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AccueilNumérosvol. 9, n° 1Débat. Des accommodements raisonn...Laïcité et accommodements raisonn...

Résumés

Une solution doit être trouvée au dossier des accommodements raisonnables, mais à qui confier la responsabilité de cette tâche, les tribunaux ou bien l’État ? Pour l’auteur, seul l’État peut et doit se charger d’aborder directement et franchement ces problèmes. Ainsi, l’État peut légitimement demander et exiger des Églises, de leurs fidèles et adeptes que les croyances, commandements, enseignements, diktats de quelque religion que ce soit, n’apparaissent ou ne jouent aucun rôle dans l’espace public. C’est par l’entremise de la laïcité que l’auteur soutient sa position. Il termine en proposant une loi qui constituerait une déclaration de principes servant au balisage précis de l’action de tous dans l’espace public, que ce soit du côté des institutions ou du côté des citoyens.

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Texte intégral

1En janvier 2005, dans une lettre publiée dans le journal Le Devoir qui portait sur la création de tribunaux islamiques en Ontario, tel que le proposait alors le rapport Boyd, j’écrivais que « depuis quelques années l’État, les organismes publics, les défenseurs des droits et libertés, les intellectuels et les politiciens ont laissé pratiquement toute la place aux tribunaux pour décider seuls de l’étendue, des limites et même de l’existence de certains de nos droits et de certaines de nos libertés les plus fondamentaux ». Je soulignais que ce comportement n’était « pas sain, aussi compétents que soient nos tribunaux ». Et j’ajoutais qu’« il est absolument essentiel que tous les acteurs, et particulièrement l’État québécois, interviennent et participent activement à ces débats qui ne peuvent faire autrement que de déboucher dans certains cas sur des changements individuels et collectifs profonds dans nos façons d’être, de penser et de vivre, que ces débats s’appellent le port du kirpan, du turban, de la kippa, du voile et même de la burqa, l’excision et l’infibulation, l’érouv, la souccah, le refus de la transfusion sanguine, le refus, à l’urgence ou même à la salle d’opération, qu’un médecin de sexe masculin examine, soigne ou opère une femme musulmane ».

2Au moment d’écrire ces lignes, j’étais loin de me douter que les événements justifieraient aussi rapidement l’intervention de l’État. J’étais également loin de penser que cette absence d’indications et d’interventions claires de la part de l’État ferait en sorte que plusieurs organismes publics confrontés à des situations nouvelles se sentiraient moralement, si ce n’est juridiquement, obligés de prendre des décisions fondées sur la nécessité alléguée de concevoir et de proposer « un ou des accommodements dits raisonnables ».

3Pour mémoire, rappelons quelques cas qui ont fait la manchette dans un passé récent : le port du voile à l’école, la souccah, l’érouv, les écoles rabbiniques, le port du kirpan, le port du turban sikh au lieu du casque de sécurité au port de Montréal, et les subventions à des écoles réservées exclusivement à des élèves d’obédience juive. De nombreux autres cas sont survenus plus récemment : les fenêtres dépolies du YMCA du Parc en raison de la présence de jeunes hassidiques dans la cour de la synagogue voisine ; la recommandation écrite du service de police de la ville de Montréal à ses policières de faire appel à leurs collègues de patrouille de sexe masculin si des juifs hassidiques ne voulaient parler qu’à des policiers masculins ; l’horaire de bains publics à la ville de Montréal, modifié pour qu’ils soient à certaines heures réservés à une clientèle exclusivement féminine, dans le but d’« accommoder les baigneuses musulmanes » ; ou encore l’interdiction de la présence des maris lors de cours prénataux en raison de la présence de femmes musulmanes au centre local de service communautaire de Parc-Extension ; les lieux de prières et l’utilisation des salles de bain comme lave-pieds à l’École de technologie supérieure ; la dispense donnée à quelques élèves musulmans, pour des motifs religieux, de jouer de la flûte à bec dans un cours de musique ; l’arrondissement d’Outremont qui, dans le but d’accommoder les juifs se rendant à la synagogue le jour du sabbat, a décidé de superposer aux panneaux interdisant le stationnement des automobiles dans le voisinage de la synagogue des panneaux le permettant ; et, enfin, l’examinatrice de la Société de l’assurance automobile du Québec obligée de s’asseoir sur la banquette arrière du véhicule lorsqu’elle fait passer un examen de conduite à un juif hassidique.

4Or, dans la grande majorité des cas rapportés par les médias, les actions entreprises par les organismes publics impliqués l’ont été dans le but, bien intentionné, de répondre à des problématiques réelles qui n’avaient cependant rien à voir avec la mise en œuvre d’une ou de plusieurs dispositions de la Charte des droits et libertés. Elles n’avaient rien à voir non plus avec la règle créée par la Cour suprême du Canada qui oblige les personnes se trouvant dans certaines situations de discrimination à rechercher et à mettre en œuvre ce que l’on appelle un « accommodement raisonnable ». De toute évidence, ces actions ont été menées de bonne foi à l’occasion de situations mal comprises ou mal gérées et qui représentaient autant de cas où foisonnaient les risques de dérapage et d’affrontement.

5Heureusement, rapidement portées à la connaissance du public, elles ont provoqué des réactions importantes qui ont permis d’en limiter les effets. Si cela n’avait pas été le cas, ces actions auraient pu avoir dans l’avenir une portée considérable, tant sur les droits des quelques personnes impliquées que sur ceux de l’ensemble des citoyens. Elles auraient en effet pu être considérées comme des « précédents » applicables, dès lors, dans l’esprit des gens, en toute autre situation identique ou semblable, même si, en droit, le « précédent » ne peut découler que d’une décision d’un tribunal. Nous reviendrons plus loin sur cette question du précédent. La multiplication accélérée de ces faux remèdes est une indication très claire que la situation n’est plus maîtrisée. Cela risque d’augmenter encore plus la confusion dans la population en général et, particulièrement, chez les organismes publics confrontés à ces situations.

6Mais il y a un autre cafouillage, plus grave encore que celui de l’application de l’accommodement raisonnable à des situations ne comportant pourtant aucun aspect discriminatoire. Dans ces autres cas, il y aurait soit violation du droit à la liberté de religion, soit discrimination, selon la Charte. La discrimination proviendrait non pas d’une action individuelle mais plutôt de la mise en œuvre de règles ou de lois que la société québécoise s’est données et qu’elle continue à se donner au fil du temps. Dans tous ces cas, alors que les actions de l’État ou des organismes qui en dépendent se font exclusivement dans l’espace public, elles atteindraient les personnes, individuellement, dans leurs croyances, leurs convictions ou leurs pratiques religieuses. (Par espace public, nous entendons les endroits où l’État s’exprime par ses actions et ses représentants.)

7Le dernier exemple bien connu est celui du port du kirpan à l’école. La commission scolaire Marguerite-Bourgeoys avait adopté un règlement interne, commun à toutes ses écoles, portant entre autres sur la sécurité et qui y interdisait les armes blanches. On connaît la suite. Le kirpan a échappé à un étudiant sikh dans la cour de l’école. On a interdit au jeune homme de venir à l’école avec son kirpan, même s’il était inséré dans un écrin scellé. L’enfant et ses parents ont porté la cause devant les tribunaux. La Cour suprême du Canada leur a donné raison en décidant qu’au-delà de l’arme blanche, le kirpan était un symbole religieux auquel l’enfant croyait sincèrement et qu’en lui en interdisant le port à l’école, il y avait atteinte à sa liberté de religion. Aux yeux de la Cour suprême du Canada, l’autorisation du port du kirpan dans un écrin scellé constituait, pour le jeune sikh, une atteinte minime à ses droits équivalant à un accommodement raisonnable et n’imposant pas à la commission scolaire un trop lourd fardeau.

Influence du précédent

8Les défenseurs des accommodements raisonnables considèrent que ceux-ci favorisent la liberté d’expression et la liberté de religion. Cependant, ils écartent souvent, du même coup, une autre valeur tout aussi importante et tout autant protégée par la Charte, l’égalité des hommes et des femmes. Or, il faut se le rappeler, la Cour suprême du Canada n’est pas la Charte. La Cour suprême dit ce qu’elle pense que la Charte dit ou veut dire. Dans l’exercice, elle peut se tromper et prendre des directions qui ne sont pas nécessairement celles que le législateur voulait lui donner : à titre d’exemple, la déclaration qu’a faite dernièrement l’ex-ministre de la Justice, Jérôme Choquette, sur les accommodements raisonnables. Lui, le père de la Charte québécoise en juin 1975, n’en avait jamais entendu parler ! À noter que la Charte canadienne, que le Québec a toujours refusé de signer, n’a jamais été soumise à la société québécoise et n’a jamais fait non plus l’objet d’un engagement électoral quelconque, de quelque parti politique que ce soit. Pourtant, nous aurions fait là le choix du multiculturalisme, entre autres choses !

9Par ailleurs, les défenseurs des accommodements raisonnables prétendent, pour les justifier, que chacun des cas d’accommodement décidés par les tribunaux est personnel et individuel et qu’il ne crée pas de droits pour les autres personnes du même groupe. En disant cela, ils nous font comprendre que si ce qui est demandé par un individu, et qui lui est accordé, était demandé par un groupe, les tribunaux le refuseraient. Pourquoi les tribunaux le refuseraient-ils ? Parce qu’il s’agirait d’un droit collectif qui s’opposerait à un autre droit collectif, celui des autres. Mais on sait pourtant que rapidement, pour ne pas dire instantanément, un accommodement devient une ligne de conduite à suivre intégralement à l’égard de toute personne qui s’en réclame, au risque, si on ne le fait pas, de se retrouver devant un tribunal.

La solution : les tribunaux ou l’État ?

10Une solution doit être trouvée à ces problèmes sociétaux. Il convient donc de se demander à qui confier la responsabilité de cette tâche ? Autrement dit, qui peut nous sortir de ce piège considérable dans lequel nous nous enfonçons comme si nous étions dans des sables mouvants et qu’il n’y avait rien à faire d’autre que d’attendre la fin ? La réponse va de soi. Nous sommes devant des choix de société. Et les cas cités plus haut nous ont appris que nous ne pouvons pas demander à de simples individus (laissés à eux-mêmes) ni même à des organismes, souvent dépourvus eux aussi de ressources, de moyens et de balises adéquats, d’assumer une telle responsabilité. D’ailleurs, l’accepteraient-ils, dans un tel contexte, que nous serions vite placés devant un énorme cafouillis de contradictions et d’erreurs grossières.

11Doit-on, dès lors, s’en remettre aux seuls tribunaux ? La réponse semble évidente. C’est le mauvais choix que nous avons fait jusqu’ici. Nous devons en sortir, sans pour autant nier le rôle important que les tribunaux peuvent jouer dans certains cas. Reste donc l’État. À mon sens, lui seul peut et doit se charger d’aborder directement et franchement ces problèmes. Lui seul a la légitimité politique nécessaire pour imposer une solution. De toute façon, il est clair que l’État ne peut plus laisser aller les choses comme il le fait actuellement, insouciant des conséquences qu’elles ont sur la société d’aujourd’hui et, surtout, qu’elles auront sur celle de demain. Il doit prendre la situation en main et la corriger.

12Qu’avant de faire son lit, l’État ait recours à des experts ou à une commission d’enquête m’apparaît souhaitable, et même nécessaire, ne serait-ce que par le côté pédagogique que peut revêtir la tenue d’une très large consultation publique. Mais au bout du compte c’est l’État qui devra décider, qui devra trancher. Il n’est évidemment pas interdit, je dirais même qu’il est plutôt souhaitable, qu’entre-temps les citoyens expriment leur point de vue et tentent d’orienter les futures décisions. Cela dit, il me semble que la composition de la commission aurait pu être plus « inclusive », d’une part, et, d’autre part, son mandat aurait pu être plus large, de manière à lui permettre de mieux s’attaquer aux causes profondes du phénomène et de proposer des solutions plus globales au lieu de se restreindre, comme paraît l’indiquer son mandat, à définir des balises en matière d’accommodements, donc de se cantonner dans la « solution » de l’accommodement raisonnable.

Une proposition : la laïcité

13Quelles que soient les recommandations de la commission Taylor-Bouchard et quel que soit le gouvernement qui sera en place au moment du rapport, un geste deviendra incontournable pour l’État, l’adoption d’une législation qui posera la pierre d’assise du futur édifice social. On peut difficilement penser, en effet, que, après plusieurs années de tentatives de toute nature, manifestement infructueuses, d’intégrer et d’implanter une vision d’une société post-chartes, on puisse encore se cantonner dans l’attentisme et le laisser-faire. Ce serait courir après de gros ennuis et, à la limite, ce serait suicidaire pour le gouvernement et extrêmement néfaste pour la société compte tenu de la division qui s’ensuivrait.

14Cette législation nécessaire, cette pierre d’assise devrait porter le titre de « Loi établissant la laïcité de l’espace public ». Elle devrait donc définir ce que sont la laïcité et l’espace public.

15Une première tentative de définition serait de dire que l’espace public ce sont les locaux de l’administration, centrale et décentralisée, les palais de justice, les prisons, les hôpitaux, les centres locaux de services communautaires, les municipalités locales, les municipalités régionales de comté, les communautés métropolitaines, les garderies, les écoles primaires et secondaires, les cégeps et les universités, etc. En somme, l’espace public, ce sont les endroits où l’État s’exprime par ses actions et ses représentants. Une définition par la négative consisterait à dire que l’espace public ce ne sont pas les lieux publics comme la rue, les commerces, les industries, les lieux de rassemblement, ni évidemment la résidence privée des gens.

16Quant à elle, la laïcité se définit comme le principe de la séparation de la société civile et de la société religieuse. C’est le principe de la neutralité de l’une à l’égard de l’autre dans l’espace public. C’est le renoncement par l’une et l’autre à l’expression de son existence et de sa volonté, face à l’autre, dans l’espace public. On aura compris qu’il s’applique dans les deux directions, c’est-à-dire de l’État envers les religions mais aussi des religions envers l’État. (Quand une personne demande, par exemple, de porter un signe religieux dans un espace public, il est évident qu’il y a là plus que la simple volonté de cette personne de porter le signe religieux. Il y a bel et bien une volonté de la religion de cette personne de s’exprimer, de s’imposer dans l’espace public puisque c’est cette religion qui pose la règle à laquelle se soumet cette personne, volontairement ou non.) Le principe de la laïcité signifie donc que les actions de l’État doivent, dans l’espace public, être neutres, c’est-à-dire exemptes de toute connotation religieuse positive ou négative. Cela veut également dire que dans le même espace les religions doivent avoir le même comportement que l’État, que ce soit par elles-mêmes ou par l’intermédiaire de leurs fidèles qui se comportent selon leurs directives, c’est-à-dire avoir un comportement neutre.

17Mais pourquoi, me dira-t-on, il importe que l’État fasse appel au principe de la laïcité de l’espace public, plutôt qu’à celui de l’accommodement raisonnable, comme pierre d’assise de la solution des problèmes énoncés ?

Retour historique

18Historiquement, l’être humain, dans la sphère de sa vie privée, a été très fortement imprégné de croyances religieuses et a été tout autant influencé par elles. D’ailleurs, pour la très grande partie de l’histoire de l’humanité, les croyances, commandements, enseignements, diktats, souhaits, habitudes, pratiques, menaces, opinions, usages ou coutumes incarnés dans des Églises ont constitué les fondements mêmes de la vie en société pour les hommes. Les personnes en position d’autorité dans ces sociétés et les dirigeants religieux étaient, sinon les mêmes, tout au moins en étroite connivence, et les premiers acceptaient généralement l’autorité des seconds.

19L’histoire des derniers siècles, cependant, nous apprend que les hommes ont voulu, dans un premier temps, être de plus en plus libres et, dans un second temps, être de plus en plus égaux entre eux. Elle nous enseigne également que les hommes ont pris les moyens pour y arriver, mais que cela n’en a pas moins été laborieux, coûteux et long. Cette volonté, couplée à leurs actions, s’est concrétisée dans l’apparition et l’édification de l’État, au sens que nous lui connaissons aujourd’hui, par la disparition du prince et par une diminution significative de la présence et de l’influence des religions sur ce qui se passait dans les sociétés. L’État est devenu peu à peu l’expression manifeste de la volonté de la majorité de la population.

20Dans ce lent processus où la majorité de la population a pris en main sa destinée par le biais d’un État mieux organisé et de plus en plus à même de régler les comportements de tous ses citoyens, un premier changement majeur s’est produit : la concrétisation de la liberté de tous les hommes. Puis s’est opéré un second changement, tout aussi important que le premier : la réalisation de l’égalité entre les hommes et les femmes. En général, les religions n’ont pas emboîté le pas à la majorité dans cette quête de la liberté et de l’égalité. Elles ont longtemps défendu et appuyé le prince et, à certains égards. elles continuent à ne pas reconnaître l’égalité de l’homme et de la femme. C’est d’ailleurs là que se situe en bonne partie, aujourd’hui, le point de rupture entre l’État et les religions.

21On peut mesurer cette évolution des mœurs dans le dernier siècle au Québec en en rappelant les événements marquants : la reconnaissance par les tribunaux que la femme est, en droit, une « personne » (1929 au Conseil privé de Londres, la Cour suprême du Canada ayant d’abord refusé de le reconnaître mais la décision fut vite renversée) ; le droit de vote pour les femmes (1917 au Canada et 1940 au Québec) ; la liberté de contracter pour les femmes majeures et mariées, en 1964, plutôt que d’être sous la tutelle légale de leurs époux ; le patrimoine familial (1989) ; le droit à l’avortement (années 1970 – Morgentaler) ; des droits égaux pour tous les enfants, peu importe le statut juridique de leurs parents entre eux (1978 et 2002) ; la Loi sur l’équité salariale (1996) ; la création de l’école publique non confessionnelle (1999) ; l’union civile (2002) ; les mariages homosexuels (2005). Bilan de tout cela ? Dans les sociétés démocratiques et laïques, on en était récemment arrivé à des États où les religions ne jouaient plus, directement ou indirectement, de rôle officiel auprès des dirigeants de ces États, ni dans leurs décisions ni dans leurs institutions. De leur côté, les États n’intervenaient en aucun temps dans les affaires des religions et ils ne favorisaient ou ne défavorisaient aucune d’elles. La séparation des Églises et de l’État était généralement chose faite. Certains l’avaient effectuée plus tôt ou plus que d’autres, mais il est évident que la séparation des Églises et de l’État était devenue le modèle d’organisation des sociétés modernes. L’espace public dans lequel l’État et ses institutions agissaient devenait neutre. L’État lui-même était neutre, il n’était pas anti-religion ni pro-religion.

22L’État est devenu neutre en vertu de l’expression de la volonté, aussi variable soit-elle dans le temps, de la majorité des citoyens qui le composent. En contrepartie de cette neutralité de l’État envers les religions, leurs préceptes et leurs fidèles, la majorité des citoyens s’attendait à ce que les religions, directement ou indirectement, n’interviennent pas, ne se manifestent pas ou ne revendiquent pas, pour elles ou leurs fidèles, une place ou un rôle quelconque dans l’espace public.

23L’évolution de la société québécoise fournit un bel exemple à cet égard. En effet, alors que la Constitution canadienne de 1867 garantissait en son article 93 le caractère confessionnel, catholique ou protestant, de toutes les écoles publiques au Québec, les citoyens du Québec, dans un geste remarquable d’ouverture aux autres et d’égalité de tous les citoyens entre eux, et quelles que soient leur origine ou la date de leur arrivée au Québec, ont décidé, majoritairement et collectivement, de supprimer ce caractère confessionnel des écoles publiques du Québec. Pour favoriser l’accueil, l’intégration et le mieux-vivre de tous, nouveaux ou anciens Québécois, sans égards à la religion, la majorité des Québécois a abandonné ce droit extraordinaire dont elle disposait, et qu’elle aurait pu conserver encore longtemps. Ce droit comprenait beaucoup plus que la simple expression individuelle de ses croyances. Il exprimait la volonté que la religion de la majorité joue un rôle prépondérant dans les écoles publiques du Québec ; ce droit signifiait que l’État n’était pas neutre, mais catholique ou protestant.

Effets de l’immigration récente et du multiculturalisme

24L’immigration et le principe du multiculturalisme inscrit dans la Charte, elle-même enchâssée dans la Constitution canadienne de 1982, remettent tout cela en question. Les nouveaux arrivants, adeptes de religions monothéistes, mais aux pratiques et dogmes bien différents de ceux véhiculés par les religions chrétiennes (catholiques et protestantes), questionnent tout cela en invoquant la liberté de religion et la liberté d’expression, c’est-à-dire leur droit individuel d’exprimer librement leurs croyances et les règles qui les sous-tendent dans tout l’espace public. C’est la réintroduction de la religion, et de ses effets, dans l’espace public. La majorité des citoyens qui a accepté de déconfessionnaliser ses écoles, qui a accepté que ses élus fassent ce beau geste d’ouverture, a du mal à comprendre qu’on lui dise maintenant : si vous n’acceptez pas que les gens d’autres religions portent à l’école un ou des symboles de leur religion, « vous les poussez à fuir les écoles publiques, vous les incitez à ne pas s’intégrer à la société québécoise ».

25Une des grandes erreurs commises par notre société est de confondre les concepts d’intégration et de multiculturalisme, comme si l’un était le synonyme de l’autre. D’une part, l’immigrant, par hypothèse, est généralement différent par sa culture, sa religion, ses habitudes et ses valeurs de ceux et celles chez qui il arrive. D’autre part, ceux et celles qui font partie de la société d’accueil ont une culture, une ou des religions, des habitudes, des valeurs et, surtout, ils ont développé un vouloir vivre ensemble qui s’exprime particulièrement dans des lois, des règlements et des coutumes bien précis. Cela n’est pas un problème en soi. Pourtant on voit tout de suite les problèmes potentiels. En principe, chacun, y compris l’immigrant, a le droit d’être ce qu’il est et d’aspirer à vivre en conformité avec ce droit. Mais malgré ce principe généreux, il faut bien dans la réalité trancher certains contentieux.

26Que fait-on dès lors si la personne qui arrive ne parle ni ne comprend la langue de ceux qui l’accueillent ? Est-ce à ces derniers de faire ce qu’il faut pour comprendre et communiquer avec elle (apprendre sa langue) ou n’est-ce pas plutôt à celle-ci de faire le nécessaire pour comprendre et communiquer avec ceux chez qui elle arrive (apprendre la langue commune) ? Il me semble que la réponse va de soi. Bien sûr que les hôtes devront faire un effort particulier pour faciliter la tâche à cette personne pour qu’elle puisse rapidement et aisément apprendre et parler leur langue. Mais le fardeau principal repose sur les épaules de celui qui arrive d’apprendre et de parler la langue commune lorsqu’il tente d’entrer en communication, ou qu’il désire le faire, avec ses hôtes. Peut-il continuer de parler sa propre langue aux membres de sa famille, sa parenté, ses amis proches ou éloignés, à la maison, dans la rue, dans les magasins, etc.? Bien sûr ! Mais pourra-t-il demander ou exiger qu’on lui parle dans sa langue quand il s’adresse à l’administration (État, municipalité, etc.), à l’école, à l’hôpital, etc.? La réponse est non.

27Ce phénomène n’est pas le résultat d’un refus de l’autre, de discrimination, de repli sur soi, de xénophobie ou de racisme. C’est le phénomène normal de l’intégration. C’est la négation de la tour de Babel comme système d’organisation d’une société. On peut reprendre ce mécanisme de question-réponse à l’égard de bien des difficultés rencontrées par l’immigrant. À chaque fois, il faudra reprendre le même cheminement décrit ci-dessus.

28Or, le multiculturalisme, que l’on s’est fait imposer par la Constitution de 1982 et la Charte qu’elle incorporait, serait devenu une valeur fondamentale que la société canadienne doit favoriser et viser à atteindre. N’est-ce pas ce que la Cour suprême nous a dit dans l’affaire du kirpan quand elle a conclu que la prohibition absolue du kirpan à l’école « empêche la promotion de valeurs comme le multiculturalisme » ? Cela voudrait-il dire que, contrairement à ce que j’exprimais plus haut, l’immigrant n’aurait pas à faire cet effort d’intégration, qu’il aurait le droit de vivre selon la culture, la religion, les habitudes et les valeurs qu’il a apportées dans ses bagages et, dans certains cas, de les imposer à tous les autres en se fondant sur la Charte et sa disposition sur le multiculturalisme ?

Égalité

29Par ailleurs, les sociétés occidentales ayant évolué vers l’égalité entre les hommes et les femmes, cette égalité est une valeur fondamentale de la société québécoise d’aujourd’hui. Il se révèle qu’elle est peu conciliable avec plusieurs des pratiques ou exigences de certaines religions pour lesquelles certaines personnes réclament des accommodements. N’est-ce pas à cause de cela que répugne à plus d’un l’idée qu’au nom de la tolérance on permette la libre expression dans nos écoles ou autres lieux publics de signes ou de préceptes religieux contraires à l’égalité des hommes et des femmes ? Ne serait-ce pas là cautionner les valeurs qu’ils véhiculent en ce qui a trait au corps des femmes, à la sexualité et, exprimé plus crûment, à la domination des hommes sur les femmes ? On retrouve dans le débat qui a cours présentement cette problématique de l’inégalité dans plusieurs cas, comme le port du voile à l’école ou le refus de la présence d’hommes à des cours prénataux, la baignade des jeunes filles dans certaines écoles à des heures différentes des garçons ou tout habillées, le refus d’être soignée par un homme médecin, etc.

30Le principe de la laïcité permettra d’éviter les cafouillages mentionnés plus haut. La recherche de l’accommodement raisonnable en matière de religion n’aura plus sa raison d’être dans l’espace public. En conséquence, et c’est ma proposition, dans la mesure où il n’agit pas malicieusement, capricieusement ou dans le but de heurter quiconque, l’État peut légitimement demander et exiger des Églises, de leurs fidèles et adeptes que les croyances, commandements, enseignements, diktats n’apparaissent ou ne jouent aucun rôle dans l’espace public. Par contre, dans la sphère de la vie privée, les fidèles ou adeptes croiront ce qu’ils veulent et observeront les règles auxquelles leur religion leur demande de se plier.

31La laïcité fournit donc une règle claire et uniforme pour tous, connue d’avance, et dont personne ne peut dire qu’elle vise une catégorie de personnes en particulier, par exemple les immigrants pratiquant telle ou telle religion, puisqu’elle s’applique déjà aussi bien aux catholiques qu’aux protestants depuis près de cinquante ans.

32De plus, la neutralité de l’État et des actions citoyennes dans l’espace public rendrait la vie plus facile à tous en cas de conflit. Pas besoin de se demander si c’est la sécurité qui est en jeu, comme pour le kirpan, à l’école ou dans un palais de justice ; pas besoin non plus de se demander si le port du voile, du hijab ou de la burka à l’école va à l’encontre de l’égalité des femmes. Ce sont tous des signes d’une expression religieuse qui ne doit pas avoir cours dans l’espace public. On n’a pas non plus à se demander si certains membres de la communauté juive peuvent installer des érouvs. On n’a pas non plus à se demander si quelqu’un peut refuser ou même empêcher pour des raisons religieuses qu’un homme médecin examine, soigne ou opère une femme, etc.

33Pour que ce qui précède trouve une application concrète, générale et uniforme, l’État québécois devrait adopter une loi sur la laïcité ayant un statut similaire à celui de la loi 101, c’est-à-dire la Charte de la langue française. Cette loi constituerait une déclaration de principes servant au balisage précis de l’action de tous dans l’espace public, que ce soit du côté des institutions ou du côté des citoyens.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Paul Bégin, « Laïcité et accommodements raisonnables »Éthique publique [En ligne], vol. 9, n° 1 | 2007, mis en ligne le 13 octobre 2015, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/1804 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.1804

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Auteur

Paul Bégin

Paul Bégin a occupé plusieurs ministères au sein du gouvernement du Québec (Parti québécois), notamment celui de la Justice.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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