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Éthiques et politiques de l'aménagement de la diversité culturelle et religieuse

Communautarisme et pluralisme dans le débat français. Essai d’élucidation

Justine Lacroix

Résumés

L’usage fait en France des vocables « communautarisme » et « pluralisme » est déconcertant. D’abord par la fréquence de ces termes, mais surtout par le sens, très éloigné de leur signification philosophique initiale, qui leur est régulièrement donné. Cet article prend le contre-pied d’un certain nombre d’idées reçues en France sur la question de ce qui est « pluriel ». Et, pour commencer, il souligne que le communautarisme n’est pas un pluralisme, puisque ce dernier terme a un sens philosophique précis qui ne se confond pas avec une simple valorisation de la « pluralité ». Une interprétation plus « libérale » du modèle républicain français permettrait peut-être d’intégrer la reconnaissance de certaines différences sans pour autant recourir à des droits collectifs qui ne sont pas sans risques du point de vue du primat des libertés individuelles.

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Texte intégral

  • 1  C. Fleury, Les pathologies de la démocratie, Paris, Fayard, 2005, p. 66.

1L’usage fait, en France, des vocables « communautarisme » et « pluralisme » est pour le moins déconcertant. Déconcertant par la fréquence avec laquelle ces termes sont invoqués, mais surtout par le sens, très éloigné de leur signification philosophique initiale, qui leur est régulièrement donné. À titre d’exemple, cet extrait d’un ouvrage récemment publié par une jeune philosophe pose d’emblée la question suivante : « Quel type de société voulons-nous pour demain ? Celle du pluralisme communautariste ou celle de l’unité républicaine1 ? » En une seule phrase, se trouvent condensés la plupart des contresens du débat français sur ces questions. Quand on oppose le « pluralisme communautariste » à « l’unité républicaine », on induit l’idée que le communautarisme se confond forcément avec le pluralisme – les deux termes renvoyant eux-mêmes à un morcellement de la société et donc à une simple valorisation de la « pluralité ». En outre, on sous-entend – comme si cela allait de soi – que seul le républicanisme ferait droit à une exigence d’unité et de cohésion. Et il ne s’agit là que d’un exemple parmi bien d’autres.

  • 2  J. Jennings, « Citizenship, Republicanism and Multiculturalism in Contemporary France », British J (...)
  • 3  Ibid., p. 592-593.
  • 4  Fragile dans la mesure où Jennings souligne les difficultés qu’éprouve ce républicanisme modernisa (...)

2C’est pourquoi j’aimerais construire cet article sous la forme d’une élucidation sémantique qui me conduira à prendre le contre-pied d’un certain nombre d’idées reçues en France sur la question de ce qui est « pluriel ». Les mots comptent, en effet. En cette matière comme en d’autres, le refus de clarifier certains concepts se révèle un piège tant pour la réflexion que pour l’action publique. Qu’on songe simplement au succès douteux du vocable « communautarisme » devenu, cette dernière décennie, un véritable « fourre-tout » qui permet de jeter l’opprobre sur des phénomènes en réalité très différents et qui ne relèvent pas forcément d’une logique d’identité collective – puisqu’ils vont du mariage homosexuel au port du foulard en passant par la discrimination positive. J’y reviendrai en conclusion. D’ici là, et pour entrer dans le vif du sujet, j’aimerais m’appuyer sur la typologie proposée par le Britannique Jeremy Jennings dans sa scrupuleuse reconstitution des positionnements de la pensée républicaine française face à la question du multiculturalisme2. Jennings distingue ainsi trois variantes du républicanisme. À un extrême, se tiendrait un républicanisme « traditionnel » qui se signale par sa violente hostilité à toute reconnaissance au « droit à la différence » associé à une forme de « tribalisme ». À suivre cette perspective – à laquelle Jennings associe des auteurs tels que Régis Debray, Christian Jelen, Guy Coq ou Tzvetan Todorov –, le multiculturalisme serait « non français » car il se fonderait sur des communautés closes en plaçant la « culture » au-dessus de la politique et les groupes au-dessus de l’individu. À l’autre extrême, se tiendrait un « républicanisme multiculturel » articulé autour de la mouvance d’Esprit, et auquel Jennings accole les noms de Joël Roman, Françoise Gaspard, Farhad Khosrokhavar ou encore Alain Touraine. Pour ces derniers, le monoculturalisme républicain devrait céder la place à un nouveau compromis qui conduirait à une métamorphose de la citoyenneté, conçue désormais comme un ensemble de relations latérales entre individus et groupes plutôt que comme un simple face-à-face entre l’individu et l’État3. Entre les deux, se tiendrait un « républicanisme modernisateur », que Jennings identifie à la seule figure de Dominique Schnapper, et qui se distingue par ses tentatives de repenser le modèle français tout en restant inscrit au sein du paradigme républicain. Je n’analyserai pas ici cette catégorie médiane et quelque peu fragile4. C’est aux deux figures opposées du républicanisme contemporain relevées par Jennings que s’adresseront mes tentatives d’élucidation.

  • 5  Cet argument est de Cécile Laborde. Il est développé plus avant ci-dessous. Voir C. Laborde, « The (...)

3Aux premiers – aux républicains traditionnels –, j’aimerais souligner que le communautarisme n’est pas un multiculturalisme et qu’ils sont peut-être atteints eux-mêmes d’une forme légère de schizophrénie à force d’agiter des raisonnements farouchement universalistes à l’encontre de toute forme de diversité culturelle sans craindre, par ailleurs, les arguments communautaires quand il s’agit de défendre l’État-nation sur la scène internationale5. Aux seconds – ceux qui plaident pour un républicanisme multiculturel –, j’aimerais rappeler que le terme de pluralisme a un sens philosophique précis qui ne se confond pas avec une simple valorisation de la « pluralité ».

Le communautarisme n’est pas un multiculturalisme

  • 6  P.-A. Taguieff, La république enlisée. Pluralisme, communautarisme et citoyenneté, Paris, Syrtes, (...)

4Le vocable « communautarisme » est devenu, en France, une véritable marque d’infamie. Le communautariste, c’est toujours l’« autre »6. Cette connotation péjorative se retrouve même dans la définition qu’en donne le dictionnaire. Le Robert 2006 écrit ainsi que le communautarisme est un « système qui développe la formation de communautés (ethniques, religieuses, culturelles, sociales, etc.) pouvant diviser la nation au détriment de l’intégration ». Voilà une définition qui a de quoi surprendre tout théoricien du politique qui s’est un tantinet intéressé aux très riches débats suscités par ce vocable dans le monde anglophone depuis un quart de siècle. D’autant que la formule est particulièrement floue. Quelles sont les communautés « ethniques » ou « sociales » visées ici ? Un club de philatélie ou une association des anciens de sciences po constituent-ils des « communautés sociales » ? Et si oui, qui osera prétendre sans rire que ces dernières contribuent à diviser la nation ? Mais alors quel est le critère qui permet d’estimer que telle ou telle communauté porte atteinte à l’intégration ?

  • 7  A. Rey (dir.), Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Le Robert, 2005.

5Bien sûr, on pourrait objecter que cette définition ne fait ici que traduire le sens courant qu’a pris ce terme dans la vie publique française, et qu’il ne revient pas à un dictionnaire général de langue française de faire œuvre de philosophie politique. Soit. Prenons alors le Dictionnaire culturel en langue française, superbe œuvre de quatre volumes de deux mille cinq cents pages chacun. La définition du « communautarisme » y tient en… quatre lignes, exemples compris : « Tendance à faire prévaloir les spécificités d’une communauté au sein d’un ensemble social plus vaste. Les dangers du communautarisme pour l’intégration à une nation. Un communautarisme borné, agressif, de repli7

  • 8  S. Lukes, « L’arrachement social et ses mythes : sur la querelle entre libéralisme et communautari (...)
  • 9  Voir le dossier de J. Roman et P. Tournemire, « Communautarisme : risque ou fantasme », Les idées (...)
  • 10  C. Fleury, op. cit., p. 156.

6Pour tenter d’y voir plus clair et d’échapper aux incantations, c’est donc ailleurs qu’il faut chercher. Ici, un point de départ utile réside dans la distinction tracée par le sociologue Steven Lukes entre communautarisme « bas » et communautarisme « haut »8. Le communautarisme « bas » serait celui – réel ou fantasmé – de ceux qui tenteraient de promouvoir la reconnaissance de groupes culturels distincts au sein de nos États-nations. Ce type de communautarisme se caractériserait par la revendication de lois particulières, distinctes de la loi commune, valant pour leurs seuls membres et s’imposant à eux9. On trouvera difficilement des traces de ce type de communautarisme « dur » et militant dans l’espace démocratique français. Espace où on entend bien des demandes de reconnaissance symbolique portées par des mémoires particulières. Cependant, il ne s’agit pas là d’une demande de « droits » dérogeant à la loi commune, mais plutôt d’une aspiration à voir une histoire et une identité légitimées par la communauté nationale. Quant aux revendications pour que soit mise en œuvre une forme réelle d’égalité des chances en faveur de ceux qui s’estiment discriminés en raison de leur sexe, de leur couleur de peau ou de leur origine ethnique, on voit mal comment les faire tomber dans la catégorie d’un quelconque « communautarisme ». C’est plutôt l’inverse, puisque ce qui est demandé, c’est précisément le droit à être considéré en fonction de ses seuls mérites individuels sans être sans cesse renvoyé à ses origines collectives. D’où la perplexité qu’on peut éprouver à lire certains auteurs qui évoquent « la tyrannie des minorités » qui « cherchent à imposer au reste du peuple le fait d’avoir des droits spécifiques10 »… sans avancer, cependant, le moindre exemple ni desdites minorités ni des droits spécifiques ainsi revendiqués.

  • 11  P.-A. Taguieff, Résister au bougisme. Démocratie forte contre mondialisation techno marchande, Par (...)
  • 12  R. Debray, Le code et le glaive. Après l’Europe, la nation ?, Paris, Albin Michel, 1999, p. 181.
  • 13  D. Schnapper (et C. Bachelier), Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, (...)

7La deuxième forme de communautarisme définie par Lukes est le communautarisme « haut » ou « philosophique » analysé dans le monde anglophone, depuis le début des années 1980, par des intellectuels qui réfléchissent sur ce qu’ils considèrent comme des faiblesses de la théorie libérale. Plus précisément, quatre auteurs – Alasdair MacIntyre, Michaël Sandel, Charles Taylor et Michaël Walzer – peuvent être considérés comme les principaux représentants de la critique « communautarienne » du libéralisme développée, depuis un quart de siècle, dans les débats de théorie politique. Pourtant, en France, ces penseurs sont, de façon quasi systématique, assimilés à une forme de multiculturalisme attaché à une reconnaissance des différentes communautés culturelles au sein de l’espace public. Ainsi – ce sont des exemples parmi bien d’autres – Pierre-André Taguieff reconnaît à la critique communautarienne le mérite de s’être « placée sur la voie d’une philosophie politique exigeante », mais il lui fait grief de s’être laissée « égarer par le mirage multiculturaliste11 ». Quant à Régis Debray, il entend rappeler « aux amis de Charles Taylor, le multiculturaliste canadien […], qu’il faut des principes d’unité, rationnels et abstraits, pour fédérer dans une nation digne de ce nom la pluralité des nous communautaires12 ». Même un auteur aussi nuancé que Dominique Schnapper englobe explicitement les quatre auteurs mentionnés ici dans un « appel au multiculturalisme » fondé sur la revendication de droits culturels13.

  • 14  Sur ce point, je me permets de renvoyer à J. Lacroix, Communautarisme versus libéralisme. Quel mod (...)
  • 15  C. Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Flammarion, 1997.

8Or, si ces remarques valent peut-être pour le communautarisme « bas », elles s’apparen-tent, s’agissant du communautarisme « haut » et « philosophique » des auteurs cités ici, à une erreur d’interprétation, voire à une simple méconnaissance de leur réflexion. Déjà, on peut noter que la question du droit des minorités est à peine effleurée dans les écrits des quatre auteurs mentionnés. À ma connaissance, ni Sandel ni MacIntyre (ni d’ailleurs d’autres auteurs communautariens comme Daniel Bell ou Robert Bellah) n’ont jamais écrit la moindre ligne à ce sujet. Walzer n’aborde la question qu’incidemment, et l’ensemble de sa réflexion se révèle peu favorable à la défense de l’appartenance culturelle au sein des communautés constituées14. Le philosophe canadien Charles Taylor a, c’est vrai, consacré un texte de quelques pages à la défense des droits collectifs (principalement linguistiques), mais en visant par là non la protection d’une minorité, mais bien celle d’une société nationale – à savoir le Québec15.

  • 16  W. Galston, Liberal Purposes. Goods, Virtues and Diversity in the Liberal State, Cambridge, Cambri (...)
  • 17  R. Bellamy, Liberalism and Pluralism, Londres, Routledge, 1999, p. 86.

9En réalité, le cœur du communautarisme « philosophique » est ailleurs. Il réside dans une commune défiance à l’égard de la théorie libérale contemporaine, laquelle ne tiendrait pas suffisamment compte de nos « significations partagées » pour la formation de nos identités et de nos jugements politiques. Le communautarisme « haut » s’exprime ainsi par la conviction que pour fonder une société consistante, il faut davantage que l’accord de ses membres sur les normes formelles et abstraites du « juste ». Pour ces auteurs, selon les termes avancés par Walzer, une intégration politique digne de ce nom requiert aussi une moralité « chaude » et « épaisse » par rapport à la seule moralité « froide » et « mince » des libéraux. Pour autant, ce communautarisme « haut » ne se confond pas avec une vision ethnique ou holistique du lien politique. La critique d’un libéralisme politique jugé universel et abstrait ne se fait pas ici au nom de communautés closes mais bien au nom des idéaux démocratiques eux-mêmes. Pour les communautariens, la crise de légitimité des démocraties libérales viendrait du fait que les citoyens ne s’identifient plus à leur État et qu’ils ont perdu tout sens d’un bien commun primant leurs intérêts individuels. D’où précisément leur crainte que l’anomie résultant de la déliaison des sociétés libérales ne conduise à une survalorisation d’ensembles fermés, telles des communautés ethniques ou religieuses exclusives. C’est donc pour cela que, si elle veut être à la hauteur des impératifs républicains, toute communauté politique a, selon eux, besoin d’une identité au sens d’une forme dans laquelle les citoyens se reconnaissent comme appartenant à un même groupe. En ce sens, ce communautarisme « haut » conduit davantage à une exigence d’intégration nationale qu’à une défense du droit des minorités culturelles. Toute la démarche communautarienne repose sur l’hypothèse d’une congruence entre la communauté « morale » – l’ensemble social, géographique, culturel dans lequel vivent des individus unis par leurs compréhensions partagées – et la communauté « légale » – qui désigne le cadre d’applicabilité des mesures de politique publique applicables à une collectivité de ressortissants16. Le politique ne semble pouvoir entrer en jeu que là où existe une identité de significations sous la forme d’une culture plus ou moins homogène. Chez Walzer, par exemple, « la démocratie présuppose un démos culturellement défini opérant dans les frontières d’un État territorial17 ».

10Ainsi défini, ce communautarisme « haut » n’est pas sans présenter de troublantes ressemblances avec ceux que Jeremy Jennings appelle les « républicains traditionnels », dont on a vu qu’ils sont ironiquement les plus virulents « anticommunautaristes ». Une parenté étonnante, de prime abord, dans la mesure où le républicanisme est précisément censé faire table rase des appartenances héritées pour reconstruire l’espace public selon les seules exigences de la raison. Mais la conception de la communauté politique défendue par ces républicains contemporains s’avère beaucoup moins artificialiste et beaucoup plus communautaire qu’il n’y paraît au premier coup d’œil, dans la mesure où ils estiment qu’une communauté politique ne saurait se stabiliser en l’absence de desseins collectifs ouvrant sur la définition de buts de vie partagés. Non qu’ils dénient la possibilité de principes universels, mais, pour eux, nul universel ne peut se concrétiser s’il ne s’ancre d’abord dans une histoire et une culture singulières. Tel fut d’ailleurs le sens de la critique qu’ils ont adressée aux tenants d’un « patriotisme constitutionnel » à l’échelle européenne. Comme celle des communautariens, leur réflexion privilégie clairement le cas des États ayant façonné leur vie politique interne au moyen d’une conscience commune.

  • 18  C. Laborde, art. cité.
  • 19  Ibid., p. 718.

11En d’autres termes, le rejet du communautarisme par ceux qui en appellent à un « patriotisme républicain » traduit peut-être moins une réelle divergence entre leurs écrits et ceux de Taylor, Walzer et Sandel qu’une simple ignorance des thèses réellement soutenues par le communautarisme philosophique. Autrement dit, s’il existe aujourd’hui en France une forme sophistiquée de « communautarisme », on en trouvera plus facilement des traces du côté d’un certain nationalisme républicain (entendu au sens noble du terme) que du côté d’associations immigrées peu organisées et finalement peu orientées vers la revendication d’une identité collective. En poussant un cran plus loin l’analogie, on pourrait souligner, avec Cécile Laborde, que le républicanisme français contemporain n’est pas loin de souffrir d’une « forme légère de schizophrénie18 ». Ce courant de pensée, en effet, tend à être rigoureusement libéral (au sens anglophone) et universaliste face à des demandes de reconnaissance culturelle formulées au sein de l’État français, et à devenir communautarien et nationaliste dès lors qu’il est confronté à des revendications globales et supranationales situées au-delà de l’État-nation19. D’un côté, en effet, il est entendu que la sphère publique doit rester neutre entre les identités particulières et les préférences religieuses et culturelles, et qu’on ne peut donner une traduction politique au « fait » de l’identité culturelle. D’un autre côté, on n’hésite pas à insister pour que l’État français promeuve, au niveau européen, une politique d’exception culturelle.

Le pluralisme n’est pas la pluralité

12Ma deuxième tentative d’élucidation s’adresse à l’autre branche du républicanisme – le républicanisme qualifié par Jennings de « multiculturel ». On a vu que cette mouvance (par ailleurs fort diverse) plaide pour une forme de reconnaissance du caractère pluriel de la société française. Pour autant, on ne peut réprimer un certain malaise devant l’usage qui est fait du « pluralisme ». Dans le débat français, ce dernier semble être assimilé de façon systématique à une simple « pluralité », comme si une société plurielle était nécessairement pluraliste. Or, il y a là appauvrissement, pour ne pas dire déviation, d’une notion très importante de la modernité libérale qui tend à devenir une sorte de concept passe-partout privé de son utilité heuristique initiale. C’est pourquoi il n’est peut-être pas superflu de rappeler que, d’un point de vue historique, le concept de pluralisme se développe le long d’une trajectoire qui va de l’intolérance à la tolérance, de la tolérance au respect du désaccord et enfin, par l’entremise de ce respect, à la croyance en la fécondité de l’antagonisme en tant qu’il est une des conditions de l’autonomie individuelle.

  • 20  G. Sartori, Pluralisme, multiculturalisme et étrangers, Paris, Syrtes, 2004, p. 25.
  • 21  Ibid., p. 33.

13On peut même faire un pas de plus et, en suivant ici l’élucidation récemment proposée par Giovanni Sartori, préciser ce que le pluralisme libéral n’est pas. Tout d’abord, le pluralisme n’a pas à être confondu avec « pluriel » ou avec « pluralité »20. Une société ne peut être dite pluraliste simplement parce qu’elle est morcelée. S’il est vrai que le paradigme libéral suppose une société faite d’associations multiples, encore faut-il que ces associations soient volontaires – c’est-à-dire non obligatoires et non héritées – et non exclusives – c’est-à-dire ouvertes aux affiliations multiples21. Autant dire qu’une société de castes, par exemple, ne répond pas aux critères du pluralisme.

  • 22  B. Barry, Culture and Equality, Cambridge, Polity, 2001, p. 23.
  • 23  G. Sartori, op. cit., p. 51.
  • 24  Ibid., p. 52.
  • 25  J. Rawls, Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995, p. 6.

14Ensuite, le pluralisme ne peut, comme c’est trop souvent le cas, être réduit à une simple « diversité culturelle » et encore moins être assimilé à des politiques de promotion du multiculturalisme. Ainsi, quand Brian Barry définit le pluralisme comme un « programme politique visant à institutionnaliser la différence culturelle en segmentant la société22 », il choisit, plus ou moins délibérément, de confondre les deux notions. Certes, le « pluralisme » et le « multiculturalisme » ne sont pas en soi des notions antinomiques. « Si le multiculturalisme est entendu comme un état de fait, comme un terme incluant simplement l’existence d’une multiplicité de cultures […], il ne vient pas alors s’opposer à une conception pluraliste du monde. Si, en revanche, le multiculturalisme est déclaré comme une valeur, une valeur prioritaire, le discours se modifie d’autant et un problème apparaît23. » Rien ne permet d’assurer, en effet, qu’à plus de multiculturalisme corresponde forcément plus de pluralisme. Car, si le pluralisme apprécie la diversité, « il ne sous-entend pas qu’il faille multiplier les diversités ni que le meilleur des mondes possible soit celui où la diversification va toujours croissant24 ». Autrement dit, s’il refuse l’homogénéisation des conceptions du bien, le pluralisme libéral n’en suppose pas moins une volonté d’intégration. Aspiration unitaire que résumait d’ailleurs la devise des fédéralistes américains : E Pluribus Unum. C’est dire qu’au sein du paradigme libéral le souci de fonder un ordre politique consistant n’est pas moins important que celui de respecter l’infinie diversité des mœurs, des opinions ou des confessions. La « problématique partagée » par tous les auteurs libéraux réside bel et bien dans leur volonté d’établir un terrain d’entente entre des individus profondément divisés par des désaccords qu’il serait exclu de prétendre résorber. Une problématique que John Rawls résumait en une seule et même question fondamentale : « Comment est-il possible qu’existe et se perpétue une société juste et stable, constituée de citoyens libres et égaux mais profondément divisés entre eux en raison de leurs doctrines compréhensives, morales, philosophiques et religieuses25 ?»

15D’où le risque, à force de ne considérer que le respect de la diversité, de protéger la différence au prix d’une partition de la société politique et d’un repli de chaque communauté sur son monde moral. Le danger serait alors celui d’aboutir à un simple modus vivendi où les exigences de participation démocratique et de solidarité sociale ne pourraient plus être honorées qu’au sein de chaque communauté et non entre elles. Pourtant, le problème qui se pose au républicanisme français aujourd’hui n’est pas seulement celui de la coexistence, dans une sorte d’indifférence bienveillante, de communautés culturellement diverses. La difficulté du jour est bien celle du vivre ensemble, c’est-à-dire de la capacité de décider de façon conjointe de principes de justice qui puissent valoir pour tous quel que soit leur contexte d’appartenance. Ce qui suppose d’élaborer des modes de communication et de résolution des conflits qui ne soient pas entièrement résorbables au mode de vie d’une communauté donnée.

  • 26  K. A. Appiah, The Ethics of Identity, Princeton, Princeton University Press, 2005.

16Il ne s’agit pas ici de nier le caractère légitime de demande de « reconnaissance » qui émane ici et là de la société française et encore moins de prôner un retour à un républicanisme « traditionnel » qui, universaliste dans son principe, s’est en pratique fondé sur une acculturation des individus et leur assimilation à la culture majoritaire. Simplement, ce n’est pas parce que, d’un point de vue historique, la neutralité de l’État n’a souvent été qu’un leurre qu’il nous faut pour autant congédier toute exigence d’impartialité. Ce n’est pas, non plus, parce que nous ne pouvons plus nous rapporter à la figure d’un État-nation homogène qu’il faille pour autant renoncer à l’impératif d’une intégration politique entre des populations culturellement diverses – et donc à l’idée d’un peuple chez qui la légitime reconnaissance des différences n’entrave pas la possibilité d’une autodétermination collective et d’une forme de redistribution sociale. Un enjeu qu’on pourrait résumer par la belle formule d’Anthony Appiah : « Comment faire pour que la politique de la reconnaissance soit équilibrée par une reconnaissance de la politique26 ? » Ce même auteur fait d’ailleurs remarquer que le progrès de la modernité a quand même principalement consisté à étendre le principe d’égale dignité et d’égal respect à ceux qui en avaient été auparavant privés et donc à établir des similitudes là où nos prédécesseurs ne voyaient que des différences. Ce combat pour la reconnaissance du « même » en tout homme a été durement mené – il est d’ailleurs loin d’être achevé. Ne le mettons pas trop rapidement de côté au profit de la seule glorification de la diversité.

L’actualité des droits individuels

17D’où un dernier point. On affirme souvent que les débats du jour ne portent plus tant sur les droits individuels – dont la réalisation serait, dans nos sociétés, globalement acquise – que sur l’opposition entre eux et les nouveaux droits dits « collectifs ». C’est devenu un véritable lieu commun que d’affirmer que nous serions passés d’une revendication de « similitude » à une affirmation de « différence ». Or, cette lecture de nos mutations démocratiques me paraît plus séduisante que réellement convaincante. À y regarder de plus près, il semble que nombre de conflits qui traversent aujourd’hui les sociétés occidentales en général et la société française en particulier sont toujours des conflits d’interprétation sur la signification à donner aux droits individuels. C’est pourquoi une interprétation plus « libérale » (et donc, en un sens, plus individualiste) du modèle républicain français permettrait peut-être d’intégrer la reconnaissance de certaines différences sans pour autant recourir à des droits collectifs qui ne sont pas sans risques du point de vue du primat des libertés individuelles.

18Trois exemples, pour illustrer ce propos. La discrimination positive, tout d’abord, n’a pas pour but de promouvoir un groupe particulier mais plutôt de contribuer à réaliser l’idéal méritocratique d’égalité des chances entre individus. La question ici n’est pas de se prononcer sur le bien-fondé de ces mesures mais simplement d’observer que, dans sa philosophie initiale, l’affirmative action n’a pas pour objet de défendre telle ou telle appartenance mais, tout au contraire, d’assurer que des traits collectifs hérités ne deviennent pas autant de déterminants susceptibles d’entraver la réussite individuelle. D’un point de vue historique, on soulignera au passage que ces politiques dites de discrimination positive ont pu, un temps du moins, contribuer à renforcer la cohésion nationale aux États-Unis.

19La question du mariage homosexuel et celle de l’adoption par les homosexuels peuvent également être envisagées comme une extension (légitime ou indue selon l’interprétation que l’on en a) des droits individuels. À nouveau, il ne s’agit pas ici d’affirmer que le principe d’égalité des droits justifie par lui-même l’adoption de telles mesures – c’est là un autre débat dans lequel je ne m’aventurerai pas ici. À ce stade, j’aimerais simplement souligner que de telles revendications paraissent davantage s’inscrire dans une logique de similitude entre des individus qui entendent être reconnus comme les mêmes que dans une valorisation de la différence. Il n’est pas jusqu’à la question du foulard qui aurait pu être envisagée sous cet angle – celui de la latitude à donner à l’expression des droits individuels. Porter la querelle sur un terrain religieux a inévitablement conduit à opposer une identité particulière à un modèle lui-même historiquement construit – celui de la « laïcité républicaine ». En situant la querelle sur le terrain des droits, on aurait pu aussi bien conclure à l’autorisation du foulard – au nom du droit de jeunes filles dépourvues de toute position d’autorité au sein de leur établissement à arborer l’insigne religieux de leur choix – que l’interdire – au nom du fait que le foulard exprimerait une inégale dignité de la femme et que « ce n’est pas la liberté que d’avoir la permission d’aliéner sa liberté », comme disait John Stuart Mill. Où l’on voit que les droits de l’homme peuvent (parfois) être une politique.

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Notes

1  C. Fleury, Les pathologies de la démocratie, Paris, Fayard, 2005, p. 66.

2  J. Jennings, « Citizenship, Republicanism and Multiculturalism in Contemporary France », British Journal of Political Science, no 30, 2000, p. 575-598.

3  Ibid., p. 592-593.

4  Fragile dans la mesure où Jennings souligne les difficultés qu’éprouve ce républicanisme modernisateur à s’émanciper des principes « sacrés » de laïcité et d’intégration qui sont au cœur du républicanisme traditionnel.

5  Cet argument est de Cécile Laborde. Il est développé plus avant ci-dessous. Voir C. Laborde, « The Culture(s) of the Republic : Nationalism and Multiculturalism in French Republican Thought », Political Theory, vol. 29, no 5, octobre 2001, p. 716-735.

6  P.-A. Taguieff, La république enlisée. Pluralisme, communautarisme et citoyenneté, Paris, Syrtes, 2005, p. 132.

7  A. Rey (dir.), Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Le Robert, 2005.

8  S. Lukes, « L’arrachement social et ses mythes : sur la querelle entre libéralisme et communautarisme », Le banquet, no 7, 1995.

9  Voir le dossier de J. Roman et P. Tournemire, « Communautarisme : risque ou fantasme », Les idées en mouvement, no 137, 2006.

10  C. Fleury, op. cit., p. 156.

11  P.-A. Taguieff, Résister au bougisme. Démocratie forte contre mondialisation techno marchande, Paris, Mille et une nuits, 2001, p. 134. Pour être honnête, il convient de souligner que cet auteur a récemment nuancé sa position en distinguant scrupuleusement entre le « communautarisme » des communautaristes et le « communautarianisme » des communautariens nord-américains (P-A. Taguieff, op. cit., p. 88).

12  R. Debray, Le code et le glaive. Après l’Europe, la nation ?, Paris, Albin Michel, 1999, p. 181.

13  D. Schnapper (et C. Bachelier), Qu’est-ce que la citoyenneté ?, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 232 et suiv.

14  Sur ce point, je me permets de renvoyer à J. Lacroix, Communautarisme versus libéralisme. Quel modèle d’intégration politique ?, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 2003, p. 154 et suiv.

15  C. Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Flammarion, 1997.

16  W. Galston, Liberal Purposes. Goods, Virtues and Diversity in the Liberal State, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 44.

17  R. Bellamy, Liberalism and Pluralism, Londres, Routledge, 1999, p. 86.

18  C. Laborde, art. cité.

19  Ibid., p. 718.

20  G. Sartori, Pluralisme, multiculturalisme et étrangers, Paris, Syrtes, 2004, p. 25.

21  Ibid., p. 33.

22  B. Barry, Culture and Equality, Cambridge, Polity, 2001, p. 23.

23  G. Sartori, op. cit., p. 51.

24  Ibid., p. 52.

25  J. Rawls, Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995, p. 6.

26  K. A. Appiah, The Ethics of Identity, Princeton, Princeton University Press, 2005.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Justine Lacroix, « Communautarisme et pluralisme dans le débat français. Essai d’élucidation »Éthique publique [En ligne], vol. 9, n° 1 | 2007, mis en ligne le 04 janvier 2016, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/1786 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.1786

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Auteur

Justine Lacroix

Justine Lacroix est professeure de science politique à l’université libre de Bruxelles.

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