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Éthiques et politiques de l'aménagement de la diversité culturelle et religieuse

Rebâtir le multiculturalisme en Grande-Bretagne après les attentats du 7 juillet 2005

Tariq Modood

Résumés

La critique du multiculturalisme au profit de l’intégration a une longue tradition qui remonte aux années 1970 et qui est le fait de la gauche aussi bien que de la droite. Sa manifestation après 2001 comporte une importante dose de nouveauté : elle vient cette fois du centre gauche pluraliste et elle est formulée par des gens qui auparavant rejetaient les modèles polarisateurs de race et de classe et se montraient favorables aux politiques « intégratives » de l’identité. De récents événements d’actualiés en Grande-Bretagne montrent qu’il est important que l’intégration prenne une forme multiculturelle plutôt qu’assimilatrice. Pour éviter de nouvelles crises, il doit s’agir d’un multiculturalisme qui s’allie à une identité nationale britannique renouvelée et revigorée, qu’il en soit l’autre versant.

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Notes de la rédaction

Ce texte, traduit de l’anglais par Dominique Lepage, est une version plus élaborée d’un article publié dans OpenDemocracy, le 29 septembre 2005, http://www.opendemocracy.net/conflict-terrorism/multiculturalism_2879.jsp Pour une argumentation plus détaillée, voir mon livre à paraître Multiculturalism : A Civic Idea, Londres, Polity, 2007.

Texte intégral

  • 1  Black Information Link, « Tory Asylum Row – Are They Racist ? You Decide », 22 avril 2005, http:// (...)
  • 2  J. Freedland, « Beware the Nasty Nudge and Wink », The Guardian, 12 avril 2005, http://society.gua (...)
  • 3  Black Information Link, art. cité.

1Lors de l’élection générale britannique de mai 2005, la campagne du Parti conservateur, menée par un ancien ministre de l’Intérieur, Michael Howard, l’un des slogans centraux, que l’on pouvait lire dans les journaux et sur plusieurs panneaux d’affichage, était : « Est-ce qu’on pense la même chose ? » (Are you thinking what we are thinking ?). Cela se voulait une référence, entre autres, à une certaine exaspération face à des vagues d’immigrants, de réfugiés et de demandeurs d’asile – et, par extension, à ceux qui étaient « étrangers » ou non-Blancs, c’est-à-dire les minorités ethniques qui constituent maintenant près de dix pour cent de la population britannique. L’exaspération ne portait pas simplement sur l’immigration constante ou sur le nombre croissant d’immigrants, mais sur le fait que le gouvernement échouait à exercer quelque contrôle sur les affluences : il n’avait aucune idée du nombre d’entrées, il était lent à traiter les demandes de résidence, il était incapable de trouver, et encore moins de déporter, ceux qui s’étaient vu refuser le droit de rester. Ce manque de contrôle aux frontières nationales et cette incompétence dans l’administration des responsabilités du ministère de l’ Intérieur inquiétaient la population – un sentiment qui ne se limitait d’ailleurs pas aux Blancs – et semblaient justifier des critiques à l’endroit du gouvernement. Pourtant, Howard fut fortement critiqué par la plupart des commentateurs, issus ou non du centre gauche, et même par certains membres seniors de son propre parti1. Il était clair pour la plupart des observateurs que ce message électoral – si peu explicite qu’il fût – ne s’inscrivait pas dans un débat rationnel sur les politiques de gestion de l’immigration, mais misait sur des préjugés xénophobes et racistes, sans pour autant parler de « race », d’ethnicité ou de minorités2. Certains commentateurs ont affirmé que Howard recevait ses conseils de stratèges qui avaient utilisé des tactiques semblables en Australie afin d’aider un autre Howard (John) conservateur à remporter une élection générale. Cette stratégie a été nommée « racisme sourd » (dog-whistle racism): le message était capté uniquement par une certaine portion de l’électorat, qui en saisissait immédiatement le sens et s’y ralliait, alors que la plupart des classes politiques n’avaient pas les oreilles pour l’entendre. C’est pourquoi Michael Howard fut accusé par la plupart des commentateurs politiques d’être raciste et sournois, et d’avilir le débat politique3.

  • 4  M. White, « Dismay over Debate which Creates Divisions », The Guardian, 17 octobre 2006, http://ww (...)
  • 5  « We Needed a Debate about the Veil », The Guardian, éditorial, 26 octobre 2006.

2Comparons ce cas avec celui d’un autre ancien ministre de l’Intérieur, Jack Straw (travailliste, cette fois), à peine plus d’un an après, en octobre 2006. Il ne serait pas erroné d’affirmer qu’il a été (du moins sur certains points) l’un des ministres de l’Intérieur les plus progressistes depuis plusieurs décennies. En effet, il a introduit la loi sur les droits de l’homme, un projet poursuivi par les libéraux pendant plusieurs années, ainsi que la loi d’amendement sur les relations entre les races, qui compte parmi les législations d’égalité raciale les plus fortes au monde. L’affaire en question a commencé assez modestement – et à travers des propos fort raisonnables – dans un journal local de la circonscription de Lancashire, mais fut accompagnée de points de presse et a ensuite pris des proportions telles qu’elle a fait la une et a occupé les pages de la plupart des journaux nationaux, ainsi que les discussions d’actualité à la radio et à la télévision, pour environ une semaine4. L’essentiel du propos était que M. Straw se sentait mal à l’aise lorsque certaines de ses électrices venaient discuter d’un problème avec lui alors qu’elles avaient le visage voilé (c’est-à-dire en portant le niqab – à ne pas confondre avec le hijab, qui se porte sur la tête –, si controversé en France, en Turquie et ailleurs). La question d’une interdiction légale n’était pas en cause. Le niqab est porté par à peu près le même petit nombre de personnes qui portent des lunettes de soleil réfléchissantes, et peuvent ainsi voir les gens mieux qu’elles ne sont vues. Ainsi, ces deux objets peuvent au même titre mettre les autres personnes mal à l’aise. L’intérêt de cette comparaison – entre Howard et Straw – est de montrer que l’écrasante majorité de ceux qui se sont impliqués dans le débat sur le niqab dans les journaux, à la radio et à la télévision, que ce soit par téléphone, par courriel ou par courrier, étaient d’accord avec Straw, ce que révélaient également les conclusions des sondages d’opinion. Alors que Howard a été condamné par les médias de la gauche libérale pour avoir pollué le débat national et encouragé le racisme, Straw a été loué par ces derniers pour avoir ouvert un nécessaire débat national5.

3Ce n’est pas ici le lieu d’explorer ces réactions contradictoires, mais j’aimerais indiquer deux des différences clés entre ces deux événements et le recul du multiculturalisme que signifie le second. D’une part, ce dernier touchait explicitement à des anxiétés existantes au sujet des musulmans ; d’autre part, il a eu lieu après les attentats suicide commis à Londres par quatre jeunes musulmans britanniques le 7 juillet 2005 (7/7), qui ont tué plus de cinquante personnes et qui en ont blessé des centaines. Le fait, en particulier, que la plupart des individus impliqués étaient nés ou avaient été élevés en Grande-Bretagne – un pays qui leur avait offert, à eux-mêmes ou à leurs parents, un refuge contre la persécution, la peur ou la pauvreté, ainsi qu’une garantie de liberté religieuse – a conduit plusieurs analystes, observateurs, intellectuels et autres figures influentes dans la formation de l’opinion publique à conclure que le multiculturalisme avait échoué ; pis encore, qu’il pouvait être blâmé pour les attaques.

  • 6  W. Pfaff, « A Monster of Our Own Making », The Observer, 21 août 2005 ; G. Kepel, « Europe’s Answe (...)

4En voici quatre illustrations, parmi la pluie de commentaires émis entre juillet et août 2005 : Pfaff affirme que « les auteurs britanniques de ces attaques sont une conséquence d’une poursuite mal avisée et même catastrophique du multiculturalisme » ; Kepel observe que les auteurs des attentats « étaient les enfants de la société multiculturelle de la Grande-Bretagne » et que les attaques ont « réduit en miettes » le consensus social implicite qui produisait le multiculturalisme ; Wolf conclut que l’écart entre le multiculturalisme et les valeurs politiques fondamentales qui doivent sous-tendre la communauté britannique « est dangereux parce qu’il détruit la communauté politique [et] dommageable parce qu’il dévalue la citoyenneté. En ce sens, du moins, le multiculturalisme doit être considéré comme absurde » ; Phillips remet en question, dans le contexte d’un discours portant sur « une société […] de plus en plus divisée par la race et la religion », un « multiculturalisme du “tout et n’importe quoi” […] qui conduit à des divisions et des inégalités plus profondes […]. Au cours des dernières années, nous avons mis l’accent beaucoup trop sur le “multi” et pas assez sur la culture commune6 ».

5Même ceux qui ne considèrent pas le multiculturalisme comme la cause des attaques tendent à croire que nous devons réviser ce concept, concluant souvent qu’il doit être remplacé par celui d’« intégration ». En fait, ce courant de pensée est antérieur au 7 / 7, de même, d’ailleurs, qu’au 9 / 11. Il est devenu important avec l’arrivée de David Blunkett au ministère de l’Intérieur de Grande-Bretagne en juin 2001 et avec sa réponse aux émeutes survenues dans certaines villes anglaises du nord au début de l’été de la même année.

6L’argument contre le multiculturalisme au profit de l’intégration appartient, cela va sans dire, à une plus longue lignée de critiques, venues de la gauche et de la droite dans les années 1970. Mais sa manifestation après 2001 comporte une importante dimension de nouveauté : la critique vient cette fois du centre gauche pluraliste, elle est articulée par des gens qui auparavant rejetaient les notions polarisantes de race et de classe et se montraient favorables aux politiques « intégrationnistes » de l’identité (coalitional politics of identity), « multicolores » (rainbow), ainsi qu’à la redéfinition et au réalignement des forces progressistes que cela impliquait.

  • 7  T. Baldwin, « I Want an Integrated Society with a Difference », The Times, 3 avril 2004.
  • 8  Le Guardian est probablement le seul journal national où le défi musulman du multiculturalisme est (...)

7En 2004, il était devenu commun de lire ou d’entendre que le séparatisme culturel et l’autoségrégation des immigrants musulmans remettaient en question l’identité nationale britannique (Britishness), et que le multiculturalisme « politiquement correct » avait entraîné la fragmentation plutôt que l’intégration. Trevor Phillips, qui était alors président de la commission pour l’égalité raciale (Commission for Racial Equality, CRE) et devait par la suite devenir président de la commission, plus large, pour les égalités et les droits de l’homme (Commission for Equalities and Human Rights, CEHR), a déclaré que le multiculturalisme avait autrefois été utile, mais était maintenant dépassé, parce qu’il fétichisait la différence plutôt que d’encourager les minorités à être vraiment britanniques7. Tout au long de l’année 2004, une certaine portion des forums de la société civile, des journaux et des institutions du centre gauche et de la gauche libérale (le Prospect, l’Observer, le Guardian, la commission pour l’égalité raciale elle-même, Channel 4, le British Council, OpenDemocracy) organisait des rencontres ou produisait des publications spéciales portant des titres comme « Le multiculturalisme est-il mort ? », « Est-ce la fin du multiculturalisme ? » et « Au-delà du multiculturalisme »8.

8Ce genre d’argument a acquis encore plus de vigueur et de force après les événements de juillet 2005. Mais, malgré tout ce qui s’est produit, et la masse grandissante des avis contraires, je continue de penser que le multiculturalisme demeure un projet politique séduisant et valable, et que, en effet, il nous en faudrait plus et non pas moins. Cela, toutefois, ne veut pas dire que ceux qui en appellent à l’intégration aient complètement tort ; le multiculturalisme et l’intégration sont des idées complémentaires. Cela signifie plutôt que l’intégration devrait prendre une forme multiculturelle plutôt qu’assimilatrice. Par ailleurs, nous avons sans doute aussi besoin, en Grande-Bretagne, de consacrer plus d’efforts au développement d’une identité nationale et de formes d’appartenance commune qui sauront gagner les imaginaires et les cœurs à la fois des minorités et des majorités.

Assimilation, intégration et multiculturalisme

  • 9  B. Parekh, Rethinking Multiculturalism : Cultural Diversity and Political Theory, Harvard, Harvard (...)
  • 10  A. Portes et M. Zhou, Chinatown : The Socioeconomic Potential of an Urban Enclave, Philadelphie, T (...)

9Selon beaucoup de ses détracteurs, le « multiculturalisme » est un concept vague et confus, dont la pluralité de sens, qui varient selon les personnes, rend difficile la tenue de débats politiques sensés et la détermination d’orientations politiques. Il y a là une certaine vérité, mais on peut aussi en dire autant des idées ou modèles rivaux, l’« assimilation » et l’« intégration ». Ainsi, un débat constructif et une action raisonnée exigent d’abord un certain débroussaillage conceptuel. Les significations que je propose ci-dessous ne sont pas, je crois, arbitraires. Au contraire, elles proviennent des discours publics dans lesquels ces termes sont utilisés et opposés les uns aux autres. La manière dont je les définis et dont j’établis leurs interrelations est cependant la mienne, et je suis conscient que certains préfèrent s’appuyer sur d’autres significations9. Parmi les autres usages de ces termes, on retrouve notamment l’« assimilation » au sens que lui donne la sociologie américaine, ainsi que celui d’« assimilation segmentée » que proposent Portes et Zhou10, et qui est semblable à ce que l’on entend en Grande-Bretagne par intégration.

  • 11  P. Kivisto, Incorporating Diversity : Rethinking Assimilation in a Multicultural Age, Boca Raton ( (...)

10En général, les groupes ethniques européens aux États-Unis sont considérés comme un cas exemplaire pour les théories sociologiques et les modèles d’assimilation11. En effet, les juifs sont considérés comme un groupe bien assimilé, mais l’usage de ce terme implique la reconnaissance du fait qu’ils ont également transformé la société et la culture américaines dont ils font maintenant partie. Lorsque les politiciens en Grande-Bretagne et particulièrement en Europe continentale parlent d’intégration, le sens qu’ils ont en tête correspond à celui que je donne plus bas à l’assimilation. Il y a trois dimensions sociales principales dont on doit se soucier à cet égard : les possibilités et les conséquences socioéconomiques, les métissages socioculturels, et l’appartenance et la participation civiques.

11Un bref commentaire sur les diverses manières dont ces trois dimensions peuvent opérer peut aider à définir et à distinguer l’assimilation, l’intégration et le multiculturalisme. On parle d’assimilation lorsque les processus affectant les relations entre les groupes sociaux sont perçus comme unilatéraux. Ici, le résultat souhaité pour la société dans son ensemble est perçu comme impliquant un minimum de changements pour le pays, tant au niveau des pratiques de la majorité que des politiques institutionnelles. Il ne s’agit pas nécessairement d’une approche du laisser-faire – car l’État peut jouer un rôle actif dans la poursuite de l’objectif désiré, comme dans le cas des politiques d’« américanisation » du début du vingtième siècle visant les immigrants européens aux États-Unis –, mais le résultat souhaité est celui où les nouveaux arrivants dérangent très peu la société dans laquelle ils viennent s’installer et deviennent aussi semblables que possible à leurs nouveaux compatriotes.

12On parle d’intégration lorsque les processus d’interaction sociale sont perçus comme étant bilatéraux. Dans ce cas, la communauté majoritaire ainsi que les immigrants et les minorités ethniques sont tenus de contribuer au processus. Ainsi, ces derniers ne peuvent pas être seuls blâmés pour ne pas réussir à « s’intégrer » ou pour ne pas essayer de le faire. La société établie est porteuse d’institutions – incluant les employeurs, la société civile et le gouvernement – au sein desquelles doit se réaliser l’intégration. Ces institutions doivent, en conséquence, assumer un rôle de leader en la matière.

13On parle de multiculturalisme lorsque les processus d’intégration sont vus à la fois comme étant bilatéraux et comme fonctionnant distinctement pour différents groupes. Selon cette compréhension, chaque groupe est distinct, de sorte que l’intégration ne saurait consister en un modèle unique (d’où le « multi »). Le « culturalisme » – un terme inadéquat quant à son lien avec la « culture » comme avec le « isme » – traduit la conviction selon laquelle les groupes en question sont susceptibles d’être distingués non seulement par leur nouveauté ou leur phénotype, ou encore par leur situation socioéconomique, mais également par certaines formes d’identité collective. Ce dernier point suggère en effet qu’un terme plus juste, bien que plus long, serait celui d’« intégration pluraliste ». Dans la perspective du multiculturalisme, l’exigence sociale de traiter ces identités de groupe avec respect conduit à une redéfinition du concept d’égalité. Considérons maintenant l’un après l’autre ces deux éléments, multiplicité et égalité.

La multiplicité

14L’accommodement multiculturel diffère de l’intégration parce qu’il reconnaît non seulement les individus et les organismes, mais aussi la réalité sociale des groupes. Cette réalité peut prendre différentes formes, dont, par exemple, le sentiment de solidarité que certaines personnes éprouvent pour les gens de la même origine ou de la même confession, ou pour ceux qui parlent la même langue, y compris ceux qui vivent dans leur pays d’origine ou en diaspora. De tels sentiments peuvent relever de l’imaginaire, mais peuvent aussi être enracinés dans l’expérience vécue et être incarnés dans des organisations officielles, consacrées à cultiver l’identité du groupe et à maintenir son dynamisme. Cette forme d’accommodement permettrait aussi aux pratiques religieuses et culturelles propres à ces groupes de s’insérer parmi les pratiques majoritaires existantes. Ces identités et pratiques ne doivent pas être considérées comme immuables, mais on n’appliquerait pas non plus sur elles de pression en vue de les changer (à moins qu’une importante question de principe ou de sécurité, ou qu’un problème juridique majeur ne soit en jeu) ou de les confiner à une communauté limitée ou à l’espace privé.

15L’accommodement multiculturel agit simultanément à deux niveaux : d’une part, il crée de nouvelles formes d’appartenance à la citoyenneté et au pays, d’autre part, il contribue à maintenir le lien au pays d’origine et à la diaspora. Le résultat – sans lequel le multiculturalisme ne serait pas une forme d’intégration – est la formation d’identités à trait d’union, comme juif-américain ou musulman-britannique (même si le caractère « à trait d’union » de cette dernière continue d’évoluer et d’être contesté). De ce point de vue, ces identités à trait d’union constituent une base légitime pour la mobilisation et le lobbying politiques, plutôt que d’être critiquées comme déloyales et comme entraînant des divisions. En Grande-Bretagne, les groupes pour lesquels il est question d’intégration – ceux des générations d’après 1945 qui sont issus de l’immigration du « nouveau Commonwealth » – sont multiples ; leurs différentes identités résultent de traits empruntés à l’origine, la couleur, la culture, l’ethnicité et la religion. Ils ne constituent pas simplement une pluralité, mais sont aussi de types différents.

16En outre, ces groupes ont des positions et des parcours économiques divers, et connaissent à la fois des avantages et des désavantages dans la société britannique – certains ont des revenus supérieurs à la moyenne nationale. L’aspect « multi » du multiculturalisme, enfin, doit aussi s’appliquer à l’analyse du racisme. Il n’y a pas qu’un racisme mais de multiples racismes, dont certaines formes sont liées à la couleur ou au phénotype, et d’autres, culturelles, qui se construisent autour de la « couleur » ou d’un ensemble de stéréotypes hostiles ou dégradants relatifs à des traits culturels présumés ou réels. La forme la plus importante de racisme culturel aujourd’hui est le racisme antimusulman, parfois appelé islamophobie.

L’égalité : de dignité et de respect

  • 12  B. Parekh, « British Commitments », Prospect, no 114, septembre 2005, http://www.prospect-magazine (...)
  • 13  C. Taylor, « The Politics of Recognition », dans A. Gutman (dir.), Multiculturalism and the Politi (...)
  • 14  I. M. Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990.

17Ainsi, le concept d’égalité doit être appliqué non seulement aux individus, mais aussi aux groupes12. Divers théoriciens ont proposé des formulations légèrement différentes sur cette question13. L’égale dignité s’applique à tous les membres d’un groupe de manière relativement uniforme. Le mouvement des droits civiques de Martin Luther King en offre un bon exemple. Celui-ci affirmait que les Américains noirs souhaitaient revendiquer leur part du rêve américain, et accéder à la citoyenneté américaine telle que la constitution était théoriquement censée la conférer à tous. Mais Taylor pose également l’idée de l’égal respect, qui est à mon sens le concept clé du multiculturalisme – ou, dans la formulation de Taylor, des politiques de « reconnaissance », qui consistent à conférer un statut officiel à des groupes identitaires. Young a expliqué en quoi cela est nécessaire : tout espace public, toute politique ou société sont structurés autour d’un certain type de compréhensions et de pratiques qui retiennent certaines valeurs et certains comportements culturels plutôt que d’autres. Aucun espace public n’est culturellement neutre14.

18Lorsque des groupes marginaux, opprimés ou dominés revendiquent l’égalité, ils affirment en fait qu’ils ne devraient pas être marginaux, opprimés ou dominés ; qu’eux aussi – leurs valeurs, leurs normes et leur voix – devraient faire partie de la structuration de l’espace public. Pourquoi, demandent-ils, nos identités devraient-elles êtres confinées à l’espace privé, alors que le groupe dominant voit son identité universalisée dans l’espace public ? L’enjeu, donc, porte sur la distinction entre public et privé et sur ce qui est considéré comme « normal » dans une société. Il s’agit de réduire tout sentiment d’anormalité ou de différence qui peut être ressenti dans certains groupes. Par exemple, plusieurs personnes homosexuelles ont, particulièrement depuis les années 1960, fait valoir qu’elles ne voulaient pas être tolérées simplement à travers un discours selon lequel l’homosexualité n’est plus illégale et les actes commis en privé entre adultes consentants ne posent pas problème. Elles veulent que les gens sachent qu’elles sont homosexuelles et qu’on les accepte en tant qu’homosexuelles, que les discussions publiques sur l’homosexualité occupent la même place que les discussions sur l’hétérosexualité. Il s’ensuit que, lorsque l’on établit des politiques publiques – concernant, par exemple, les allocations ou pensions de veuvage –, nous ne devrions pas supposer un modèle exclusivement hétérosexuel de la société. Cet argument en faveur de l’égal respect est central pour le multiculturalisme.

Les identités assignées et les identités choisies

19Cette approche du multiculturalisme orientée vers l’égal respect comporte deux aspects importants. D’abord, elle élève la race, le sexe et la sexualité au-delà de simples catégories. La race présente un intérêt pour la citoyenneté libérale dans la mesure où personne ne peut choisir sa race. Ainsi, aucun individu ne devrait faire l’objet de discrimination pour une situation sur laquelle il n’exerce aucun contrôle. Mais si l’égalité consiste à respecter des identités auparavant dévalorisées (par exemple, en promouvant la fierté d’être noir plutôt que de l’accepter comme un fait strictement « privé »), alors ce qui est abordé par l’antidiscrimination ou promu comme une identité publique est une réaction volontaire à l’attribution de quelque identité.

20Cela s’applique au sexe et à la sexualité. Il est vrai que nous ne choisissons pas notre sexe ou nos préférences sexuelles, cependant nous choisissons la manière dont nous les vivons politiquement : en faisons-nous une affaire privée ou en faisons-nous la base d’un mouvement social, pour lequel nous tentons d’obtenir des ressources et une certaine représentation publiques ? Le second aspect de cette approche relève du fait qu’elle porte atteinte à une distinction fréquemment établie : le fait d’être une femme, un Noir ou un homosexuel relève d’une identité assignée, non choisie, alors que le fait d’être musulman relève de croyances choisies. Par conséquent, les musulmans devraient recevoir une moins grande protection légale, ou en ont moins besoin, que ces autres types d’identité. Bien plutôt, la position des musulmans en Grande-Bretagne aujourd’hui est parallèle à celle des autres identités caractérisées par la différence, alors que les musulmans commencent à leur tour à mobiliser le concept contemporain d’égalité.

21Personne, après tout, ne choisit de naître ou non dans une famille musulmane. De la même manière, personne ne choisit de naître dans une société où le fait de « ressembler » à un musulman entraîne suspicion et hostilité, ou nous empêche d’obtenir l’emploi que nous avons postulé. Cela dit, la façon dont les musulmans réagissent à de telles circonstances peut varier. Certains organiseront une résistance, alors que d’autres s’efforceront de ne plus ressembler à des musulmans (autrement dit de se faire passer pour des Blancs). Certains construiront une idéologie fondée sur leur subordination, d’autres non (tout comme une femme peut choisir d’être féministe ou non). Certains musulmans peuvent définir leur rapport à l’islam en termes de piété plutôt que de politique (tout comme certaines femmes peuvent ne voir aucune implication politique dans leur sexe, alors que pour d’autres, cela sera au centre de leurs choix politiques). Vu sous cet angle, le multiculturalisme peut être défini comme la remise en question, le démantèlement et la reconstruction des identités publiques dans le but d’atteindre une égalité citoyenne qui ne soit ni simplement individualiste ni issue de l’assimilation.

Laïcité et inclusion institutionnelles

22Quelles sont les implications de cette approche concernant la position des musulmans dans le contexte de l’expérience britannique actuelle ? Selon Hayes nous sommes confrontés à un choix15. Il admet, avec raison, que le développement du multiculturalisme exige d’accorder aux musulmans une reconnaissance et un respect officiels, ce qui, en fin de compte, impliquerait un ensemble caractérisé de structures incluant un parlement musulman ; ou encore, nous pourrions nous diriger vers une laïcité qui bannirait la religion de toutes les structures civiques. Le choix auquel nous sommes confrontés n’est cependant pas si difficile. Pour ma part, ma préférence ne va pas au « corporatisme », car celui-ci ne représenterait pas au mieux l’expérience multiculturelle britannique et ses potentialités. Une inclusion de cette nature exigerait que les musulmans et leurs représentants parlent d’une seule voix et qu’ils créent une structure unifiée et hiérarchisée, alors que cela ne correspond ni au caractère de l’islam sunnite, particulièrement le sunnisme de l’Asie du Sud, embrassé par la majorité des musulmans en Grande-Bretagne, ni à la scène musulmane britannique dans son ensemble.

23Le « corporatisme », dans la pratique, consisterait en une sorte de laïcité contrôlante. Il consisterait très probablement en un contrôle étatique de type français, où l’État impose non seulement ses propres modèles, plans et modes de partenariat aux musulmans, mais aussi les imams et les chefs qu’il a choisis. Cette forme de contrôle est actuellement éprouvée à travers l’Union européenne, mais n’a pas encore éliminé la méfiance mutuelle entre les musulmans et les États européens. Une représentation de la communauté sur le modèle du conseil de députés offre une meilleure formule pour la relation communauté-État. Le Conseil des députés des juifs britanniques (The Board of Deputies of British Jews) – une fédération d’organisations juives incluant des synagogues mais aussi d’autres regroupements communautaires juifs – est à la fois une organisation indépendante et un partenaire de l’État britannique. Il est habituellement dirigé par des personnes laïques, dont le statut et les capacités à représenter leur communauté ne souffrent pas de quelque absence d’autorité spirituelle.

24Il est particulièrement intéressant de noter que, alors qu’à certains niveaux locaux les organisations musulmanes en Grande-Bretagne ont choisi de créer des corps politiques principalement autour des mosquées (par exemple, le conseil des mosquées de Bradford), le modèle du conseil de députés semble être plus présent au niveau national. C’est certainement le cas de l’organisation musulmane la plus représentative et la plus réussie, le Conseil musulman de Grande-Bretagne (Muslim Council of Britain, MCB), dont les membres sont plus souvent des comptables et des juristes experts que des imams.

25La plupart des mosquées en Grande-Bretagne sont dirigées par des comités laïques locaux, et le mollah ou l’imam y est souvent un fonctionnaire subalterne. Très peu de ceux qui aspirent à être des porte-parole et représentants musulmans disposent d’une autorité religieuse, et ils n’y sont pas non plus tenus par leurs compatriotes musulmans. Ainsi, l’accommodement des groupes religieux relève autant, sinon plus, de la reconnaissance et du soutien des communautés que de la représentation spirituelle ou ecclésiastique au sein des institutions politiques. Le rôle de l’État, ici, consiste autant à s’assurer que la société civile musulmane soit intégrée au courant dominant, qu’à favoriser sa représentation au sein des structures étatiques. Cet exemple est simplement destiné à illustrer le propos : l’idée générale est que la représentation politique multiculturelle implique une dimension collective, mais pas nécessairement « corporatiste ». Elle peut passer par des groupes de pression, des consultations, l’influence des partis politiques et le ciblage des votes. Elle peut aussi inclure des organisations indépendantes comme les regroupements de femmes ou de Noirs au sein des partis politiques et des syndicats, et comme le Poale sion dans le Parti travailliste. Il existe une diversité de moyens d’améliorer la représentation multiculturelle, et la plupart d’entre eux doivent être mis en œuvre non seulement au sein de l’État, mais aussi dans les divers espaces de la société civile. La plus grande partie de la charge de reconstruction de l’espace public revient à la société civile et ne devrait pas être laissée entre les mains de l’État.

  • 16  T. Modood, T. A. Triandafyllidou et R. Zapata-Barrero (dir.), Multiculturalism, Muslims and Citize (...)

26Hayes a cependant judicieusement remarqué qu’un programme d’égalité raciale et multiculturelle n’est pas possible aujourd’hui sans une discussion sur les mérites et les limites de la laïcité. La laïcité ne peut plus être traitée, pour reprendre les propos de Chirac, comme non négociable. Il n’est pas tant question ici de se prononcer pour ou contre la laïcité. En effet, le statu quo relève d’une culture politique largement laïque, mais où les Églises établies, les cérémonies religieuses et les écoles confessionnelles ont leur place. Nous devrions nous laisser guider par cette laïcité progressive et modérée, ainsi que l’esprit de compromis qu’elle incarne. Malheureusement, on assiste actuellement à la réaffirmation d’une laïcité idéologique, générant, à l’intérieur de plusieurs pays européens, des variantes de la thèse du « conflit des civilisations » et les conflits que celles-ci entraînent pour les sociétés européennes16. Le développement, par certaines personnes en Grande-Bretagne, d’une idéologie laïque opposée à l’islam et à sa reconnaissance publique, représente un défi autant pour le pluralisme que pour l’égalité et, ainsi, pour certaines des bases de la démocratie contemporaine. Il n’importe pas moins de résister à cette tendance qu’à l’anti-laïcité radicale de certains islamistes.

27Les idéologies islamistes, tout comme une laïcité extrême, peuvent être problématiques – non pas parce qu’elles sont religieuses, mais parce qu’elles divisent la population en deux groupes (musulmans et non-musulmans) et parce qu’elles tendent à l’absolutisme, c’est-à-dire à la prédominance systématique d’une identité sur toutes les autres. Dans les deux cas, les idéologies islamistes sont défavorables au multiculturalisme. Tout comme les anciennes dichotomies exclusivistes entre Britanniques et étrangers, ou même l’obscurantisme politique qui nous divisait entre Noirs et Blancs, ont dû être remises en question, de même certaines versions de l’islamisme ne sont assez respectueuses ni de leurs concitoyens britanniques ni des aspirations d’une société britannique plurielle. Dans la recherche d’une appartenance nationale, le multiculturalisme en Grande-Bretagne me semble de manière générale avoir été juste, progressif et bénéfique, à la fois dans ses principes et dans la pratique. Il ne mérite pas la désertion d’une grande partie du centre gauche dont j’ai parlé plus haut, et mérite encore moins d’être blâmé pour la crise actuelle. Son articulation, cependant, a négligé, ou du moins n’a pas suffisamment mis l’accent sur le revers de la médaille, qui est non seulement nécessaire, mais constitutif du multiculturalisme. Il s’agit du fait que nous ne pouvons pas avoir, d’un côté, des identités multiculturelles ou minoritaires fortes et, de l’autre, des identités communes ou nationales faibles. Les identités multiculturelles fortes ont du bon – elles ne sont pas intrinsèquement un facteur de division, réactionnaires ou constitutives d’une « cinquième colonne » – mais elles ont besoin d’un cadre de récits nationaux dynamiques et vivants, ainsi que des cérémonies et rituels qui constituent l’expression de notre citoyenneté commune.

28Nous avons négligé – en Grande-Bretagne et dans l’Europe en général – le fait que là où le multiculturalisme a été accepté et a fonctionné comme projet d’État ou comme projet national (au Canada, en Australie et en Malaisie, par exemple) il n’était pas une dimension accidentelle, mais faisait partie intégrante d’un projet de construction nationale (de formation d’une identité canadienne, australienne ou malaisienne). Même aux États-Unis, où l’État fédéral a joué un rôle beaucoup moins important dans le projet multiculturel, l’incorporation de la diversité ethno-religieuse et l’accueil d’Américains aux identités « à trait d’union » s’inscrivaient dans un projet de construction d’un pays, d’inclusion civique, et de promotion du droit à la revendication de l’identité nationale.

29Tout comme l’intégration, la pluralisation et la reconstruction de la citoyenneté et de l’identité nationale relèvent d’un processus bilatéral. Cela touche au cœur de la politique sociale où, par exemple, le phénomène de ségrégation résidentielle tient à plusieurs causes, qui vont au-delà des groupes minoritaires eux-mêmes. On compte, parmi celles-ci, des conditions structurelles telles que la pauvreté, le racisme, le départ des Blancs fuyant les quartiers « ethniques » (white-flight), les politiques du laisser-faire (benign neglect) appliquées par les autorités locales, et la discrimination dans le domaine immobilier (estate-agency discrimination). De la même manière, il nous faut reconnaître que l’absence d’un sentiment d’appartenance à la Grande-Bretagne qui serait assez fort pour résister à l’appel idéologique du jihad commandant de s’attaquer à ses concitoyens britanniques, tient également à plusieurs causes, y compris celles relevant de la majorité et non des minorités. La source de cette absence peut être retracée dans des arguments autant de la gauche que de la droite. On retrouve à droite des conceptions exclusivistes et même racistes de l’identité nationale britannique, selon lesquelles les non-Blancs ne sont pas véritablement britanniques et les musulmans un coin enfoncé dans la communauté britannique (an alien wedge). À gauche circule une profonde méfiance quant au projet de se rallier autour de l’idée de la Grande-Bretagne, ou de se définir à partir d’un concept normatif de l’identité nationale britannique – concept raciste, impérialiste, militariste et élitiste. De plus, cette quête de l’identité britannique, dans le présent comme dans le futur, serait bête et dangereuse, voire désobligeante à l’endroit des groupes nouvellement établis au sein de la population.

30Mais si le fait de vouloir devenir britannique, d’être accepté comme britannique et d’appartenir à la Grande-Bretagne ne constitue pas un objectif valable pour les immigrants du Commonwealth et leurs descendants, à quoi sont-ils alors censés s’intégrer ? Et s’il n’existe rien de fort, significatif et inspirant à quoi s’intégrer, pourquoi même se soucier d’intégration ? Devons-nous simplement adopter le point de vue selon lequel, si des identités inspirantes et génératrices de sens peuvent être trouvées ailleurs – dans quel-que mouvement internationaliste, par exemple –, c’est tant mieux. Et si c’est aux dépens du pays et de ses citoyens, eh bien de toute manière ils ne comptent pas tant que ça dans l’ordre universel des choses ? Que le fait d’être britannique n’a qu’une valeur minime aux côtés des véritables combats entre le bien et le mal, entre la boue et la misère du présent, et les avenirs imagés et rédempteurs qui nous appellent ? Nous ne pouvons pas à la fois demander aux nouveaux Britanniques de s’intégrer, et dire qu’être britannique est heureusement devenu un projet creux et vide de sens, dont l’époque tire à sa fin. Cela entraînera inévitablement la confusion et nuira au développement sociologique et psychologique de l’intégration en plus de n’offrir aucune contrepartie aux appels d’autres missions et allégeances.

31L’une des leçons à tirer de la présente crise est peut-être que les multiculturalistes, et la gauche en général, ont été trop hésitants à embrasser notre identité nationale et à la conjuguer à des politiques progressistes. La réaffirmation d’une identité britannique plurielle, changeante et inclusive, susceptible d’être aussi significative émotivement et politiquement pour les musulmans britanniques que l’attrait de sentiments jihadiques, est essentiel pour isoler et vaincre l’extrémisme. Toutefois, tout comme le multiculturalisme dans son ensemble, le problème n’est pas celui des minorités. Si un trop grand nombre de Blancs ne ressentent pas la force de l’identité nationale britannique, celle-ci ne sera plus qu’un concept légal, et d’autres identités prévaudront. La manifestation d’une intention de renouveler l’implication britannique dans les projets géopolitiques des États-Unis – de même que la création d’un jihadisme soutenu par l’Arabie Saoudite en Afghanistan dans les années 1980, ainsi que depuis le 11 septembre – explique certainement en partie la crise actuelle et met une très forte pression sur le multiculturalisme. Pourtant, dans la même période, le Parti travailliste a contribué au développement du multiculturalisme, principalement en faisant comprendre que l’égalité religieuse est une dimension nécessaire de l’égalité multiculturelle. Ces développements des dernières années ne devraient pas être remis en question au nom de l’intégration, de l’antiterrorisme ou de la laïcité. Ce n’est pas d’un retrait affolé du multiculturalisme que nous avons urgemment besoin. Il nous faut, au contraire, élargir son application par la reconnaissance de la communauté musulmane comme un partenaire social légitime et inclure cette dernière dans les compromis institutionnels entre l’Église et l’État, entre religion et politique, qui caractérisent la laïcité progressive et modérée qui domine dans l’Europe occidentale. Nous devons, enfin, résister à la tentation d’une laïcité plus radicale de style français.

  • 17  Un golliwog est une poupée de chiffon caricaturant un Noir. (NdT)
  • 18  The Black and White Minstrel Show était une émission diffusée à la BBC entre 1958 et 1978, s’inscr (...)
  • 19  T. Modood, « The Liberal Dilemma : Integration or Villification », OpenDemocracy, 8 février 2006, (...)

32En outre, cela ne concerne pas strictement l’action de l’État, car le fardeau de la représentation multiculturelle doit être porté par les multiples institutions de la société civile qui constituent notre espace public, nos interactions publiques et nos multiples identités publiques. Les discours haineux constituent un bon exemple des cas où une intervention légale est nécessaire, mais ce qu’il s’agit d’accomplir dépasse le rayon de compétences pratiques de la loi, qui peut être un couteau à double tranchant mettant en péril la liberté d’expression. La plupart des pays reconnaissent qu’une intervention juridique est nécessaire lorsqu’il y a risque d’incitation à la haine, ou lorsque les discours agressifs (the fighting talk) menacent d’enflammer les passions, de compromettre l’ordre social, de renforcer les préjugés et de mener à des actes de discrimination ou de victimisation (neuf pays de l’Union européenne punissent le négationnisme par l’emprisonnement). Cela demeure cependant en deçà de l’objectif du respect. Car celui-ci repose sur la sensibilité et la responsabilité qui revient aux individus et aux institutions de s’abstenir de ce qui est inacceptable, bien que permis. Là où ces qualités sont absentes, on s’en remet à la censure et au débat public pour fixer les normes et les restrictions. Ainsi, là où certains problèmes ne sont pas ou ne peuvent pas être facilement contrôlés par la loi, on s’en remet à la protestation et à l’empathie de la population, bien qu’il faudra du temps aux groupes dominants pour apprendre ce qui blesse les autres. C’est ainsi que la plupart des images et discours racistes, ainsi que d’autres usages de la liberté d’expression (par exemple l’usage de golliwogs17 pour des marques commerciales ou le Black and White Minstrel Show18), ont été interdits, et non pas simplement réglementés. C’est aussi de cette manière que les médias britanniques ont réagi à l’affaire des caricatures au Danemark, reconnaissant qu’ils avaient le droit de republier les caricatures, mais qu’il serait désobligeant de le faire19.

33Ainsi, la leçon à tirer de la crise qui se poursuit depuis le 7 juillet quant à la manière de réagir aux appels et aux menaces du jihadisme salafi est qu’il nous faut encore développer le multiculturalisme : mais il doit s’agir d’un multiculturalisme d’alliance qui est en fait l’autre versant d’une identité nationale britannique renouvelée et revigorée. Il est vrai que l’extrémisme idéologique et violent mine les conditions du multiculturalisme et l’espoir de réaliser un jour une société multiculturelle. Toutefois, contrairement à ce qu’en disent les détracteurs du multiculturalisme cités au début de cet article, cet extrémisme n’est pas lié à la promotion du multiculturalisme, mais à l’infiltration de la politique intérieure par la politique internationale. Le gouvernement, ayant déjà contribué à l’extrémisme politique à travers ses politiques étrangères, perd, en blâmant le multiculturalisme et les communautés musulmanes pour la crise, la seule ressource fiable qui lui permettrait une victoire durable sur le terrorisme intérieur. Cette ressource – cela serait du moins la leçon à tirer du cas de l’Irlande du Nord – est le ralliement et la coopération entière et active des communautés musulmanes.

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Notes

1  Black Information Link, « Tory Asylum Row – Are They Racist ? You Decide », 22 avril 2005, http://www.blink.org.uk/pdescription.asp?key=6860&grp=66&cat=221, consulté le 6 février 2007.

2  J. Freedland, « Beware the Nasty Nudge and Wink », The Guardian, 12 avril 2005, http://society.guardian.co.uk/asylumseekers/comment/0,8005,1457617,00.html, consulté le 6 février 2007.

3  Black Information Link, art. cité.

4  M. White, « Dismay over Debate which Creates Divisions », The Guardian, 17 octobre 2006, http://www.guardian.co.uk/commentisfree/story/0,,1924081,00.html, consulté le 6 février 2007.

5  « We Needed a Debate about the Veil », The Guardian, éditorial, 26 octobre 2006.

6  W. Pfaff, « A Monster of Our Own Making », The Observer, 21 août 2005 ; G. Kepel, « Europe’s Answer to Londonistan », OpenDemocracy, 24 août 2005, http://www.opendemocracy.net/debates/article.jsp?id=2&debateId=124&articleId=2775 ; M. Wolf, « When Multiculturalism Is a Non-sense », The Financial Times, 31 août 2005 ; T. Phillips, « After 7/7 : Sleepwalking to Segregation », discours à la Commission for Racial Equality, Londres, 22 octobre 2005.

7  T. Baldwin, « I Want an Integrated Society with a Difference », The Times, 3 avril 2004.

8  Le Guardian est probablement le seul journal national où le défi musulman du multiculturalisme est régulièrement discuté, et qui manifeste un soutien soutenu au projet multiculturaliste et à l’incorporation des musulmans dans ce dernier. Et encore, les opinions diffèrent entre les différents éditorialistes. Madeleine Bunting, Gary Younge et Seamus Milne sont pour ; Polly Toynbee, David Aaronovitch et Catherine Bennett sont contre ; et Jonathan Freedland se situe quelque part entre les deux. Cela le place en opposition avec son journal homologue, The Observer, qui est, à travers Will Hutton, Nick Cohen et (encore) Aaronovitch, un important défenseur de la position opposée à celle que je défends dans le présent article.

9  B. Parekh, Rethinking Multiculturalism : Cultural Diversity and Political Theory, Harvard, Harvard University Press, 2005.

10  A. Portes et M. Zhou, Chinatown : The Socioeconomic Potential of an Urban Enclave, Philadelphie, Temple University Press, 1995.

11  P. Kivisto, Incorporating Diversity : Rethinking Assimilation in a Multicultural Age, Boca Raton (Flor.), Paradigm Publishers, 2005.

12  B. Parekh, « British Commitments », Prospect, no 114, septembre 2005, http://www.prospect-magazine.co.uk/article_details.php?id=7003, consulté le 27 octobre 2006.

13  C. Taylor, « The Politics of Recognition », dans A. Gutman (dir.), Multiculturalism and the Politics of Recognition, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 25-74.

14  I. M. Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990.

15  D. Hayes, « What Kind of Country ?», OpenDemocracy, 29 juillet 2005, http://www.opendemocracy.net/conflict-terrorism/britain_2713.jsp, consulté le 27 octobre 2006.

16  T. Modood, T. A. Triandafyllidou et R. Zapata-Barrero (dir.), Multiculturalism, Muslims and Citizenship : A European Approach, London, Routledge, 2005.

17  Un golliwog est une poupée de chiffon caricaturant un Noir. (NdT)

18  The Black and White Minstrel Show était une émission diffusée à la BBC entre 1958 et 1978, s’inscrivant dans la tradition des « Black Minstrel Shows », qui étaient des spectacles à caractère raciste. (NdT)

19  T. Modood, « The Liberal Dilemma : Integration or Villification », OpenDemocracy, 8 février 2006, http://www.opendemocracy.net/conflict-terrorism/liberal_dilemma_3249.jsp, consulté le 6 février 2007 ; pour un débat intéressant, voir T. Modood, R. Hansen, E. Bleich, B. O’Leary et J. H. Carens, « The Danish Cartoon Affair : Free Speech, Racism, Islamism, and Integration », International Migration, vol. 44, no 5, décembre 2006, p. 3-57.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Tariq Modood, « Rebâtir le multiculturalisme en Grande-Bretagne après les attentats du 7 juillet 2005 »Éthique publique [En ligne], vol. 9, n° 1 | 2007, mis en ligne le 11 septembre 2015, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/1784 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.1784

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Auteur

Tariq Modood

Tariq Modood enseigne la sociologie et les sciences politiques à l’université de Bristol, où il dirige le centre d’étude de l’ethnicité et de la citoyenneté.

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