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Zone libre

Éthique, lobbyisme et dispositifs de régulation des comportements : la perception des ministres québécois

Yves Boisvert

Résumés

Ce texte présente l’analyse partielle des entrevues que l’auteur a eues avec des ministres québécois. Elle porte spécifiquement sur deux enjeux fondamentaux qui ont émergé de ces entretiens : la question de la sollicitation faite auprès des ministres et l’évaluation générale des dispositifs de régulation des comportements des élus québécois siégeant à l’Assemblée nationale. Par cette analyse particulière, l’auteur veut d’abord savoir si les élus se sentent vulnérables ou pas face à la sollicitation des groupes organisés et des lobbyistes professionnels. Il a également voulu comprendre si les ministres préféraient se référer à des dispositifs de régulation des comportements de type autorégulatoire ou de type hétérorégulatoire lorsque vient le temps de se protéger des situations où ils risquent de se retrouver dans une situation qui fragilise leur crédibilité ou les rend plus vulnérables aux critiques des citoyens ou des médias.

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Texte intégral

  • 1  Voir Y. Boisvert (dir.), Raisonnement éthique dans un contexte de marge de manœuvre accrue, Centre (...)

1Cet article s’inscrit dans une recherche plus vaste où nous avons voulu tester la valeur heuristique du couple conceptuel autorégulation-hétérorégulation mis au point dans un travail antérieur1. Le cadre théorique dans lequel ces notions s’inscrivent repose sur une logique de continuité (distinction-complémentarité) des modes de régulation qui va de l’axe hétérorégulatoire (logique de contrôle) à l’axe autorégulatoire (logique de régulation autonome et responsable). Il nous permet de faire des distinctions importantes quant à la nature, la fonction, le mode de coordination et les objectifs des divers dispositifs de régulation des comportements des agents que les organisations proposent dans leurs infrastructures dites de l’éthique. Notre sommes ainsi conduits à nuancer cette façon de nommer ces infrastructures, car l’éthique se limite de notre point de vue à faire la promotion de la compétence autorégulatoire. Elle se réfère donc à un mode de régulation des comportements impliquant, de façon intrinsèque, l’exercice du jugement personnel (autonomie) à travers un travail de réflexion critique à l’égard des comportements à adopter, des décisions à prendre et des diverses normativités en présence, et ce en faisant appel au sens de la responsabilité. Une telle conception de l’éthique exige que cette réflexion porte notamment sur les conséquences sur soi, sur autrui et sur la collectivité de la décision qui sera prise.

  • 2  Trois scandales ont eu lieu en lien avec le gouvernement québécois : le scandale M3i (impliquant d (...)

2Pour tester le cadre, nous avons exploré trois chantiers de recherche. Nous avons d’abord analysé les dispositifs de régulation des comportements de différents gouvernements. Nous avons ensuite fait l’étude de six scandales politico-administratifs2. Finalement, nous avons interrogé plus d’une trentaine de ministres, députés, ex-ministres et ex-députés de l’Assemblée nationale, hommes et femmes, sur la place de l’éthique dans les mœurs politiques au Québec.

3C’est sur ce troisième aspect que porte notre texte. Comme les résultats de l’enquête sont considérables, nous allons les présenter en en isolant les catégories par paires. On trouvera donc ici les résultats concernant la perception de la sollicitation des groupes de pression et des lobbyistes professionnels, ainsi que celle des dispositifs de régulation de comportement qui encadrent la pratique des agents publics.

  • 3  Pour contribuer à la confidentialité des témoignages, dans ce texte nous ne distinguerons pas, dan (...)

4Cette enquête de type exploratoire a été menée de novembre 2004 à mars 2005. Nous avons fait des entrevues semi-directives, d’une durée de soixante à quatre-vingt-dix minutes chacune, auprès de trente et un élus ou ex-élus, dont dix-sept ministres3. Nos questions s’articulaient autour de cinq grands axes : les valeurs à la base de leur engagement politique ; leur définition et leur conception de l’éthique ; la description des conduites les plus inappropriées rencontrées au long de leur parcours politique ; leur réaction au cynisme des citoyens ; leur évaluation des dispositifs de régulation des comportements des élus.

5Dans le but d’obtenir des résultats représentatifs de ce que pourrait être l’imaginaire éthique des élus de l’Assemblée nationale, nous avons élaboré, en amont de notre travail sur le terrain, un cadre de sélection de nos interlocuteurs qui allait constituer l’architecture de notre recherche. Ce cadre était structuré autour de quatre critères : une juste représentation des principaux partis en Chambre au cours des trente dernières années ; un équilibre entre les nouveaux élus, les élus ayant plusieurs mandats à leur actif et ceux qui ont cessé leurs activités ; une présence féminine significative ; un juste équilibre entre les élus ayant assumé des fonctions de ministre et ceux qui n’ont été que députés.

6Tout au long du recrutement des candidats à notre étude, ces critères de sélection ont été maintenus et nous croyons avoir respecté l’esprit de notre plan de recherche, sans pour autant penser avoir atteint l’équilibre parfait. De façon plus précise, la répartition des interrogés à notre enquête a été la suivante : au niveau des partis, 53 % étaient péquistes, 40 % libéraux et 7 % adéquistes ; 27 % en étaient à leur premier mandat, 33 % à leur deuxième mandat ou plus, 40 % n’étaient plus en politique active ; 66 % étaient des hommes et 34 % des femmes ; enfin, 55 % avaient eu des responsabilités ministérielles, 45 % n’avaient été que de simples députés.

7Il ne s’agit pas de faire ici une synthèse générale des résultats de la recherche, mais bien une analyse précise des propos d’un sous-groupe particulier des personnes que nous avons interrogées, les ministres. La décision d’aborder notre échantillon général à travers le prisme du sous-groupe des ministres n’a rien d’arbitraire. Nous avons en effet constaté, dans notre travail de préanalyse, que le statut des élus (ministres ou non-ministres) avait un impact significatif sur leur imaginaire.

8Par cette analyse, nous voulons d’abord savoir si les élus se sentent vulnérables à la sollicitation des groupes organisés et des lobbyistes professionnels. On sait que la trop grande proximité entre le solliciteur et l’agent public donne souvent lieu à des conflits d’intérêts. Nous avons également cherché à comprendre si les ministres préféraient se référer à des dispositifs de régulation des comportements de type autorégulatoire ou de type hétérorégulatoire pour se protéger des situations qui risquent de fragiliser leur crédibilité ou de les exposer aux critiques des citoyens ou des médias.

Conception du lobbyisme et des autres types de sollicitation

9Il est intéressant de noter tout d’abord l’unanimité chez les ministres, tous partis confondus, sur le très bon sens de l’éthique des élus québécois. Selon eux, si l’on faisait une comparaison avec les autres parlements de la planète, les élus québécois figureraient en haut du classement en matière de comportement adéquat, « de droiture et d’honnêteté ». La quasi-totalité insistent pour dire que, tout au long de leur carrière, ils n’ont jamais été témoins d’actes de corruption, de détournement de fonds publics ou d’autres comportements problématiques qu’on trouve dans plusieurs parlements. Pour eux, les mœurs politiques du Québec contemporain se sont significativement assainies au cours des trente dernières années en ce qui a trait à la corruption et aux abus systémiques à l’égard de l’argent public.

10En creusant la question, ils ont cependant ensuite reconnu que tous les problèmes d’ordre éthique n’ont pas pour autant complètement disparu. Ces problèmes sont dus, selon eux, à d’autres facteurs, notamment l’inégale honnêteté intellectuelle du milieu politique (mensonges ou demi-vérités, promesses non tenues, etc.) et les comportements inappropriés entre des collègues du même parti qui se font concurrence pour les postes ministériels. Sur ce dernier point, il semblerait que la libido dominandi incite les membres d’un même parti à jouer dur entre eux, car tous aspirent à des responsabilités ministérielles.

11En outre, la plupart de nos interlocuteurs ministres sont persuadés que la très grande majorité des élus québécois siégeant à l’Assemblée nationale ont fait le saut en politique non pour satisfaire leurs intérêts personnels, comme le porte à penser le cynisme des citoyens, mais dans le but de travailler au bien commun et au service de la collectivité, même si bien entendu tous n’en partagent pas la même conception. Aussi ajoutent-ils à ce propos que leurs concitoyens sous-estiment de manière générale les sacrifices personnels auxquels il faut consentir quand on décide de faire de la politique active, les députés ayant notamment des semaines de travail de sept jours.

  • 4  Nouvelles directives du premier ministre, communiqué du gouvernement, 27 octobre 2003, http://comm (...)

12Aux yeux de plusieurs ministres, si le fléau de la corruption ne sévit plus dans notre culture politique, c’est essentiellement grâce à l’omniprésence de structures de contrôle. Dès qu’un nouveau ministre accepte sa fonction, les procédures de vérification et les dispositifs de socialisation se mettent en branle pour lui faire comprendre qu’il n’a pas carte blanche pour réaliser ses projets politiques. Le système procède de telle sorte que le ministre se sait toujours sous haute surveillance. Dès son entrée en fonction, il doit signer une déclaration par laquelle il s’engage à éviter tout conflit d’intérêts4 et répéter annuellement par la suite cet exercice. On rappelle donc ainsi régulièrement au ministre sa responsabilité personnelle, et on l’invite à mesurer son intégrité et son honnêteté. L’une des personnes rencontrées résume bien ce contexte de surveillance du ministre en précisant que lorsqu’on accepte cette fonction au sein du gouvernement du Québec, on se rend vite compte que c’est « la pire place pour espérer s’enrichir facilement ». Notre interlocuteur s’est dit persuadé que celui qui pense le contraire aura assurément une courte carrière, puisqu’il se retrouvera rapidement à la une des journaux et sera sommé de démissionner ou tout simplement destitué.

13Plusieurs attribuent à la loi sur le financement des partis politiques un rôle important dans l’amélioration des mœurs politiques du Québec. C’est un dispositif qui n’a pas été qu’une façade mais a eu un impact direct sur la façon de voir la politique et d’en faire. Cette loi s’est vite imposée parce qu’elle interpellait une majorité d’élus qui n’étaient pas très à l’aise avec le financement traditionnel. Ils se sont alors sentis libérés du très lourd fardeau de la dépendance. La loi a en effet brisé la logique de la dette qu’instaurait ce mécanisme. Les ministres dont le mandat a été antérieur à cette loi se rappellent que le sentiment de redevabilité marquait alors les mœurs politiques. Avant 1976, ceux qui finançaient les campagnes électorales s’attendaient en quelque sorte à en recevoir autant une fois que leur parti prenait le pouvoir. Cette pression limitait dès lors considérablement la liberté d’action des gouvernements. Tous les ministres se faisaient rapidement mettre au pas, il fallait rembourser la dette électorale.

14Les quelques ministres rencontrés qui se sont dits proches de René Lévesque – quatre – ont d’ailleurs précisé que c’est pour mettre fin au favoritisme ainsi érigé en système, et pour donner à son équipe gouvernementale le plein contrôle du processus décisionnel, qu’il a décidé d’agir promptement en matière de financement des partis politiques. Pour eux, par-delà l’idéal de la souveraineté, il ne faisait aucun doute que c’est le désir de faire de la politique différemment et plus proprement qui poussait Lévesque et liait sa jeune équipe gouvernementale. La carte de l’intégrité aurait d’ailleurs convaincu plusieurs personnalités à faire le saut en politique active aux côtés de Lévesque. Ainsi, selon l’un de ces interlocuteurs, « toute l’équipe était sensible à cette réalité éthique, le message était tellement clair dès le départ que toute la culture de ce conseil des ministres en fut marquée ». Cette précision est fort intéressante, car elle confirme une thèse importante en éthique gouvernementale selon laquelle il importe que le leadership éthique vienne des plus hauts placés, et en premier lieu du chef. Le leadership du premier ministre est toujours fondamental pour imposer véritablement l’éthique dans les mœurs politiques et, de cette façon, provoquer de réels changements.

15Le leadership éthique de René Lévesque dépassait largement la question du financement des partis, il servait aussi à brider ceux qui dans l’entourage du parti comptaient sur des contrats gouvernementaux ou des nominations partisanes. Selon deux proches du premier ministre, il se faisait un devoir de vérifier lui-même auprès du Conseil du trésor si des sympathisants avaient cherché à obtenir des faveurs de son gouvernement. Ses ministres étaient aussi clairement prévenus que la valse des nominations politiques était éthiquement irrecevable. Bref, sous son règne, il devenait désavantageux de vouloir tirer profit des liens de proximité avec les membres du gouvernement. Cela nous prouve que les premiers ministres peuvent, s’ils utilisent avec adresse leur pouvoir, imposer une ligne de conduite très stricte à leur équipe et à l’entourage de leur parti.

  • 5  Rappelons que le Parti québécois a entre autres été cité à cet égard dans le rapport de la commiss (...)

16Mais si l’on peut effectivement affirmer que les mœurs politiques se sont considérablement améliorées dans les années 1980, il faut cependant admettre, diront certains ministres, qu’il y a aujourd’hui un certain relâchement. En général, les élus auraient réduit leur vigilance et cessé de mettre l’éthique au cœur de leurs préoccupations. Sans pour autant en revenir au temps de la corruption, ce relâchement général semble ouvrir la porte à des pratiques problématiques. Des péquistes y trouvent d’ailleurs l’explication au scandale Oxygène 9 et aux problèmes de financement douteux du parti5. Ainsi, quand l’objectif politique d’un parti se limite à vouloir gouverner à tout prix, il semble que les candidats soient plus ouverts aux propositions ambiguës qui font miroiter des promesses de victoire. L’un des ministres rencontrés dit craindre que « la culture du financement agressif » revienne hanter nos mœurs et nous fasse reculer sur ce plan. À preuve, il affirme avoir été ouvertement critiqué par l’un des responsables du financement de son parti parce qu’il voulait faire adopter une loi qui aurait été très mal accueillie par un groupe de généreux donateurs.

17Ce dernier exemple conduit à la question du lobbyisme et des réseaux d’influence. Sept interrogés indiquent que « tout bon ministre sait qu’il doit avoir toute l’indépendance nécessaire » pour faire bouger les choses selon ses objectifs. Pour être indépendant, un ministre doit rester prudent dans ses relations d’amitié ou dans ses liens avec des groupes issus de la société civile. C’est justement pour pouvoir conserver cette indépendance que son intégrité doit rester intraitable. Il importe donc pour lui de veiller, d’une part, à maintenir une distance avec ceux qui le sollicitent et, d’autre part, à garder toujours en tête qu’il est là pour servir l’intérêt public.

18À ce sujet, l’un des interlocuteurs souligne que, lorsqu’on devient ministre, il est nécessaire de comprendre rapidement qu’on gère un portefeuille qui intéresse assurément plusieurs individus. Il ne faut pas jouer aux naïfs, poursuit-il, et faire semblant d’ignorer que les gens qui sollicitent une rencontre le font pour obtenir une part de ces crédits. Les ministres doivent donc être lucides et responsables. Plus les contrats sont lucratifs, précise un autre, plus le ministre doit être aux aguets et faire preuve de compétence éthique.

19Cette indépendance permet donc au ministre de prendre de meilleures décisions politiques qui serviront le bien commun plutôt que de répondre à des intérêts particuliers ou corporatistes. C’est ce type de lobbyisme qui serait le plus à craindre, car il est moins spectaculaire que les démarches explicites visant les contrats lucratifs. Ce qui est visé ici, c’est une influence sur l’orientation des décisions en matière de politique publique. Un de nos interlocuteurs souligne d’ailleurs que sa plus grande déception en politique a justement été de constater à quel point les gouvernements sont à la merci des grands lobbies du monde syndical, patronal ou des autres groupes de la société. À son avis, les gouvernements manquent de courage pour leur tenir tête et travailler avant tout pour le bien commun et pour les citoyens non regroupés en de telles associations. Il est à ses yeux navrant de voir des ministres et des premiers ministres refuser de mettre en application de larges pans de leur programme politique de peur de froisser les grands lobbies institutionnels. Ces élus se réfugient alors dans un conformisme rassurant qui favorise les groupes d’intérêts particuliers.

20C’est justement pour répondre à ce besoin d’indépendance en contexte de sollicitation permanente que plusieurs ministres trouvent fondamental pour un premier ministre de s’assurer des qualités morales des membres de son conseil de ministres. Il est évident qu’un ministre ne peut pas être libre et indépendant s’il a des « cadavres dans son placard ». Il peut alors être victime de chantage et se sentir obligé de favoriser ceux qui ont des informations privilégiées sur lui. Il risque donc de provoquer un scandale qui pourrait emporter avec lui la bonne réputation du gouvernement.

21Quatre ministres interviewés pensent ainsi que, si notre culture politique s’est assainie du côté de la corruption, les risques les plus élevés qu’elle présente se trouvent dans l’influence qu’exercent sur la politique certains réseaux. Selon eux, c’est là que l’éthique doit entrer en action et inciter les ministres à être vigilants en remettant au cœur de leur réflexion la distinction entre leur vie publique et leur vie privée. Il leur faut sur ce point éliminer les zones ambiguës, qui sont autant de zones de vulnérabilité. D’autant qu’elles sont plus fréquentes ici, parce que le Québec est une petite société où l’élite politique fréquente les mêmes lieux et parcourt les mêmes itinéraires que l’élite économique.

22Cela dit, quatre ministres soutiennent que l’on ne pourra jamais empêcher un ministre d’être sensible aux sollicitations faites par des proches. Selon l’un d’eux, un ministre a beau vouloir se convaincre que le favoritisme est plus rare, il ne peut pas nier que les membres de tous les partis politiques ont des attentes lorsque leur parti forme le gouvernement. Un autre va encore plus loin, il pense qu’il faut accepter l’existence inévitable d’une certaine forme d’avantage qu’un ministre offre aux amis du régime. Ce ministre retraité, que l’on pourrait lier à la vieille garde, explique que c’est « faire preuve de fausse vertu » et « jouer à l’autruche » que de croire pouvoir être complètement insensible aux amis du régime. Aux yeux de ces quatre interlocuteurs, c’est une faiblesse humaine qui ne pourra jamais être éliminée de façon définitive. C’est pourquoi il est fondamental d’attaquer le problème par une autre voie, celle des nombreux contrôles administratifs qui empêcheront les ministres de prendre des décisions arbitraires à l’égard de telles sollicitations.

23Quatre autres ministres estiment pourtant qu’on exagère souvent l’influence que les lobbyistes peuvent avoir sur eux. Car même lorsque ces derniers réussissent à les rencontrer directement, ils ne font que vendre leur salade. Les ministres se contentent la plupart du temps de les recevoir et d’écouter ce qu’ils ont à dire. Et c’est avec le personnel du ministère qu’on verra si ces demandes peuvent obtenir une réponse. Dans la très grande majorité des cas, en effet, les ministres n’ont pas le pouvoir de satisfaire sur-le-champ aux demandes des lobbyistes. Ceux qui accusent les ministres d’être de simples exécutants de la volonté des lobbyistes ne savent pas à quel point les règles et les procédures administratives relatives à l’octroi de contrats sont strictes et ne peuvent être facilement contournées. Deux des ministres rencontrés ont d’ailleurs précisé que, si les citoyens connaissaient davantage l’obsession de contrôle du Conseil du trésor, ils comprendraient que le ministre n’a pas du tout la liberté requise pour s’abandonner à un tel favoritisme. Selon eux, on surestime souvent la marge de manœuvre des ministres, considérablement réduite au cours des deux dernières décennies, et donc leur pouvoir décisionnel réel. Plus l’argent public s’est fait rare, plus les contrôles des organismes centraux se sont resserrés et plus les décisions ont été centralisées autour du bureau du premier ministre.

24Loin de prétendre que le milieu politique est à l’abri des risques de dérapage, plusieurs ministres ont dit avoir constaté que les lacunes sur le plan de l’éthique se trouvent davantage du côté de l’entourage des ministres et des apparatchiks des partis. Il s’agirait sans doute là du maillon faible de l’environnement politique. Toutefois ils s’empressent de préciser que les ministres et les chefs de parti ne peuvent pas se défiler et dire qu’ils n’y sont pour rien. Ce sont eux, après tout, qui ont la responsabilité de choisir le personnel qui les entoure et de s’assurer que ceux qu’ils recrutent sont à la hauteur des responsabilités qu’on leur confie. Les membres du conseil des ministres ne peuvent pas penser que les questions d’éthique se limitent aux élus. Il est vrai pourtant que, lorsque les membres du cabinet ou les apparatchiks d’un parti commettent une faute ou adoptent des comportements inappropriés, ce sont les élus du parti ou du gouvernement qui écopent et doivent se défendre. C’est ce qui est arrivé dans le cas de Bréard (scandale Oxygène 9), de Bertrand (M3i) et du financement illicite des différents partis politiques.

25Les ministres doivent donc faire face à leurs responsabilités en étant plus vigilants et rigoureux dans la sélection et l’embauche du personnel du cabinet. Il est également nécessaire qu’ils assurent le suivi et la surveillance de leurs collaborateurs. Un des ministres rencontrés croit que tous les ministres devraient avoir la lucidité de reconnaître l’une des tristes réalités de leur milieu : il y a beaucoup de « parasites qui veulent manger dans l’auge du gouvernement ».

  • 6  À ce sujet, il est intéressant de s’attarder à cet extrait des directives en éthique formulées par (...)

26Ainsi, les pires ennemis en matière d’éthique gouvernementale seraient dans bien des cas les amis du régime, qui ne sont pas là pour servir l’intérêt public, mais plutôt pour profiter des occasions d’affaires que pourrait leur permettre la proximité avec le pouvoir. Les partis et les membres du conseil des ministres sont malheureusement trop souvent indulgents envers ces parasites et ils baissent rapidement la garde devant ceux qui semblent loyaux. Pour quatre des ministres interviewés, la principale erreur des ministres ou du chef de parti est de s’entourer de gens complaisants qui n’ont comme qualité que cette fameuse loyauté à leur égard6. L’un de nos interlocuteurs va même jusqu’à dire que « trop de ministres aiment s’entourer d’une cour d’adorateurs ». C’est justement la faiblesse de cet entourage qui rend régulièrement le ministre vulnérable.

27Les ministres auraient avantage à s’entourer de gens qui ont un réel esprit critique, des principes moraux bien ancrés et qui se font un devoir de les respecter. De tels collaborateurs compétents et intègres tâcheront de les aviser lorsque des décisions ou des actions envisagées leur paraissent litigieuses en termes d’éthique. Certains de ceux que nous avons interrogés ont d’ailleurs vanté les mérites de plusieurs de leurs collaborateurs, donnant des exemples de situations où ils auraient pu se retrouver sur la sellette si leurs adjoints ne les avaient pas ouvertement sensibilisés aux problèmes d’éthique qu’elles présentaient.

28On se fait souvent critique de l’état de l’éthique dans notre administration publique, mais certains entretiens nous ont fait comprendre que, comme dans les cabinets ministériels, tout repose sur le leadership des ministres. Plus un ministre est sensible aux questions éthiques, plus il a le réflexe de veiller à ce que la sphère administrative de son ministère y soit aussi attentive et plus il est exigeant quant à la conduite de ses hauts fonctionnaires et fonctionnaires. Cette sensibilisation à l’éthique de la haute fonction publique par le ministre est fondamentale. En effet, tous les lobbyistes insatisfaits de l’accueil de leur sollicitation par le ministre et son cabinet se tournent habituellement du côté de la machine administrative pour poursuivre leurs démarches et faire avancer leurs dossiers.

29Pour un autre interlocuteur, l’une des difficultés que peut avoir un élu dans son évaluation des risques du lobbying, c’est qu’en tant que député il se considère lui-même comme un lobbyiste qui, mandaté par sa circonscription ou sa région, sollicite le gouvernement afin d’obtenir des gains significatifs pour ceux qu’il représente. Le député doit donc toujours être vigilant dans sa circonscription, car plusieurs personnes ont tendance à abuser de son dévouement dans le but d’obtenir des privilèges.

30Finalement, un ancien ministre des Affaires municipales avoue son inquiétude devant la quantité de lobbyisme et de démarchage en tout genre dans la culture des administrations municipales. Selon lui, il est nécessaire d’y mettre au point de meilleurs mécanismes de régulation des comportements, car ces administrations gèrent de plus en plus de travaux d’infrastructure, un secteur d’activité qui intéresse fort les lobbyistes du milieu de l’ingénierie et des grandes firmes de travaux publics. Malgré la loi sur le financement des partis, les acteurs de la sphère politique savent que les professionnels et les entrepreneurs de cette industrie sont présents aux activités de financement des partis.

Évaluation des dispositifs de régulation des comportements des élus

31De manière tout aussi unanime que pour le premier thème, les ministres jugent que les dispositifs de régulation des comportements des élus de l’Assemblée nationale du Québec sont de très bonne qualité. On admet cependant que, comme pour toute structure existante, ils pourraient être améliorés. Un de nos interlocuteurs explique que ces dispositifs sont très présents dès le début de la carrière. Ainsi, même si un élu était peu sensibilisé à l’éthique, il comprendrait rapidement, lors de son entrée au conseil des ministres, qu’il ne doit pas badiner avec l’intégrité. Il précise que « tout est fait pour faire réaliser qu’on doit laisser son intérêt particulier dans l’antichambre ». Certains élus trouvent cependant problématique de voir que cette infrastructure s’est construite essentiellement de façon réactive, c’est-à-dire à travers les scandales.

Les gardiens de l’éthique gouvernementale

32Quand on aborde la question des gardiens de l’éthique publique, c’est-à-dire les institutions de surveillance, de suivi et de contrôle rattachées au Parlement, deux d’entre elles se distinguent du lot, le vérificateur général et le jurisconsulte. Une troisième institution est souvent citée par les personnes interrogées, le commissaire au lobbyisme. Contrairement aux deux institutions précédentes, ce commissariat n’est cependant pas très bien perçu par les ministres rencontrés. Une dernière institution, le directeur général des élections, a été mentionnée par l’un d’eux.

33Un des ministres interviewés soutient que l’appréciation des organismes et des mécanismes de contrôle, qui relèvent directement du Parlement, est souvent ambivalente. Ils ne sont pas toujours appréciés à leur juste valeur par les membres du gouvernement puisque, du point de vue de celui qui exerce le pouvoir, ils sont souvent très dérangeants. Par contre, leur importance est reconnue dès lors qu’on se trouve dans l’opposition. Cet interlocuteur fait tout de même remarquer que lorsque les ministres les examinent plus objectivement, dans une perspective plus globale, ils se rendent compte que ce sont des institutions essentielles pour le bon fonctionnement de nos démocraties.

34Pour d’autres, deux grandes conditions sont nécessaires pour que ces dispositifs puissent s’imposer efficacement comme des instances de régulation : la préservation à tout prix de leur indépendance face au pouvoir politique et l’importance du leadership de l’agent public qui les dirige – et on donne alors l’exemple de Sheila Fraser (vérificatrice générale du Canada) et de Daniel Jacoby (ex-protecteur du citoyen du Québec). Par-delà leurs qualités et leurs défauts, ces deux agents publics ont réussi à imposer leur institution comme un acteur central grâce à leur leadership et leur personnalité qui incarnaient l’intégrité et l’indépendance.

35La pertinence du jurisconsulte fait consensus auprès de ceux qui ont fait appel à ses services (sept des dix-sept interviewés) et qui ont apprécié l’aide offerte par ce gardien de l’éthique. Ses conseils en matière de bonnes pratiques sont jugés utiles en ce qu’ils éclairent en amont les décisions à prendre. L’analyse globale de leurs questions à laquelle procède le jurisconsulte à la lumière des normativités existantes les rassure. En ce sens, le rôle de cette instance n’est pas immédiatement d’ordre éthique, il s’agit plutôt d’informer les élus de manière neutre sur les aspects de leur fonction relevant du droit et des règlements. La contribution du jurisconsulte ne relève donc de l’éthique qu’a posteriori, puisqu’en ne faisant que conseiller et aider les élus à prendre les meilleures décisions, il les renvoie à leur propre responsabilité. Aussi, certains interlocuteurs pensent que le président de l’Assemblée nationale devrait en faire une plus grande promotion afin que l’ensemble des élus puissent être au courant des services qu’il offre. Selon eux, ses services sont trop peu connus et utilisés.

36Six ministres nous ont ensuite parlé directement du vérificateur général. S’ils sont majoritairement favorables à la place de plus en plus grande que prend cette institution en matière de surveillance des dépenses gouvernementales, l’un d’eux s’est fait quand même plus critique.

37L’un des ministres favorables au rôle plus important de cette instance a souligné que ce serait une bonne chose si l’effet Fraser se faisait sentir du côté de Québec et qu’un vérificateur général plus visible, plus dynamique, plus présent, bref, plus dérangeant secouait un peu la machine gouvernementale québécoise. Il croit que ceux qui critiquent Mme Fraser nuisent à la crédibilité de nos institutions publiques, car cette dernière ne fait rien de révolutionnaire, elle se limite à demander que l’on respecte davantage les règles de base de la gestion publique. Au contraire, la « vraie aberration dans le travail de Mme Fraser », poursuit-il, c’est qu’elle soit constamment obligée de démontrer que les règles de base ne sont pas respectées par les agents publics.

38Ce ministre pense que le vérificateur général doit avoir carte blanche pour intervenir partout où l’on gère de l’argent public, c’est-à-dire autant dans les ministères et les réseaux que dans les sociétés d’État. De cette façon, le principe de reddition de comptes prendra une signification réelle. C’est par son leadership que le vérificateur général amènera les gouvernements à voir qu’il est nécessaire d’augmenter la surveillance en matière de gestion des deniers publics. Selon ce ministre, il faut développer une culture de vérification et d’application comptable des plus rigoureuses. Un autre ministre ajoute que l’on devrait resserrer les suivis faits par le vérificateur général afin de s’assurer que ses recommandations ne restent pas lettre morte.

39On a aussi laissé entendre que les parlementaires pourraient obtenir des informations encore plus riches s’ils acceptaient d’accorder au vérificateur général un budget plus adéquat et des ressources plus importantes, de façon qu’il puisse mener des enquêtes plus approfondies et plus complètes.

40Le seul ministre critique à l’égard du vérificateur général lui reproche de ne pas être assez pragmatique quant à ses recommandations. Pour lui, le « problème avec le vérificateur général, c’est qu’il fait des recommandations qui ne sont pas applicables. Il se situe toujours dans le meilleur des mondes et ne regarde pas l’impact direct que tout cela a sur des pans de population. » Selon ce ministre, le jour où le vérificateur général proposera des recommandations concrètes et applicables, il deviendra un joueur clé pour notre démocratie.

41Six ministres nous ont également parlé des dispositifs de régulation en matière de lobbyisme. Cinq d’entre eux ont exprimé des critiques à l’égard du processus institutionnel (le commissaire et le registre), le dernier semblait plutôt favorable aux objectifs de transparence de la loi, même s’il la trouvait trop limitative à certains égards.

42Aux yeux de la très grande majorité de ces ministres critiques, le commissaire au lobbyisme est victime de la précipitation qui a mené à sa création. Toute la démarche, la loi et les règlements adoptés en faveur de sa mise en place, résulte d’une gestion réactive qui tentait de sortir de l’impasse d’une crise (l’affaire Oxygène 9). La création de ce commissariat serait l’incarnation même du réflexe politique primaire qui incite le politique à réagir sans réfléchir quand il se retrouve devant une telle situation. L’objectif visé est toujours celui d’éteindre rapidement l’incendie afin que la population cesse d’être critique et cynique à l’égard du gouvernement. Pour opérer ce type de gestion de crise, le gouvernement crée de nouvelles structures de contrôle ou de renforcement des mesures coercitives déjà existantes. En ce sens, il est vrai que la mission du commissaire l’amène à travailler dans une perspective hétérorégulatoire : il doit assurer « la surveillance et le contrôle » et il a le pouvoir de faire « des inspections et des enquêtes ». Une telle précipitation produit presque toujours des résultats problématiques et, donc, fort discutables.

43La plupart reprochent à la loi d’avoir mis en œuvre un système qui constitue une lourdeur bureaucratique irrecevable dans un contexte de modernisation de l’État. Selon eux, le registre, fastidieux, rebute les lobbyistes, plutôt que de les encourager à collaborer. Ces interlocuteurs sont persuadés que ce système coûte très cher à l’État, sans même lui permettre d’atteindre les objectifs de transparence qu’il s’était fixés. Pour justifier leurs critiques, ils affirment ouvertement qu’ils connaissent des lobbyistes qui continuent de travailler à Québec sans jamais avoir éprouvé le besoin de respecter la loi et encore moins de penser qu’ils devaient s’enregistrer pour continuer leur travail.

44L’un des ministres péquistes se fait même fort critique à l’égard de cette loi en soulignant qu’elle donne une image parfaite d’un des travers caractéristiques de la culture de son parti, son obsession de la vertu qui tient lieu de mythe fondateur. Cette quête de pureté incite les gouvernements du Parti québécois à vouloir toujours mettre en place les meilleures lois du monde et les institutions les plus exemplaires. Dans les faits, cela donnerait souvent des résultats décevants, les dispositifs étant conçus de manière telle qu’ils sont non fonctionnels. Par exemple, des lois sévères sont adoptées alors que les moyens de les faire respecter ne sont pas toujours disponibles. Ces mesures trop audacieuses, dont le Parti québécois abuserait, conduisent vite à des impasses, ce qui souvent n’est compris que trop tard. Dans le cas de la loi sur le lobbyisme, notre interlocuteur soutient qu’il faudrait une « armée de fonctionnaires pour parvenir à la faire respecter au pied de la lettre ». Elle exigerait aussi qu’un ministre, avant chaque rencontre avec un lobbyiste, remplisse un questionnaire détaillé sur sa nature. Bref, il dénonce cette loi parce qu’elle a mené à une impasse. En effet, le seul moyen de permettre au commissariat de respecter ses objectifs et d’être vraiment fonctionnel serait d’augmenter sa lourdeur technocratique.

45La loi sur le lobbyisme, selon un autre, est le « fruit d’une surenchère en matière d’ode à la pureté politique ». C’est un « dispositif désincarné » qui pourrait devenir, à cause de sa lourdeur bureaucratique, un véritable calvaire dans la pratique gouvernementale si on décidait de l’appliquer réellement. Pour ce même interlocuteur, la logique de l’enregistrement des lobbyistes est un leurre, puisque tout le monde sait aujourd’hui que le contournement de la loi est une réalité quotidienne. Ainsi, dit-il, « le commissaire peut bien tenter de jouer au préfet de discipline vis-à-vis des lobbyistes, mais tout le monde sait que c’est une vraie farce », car il n’a aucune portée réelle et n’a pas les moyens d’atteindre les objectifs de son institution. Il pourrait tout au plus « attraper les petits poissons, mais il serait incapable de faire face aux plus gros », qui ont des réseaux très solides et des moyens pour travailler par le biais de ces circuits informels.

46Mais l’un des ministres pousse encore plus loin la remise en question de la pertinence d’avoir opté pour la stratégie du registre en vue de discipliner le monde du lobbyisme. Il explique que, même si ce registre était efficace et que tous les lobbyistes s’enregistraient, la « plus-value » que celui-ci devrait receler pour améliorer les mœurs politico-administratives n’est pas perceptible à ses yeux. Il déplore l’obstination à maintenir ce dispositif alors que personne n’a pu démontrer à quoi il sert véritablement et en quoi il constitue un outil réel pour l’amélioration des décisions publiques.

47Le commissaire au lobbyisme, précise un de nos interlocuteurs, aurait de la difficulté à s’imposer principalement à cause, d’une part, de la faiblesse de sa mission, qui est trop vague, et, d’autre part, du manque de moyens pour assurer son efficacité. À son avis, si l’idée de base de cette loi, qui est d’atteindre la transparence, est fort louable et intéressante, ce dispositif est malheureusement beaucoup trop coûteux en regard des minces résultats obtenus. Il ajoute que trop de lobbyistes continuent de faire du lobbyisme à Québec, sans qu’ils se sentent obligés de s’enregistrer. Ils trouvent un moyen d’y échapper, souvent légitime, en jouant sur leur statut.

48Plutôt que de se limiter à demander des inscriptions à son registre et de faire des enquêtes pour gérer des crises, l’un des ministres pense que le commissaire doit lui-même faire une tournée de consultation, et ce afin de sortir de ce cul-de sac et de trouver des pistes pour rendre son institution efficiente. Pour un autre, il serait notamment intéressant de « voir le commissaire se transformer en conseiller », afin d’aider les agents publics à ne pas tomber dans les pièges tendus par certains lobbyistes.

49De l’avis d’un de nos interlocuteurs, la loi sur le lobbyisme est surtout odieuse par le fait qu’elle constitue une « négation du sens des responsabilités des agents publics ». En surveillant les rencontres des agents publics, le commissariat envoie à la population un message négatif qui ne fait qu’encourager le cynisme à leur égard, soit celui qu’il faut les contrôler car ils sont incapables d’assumer leurs responsabilités. Au lieu de raffermir leur sens de l’éthique, il accroît ainsi la crise de légitimité qu’ils connaissent.

50Enfin, on a fait remarquer que le contrôle du découpage électoral par le directeur général des élections a nettement assaini les mœurs politiques et mis fin aux manipulations partisanes. Cette instance joue en outre un rôle clé dans le respect de la loi sur le financement des partis politiques.

La loi sur le financement des partis politiques : un dispositif central

51On l’a dit, la loi sur le financement des partis politiques constitue, de l’avis de tous, le geste politique le plus significatif de toute l’histoire politique du Québec moderne en termes d’amélioration réelle des mœurs et de l’éthique. Sa puissance symbolique est telle qu’elle éclipse l’institution qui a la responsabilité de la faire vivre et respecter, le directeur général des élections. La loi sur le financement des partis politiques serait un « bijou » pour plusieurs dans la mesure où elle protégerait les élus contre certains types d’inconduite du milieu politique. Elle est appréciée par les élus parce qu’elle leur donne le sentiment d’avoir une plus grande liberté politique. Son plus grand mérite est d’avoir mis fin à la culture de la « dette politique » qui liait le nouvel élu à ceux qui finançaient leur campagne électorale.

52Certains se disent étonnés de la rapidité avec laquelle cette loi s’est imposée dans les mœurs politiques de tous les partis. La grande majorité des personnes que nous avons rencontrées disent qu’elle a joué un rôle central et structurant en matière d’amélioration générale des qualités morales de nos élus à Québec.

53Il semble y avoir un consensus sur le fait qu’elle a permis d’éliminer la grande majorité des transactions inappropriées qui gangrénaient notre vie démocratique. Selon l’un des ministres rencontrés, il faut que cette loi ait de grandes qualités et qu’elle soit d’une grande légitimité « pour que même les libéraux de Jean Chrétien s’y [soient référés] » lorsqu’ils ont revu le financement des partis politiques à Ottawa.

54Un ministre précise que les effets réels de cette loi sont tangibles des deux côtés du jeu du financement politique. En effet, si les élus ont appris à être prudents, les donateurs ont également intégré la nouvelle façon de financer les partis. Pour illustrer son propos, cet interlocuteur explique que même en période de financement intensive, il n’a jamais reçu d’autre offre que celle du chèque personnel. Cela ne veut certes pas dire que des professionnels ou responsables d’entreprise ne financent plus les partis politiques. Ils se sont plutôt pliés à l’exigence de faire des dons personnels.

55En plus de donner une plus grande marge d’autonomie aux élus, cette loi aurait eu un impact direct sur l’éthique publique, puisqu’elle a permis à des gens venant de tous les milieux socioéconomiques de se présenter en politique. Avec elle, le principe d’égalité des chances a véritablement pu prendre sa place en matière d’accès au monde de la politique ; un candidat n’a plus besoin d’être proche de gens détenant un pouvoir financier pour espérer faire de la politique active et éventuellement obtenir une fonction de ministre. Cette loi a donc brisé le monopole politique d’une élite plutôt homogène et a accru le pluralisme du corps politique. En effet, plus les enveloppes de financement permises sont grandes, plus on rétrécit le champ d’accès et réduit la force du principe d’égalité, plus on augmente les risques de contrôle des milieux politiques par le réseau des candidats riches ou amis des riches.

56Malgré toutes les bonnes choses qui peuvent être dites sur cette loi, il faut en même temps reconnaître ses limites. Un contrôle de tous les dons est impossible, « il restera toujours des petites magouilles », au moyen desquelles des contributeurs aux caisses électorales encourageront l’industrie des dons personnels par l’entremise de leurs employés. Un des ministres rencontrés affirme d’ailleurs que tout le monde « sait qu’il y a de la gymnastique fine qui se fait à gauche et à droite ». Malgré tout, lui non plus ne croit pas que ces écarts de conduite soient importants au point de déclarer forfait : « il ne faut pas réduire la puissance du corps de cette loi » pour si peu. Selon un autre interlocuteur, « les puristes ont tort de vouloir tuer la loi parce qu’il y a des écarts », car on sait bien que « ce type de loi ne peut pas être parfaite ». Loin d’être naïfs face à cette loi, ils se disent donc conscients qu’elle n’est pas parfaite et que certaines personnes continuent à vouloir la contourner. Ces imperfections seraient cependant marginales et ne sauraient être suffisamment significatives pour atteindre sa légitimité.

57Un autre ministre pense que ce n’est pas vraiment la loi qui pose problème, mais le fait que les citoyens ne participent pas suffisamment au financement populaire des partis politiques. En négligeant le financement populaire, « ils affaiblissent toute la puissance démocratique » de cette loi. Les citoyens ne seraient donc pas très généreux en termes de financement des partis politiques, « tout le monde est pour la vertu » de cette loi, mais « peu sont prêts à payer » directement pour le financement des partis politiques. Cette situation pose un problème important pour la vigueur de la démocratie québécoise et rend difficile le financement général des partis au Québec. Elle ouvrirait même, aux yeux de cet interlocuteur, de nouveau toute grande la porte au financement détourné. Ce ministre précise d’ailleurs que ce sont souvent des individus liés à des firmes qui payent les billets pour les activités de financement. Pour certains de nos interlocuteurs, l’esprit de la loi a beau faire l’unanimité, il ne fait aucun doute que certains membres de corporations tentent encore de contourner la loi.

58Pour résoudre ce problème de contournement des règles de financement des partis et préserver l’objectif d’indépendance qui est latent dans la loi de Lévesque, l’une des personnes interrogées explique que l’État québécois devrait payer toutes les dépenses électorales des partis politiques : « cela coûterait cher, mais ce serait le seul moyen de mettre tout le monde » sur un pied d’égalité.

Les dispositifs administratifs

59Six ministres rencontrés nous ont parlé du rôle central des dispositifs administratifs qui ont été implantés au cours des quatre dernières décennies. L’instauration d’une fonction publique permanente et professionnelle semble être considérée comme le facteur le plus déterminant en matière de progrès des mœurs politico-administratives. Les règles d’embauche et la professionnalisation de la fonction publique québécoise ont été des facteurs centraux de la fin de la « culture du discrétionnaire » et de l’entrée dans le monde d’une normativité plus stricte. Malgré tout ce que l’on peut reprocher à cette approche normative, elle a permis à l’État québécois de mettre en place des institutions plus stables et une gestion du service public plus rigoureuse.

60Selon nos interlocuteurs, l’implantation et l’essor de cette culture de la normativité ont été accompagnés par le déploiement d’une infrastructure de surveillance et de contrôle. Tout cela a largement contribué à la diminution importante des cas de corruption, de détournement des fonds publics et, du coup, réduit les risques d’abus et de scandales.

61Ainsi, les citoyens les plus cyniques qui ont tendance à accuser les agents publics de « se remplir les poches » oublient trop souvent, expliquent ces mêmes interlocuteurs, que les ministres et leurs entourages sont surveillés par des mécanismes de contrôle. Ils doivent notamment faire autoriser et « justifier toutes les dépenses de cinquante dollars et plus » qui se font dans leur ministère, et ce, de façon récurrente tous les trois mois. De plus, ils doivent défendre les engagements financiers de leurs ministères devant des commissions parlementaires. Ainsi, expliquent ces ministres rencontrés, il serait faux de penser qu’un ministre a carte blanche dans la gestion de son ministère, il doit constamment rendre des comptes.

62La vie au sein d’un gouvernement exige beaucoup de patience, car rien ne se fait instantanément. Tout ce qui est fait exige beaucoup de préparation, car plusieurs étapes de vérification doivent être franchies avant que les projets soient adoptés et que les crédits soient attribués. Une fois ces étapes traversées, ceux qui composent l’entourage du ministre doivent demeurer vigilants et tout aussi patients. Ils doivent tout justifier et s’assurer que les projets triomphent des obstacles que constituent les nombreux dispositifs de contrôle et d’autorisation qui balisent l’utilisation des budgets. Selon un des ministres rencontrés, « quand tu as le Conseil du trésor qui te talonne sans cesse, ta marge de manœuvre pour faire des malversations est mince ». Un autre ministre va plus loin en soutenant que les fonctionnaires du Trésor sont si contrôleurs que le ministre est en droit de se demander s’il peut encore décider de quelque chose en matière de dépenses publiques.

63Ainsi, s’il y a un mythe populaire que les ministres contestent, c’est celui qui prétend qu’ils donnent régulièrement des contrats gouvernementaux à des amis du régime. Il est important pour eux de préciser qu’un ministre ne contrôle pas le jeu de l’octroi des contrats, « on a beaucoup trop de règles administratives pour pouvoir contrôler les appels d’offre ». Un politicien intègre ne conteste pas ces règles de passation de contrats, il les défendra même, car elles le protègent de toute forme de pression.

64Toutes ces étapes de contrôle administratifs sont prises très au sérieux par les ministres et leur entourage. Aux yeux d’une des personnes interrogées, ces règles et ces dispositifs jouent un rôle de surveillance qui oblige le milieu politique à rester très rigoureux. Même s’ils alourdissent considérablement l’action gouvernementale, ils ont aussi pour effet de réduire au minimum les risques de scandale qui aurait l’ampleur ou le profil de celui des commandites.

65En vue d’améliorer ces dispositifs de régulation administratifs, il faudrait encourager les ministères et organismes à augmenter l’étendue de leurs vérifications internes. Il faut aussi miser sur des règles de comptabilité très strictes afin de permettre aux hauts fonctionnaires de prendre leur distance à l’égard du milieu politique. En augmentant la transparence et les contrôles dans les ministères et organisations, les hauts fonctionnaires seraient forcés de se blinder en termes d’intégrité. Les secrétariats des ministères et organisations doivent aussi s’interroger davantage sur les principes éthiques qui devraient guider la gouverne de nos institutions publiques. Ils sont les gardiens des principes éthiques et doivent rappeler à l’ordre les dirigeants qui ne sont pas sensibles à cette dimension. Il faut notamment mieux former les administrateurs de nos sociétés d’État afin de les sensibiliser à leurs responsabilités dans le nouveau cadre de gouvernance. Plus ils se sentiront responsables, moins ils se soumettront à la règle de la dette politique sous-jacente à leur nomination. Il faut leur faire prendre conscience que leur loyauté et leurs responsabilités premières doivent être réservées à l’organisation au sein de laquelle ils ont été nommés.

Les autres dispositifs

66Cinq des ministres interviewés ont fait mention de certains dispositifs qui favorisent la place de l’éthique dans leurs mœurs. L’un de ces interlocuteurs soutient que toutes les initiatives misant sur la transparence dans les affaires publiques doivent être soutenues. Selon lui, la loi d’accès à l’information est certes le dispositif le plus manifeste en termes de promotion de la transparence. Elle n’est cependant pas la seule initiative qui mette en avant ce principe.

67La déclaration d’intérêts que doivent faire tous les ministres est également très importante. Trois ministres l’ont d’ailleurs ciblée, car elle leur rappelle que leurs fonctions visent à servir, non pas leurs propres intérêts, mais l’intérêt public. Quand il signe sa première déclaration d’intérêts, un ministre reçoit un message limpide lui indiquant qu’il est maintenant « sous surveillance ». Sa signature place ce ministre dans une posture éthique, car il engage sa parole et son honneur.

68Un ministre nous a également dit que les commissions parlementaires jouent un rôle très important pour notre démocratie. La commission parlementaire est une instance de surveillance qui oblige les ministères à faire une reddition de comptes rigoureuse. Un autre confirme le potentiel de régulation de ces commissions, mais déplore le peu de ressources qu’on leur accorde. Elles pourraient ainsi jouer un rôle encore plus important si elles avaient des ressources humaines et financières dignes du travail pour lequel elles sont créées. Cet interlocuteur précise encore qu’il serait important que les élus qui collaborent à ces commissions mettent de côté leur réflexe partisan.

69Un dernier ministre pense que le procureur général devrait jouer un rôle plus actif auprès de ses collègues afin de les aviser lorsque ces derniers s’entourent de gens douteux ou pouvant nuire à l’intégrité du gouvernement, même si ce n’est qu’en apparence.

Sensibilisation et formation

70Seulement deux ministres ont mentionné la sensibilisation ou la formation en éthique. À leur avis, il s’agit là d’un domaine fort négligé par les différentes instances de notre système démocratique. L’un d’eux précise d’ailleurs qu’il est malheureux de constater qu’il y a peu ou pas du tout de formation en éthique offerte aux élus québécois. Selon lui, on fait peu d’effort pour essayer d’élever le niveau des compétences éthiques des élus ; il faudrait au moins une formation de base pour les sensibiliser à cette dimension de leur métier.

71S’inscrivant dans la même lignée, le second ministre soutient que ce sont les responsables de l’aile parlementaire de chacun des partis qui devraient jouer un rôle plus actif en matière de sensibilisation accrue en éthique. Il faudrait notamment encadrer beaucoup mieux les nouveaux élus. À ses yeux, les partis politiques devraient également jouer un rôle plus dynamique à ce niveau.

La responsabilité de l’élu et son sens de l’autorégulation

72Quatre ministres ont affirmé qu’ils avaient eux-mêmes une responsabilité importante en matière d’éthique gouvernementale. Trois sur quatre ont insisté pour dire que la part la plus importante de la responsabilité du ministre à ce niveau se situait dans la sélection d’un entourage de qualité en vue d’éviter les dérapages. Ils précisent à cet égard qu’un ministre doit être attentif lors de la sélection de son personnel, afin de constituer un cabinet irréprochable et vigilant. Plus il s’entoure de gens compétents, courageux et intègres, expliquent-ils, moins il risque de se mettre dans des situations précaires. En effet, un bon cabinet jouera un rôle préventif important, il protégera son ministre contre ceux qui pourraient lui nuire. Ce personnel doit avoir une intelligence critique et ne pas craindre d’aviser son ministre qu’il fait une erreur lorsque c’est le cas. L’un de nos interlocuteurs a souligné que les ministres doivent aujourd’hui plus que jamais s’opposer à la diminution des sommes réservées aux paiements des membres des cabinets. Selon lui, cette réduction de budget est un mirage d’économie, car tout le monde y perd quand les gouvernements ne peuvent plus engager des personnes compétentes pour conseiller les ministres.

Dynamique démocratique

73Huit ministres nous ont parlé de l’importance à accorder aux mécanismes actuels de notre démocratie. À leurs yeux, deux éléments sont actuellement garants de notre vie démocratique : l’importance d’avoir des partis politiques sains et la présence de médias vigilants et responsables. L’un d’eux résume bien cette réalité en expliquant que les médias et les partis d’opposition sont des « chiens de garde de nos démocraties », car ils obligent les membres du gouvernement à rester vigilants.

74Il est essentiel, selon l’un de ces ministres, de maintenir et de respecter la logique d’alternance de nos démocraties qui demeure le dispositif ultime obligeant les membres du gouvernement à assurer un certain contrôle de leurs conduites. Il explique que la force de cette logique d’alternance, c’est qu’elle envoie continuellement des messages qui forcent les ministres à tenir compte de l’opinion publique, car ces derniers craignent de perdre le pouvoir. Dans le même esprit, un autre ministre soutient que l’opposition joue un rôle central pour garder notre démocratie en santé. Elle doit en effet assumer un rôle de critique afin d’obliger le gouvernement à expliquer ses décisions et à rendre des comptes. Un troisième interlocuteur pense que c’est justement le fait d’avoir deux partis politiques forts et dynamiques qui assure aux Québécois que leur gouvernement ne sombrera pas dans les abus, comme c’est le cas à Ottawa. Pour lui, un bipartisme fort est fondamental pour la démocratie. En effet, poursuit-il, il empêche le gouvernement de glisser dans un laxisme qui engendre trop souvent, chez les agents publics, des dérapages comportementaux. La possibilité de l’alternance pousse les membres du gouvernement à toujours garder une fibre morale forte et contribue à réduire grandement l’attrait des tricheries.

75Pour favoriser l’augmentation des compétences éthiques des élus, les partis politiques pourraient jouer un rôle plus important, en scrutant notamment les valeurs et la vision de l’éthique des candidats qui les représenteront. Plus ces candidats seront en politique pour servir l’intérêt public, moins il y aura de menace de dérive comportementale.

Nouveaux dispositifs

76Quatre des ministres rencontrés ont proposé de nouveaux dispositifs que les gouvernements pourraient mettre en œuvre en vue d’augmenter la place de l’éthique dans la culture des membres de l’Assemblée nationale. Un premier a indiqué qu’un code d’éthique pourrait être intéressant, dans la mesure où il serait construit pour aider les ministres à prendre les meilleures décisions et à éviter certains pièges. Un second a affirmé qu’un commissaire à l’éthique indépendant pourrait être utile. Un autre a dit qu’une commission indépendante du Parlement devrait être mise sur pied. Elle aurait pour mission d’évaluer les engagements électoraux des partis politiques pendant la campagne électorale et de s’assurer que le parti qui l’emporte respecte formellement ses engagements. À la longue les partis seraient obligés de diminuer leurs promesses de campagne et de tabler uniquement sur celles qu’ils jugeraient réalisables. Le dernier de ces interlocuteurs pense que les modifications les plus importantes à effectuer pour faire progresser la culture éthique des élus sont liées à la réforme de notre système électoral. Il a insisté à cet égard sur la nécessité d’un scrutin proportionnel et sur la limitation des mandats à deux termes. Selon lui, le seul moyen d’améliorer la culture de l’éthique est d’intensifier la vie démocratique.

Conclusion

77Nous conclurons notre réflexion sur quelques pistes qui pourraient faire l’objet d’autres analyses. Il est d’abord intéressant de constater que les ministres rencontrés sont tous convaincus de la très grande qualité morale des élus québécois. Ils se font une joie de se comparer aux autres parlements et se disent fiers que, contrairement à l’ampleur qu’elle prend souvent ailleurs, la question de la corruption ne soit pas une préoccupation importante au Québec, ne faisant plus partie des mœurs politiques depuis quelques décennies.

78Nous pourrions croire que c’est par manque de sens critique qu’ils tiennent un tel discours. Pourtant leur point de vue est bien fondé sur la réalité. Dans l’un des autres chantiers de notre recherche, nous avons effectivement tenté d’analyser les scandales politico-administratifs les plus importants des trois dernières décennies au Québec. Or les trois cas que nous avons étudiés sont mineurs comparativement à certaines situations problématiques qu’ont connues d’autres parlements, ne serait-ce que celui d’Ottawa.

79Il est aussi intéressant de voir que ce n’est pas parce qu’ils disent avoir un grand sens de l’éthique qu’ils se croient complètement à l’abri des comportements douteux. Sans entrer dans le détail de ces autres questions éthiques, il semble que ce soit principalement autour des faiblesses comportementales quant à l’honnêteté intellectuelle (culture du mensonge et des demi-vérités) et de la bassesse de certaines stratégies découlant de la concurrence entre les élus d’un même parti gouvernemental (la fin justifie les moyens pour obtenir les rares postes de ministre disponibles) que surgissent les problèmes les plus importants de nos élus.

80Pour sa part, la sollicitation faite par des lobbyistes, des représentants de groupes et des proches du parti demeure une zone à risque importante que le milieu politique ne peut pas sous-estimer. Même s’ils se disent suffisamment contrôlés par des dispositifs externes empêchant de prendre des décisions arbitraires, ils reconnaissent que si l’indépendance est une valeur essentielle à la bonne gouverne des affaires publiques, elle est une valeur fragile et constamment menacée qui doit être protégée. Cette indépendance des décideurs politiques devient donc un enjeu éthique important, car c’est cette valeur qui permet au ministre de continuer de servir l’intérêt public et le bien commun.

81Si les ministres se sentent suffisamment lucides et intègres pour résister aux pressions indues, ils reconnaissent que leur entourage peut être beaucoup plus vulnérable. Ils pensent que le premier ministre et son conseil des ministres doivent être plus vigilants dans la sélection des membres de leur entourage et se sentir directement responsables de la surveillance de cet environnement immédiat.

82Au niveau des dispositifs de régulation des comportements qui forment l’infrastructure gouvernementale, il est intéressant de noter que les ministres sont plus favorables aux mesures qui interpellent leur sens des responsabilités que les mécanismes bureaucratiques qui alourdissent leur tâche et qui veulent contrôler leurs faits et gestes. Ainsi, ils sont fort positifs à l’égard du jurisconsulte qui les aide à prendre des décisions appropriées, au vérificateur général qui les oblige à être plus rigoureux et responsables dans la gestion des deniers publics et à la loi sur le financement des partis politiques parce qu’elle a donné aux élus une indépendance plus grande qui leur permet de mieux servir l’intérêt public. En revanche, ils sont très critiques face aux contrôles administratifs du Conseil du trésor et ils sont peu enthousiastes au registre du commissaire au lobbysme. Ces deux dispositifs sont vus comme des mécanismes purement bureaucratiques, lourds et souvent contre-productifs.

  • 7  Voir à ce sujet Y. Boisvert et al., Petit manuel d’éthique appliquée à la gestion publique, Montré (...)

83Cette évaluation des dispositifs est intéressante pour notre programme de recherche générale, car en la scrutant sous la lorgnette du cadre hétérorégulation-autorégulation7 qui nous sert d’assise transversale pour tous les volets de notre projet, on peut dire que les ministres privilégient la perspective autorégulatoire, qui en appelle à une prise en charge plus grande de la responsabilité dans la gestion de leur propre conduite. Dans notre travail de conceptualisation de l’éthique appliquée, nous avons toujours pensé que l’éthique contemporaine doit viser le développement des compétences relevant de l’autorégulation. On peut dire ici que nos ministres sont cohérents car s’ils semblent vouloir acquérir une plus grande indépendance et une meilleure marge de manœuvre, ils reconnaissent que cela exige une prise en charge sérieuse de leurs responsabilités.

  • 8  Voir J.-D. Reynaud, Le conflit, la négociation et la règle, Toulouse, Octares, 1995.

84Du même coup, ils sont tout aussi cohérents lorsqu’ils se disent plutôt allergiques aux régulations contrôles8 qui sont soumises aux diktats de tiers institutionnalisés. Ils n’apprécient pas de voir ces derniers s’ingérer dans la gestion des dossiers en imposant des façons de faire qui ne facilitent pas la concrétisation de leurs objectifs.

85Ce constat final nous permet de croire qu’en matière de régulation les ministres seraient beaucoup plus ouverts à des stratégies de sensibilisation visant à développer davantage leurs compétences autorégulatoires qu’à la mise en place d’une infrastructure régulatoire qui multiplierait les procédures de contrôle les enserrant dans un carcan réglementaire. Tout cela prend encore plus d’importance dès lors qu’on se rappelle les affirmations de ceux qui ont fréquenté René Lévesque selon lesquelles, lorsque le premier ministre est un leader incontesté en matière d’éthique et d’intégrité, l’éthique devient un point de ralliement de la culture des membres du conseil des ministres. Ainsi, à lui seul, un leadership fort de la part du plus haut dirigeant donnerait les meilleurs résultats en termes de généralisation du souci de l’éthique et de prise en compte des enjeux de base qui sont liés à cette préoccupation.

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Notes

1  Voir Y. Boisvert (dir.), Raisonnement éthique dans un contexte de marge de manœuvre accrue, Centre d’expertise en gestion des ressources humaines du secrétariat du Conseil du trésor du Québec, 2003. Le titre de la recherche dans son ensemble (2003-2006) est Vers un nouveau cadre d’analyse en éthique appliquée : consolidation théorique et évaluation de sa valeur heuristique à partir de l’éthique appliquée en contexte gouvernemental. Elle été subventionnée par le programme de recherche innovante du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture.

2  Trois scandales ont eu lieu en lien avec le gouvernement québécois : le scandale M3i (impliquant des administrateurs de cette filiale d’Hydro-Québec), le cas Gaétan Frigon (administrateur à la Société des alcools du Québec) et l’affaire Oxygène 9. Sur le plan du gouvernement fédéral, trois scandales ont frappé l’imaginaire collectif : le scandale du commissaire à la protection de la vie privée (Georges Radwanski et ses comptes de dépenses), le Shawinigate (qui impliquait le premier ministre Jean Chrétien dans la vente de terrains à l’Auberge Grand’Mère) et, enfin, le scandale des commandites.

3  Pour contribuer à la confidentialité des témoignages, dans ce texte nous ne distinguerons pas, dans la formulation, les hommes et les femmes qui ont répondu à nos questions. Le genre masculin employé pour tous est dans ce sens un neutre.

4  Nouvelles directives du premier ministre, communiqué du gouvernement, 27 octobre 2003, http://communiques.gouv.qc.ca/gouvqc/communiques/GPQF/Octobre2003/27/c5090.html, page consultée le 2 octobre 2006.

5  Rappelons que le Parti québécois a entre autres été cité à cet égard dans le rapport de la commission d’enquête présidée par le juge Moisan, 12 juin 2006, http://www.electionsquebec.qc.ca/fr/pdf/publications/Rapport_Moisan.pdf, page consultée le 2 octobre 2006.

6  À ce sujet, il est intéressant de s’attarder à cet extrait des directives en éthique formulées par les deux derniers gouvernements (ceux de Bernard Landry et de Jean Charest) : « La seconde directive, intitulée Directive sur la transparence et l’éthique relativement à l’exercice des fonctions du personnel des cabinets de ministre, demande à tous les membres du personnel des cabinets de ministre de prendre connaissance et de s’engager par écrit à respecter les règles d’éthique qui s’appliquent à eux. Il s’agit de dispositions en matière de loyauté et de conflit d’intérêts, de certaines dispositions de la Loi sur la transparence et l’éthique en matière de lobbyisme et de la Directive concernant les règles applicables lors de la cessation d’exercice de certaines fonctions pour l’État. Il est à noter que les employés de soutien ne sont assujettis qu’à certaines de ces règles » (http://communiques.gouv.qc.ca/gouvqc/communiques/GPQF/Octobre2003/27/c5090.html, page consultée le 2 octobre 2006. Nous soulignons). On voit la place importante que laisse le gouvernement québécois à la question de la loyauté dans la gestion des comportements. En fait, il est l’un des rares en Occident (avec la France) à ne pas avoir de mécanismes de gestion de la dénonciation des actes fautifs. De plus, son règlement sur l’éthique et les règles qui conduisent le travail de ses fonctionnaires sont fondés sur la loyauté (un fonctionnaire ne peut donc pas aller à l’encontre de son gouvernement, ce qui est louable dans la plupart des cas, mais irresponsable dans certains cas d’abus).

7  Voir à ce sujet Y. Boisvert et al., Petit manuel d’éthique appliquée à la gestion publique, Montréal, Liber, 2003.

8  Voir J.-D. Reynaud, Le conflit, la négociation et la règle, Toulouse, Octares, 1995.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Yves Boisvert, « Éthique, lobbyisme et dispositifs de régulation des comportements : la perception des ministres québécois »Éthique publique [En ligne], vol. 9, n° 1 | 2007, mis en ligne le 11 septembre 2015, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/1795 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.1795

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