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Reconnaissance et justice. De la normativité de l’amour et de l’estime

Laurent de Briey et Estelle Ferrarese

Résumés

Cet article étudie les implications normatives des théories de la reconnaissance qui s’inspirent de la tripartition posée par Axel Honneth de l’amour, du respect et de l’estime. Considérant que les morales universalistes, et les théories de la justice qui leur sont associées, peuvent fournir les principes normatifs du respect dû à chaque personne, l’article se centre essentiellement sur les figures de l’amour et de l’estime. Il met en évidence qu’une généralisation des exigences d’universalité et d’égalité à ces deux figures méconnaîtrait ce qui les distingue du respect.

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Texte intégral

  • 1  E. Renault, L’expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La Déco (...)
  • 2  G. H. Mead, L’esprit, le soi et la société, Paris, PUF, 1963, p. 16.
  • 3  Ibid., p. 166 et 165.
  • 4  Nous ne discuterons donc pas dans cet article les théories de la reconnaissance qui abordent les r (...)

1La publication du livre d’Emmanuel Renault, L’expérience de l’injustice1, a permis une large diffusion dans le public philosophique francophone d’un courant en plein essor dans la philosophie anglo-saxonne et allemande : les théories de la reconnaissance. Celles-ci ont, généralement, en commun de recourir, souvent avec l’intention de reformuler la lutte pour la reconnaissance de Hegel, à l’œuvre de George Herbert Mead, Mind, Self and Society from the Standpoint of a Social Behaviorist, selon laquelle la conscience, « loin d’être une condition préalable de l’acte social, […] est conditionnée préalablement par cet acte même2 ». D’après Mead, le soi ne peut se développer que dans un processus qui part de l’interaction : « quand un soi apparaît, il implique toujours l’expérience d’un autre ». Dès lors, « nous ne pouvons pas nous réaliser à moins de reconnaître l’autre dans sa relation à nous3 ». La plupart des théoriciens de la reconnaissance, pour autant qu’ils s’appuient4 sur la pensée de Mead, de Habermas à Tugendhat en passant par Honneth et Charles Taylor, envisagent, par conséquent, la formation de l’identité comme dépendant de multiples reconnaissances ou dénis de reconnaissance.

  • 5  C. Taylor, « La politique de reconnaissance », Multiculturalisme et démocratie, Paris, Aubier, 199 (...)
  • 6  A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000, p. 165.
  • 7  E. Renault, L’expérience de l’injustice, op. cit., p. 122-123.

2Il nous semble que l’une des caractéristiques fondamentales de ces approches réside dans le fait que la reconnaissance suppose l’idée d’une vulnérabilité constitutive. C’est ce qui distingue les prétentions à la reconnaissance des revendications en termes de lutte contre la discrimination, bien que leurs logiques puissent parfois converger, par exemple en ce que l’une comme l’autre peuvent entraîner une rupture du principe d’égalité devant la loi. La justification ultime des luttes contre la discrimination ne renvoie qu’au principe moral d’égal traitement, tandis que le motif de la vulnérabilité est propre aux prétentions à la reconnaissance. Ne pas être reconnu, c’est ne pas être en mesure de développer une relation pratique à soi-même intacte. Pour Charles Taylor, par exemple, le déni de reconnaissance peut être caractérisé comme une forme d’oppression, parce qu’il emprisonne une personne dans un mode d’être faux, déformé, réduit. Au-delà du simple manque de respect qu’il représente, il peut infliger une blessure profonde, dont la conséquence est une destructive haine de soi5. Pour Axel Honneth, « l’expérience de l’abaissement et de l’humiliation sociale menace les êtres humains dans leur identité, tout comme les maladies les menacent dans leur existence physique6 ». Emmanuel Renault, enfin, considère que la principale thèse de la théorie de la reconnaissance est que « le rapport positif à soi est intersubjectivement constitué dans des rapports de reconnaissance et, par là même, intersubjectivement vulnérable. […] En tant qu’objet d’une inquiétude, il définit un problème spécifique donnant lieu à un type d’attente spécifique7

  • 8  A. Honneth et J. Anderson, « Autonomy, Vulnerability, Recognition, and Justice », dans J. Christma (...)

3Ce motif de la vulnérabilité a de profondes conséquences sur la notion d’autonomie. L’autonomie se trouve en effet conditionnée à la considération intersubjective. La capacité d’action est mise en péril lorsque l’individu n’est pas en mesure de nourrir la conviction que ses aspirations valent la peine d’être poursuivies. C’est là une considération où se nouent des éléments empiriques et normatifs puisque, s’il peut certes être possible d’agir de manière autonome en dépit de pratiques et d’institutions exprimant perpétuellement la dépréciation, il n’est pas juste que certaines personnes doivent supporter ce poids pour atteindre l’autonomie8. Loin de renvoyer à l’absence d’entraves, l’autonomie est ainsi rendue dépendante d’un contexte de relations sociales capable de faire naître le sentiment d’une capacité et d’un bien-fondé à agir. Par rapport aux théories libérales pour lesquelles l’autonomie est également un principe fondamental, l’approche subit une torsion : garantir des droits n’assure pas directement l’autonomie, mais ne fait qu’accorder les conditions nécessaires au respect de soi et c’est de celui-ci que naît (éventuellement) l’autonomie.

  • 9  Voir E. Renault, op. cit., p. 353 et suiv.

4En insistant de la sorte sur la vulnérabilité de l’agent, dont l’accès à l’autonomie est dépendant de la considération intersubjective, les théories de la reconnaissance nous invitent à concevoir une exigence de préservation de l’intégrité psychique de manière analogue à la préservation de l’intégrité physique, laquelle est, depuis Hobbes au moins, présentée comme la fonction première des institutions politiques. Les théories de la reconnaissance semblent donc imposer de procéder à un élargissement du concept de justice9. Si celui-ci doit signifier la possibilité d’une égale coexistence pacifique des arbitres individuels et une répartition équitable des produits de la coopération sociale, il devient nécessaire d’envisager l’intégration en son sein, au côté d’un droit fondamental à l’intégrité physique, d’un droit tout aussi fondamental à la satisfaction des conditions de possibilité d’un rapport positif à soi sans lequel l’agent est incapable de valoriser sa propre existence et de former un projet de vie susceptible de donner un contenu positif à la liberté négative que protègent les droits formels classiques.

  • 10  Ibid., p. 24-25.

5En effet, dans la mesure où, selon les théories de la reconnaissance, la constitution d’un tel rapport positif à soi de la conscience subjective est dépendante de la considération intersubjective, elle doit être conçue comme produite socialement. Dès lors, si, comme Emmanuel Renault, on qualifie d’expérience de l’injustice « le fait de subir une inégalité produite socialement10 », un déni de reconnaissance fait surgir chez celui qui la subit une revendication qui prend la forme d’une exigence de justice, puisqu’elle en appelle à la suppression d’une inégalité produite socialement.

  • 11  A. Honneth, « La dynamique sociale du mépris. D’où parle une théorie critique de la société ?», da (...)

6Honneth conçoit sa propre élaboration de la théorie de la reconnaissance à partir des expériences du mépris comme une réponse à la question, qu’il juge problématique chez Habermas, des expériences morales qui sont supposées correspondre au point de vue critique du philosophe à l’intérieur de la réalité sociale : en identifiant le potentiel normatif de l’interaction sociale et les conditions langagières d’une communication non déformée, ainsi que l’altération de l’une avec la déformation de l’autre, « la conception de Habermas n’est pas liée à l’idée de permettre à une expérience existante d’injustice sociale de s’exprimer11 ».

  • 12  E. Renault, op. cit., p. 25.
  • 13  E. Renault, Éthique et politique de la reconnaissance, Bordeaux, Éditions du passant, 2000, p. 41.

7Renault, pour sa part, comprend sa démarche théorique comme « une prise de parti en faveur de ceux qui subissent l’injustice sociale12 », qui fait écho à sa proposition, défendue dans Mépris social, selon laquelle « le sentiment d’injustice impose une définition plus large de la justice où ce qui importe n’est pas tant l’idée d’un traitement proportionné à la valeur de l’individu que celle d’un traitement conforme à l’idée qu’il se fait de sa propre dignité13 ». Une telle approche, toutefois, nous semble ne pouvoir avoir de sens que si nous disposons de critères normatifs permettant de déterminer ce qui constitue un déni illégitime de reconnaissance. C’est pourquoi, alors que la reconnaissance tend à être surtout appréhendée dans son absence – dont les modalités sont l’humiliation, la discrimination, le mépris, la disqualification, l’invisibilité, et dont les effets sont la constitution d’un soi amputé ou déformé, qui place l’individu dans l’incapacité de se vivre et d’agir comme un être autonome –, l’objectif de cet article sera de cerner les enjeux normatifs, pour une théorie de la justice, du recours au paradigme de la reconnaissance. Nous nous intéresserons donc aux principes susceptibles de régir les réponses institutionnelles aux différentes demandes de reconnaissance.

  • 14  A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 161-165.

8À cette fin, nous nous appuierons sur la tripartition, opérée par Axel Honneth, des formes possibles de reconnaissance qui correspond schématiquement (1) à la confiance en soi qu’apporte la reconnaissance affective au sein de relations d’amour (parents-enfants, ou entre amants), voire d’amitié, (2) au respect de soi qu’apporte la reconnaissance juridique de son appartenance à une communauté d’êtres libres et (3) à l’estime de soi qu’apporte la reconnaissance sociale de sa valeur particulière. Le déni de la première forme de reconnaissance, dont Honneth trouve l’expression la plus extrême dans les atteintes à l’intégrité physique de la personne, comme le viol ou la torture, entraîne une perte de confiance dans le monde et en soi, au point de perdre la sensation même de sa réalité. L’absence de la forme juridique de reconnaissance, c’est-à-dire l’exclusion structurelle du sujet de certains droits, affecte la capacité de s’envisager soi-même comme un partenaire d’interaction à part entière, capable de former un jugement moral. Enfin, la troisième forme de mépris est la forme de déclassement social lié au déni de toute valeur sociale d’un modèle d’autoréalisation, qui induit l’impossibilité pour le sujet de se comprendre comme un être appréciable dans ses caractéristiques et ses capacités14. Cette tripartition relève ainsi trois besoins fondamentaux de l’individu, afin qu’il puisse se rapporter positivement à soi-même, et définit autant de demandes de reconnaissance qui doivent être satisfaites pour que l’individu puisse accéder à une pleine autonomie. Ce serait, en effet, uniquement dans la mesure où l’individu entretient un rapport positif avec lui-même qu’il serait incité à s’interroger sur le sens et la valeur de ses actions. Cette tripartition doit, dès lors, être perçue comme possédant également une portée normative. Aux attentes fondamentales de reconnaissance du sujet correspondraient autant de devoirs de reconnaissance qui pèseraient sur les personnes susceptibles d’y répondre. Dans une telle perspective, l’enjeu devient de déterminer, pour chaque mode de reconnaissance, les principes normatifs régissant les conditions d’application et l’extension de ces devoirs (et des droits qui leur sont corrélés).

9Il est aisé, toutefois, de percevoir comment les morales universalistes, et les théories de la justice qui leur sont associées, peuvent fournir les principes liés au deuxième mode de reconnaissance. Le passage à l’âge moderne a signifié l’estompement d’une organisation sociale hiérarchisée, attribuant des droits différenciés selon les groupes sociaux, au profit de l’affirmation de l’universalité de l’humanité et de l’égalité juridique. Certes, sur le plan pratique, en l’absence d’une citoyenneté cosmopolitique et d’un consensus sur l’extension des droits fondamentaux, la reconnaissance par des institutions juridiques, même démocratiques, du statut de sujet de droits ne va pas toujours de soi et peut donner lieu à d’importantes demandes de reconnaissance de la part de groupes sociaux précarisés (SDF, apatrides, réfugiés en situation irrégulière, femmes, homosexuels, prostitués, etc.). Sur le plan conceptuel toutefois, l’exigence d’une reconnaissance universelle de l’égalité de droits est largement acceptée et reprise par les théories de la reconnaissance. Il nous semble par contre douteux, comme nous allons essayer de le montrer, que les mêmes principes normatifs puissent rendre compte des obligations issues des deux autres modes de reconnaissance. Or les théories de la reconnaissance qui ont recours à cette tripartition, lorsqu’elles reprochent à la conception libérale classique de la justice de ne prendre en considération qu’une forme particulière de la reconnaissance – celle du respect qui est dû à chaque individu en tant qu’il participe à une même humanité et constitue, à ce titre, une fin en soi – et de ne pas être, par conséquent, capable de rendre compte des injustices liées à la méconnaissance des autres conditions du rapport positif à soi, nous semblent inciter à généraliser à l’estime, voire à l’amour, la signification que possèdent les exigences d’universalité et d’égalité lorsqu’elles s’appliquent au respect, méconnaissant ainsi la spécificité des deux autres formes de reconnaissance. Si le principe d’un droit universel à un égal respect se laisse concevoir, un droit universel à un égal amour comme un droit universel à une égale estime sont des contresens. Nous examinerons, par conséquent, successivement ces deux formes de reconnaissance.

La reconnaissance affective – l’amour

  • 15  Ibid., p. 117.
  • 16  Ibid., p. 131.

10À vrai dire, en ce qui concerne la reconnaissance affective, c’est l’idée même qu’il puisse lui correspondre des prescrits normatifs qui ne va pas de soi. La position d’Honneth semble, d’ailleurs, osciller sur ce point. Dans La lutte pour la reconnaissance, il s’efforce de définir l’amour de la manière la plus neutre possible, comme recouvrant « toutes les relations primaires qui, sur le modèle des rapports érotiques, amicaux ou familiaux, impliquent des liens affectifs puissants entre un nombre restreint de personnes15 ». L’amour est ainsi présenté comme un mode de reconnaissance mutuelle entre des « autrui significatifs », suivant l’expression de George H. Mead, où l’expérience durable de la bienveillance de l’autre et de sa sollicitude envers ses besoins fondamentaux permet au sujet (initialement à l’enfant dans sa relation avec sa mère, ultérieurement aux amants l’un envers l’autre – pour ne relever que deux cas paradigmatiques) d’acquérir la confiance nécessaire afin de s’affranchir de toute dépendance symbiotique et de se concevoir comme un être autonome. « Le terme reconnaissance désigne ici le double processus par lequel on affranchit et, simultanément, on lie émotionnellement l’autre personne16. » Alors que, dans la reconnaissance juridique, c’est l’appartenance du sujet à l’universalité de l’humanité qui est affirmée, la reconnaissance affective conduit à la prise de conscience de son individualité et de la place singulière qui est la sienne au sein de cette humanité.

11Dans la mesure, toutefois, où la reconnaissance n’est plus ici l’œuvre d’un « autrui généralisé », mais d’« autrui significatifs », on voit mal, au moins à première vue, quelle normativité universelle pourrait être fondée sur un tel besoin de reconnaissance. Ce que le sujet attend, c’est d’être individualisé et, donc, reconnu dans son caractère unique par des personnes dont il reconnaît également la singularité essentielle. Le moteur de cette reconnaissance doit, en outre, être un sentiment d’affection – certes conscient de la responsabilité à l’égard de l’être aimé qu’engendre la vulnérabilité de celle-ci – et non un sentiment du devoir. Une obligation universelle d’aimer également chaque être humain ne répondrait en rien au besoin de reconnaissance affective exprimé.

  • 17  Ibid., p. 211.

12Il n’est pas surprenant, dès lors, que, dans La lutte pour la reconnaissance, Honneth distingue la reconnaissance affective des deux autres modes de reconnaissance, en affirmant qu’elle « ne recèle pas le potentiel d’un développement normatif ». Il est, tout au plus, « possible que ses structures fondamentales invariantes [celles de la reconnaissance affective] parviennent à se développer d’autant plus complètement et plus librement que les partenaires d’une relation d’amitié ou d’amour partagent, par ailleurs, un plus grand nombre de droits17 ». Contrairement donc au respect (qui doit être accordé à tout homme) et à l’estime (qui, nous le verrons, doit être reconnue à chacun proportionnellement à la « valeur sociale » de ses actes), l’amour ne serait donc pas régi par des principes normatifs prescrivant qui et comment il faut aimer. En tant que tel, on peut donc regretter, voire déplorer, que le besoin de reconnaissance affective d’un individu ne soit pas satisfait, mais il n’y a guère de sens à qualifier d’injuste un « déni » de reconnaissance affective.

  • 18  A. Honneth, « Reconnaissance », dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philoso (...)

13Dans l’article « Reconnaissance », écrit pour le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Honneth adopte, toutefois, une position singulièrement différente. Il n’hésite pas à écrire qu’« il existe des devoirs d’assistance émotionnelle qui s’étendent, de manière symétrique ou asymétrique, à tous les partenaires d’une relation primaire de ce type ; le cas typique d’une obligation asymétrique est ici la relation des parents avec leurs enfants ; le cas typique d’une obligation réciproque est le rapport d’amitié18 ». Certes, il n’est toujours pas question pour lui de penser une normativité de l’amour sur la base des mêmes principes d’égalité et d’universalité qui valent pour le respect. Honneth définit, en revanche, une normativité spécifique à l’amour qui ne serait pas celle de la tradition morale kantienne, mais qui s’apparenterait à celle de l’éthique de la bienveillance, ou de la sollicitude (care), développée en particulier par les théoriciennes féministes. Chez celles-ci, cette normativité dépasse le cadre de la relation primaire. Dans la mesure où l’idée de reconnaissance affective rompt tout autant que l’éthique du care avec les conceptions traditionnelles de la justice, et ce sur deux points similaires au moins, l’hypothèse d’une normativité universalisable de la sollicitude inhérente à la sphère de l’amour semble a priori défendable.

  • 19  C. Gilligan, In a Different Voice, Cambridge, Harvard University Press, 1982, p. 19.
  • 20  J. Tronto, Moral Boundaries : A Political Argument for an Ethic of Care, New York, Routledge, 1993 (...)
  • 21  A. Honneth et N. Fraser, Redistribution or Recognition ? A Political-Philosophical Exchange, Londr (...)

14D’une part, l’éthique du care insiste sur la sollicitude due à l’autre dans sa vulnérabilité, sa dépendance intrinsèque et ses besoins. Elle insiste sur la conscience du tort que l’on peut lui infliger et sur la notion de responsabilité, par opposition à celles de devoir et d’équité19. Elle confère ainsi une place centrale au concept de responsiveness, qui renvoie à une capacité de percevoir et de répondre à un besoin ou à une souffrance20. Or, Honneth développe également l’idée que la reconnaissance dans la sphère de l’amour signifie la prise en compte de l’autre comme être de besoins. C’est ce que démontre, par exemple, son évocation de ce que représenterait le progrès moral dans la sphère de l’amour (même s’il ne renvoie pas explicitement ici à une forme d’universalisation) : « une élimination étape par étape des clichés de rôles, des stéréotypes, des imputations culturelles qui empêchent structurellement l’accommodation des besoins mutuels21 ».

  • 22  P. Paperman, « Perspectives féministes sur la justice », L’année sociologique, vol. 54, no 2, 2004 (...)
  • 23  A. Honneth, Das Andere der Gerechtigkeit, Francfort, Suhrkamp, 2000, p. 164-166.

15D’autre part, l’éthique du care implique la prise en compte d’un autre « contextualisé », et non « généralisé ». Comme l’écrit Patricia Paperman, « le raisonnement du care ne fonde pas ses réponses sur des principes généraux, mais prend la forme d’un récit où les détails concrets, particuliers, prennent sens et deviennent intelligibles dans le contexte de vie des personnes22 ». De même, l’accent mis par Honneth sur la vulnérabilité et sur la prise en considération de l’autre, en tant qu’il est unique, non substituable ni interchangeable, qui caractérise la reconnaissance dans la sphère affective, impliquent qu’un rapport étroit entre le souci pour le bien-être du prochain et l’intérêt pour le bien commun est tissé. L’idée de bien commun est parfois même simplement construite sur celle de bien de l’autre. La perspective ouverte par Honneth est, comme dans le cas de l’éthique du care, celle d’une rupture avec l’approche monologique kantienne, dans la mesure où il n’est plus attendu du sujet moral qu’il entreprenne en son for intérieur la mise à l’épreuve de ses propositions en faisant appel au critère de l’universalisable ; c’est la confrontation réelle des arguments et des récits entre interlocuteurs en position de reconnaissance mutuelle qui permet la mise en œuvre de celui-ci. Un tel raisonnement est bien le corollaire de l’accent mis sur l’intersubjectivité. Par opposition au paradigme du libéralisme classique, qui proposait une recherche pacifique de l’intérêt particulier, et reposait sur le principe d’individus gardant entre eux une distance leur permettant, en réalisant leur conception du bien, de ne pas se contrarier les uns les autres, l’idée que l’individuation se fait, et de manière croissante dans les sociétés complexes, dans la socialisation, a pour conséquence l’insistance sur le besoin pour chacun de rapports de reconnaissance intacts, et donc que le bien de l’autre soit garanti23.

  • 24  Ibid., p. 168-169.

16Néanmoins, pour Honneth, la reconnaissance affective ne peut faire l’objet d’une politisation. Elle ne peut être au mieux que le lieu d’une normativité morale, restreinte à une vulnérabilité extrême : « Une obligation de soin et de sollicitude ne peut exister que lorsque une personne se trouve dans un état de besoin et de détresse si extrême que le principe moral d’égal traitement ne peut plus lui être appliqué de manière équilibrée. […] Au moment où autrui est reconnu comme être humain égal parmi les autres, en ceci qu’il ou elle est en mesure de participer aux discussions pratiques, la relation unilatérale de “care” doit cesser ; une attitude de sollicitude n’est pas acceptable vis-à-vis des sujets qui sont en mesure d’articuler leurs croyances et leurs opinions publiquement24

  • 25  E. Renault, L’expérience de l’injustice, op. cit., p. 355.

17Renault fait, en revanche, un pas de plus et estime que la théorie de la reconnaissance permet précisément l’intégration des principes de la sollicitude au sein de ceux de la justice : « Lorsque nous vivons comme une injustice une trahison amicale ou amoureuse, nous considérons implicitement que notre vulnérabilité exige de certains individus qu’ils veillent à conserver intacte cette part de notre existence affective qui dépend d’eux. Nous formulons donc une exigence qui peut être dite universelle au sens où ce rapport positif à soi, que nous avons nommé confiance en soi, est l’une des conditions universelles de notre existence éthico-morale25

  • 26  Il est d’ailleurs difficile de percevoir dans quelle mesure l’obligation de préserver l’institutio (...)

18Il demeure difficile, cependant, de définir positivement les principes normatifs devant répondre à ce sentiment d’injustice. L’idée même d’un droit à être aimé, compris en un sens fort, constitue une contradiction, et il va de soi que telle n’est pas l’idée défendue par Renault26, qui dénonce essentiellement toutes les formes d’humiliation qui peuvent surgir au sein des relations affectives. Il ne définit toutefois pas clairement ce que cela impliquerait d’un point de vue normatif. Pour notre part, à défaut de garantir réellement un droit à l’amour, il nous semble tout au plus concevable de prendre en considération ce besoin fondamental de reconnaissance à différents niveaux, comme le droit au regroupement familial dans les politiques d’immigration ou le droit de tout enfant de faire partie d’un environnement affectif stable et différencié (par exemple, le placement des orphelins dans un milieu familial plutôt que dans des institutions). Il ne peut s’agir, cependant, que de créer un contexte favorable à l’épanouissement de relations affectives, non d’instaurer un droit universel à une égale reconnaissance affective.

La reconnaissance sociale – l’estime

19La question est encore plus complexe en ce qui concerne le troisième mode de reconnaissance. Le sujet, en effet, attend non seulement d’être respecté en tant que membre de l’universalité humaine et d’être aimé en tant qu’individu singulier, mais également d’être estimé en raison de la valeur particulière de ses actions ou de ses capacités. Or la détermination du référent par rapport auquel l’estime doit être évaluée est déjà problématique. La manière dont Honneth lui-même varie sur ce thème n’est pas, d’ailleurs, sans traduire une certaine gêne.

20La nature vague de cette catégorie dans La lutte pour la reconnaissance, qui semble ne faire que ramasser toutes les formes de reconnaissance qui ne rentrent dans aucune des deux autres sphères, a été fréquemment relevée. Honneth parle indifféremment d’appréciation des « contributions particulières », de reconnaissance des « qualités et capacités » comme « un élément précieux de la société », de « valeur sociale », ou encore de « contribution individuelle, sous une forme particulière d’autoréalisation, au projet global de la société ». Or ces caractérisations ne se recoupent que partiellement. Pour ne prendre que quelques exemples, insister sur la contribution revient à privilégier les réalisations de l’individu, tandis que parler de qualités et de capacités permet d’inclure ce qu’il est en puissance, indépendamment de ce qu’il transformera en action. L’introduction de l’idée de réalisation de soi implique, quant à elle, la prise en compte d’un mode de vie pris dans sa globalité, alors que l’idée de contributions ne renvoie qu’à ce que l’individu produit pour la communauté.

  • 27  Voir A. Honneth, « Reconnaissance », art. cité, p. 1646.
  • 28  Dans un texte de 2005 écrit avec Joel Anderson, « Autonomy, Vulnerability, Recognition and Justice (...)
  • 29  A. Honneth et N. Fraser, op. cit., p. 170.

21Dans l’article « Reconnaissance », considérant que les principes normatifs régissant la reconnaissance sociale s’appliqueraient aux membres d’une même communauté de valeurs, Honneth isole une normativité pour chacune des trois formes de reconnaissance : l’éthique de la bienveillance régirait la reconnaissance affective, les morales universalistes d’inspiration kantienne détermineraient la reconnaissance juridique et les approches communautariennes s’appliqueraient à la reconnaissance sociale27. C’est pourtant l’incompatibilité de ce dernier modèle et des revendications liées à des identités collectives qu’il démontre longuement dans sa discussion avec Nancy Fraser, et il semble n’avoir plus varié depuis28. Il considère, désormais, que les conflits culturels peuvent être appréhendés dans l’horizon du principe d’égalité juridique et relèvent simplement de la deuxième sphère de reconnaissance29.

  • 30  Ibid., p. 141-150.
  • 31  Ibid., p. 188.

22Dès lors, dans ses écrits les plus récents, Honneth conserve une définition de l’estime sociale encore large, renvoyant à la reconnaissance d’« activités et de capacités ». Toutefois dans la mesure où la reconnaissance de celles-ci est fermement liée à une forme d’« utilité » pour la société, le travail devient l’élément le plus saillant de cette définition. C’est particulièrement le cas dans son débat avec Nancy Fraser, où il est poussé par sa volonté de montrer que les injustices de distribution relèvent de dénis de reconnaissance. Décrivant la manière dont le capitalisme transforme pour partie le vieux concept d’honneur en une forme d’appréciation sociale reposant sur la contribution personnelle en tant que « citoyen travailleur », il souligne l’aspect idéologique d’une norme qui renvoie à l’activité économique indépendante du citoyen bourgeois de sexe masculin, mais la reprend étrangement à son compte en soulignant que chacune des sphères sociales de reconnaissance qui forme l’ordre socio-moral du capitalisme possède un excès de valeur, qui peut être invoqué pour renverser les limites actuelles de chaque sphère30. Il situe alors le progrès moral possible au sein de la sphère de l’estime sociale dans la perspective d’« un questionnement radical des constructions culturelles qui ont conduit, dans le passé, à sélectionner un petit nombre d’activités comme des activités rémunérées31 ».

  • 32  T. Todorov, La vie commune. Essai d’anthropologie générale, Paris, Seuil, « Points », 1995, p. 82.
  • 33  Ibid., p. 83-84.

23S’ouvre, dès lors, une nouvelle série de problèmes théoriques. Une telle perspective ne permet pas, notamment, de prendre en compte tous ceux qui ne travaillent pas et dont le problème n’est pas, par conséquent, que leur travail n’est pas reconnu à sa juste valeur, dans son importance et dans son utilité pour la société, mais d’être tout simplement invisibles. Comme l’écrit Todorov, citant William James, « aucun châtiment plus diabolique ne saurait être conçu, s’il était physiquement possible, que d’être lâché dans la société et de demeurer totalement inaperçu de tous les membres qui la composent32 ». Si l’on passe de l’idée de capacités à celle de contribution, et de celle de contribution à celle de travail, que faire alors des vieillards par exemple, qui ne sont à même ni de travailler ni même de contribuer en quoi que ce soit au « projet global de la société » ? On ne fait alors que prendre simplement acte du fait que, comme l’écrit Todorov, la vieillesse est « une diminution non seulement des forces vitales, mais aussi de l’existence. L’être social du vieillard est progressivement “débranché” des différents réseaux dont il participait ; l’ennui devient l’expérience principale de sa vie. Les distributeurs habituels de reconnaissance disparaissent les uns après les autres33. » Si la sphère de l’estime sociale, comme les autres sphères, est de nature normative, on aperçoit sans mal le problème que suscite le fait que des catégories entières de personnes en soient exclues a priori par sa définition même.

  • 34  E. Renault, L’expérience de l’injustice, op. cit., p. 269.
  • 35  Ibid., p. 213.
  • 36  Ibid.
  • 37  Ibid., p. 114.

24Le problème se pose de manière encore plus vive dans la position adoptée par Renault. Ce dernier ramène en effet sans ambiguïté la troisième forme de reconnaissance, qu’il nomme reconnaissance de la valeur de l’existence à la seule dimension du travail, ce qui, de manière symptomatique, le contraint, afin de pouvoir rendre compte des dimensions de l’existence qu’il a extraites de la sphère de l’estime, à élargir la tripartition de Honneth, en y ajoutant la reconnaissance de la dignité – qui renvoie, de manière peu claire, au raisonnement de Margalit sur ce que pourrait être une « société décente » – et la reconnaissance de l’identité collective34. Il précise certes que son propos porte sur « le travail comme activité efficace coordonnée en vue de produire des biens utiles, et non pas seulement le travail salarié35 », mais les seuls « effets de reconnaissance » liés au travail qu’il prend la peine de détailler, dans un chapitre qui s’appuie largement sur une littérature sociologique consacrée à la « souffrance au travail », sont directement liés au travail salarié, où en tout cas rémunéré : reconnaissance des droits des salariés, utilité de l’activité du travail dans l’entreprise, réalité de l’activité de travail. Son affirmation selon laquelle « le travail est par excellence le type d’activité qui confère une valeur sociale à notre existence36 » s’appuie à la fois sur la réfutation des thèses de la « fin du travail » (rémunéré, donc) et sur l’idée, plus assertée que démontrée, que « le travail reste un facteur central de la construction identitaire. Des stratégies de fuite hors du travail salarié tentent certes de jeunes salariés, mais cette fuite a généralement un trop lourd coût identitaire pour qu’on puisse s’y installer dans la durée37. » Ici encore, le problème provient de ce que le propos n’est pas uniquement descriptif, mais cherche à dégager des lignes normatives. Faire du travail le type d’activité par excellence qui confère une valeur sociale à notre existence, exclut de fait tous ceux qui n’ont aucune chance (vieillards, personnes souffrant d’un handicap physique ou mental lourd, etc.) d’accéder à un emploi de la possibilité même de prétendre de quelque manière à la reconnaissance de la valeur de leur existence. De plus, même si le travail n’est pas réduit au travail rémunéré, mais entendu en un sens large, incluant par exemple le travail ménager et le travail militant et politique, se trouvent de toute façon exclus tous ceux qui volontairement ou involontairement ne produisent pas d’une manière ou d’une autre des « biens utiles ».

25Notre propos ici n’est pas pour autant d’exclure le travail du cadre du système de référence au sein duquel se donne l’estime sociale, mais de soutenir que l’établissement de ce système de référence de l’estime sociale constitue un enjeu politique et que ce n’est qu’au sein de l’espace public que l’estime peut recevoir sa définition. Afin que chacun soit en mesure de concourir à l’estime sociale, il faut que chacun ait l’opportunité de défendre ses prétentions et ses évaluations quant à ce cadre posé. Le système de référence de l’estime sociale ne peut être posé a priori. Il ne peut être défini que de manière réflexive, critique, et évolutive au sein même du débat démocratique.

La normativité de l’estime sociale

  • 38  A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 138.

26Par-delà le problème de la définition de l’estime, il nous faut éclaircir son potentiel normatif. Or, si l’on peut admettre qu’un individu souffrant d’un manque de reconnaissance sociale puisse percevoir celle-ci comme injuste, toute idée d’un droit universel à une égale estime paraît paradoxale. Comme Honneth lui-même le souligne, « de la reconnaissance de la personne en tant que telle [c’est-à-dire en tant que membre de l’humanité], l’estime se différencie avant tout par le fait qu’il ne s’agit pas, dans ce cas, d’appliquer empiriquement des normes universelles, intuitivement connues, mais d’évaluer d’une manière graduée des qualités et des capacités concrètes. C’est pourquoi l’estime présuppose toujours […] un système de référence permettant de situer ces traits personnels sur une échelle de valeur allant du moins au plus, du pire au meilleur38

  • 39  Voir par exemple N. Fraser, op. cit., p. 51.

27Adopter comme principe de justice que toute mésestime sociale est illégitime requiert, par conséquent, de considérer qu’aucune différence sociale entre les sujets ne peut être suffisamment significative pour justifier des évaluations différentes. Pour le dire brutalement, vouloir supprimer tout déni de reconnaissance sociale, loin de garantir à tous l’estime de soi nécessaire au développement de l’autonomie individuelle, supprime jusqu’à l’idée même d’estime en tant que celle-ci renvoie à la reconnaissance de la valeur particulière d’une identité ou d’une prestation, comme cela a souvent été souligné39. Plutôt que de valoriser socialement certaines caractéristiques particulières, on rend toute particularité insignifiante et on met à mal ce qui doit pourtant constituer le contenu de l’autonomie individuelle : l’affirmation d’une conception personnelle de ce qui donne sens à l’existence.

28Selon nous, le potentiel normatif de la reconnaissance sociale ne doit, néanmoins, pas être remis en question. À la différence sans doute de l’amour, l’estime est due à un sujet en raison de la valeur des actions qu’il accomplit et de l’identité qu’il manifeste à travers elles. La question est, toutefois, d’établir le système de référence permettant de mesurer la valeur d’un sujet particulier. Pour que le caractère plus ou moins estimable d’un comportement ou d’une personne puisse faire l’objet d’une reconnaissance intersubjective, il faut, en effet, qu’il y ait un accord collectif au moins partiel sur le système de référence sur lequel fonder les jugements de valeur.

  • 40  Voir A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 148.
  • 41  Voir ibid., p. 149 et suiv.

29Si le droit est le médium par lequel une reconnaissance des qualités universelles des personnes humaines peut s’exprimer de manière privilégiée, le médium dont dépend l’estime sociale est le système des valeurs et des fins éthiques qui constitue la conception culturelle qu’une société se fait d’elle-même40. La signification de la reconnaissance sociale varie, par conséquent, tant géographiquement qu’historiquement et est profondément modifiée par le passage à l’âge moderne. Dans les sociétés prémodernes, fortement hiérarchisées et orientées vers des fins perçues comme substantielles, l’estime sociale était essentiellement liée à son groupe d’appartenance et s’exprimait dans le concept d’« honneur ». La modernisation engendre, par contre, une individualisation de l’estime et fait dépendre celle-ci de la « considération » dont jouit chaque individu, non plus a priori en raison de son appartenance à un groupe doté de qualités prédéterminées, mais a posteriori en fonction des qualités et aptitudes manifestées dans ses actes et de l’identité qui peut dès lors lui être attribuée41. La modernisation ainsi que la sécularisation et la mondialisation qu’elle induit rendent également problématique la culture sociale. Celle-ci, ne disposant plus des ressources transcendantes qu’offraient une religion, une tradition ou une cosmologie, perd progressivement son homogénéité. C’est pourquoi le renvoi aux approches communautariennes pour penser normativement la reconnaissance sociale est effectivement insatisfaisant. Dans nos sociétés libéralisées, les communautés de valeurs substantielles n’existent pour ainsi dire plus et toute tentative de les reconstruire est, politiquement comme philosophiquement, inacceptable.

  • 42  Ibid., p. 154.

30Certes, l’autre dont le sujet attend qu’il l’estime n’est ni cet autrui proche qu’il distingue par son affection ni cet autrui abstrait qu’est l’humanité, mais ces autres divers et concrets avec lesquels il interagit. Il doit, dès lors, demeurer possible de repérer des réseaux de socialisation privilégiés dans lesquels se retrouveraient volontairement des personnes partageant des valeurs communes et pouvant en conséquence s’estimer réciproquement. S’il est donc toujours envisageable d’interagir principalement avec les personnes qui estimeront ses qualités et aptitudes, la demande d’estime se distingue de la demande d’affection en ceci que son degré de satisfaction ne dépend pas uniquement de l’identité propre de la personne nous reconnaissant, mais également du niveau de généralisation de la reconnaissance. Si l’individu recherchera certainement la reconnaissance particulière des personnes qu’il estime lui-même, il cherchera également à jouir d’une estime généralisée à l’ensemble de sa sphère d’interaction la plus abstraite : la société (dont il est probable qu’elle dépasse désormais les limites des institutions politiques étatiques). L’idée culturelle que la société se fait d’elle-même demeure donc, dans les sociétés modernes, un médium privilégié dont dépend la reconnaissance sociale, alors même que sa désubstantialisation en fait l’objet d’un conflit chronique. Comme le précise Honneth, « les rapports d’estime sociale sont, dans les sociétés modernes, l’enjeu d’une lutte permanente, dans laquelle les différents groupes s’efforcent sur le plan symbolique de valoriser les capacités liées à leur mode de vie particulier et de démontrer leur importance pour les fins communes42 ».

  • 43  Ibid., p. 214. Similairement, selon Renault, « cette logique agonistique est intimement liée à la (...)
  • 44  A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 213.
  • 45  Ibid., p. 157.

31Nous ne suivons plus Honneth, par contre, lorsque, dans La lutte pour la reconnaissance, il considère que le processus même des luttes sociales provoquera des transformations culturelles qui feront surgir une éthicité traditionnelle autour d’un ensemble de valeurs positives qui soit « ouvert à la diversité des fins individuelles, tout en conservant la force agrégative par laquelle se forge une identité collective43 ». La dynamique historique de l’évolution de l’estime sociale contiendrait, en effet, « la possibilité d’un progrès dans l’égalisation et l’universalisation44 » qui s’expliquerait essentiellement par deux facteurs de consonance rawlsienne. Premièrement, le primat que possède la reconnaissance juridique sur les deux autres formes de reconnaissance, de telle sorte que seules les valeurs et les fins qui sont compatibles avec les principes universels de l’égalité juridique demeurent aujourd’hui acceptables. Deuxièmement, parce que seul un élargissement radical des relations de solidarité serait susceptible de permettre la satisfaction de la grande diversité de mouvements politiques porteurs d’exigences d’autoréalisation individuelle. Or « la solidarité, dans les sociétés modernes, est […] conditionnée par des relations d’estime symétrique entre des sujets individualisés et autonomes45 ». Ce deuxième argument est toutefois plus affirmé que justifié. En fait, Honneth semble croire en une progressive prise de conscience des citoyens que la possibilité de leur réalisation personnelle est d’autant mieux garantie qu’un consensus se forme sur un système culturel de référence suffisamment ouvert pour pouvoir valoriser positivement l’ensemble des contributions particulières et d’intégrer ainsi chacun dans des relations d’estime symétrique.

  • 46  Autrement dit, il nous semble que ce n’est qu’une possibilité que l’évolution historique conduise (...)

32Certes, Honneth précise que « symétrique » ne signifie pas « égal », dans la mesure où une quantification précise de l’estime, permettant des comparaisons interpersonnelles, est impossible. Le terme « symétrique » renvoie, en fait, à la possibilité que chacun soit reconnu et se reconnaisse, dans sa particularité, comme un élément précieux de la société. Certes aussi, il n’y a pas nécessairement de contradiction conceptuelle dans l’idée d’une société unie par des liens de solidarité entre des individus s’estimant mutuellement en raison de l’apport particulier des qualités de chacun à la réalisation d’une fin partagée. Néanmoins, le caractère « nécessaire » d’une évolution vers un tel état demeure à démontrer sans retomber dans une philosophie métaphysique de l’histoire. Plus fondamentalement, en outre, même si on s’accorde avec Honneth lorsqu’il considère comme un progrès l’adoption d’un système culturel de référence qui rendrait possible la reconnaissance sociale de chacun, cela ne fonderait pas pour autant un droit universel à l’estime, puisque celle-ci, par essence, devrait encore se mériter46. Cela signifie que, à moins de perdre toute signification et de se confondre purement et simplement avec le respect, l’estime dont jouirait une personne ne dépendrait pas de son authenticité, mais de l’autonomie dont elle ferait preuve. Ce n’est pas, en effet, en exprimant de manière authentique sa nature particulière que chaque sujet deviendrait estimable, mais en démontrant sa capacité de subsumer sa particularité sous des fins et des valeurs universelles.

  • 47  Une telle interprétation, bien que classique, nous semble ne retenir de l’exigence d’universalisat (...)
  • 48  A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 207.
  • 49  Le point sort du cadre du présent article, mais notons que Honneth nous semble encore insuffisamme (...)

33C’est là ce qui distingue irréductiblement l’estime du respect et qui exige que les principes d’universalité et d’égalité reçoivent un sens radicalement différent lorsqu’ils s’appliquent à ces deux formes distinctes de reconnaissance. Alors que le respect repose sur l’appartenance à la nature humaine et est, dès lors, inconditionné, l’estime dépend du caractère raisonnable de la personne et est, d’une part, conditionnée et, d’autre part, proportionnelle à la capacité de la personne de conformer sa nature à la raison, c’est-à-dire de faire preuve d’autonomie. Notons encore que, à moins de méconnaître une nouvelle fois la distinction du respect et de l’estime, l’autonomie ne doit pas être réduite, comme c’est trop souvent le cas, au simple respect d’une contrainte morale d’impartialité. Comme Honneth le met en évidence, l’autonomie est tout autant éthique que morale. À l’opposé d’une certaine interprétation de la tradition kantienne qui considère que l’agent autonome est celui qui ne se reconnaît le droit de réaliser ses préférences personnelles que dans la mesure où il peut, sans contradiction, reconnaître un droit similaire à tous47, Honneth invite à intégrer dans l’exigence d’autonomie le respect d’une éthique formelle. L’action autonome serait donc non seulement juste, mais aussi, en un certain sens, bonne. Honneth précise, toutefois, qu’il ne comprend pas « ce concept de bien comme l’expression des valeurs substantielles qui forment l’ethos d’une communauté traditionnelle concrète ; il s’agit au contraire des éléments structurels de l’éthicité, tels qu’ils peuvent être identifiés normativement, du point de vue général des conditions communicationnelles de la réalisation de soi, et distingués de la multiplicité des formes particulières d’existence48 » : celui qui entend se réaliser de manière autonome ne peut pas ne pas vouloir le respect des conditions nécessaires à une telle réalisation de soi que sont les trois formes de reconnaissance constitutives d’un rapport positif à soi49.

Conclusion

34Alors que la reconnaissance affective ne peut être normée qu’indirectement (condamnation juridique des relations non respectueuses des droits fondamentaux, valorisation sociale du caractère estimable de la loyauté en amour et en amitié, par exemple), l’application des exigences d’égalité et d’universalité à la reconnaissance sociale doit prendre un sens radicalement différent de celui qu’elles prennent pour la reconnaissance juridique. Si le respect dû à chacun en tant que membre de l’humanité fonde une égale jouissance de droits universels, l’estime demeure nécessairement différenciée. Honneth lui-même parle d’estime symétrique, et non égale, pour désigner un contexte social où tous peuvent estimer positivement, mais à des degrés divers et indéterminés, leur contribution au bien commun. À vrai dire, il est même possible que l’estime soit, au moins tendanciellement, relative, au sens où une estime de soi positive tendrait à impliquer une conviction, confortée par la reconnaissance sociale, de contribuer mieux que d’autres. L’estime reposerait ainsi moins sur une positivité absolue des actions que sur leur excellence par rapport à la moyenne de la communauté. Exiger une plus grande égalité de la reconnaissance sociale ne pourrait alors signifier qu’une égale opportunité de concourir pour l’estime. De même, l’universalisation de l’estime ne peut signifier l’inconditionnalité de sa jouissance, mais seulement l’exigence que le système éthique de référence soit fondé en raison : le jugement de valeur qu’est, implicitement, toute reconnaissance sociale doit pouvoir être justifié par la raison.

  • 50  Même dans l’hypothèse où une déduction transcendantale de tels principes éthiques est possible de (...)

35Il en résulte que, selon nous, le degré de justice d’institutions sociales ne dépend pas de leur capacité à minimaliser la mésestime sociale, à supprimer autant que possible tout déni de reconnaissance sociale. La légitimité des institutions régulant la reconnaissance sociale est, par contre, proportionnelle à la raisonnabilité des jugements d’estime. Les institutions doivent donc être définies de telle sorte qu’elles permettent l’émergence d’une discussion intersubjective sur ce qui constitue les valeurs et les fins universelles50. Pour l’essentiel, les institutions doivent donc, outre assurer les droits fondamentaux reposant sur le respect dû à chaque être humain, satisfaire deux conditions correspondant, respectivement, à la manière dont les exigences d’universalité et d’égalité peuvent être appliquées à l’estime. Premièrement, assurer à chacun la possibilité de participer à une reconstruction rationnelle du système culturel de référence sur lequel se fondent les jugements d’estime – ce qui implique de pouvoir contester la raisonnabilité du système de référence en vigueur. Deuxièmement, assurer à chacun la possibilité de démontrer en quoi les qualités et compétences, constitutives de son identité singulière, concrétisent dans un contexte particulier les valeurs universelles reconstruites collectivement et sont, à ce titre, dignes d’estime (et non seulement de respect).

  • 51  L’évolution sur ce point de Habermas nous semble exemplaire. Si dans La théorie de l’agir communic (...)

36Notons, enfin, qu’une telle perspective invite à interroger la pertinence de ne recourir au médium formel du droit que pour le respect et de renvoyer l’estime à ce médium informel qu’est la culture sociale. Cette translation dans le cadre de la théorie de la reconnaissance de l’exigence libérale d’une neutralité axiologique de l’État est difficilement compatible avec la volonté d’une rationalisation du système culturel de référence. Toute critique sociologique des modes de diffusion et de promulgation des référents culturels, dans les sociétés libérales sécularisées, montrerait en effet très certainement que ceux-ci sont essentiellement déterminés par des rapports de force, principalement économiques. Très banalement, confier au débat social informel la constitution du référent culturel revient à abandonner l’éthique à des mécanismes de marché et à en accepter l’instrumentalisation : seront majoritairement promues les valeurs et les fins qui répondent aux impératifs économiques, et non celles pouvant prétendre à une validité éthique universelle. Dans un contexte hautement sécularisé, le droit demeure de fait l’un des seuls lieux potentiels d’expression d’une conscience éthique réflexive. Contrairement à l’argumentation libérale, lorsqu’un État reconnaît juridiquement le mariage homosexuel, il ne se contente pas de mettre fin à une discrimination irrespectueuse des droits individuels, mais il affirme, au moins implicitement, le caractère estimable d’un mode de vie que certaines personnes ont choisi d’assumer comme étant constitutif de leur identité. C’est pourquoi il apparaît essentiel de rendre leur droit de cité aux arguments axiologiques au sein du débat politique. Par sa formalisation, celui-ci est, en effet, mieux susceptible d’être défini de telle sorte à pouvoir satisfaire autant que possible les conditions idéales de rationalité d’une discussion en vue de l’entente51. La vulnérabilité des personnes demandeuses de reconnaissance est trop importante et le pouvoir des personnes et des institutions en position d’accorder leur reconnaissance est trop grand pour que les critères de reconnaissance ne soient pas formellement réfléchis.

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Notes

1  E. Renault, L’expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La Découverte, « Armillaire », 2004.

2  G. H. Mead, L’esprit, le soi et la société, Paris, PUF, 1963, p. 16.

3  Ibid., p. 166 et 165.

4  Nous ne discuterons donc pas dans cet article les théories de la reconnaissance qui abordent les revendications et les politiques de reconnaissance sans recourir à la problématique de l’identité et des atteintes qu’il est possible d’y porter, comme celle de Nancy Fraser, qui perçoit dans la problématique de l’identité un risque de « psychologisation » de problèmes dont la nature est en réalité politique (Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2005, p. 50). Un autre exemple serait celui de James Tully, dont l’intérêt se porte principalement sur les exigences de reconnaissance constitutionnelles (voir Strange Multiplicity, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, en particulier p. 1-29), et pour qui il n’est pas d’intégrité à protéger dans la mesure où « une identité avancée pour être reconnue est la construction de deux processus de négociation interférant l’un avec l’autre. Il est d’abord constitué et adopté (ou rejeté) par les membres d’un groupe au fur et à mesure de leurs processus de discussion et de reformulation démocratiques […]. Mais ces discussions sont elles-mêmes conformées par les processus de discussion réciproques avec les autres membres de la société qui ne partagent pas la même identité, mais dont la propre identité est réciproquement constituée par celles-ci » (« Struggles over Recognition and Distribution », Constellations, vol. 7, no 4, 2000, p. 476-477).

5  C. Taylor, « La politique de reconnaissance », Multiculturalisme et démocratie, Paris, Aubier, 1994, p. 25.

6  A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000, p. 165.

7  E. Renault, L’expérience de l’injustice, op. cit., p. 122-123.

8  A. Honneth et J. Anderson, « Autonomy, Vulnerability, Recognition, and Justice », dans J. Christman et J. Anderson, Autonomy and the Challenges to Liberalism, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 140.

9  Voir E. Renault, op. cit., p. 353 et suiv.

10  Ibid., p. 24-25.

11  A. Honneth, « La dynamique sociale du mépris. D’où parle une théorie critique de la société ?», dans C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Habermas, la raison, la critique, Paris, Cerf, 1996, p. 226.

12  E. Renault, op. cit., p. 25.

13  E. Renault, Éthique et politique de la reconnaissance, Bordeaux, Éditions du passant, 2000, p. 41.

14  A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 161-165.

15  Ibid., p. 117.

16  Ibid., p. 131.

17  Ibid., p. 211.

18  A. Honneth, « Reconnaissance », dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, « Quadridge », 2004, p. 1646.

19  C. Gilligan, In a Different Voice, Cambridge, Harvard University Press, 1982, p. 19.

20  J. Tronto, Moral Boundaries : A Political Argument for an Ethic of Care, New York, Routledge, 1993, p. 118-119 et p. 126-137.

21  A. Honneth et N. Fraser, Redistribution or Recognition ? A Political-Philosophical Exchange, Londres et New York, Verso, 2003, p. 188. C’est nous qui soulignons.

22  P. Paperman, « Perspectives féministes sur la justice », L’année sociologique, vol. 54, no 2, 2004, p. 421.

23  A. Honneth, Das Andere der Gerechtigkeit, Francfort, Suhrkamp, 2000, p. 164-166.

24  Ibid., p. 168-169.

25  E. Renault, L’expérience de l’injustice, op. cit., p. 355.

26  Il est d’ailleurs difficile de percevoir dans quelle mesure l’obligation de préserver l’institution du mariage assurerait la permanence de la reconnaissance affective.

27  Voir A. Honneth, « Reconnaissance », art. cité, p. 1646.

28  Dans un texte de 2005 écrit avec Joel Anderson, « Autonomy, Vulnerability, Recognition and Justice » (art. cité), il qualifie la satisfaction par le droit de besoins de reconnaissance de groupes culturels de « bourbier ».

29  A. Honneth et N. Fraser, op. cit., p. 170.

30  Ibid., p. 141-150.

31  Ibid., p. 188.

32  T. Todorov, La vie commune. Essai d’anthropologie générale, Paris, Seuil, « Points », 1995, p. 82.

33  Ibid., p. 83-84.

34  E. Renault, L’expérience de l’injustice, op. cit., p. 269.

35  Ibid., p. 213.

36  Ibid.

37  Ibid., p. 114.

38  A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 138.

39  Voir par exemple N. Fraser, op. cit., p. 51.

40  Voir A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 148.

41  Voir ibid., p. 149 et suiv.

42  Ibid., p. 154.

43  Ibid., p. 214. Similairement, selon Renault, « cette logique agonistique est intimement liée à la logique de l’universalité dans la mesure où la lutte pour la reconnaissance est animée par une dynamique de refus dont la contrepartie positive est une distribution plus égalitaire de la reconnaissance dans la société : l’idéal d’une reconnaissance de tous (idéal présent implicitement dans toute lutte pour la reconnaissance, mais qui n’est pas nécessairement fixé comme objectif [du mouvement social]) » (L’expérience de l’injustice, op. cit., p. 49). Pour sa part, James Tully, pour qui les demandes de reconnaissance concurrentes doivent pouvoir être exprimées librement – au sens républicain de la non-domination – au sein du débat démocratique, croit que l’exercice de la discussion possède une vertu éducative qui conduira les citoyens à adopter une attitude plus ouverte à l’égard des identités différentes et à en estimer les mérites spécifiques (voir J. Tully, art. cité, p. 469-471).

44  A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 213.

45  Ibid., p. 157.

46  Autrement dit, il nous semble que ce n’est qu’une possibilité que l’évolution historique conduise à l’adoption d’un système culturel de référence ouvert à la diversité des qualités et des identités particulières (et non une nécessité) et que, même si cette possibilité devenait effective, elle ne garantirait encore que la possibilité (et non la nécessité) d’une estime positive de tous les citoyens.

47  Une telle interprétation, bien que classique, nous semble ne retenir de l’exigence d’universalisation que la condamnation des maximes dont l’universalisation engendrerait une contradiction propositionnelle ou performative, alors que l’universalisation doit également être compatible avec la volonté d’un être raisonnable. Chez Kant, d’ailleurs, en raison de la distinction de ces deux motifs, l’impératif catégorique permet non seulement la déduction de devoirs parfaits dont le contenu est susceptible d’être intégré dans des normes juridiques impératives, mais aussi des devoirs imparfaits qui ne peuvent constituer quant à eux que des devoirs de vertu. L’un de nous propose une interprétation du formalisme kantien allant en ce sens, voir L. de Briey, « Le formalisme pratique : de la morale à l’éthique », Philosophiques, vol. 32, no 2, 2005, p. 319-342.

48  A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 207.

49  Le point sort du cadre du présent article, mais notons que Honneth nous semble encore insuffisamment audacieux, dans la mesure où il reste fort proche de la position qu’adopte Rawls, à partir de 1981 et de son article sur les libertés de base (J. Rawls, « Les libertés de base et leur priorité », dans Justice et démocratie, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 1993), lorsque ce dernier estime que les partenaires en position originelle voudront nécessairement que soient garanties les conditions de possibilité de la réalisation de leurs deux facultés morales. Honneth, comme Rawls, se contente, en effet, de déduire analytiquement la volonté des moyens de la volonté de la fin et ne peut par conséquent englober dans son éthique formelle que les seules conditions logiques de possibilité d’une vie éthique, alors qu’il est, croit l’un de nous, également possible de procéder à une déduction transcendantale : une éthique formelle prescrit au sujet autonome la volonté des conditions transcendantales de possibilité d’une vie bonne, c’est-à-dire les fins et les valeurs qu’une éthique doit nécessairement présupposer afin de pouvoir penser comme sensée une existence formellement finie.

50  Même dans l’hypothèse où une déduction transcendantale de tels principes éthiques est possible de droit, elle ne peut, de fait, qu’être reconstruite intersubjectivement dans un cadre discursif.

51  L’évolution sur ce point de Habermas nous semble exemplaire. Si dans La théorie de l’agir communicationnel, il semblait considérer que les interactions n’étaient régulées par une rationalité communicationnelle qu’au sein du monde vécu, Droit et démocratie témoigne au contraire de la capacité du droit à susciter un agir communicationnel. Renault met bien en évidence ce point (L’expérience de l’injustice, op. cit., p. 190 et suiv.).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent de Briey et Estelle Ferrarese, « Reconnaissance et justice. De la normativité de l’amour et de l’estime »Éthique publique [En ligne], vol. 9, n° 1 | 2007, mis en ligne le 11 septembre 2015, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/1796 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.1796

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Auteurs

Laurent de Briey

Laurent de Briey est chargé de recherche du FNRS, institut supérieur de philosophie, université catholique de Louvain.

Estelle Ferrarese

Estelle Ferrarese est maître de conférences en science politique au département de sciences sociales, université Marc-Bloch-Strasbourg 2.

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Droits d’auteur

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