plus strict et cela nécessite sans doute d’amender les chartes actuelles.

59Puisque l’enjeu est politique, c’est par un geste politique qu’il faut intervenir. La décision politique de l’Ontario de mettre fin aux tribunaux religieux est un exemple de la voie à suivre.

60En résumé : la religion est un produit de l’esprit humain qui doit être soumis à l’analyse rationnelle comme toute autre production idéologique ; l’adhésion à une religion est un geste volontaire qui engage la responsabilité du croyant ; les demandes d’accommodements religieux sont le lot de groupes fondamentalistes qui refusent les règles de base de la démocratie et qui poursuivent un programme politique ; plusieurs valeurs défendues par ces groupes religieux sont incompatibles avec les principes de la démocratie, notamment la laïcité de l’État et l’égalité des sexes ; l’enjeu étant politique, l’intervention doit être politique plutôt que juridique ; les visées religieuses intégristes obligent à un encadrement strict et cela nécessite sans doute d’amender les chartes.

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Notes

1  M.-A. Dowd, « Accommodements raisonnables : éviter les dérapages », Le Devoir, 21 novembre 2006.

2  « Pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles. Le premier ministre énonce sa vision et crée une commission spéciale d’étude », communiqué de presse, gouvernement du Québec, 8 février 2007.

3  Cour suprême du Canada, Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R. C. S. 256, 2006 CSC 6, p. 32, 34.

4  Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, résolution COM-510-5.2.1, 3 février 2006, p. 3.

5  Cour supérieure du Québec, no 500-05-060659-008, 21 juin 2001, par. 7.

6  Ibid., par. 34.

7  Cour suprême du Canada, op. cit., p. 32.

8  D. Baril, La grande illusion. Comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu, Québec, MultiMondes, 2006.

9  M. McAndrew, « Pour un débat inclusif sur l’accommodement raisonnable », Forum, vol. 41, no 15, 11 décembre 2006.

10  Cour suprême du Canada, op. cit., p. 50.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Daniel Baril, « Les accommodements religieux pavent la voie à l’intégrisme »Éthique publique [En ligne], vol. 9, n° 1 | 2007, mis en ligne le 13 octobre 2015, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/1810 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.1810

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Auteur

Daniel Baril

Daniel Baril est anthropologue de formation, journaliste à l’hebdomadaire Forum de l’université de Montréal et rédacteur en chef de Cité laïque, une publication du Mouvement laïque québécois.

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