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Éthiques et politiques de l'aménagement de la diversité culturelle et religieuse

Tester les limites du multiculturalisme libéral ? Le cas des tribunaux religieux en droit familial

Will Kymlicka

Résumés

On a parfois avancé que le cas des tribunaux religieux en droit de la famille mettait à l’épreuve les limites du multiculturalisme libéral canadien. Cette idée est sans doute erronée. Cet article rappelle, dans ce sens, que la conception canadienne du multiculturalisme est une conception libérale : elle repose sur la valeur de la liberté individuelle, limitée par les droits individuels de base et fondée sur l’espoir et l’attente que d’accorder aux nouveaux arrivants l’accès aux bénéfices du multiculturalisme facilitera leur intégration sociale et politique. Cet espoir et cette attente sont actuellement remis en question dans le cas des nouveaux arrivants musulmans, dont on craint qu’ils cherchent à utiliser le multiculturalisme de manière antilibérale pour limiter les droits individuels. Les tribunaux de la « charia » en Ontario ont été considérés comme une confirmation de cette crainte. Or les demandes de tribunaux islamiques ne se sont pas fondées sur la Loi sur le multiculturalisme canadien, mais sur l’arbitrage privé en droit de la famille.

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Notes de la rédaction

Ce texte a été présenté sous le titre « Testing the Bounds of Liberal Multiculturalism ? » lors d’une conférence prononcée au colloque du Conseil canadien des femmes musulmanes intitulé « Muslim Women’s Equality Rights in the Justice System : Gender Religion and Pluralism », Toronto, 9 avril 2005. Il a été traduit de l’anglais par François Boucher et Olivier Marcil.

Texte intégral

  • 1  Voir par exemple la partie 4, « Multiculturalism », de la soumission de Syed Mumtaz Ali à l’Ontari (...)
  • 2  Voir aussi la déclaration de l’organisation Femmes sous lois musulmanes (Women Living Under Muslim (...)
  • 3  « Submission to Ms. Marion Boyd », Canadian Council of Muslim Women, juillet 2004 (www.ccmw.com).

1L’idée de « multiculturalisme » a joué un rôle central dans le récent débat public sur les tribunaux musulmans en droit familial. Les partisans de ces tribunaux en ont souvent appelé à l’idée du multiculturalisme et ont argué que quiconque endosse la politique canadienne du multiculturalisme devrait accepter la légitimité de l’arbitrage basé sur la charia en droit de la famille1. D’autres commentateurs tirent la conclusion inverse : le fait que le multiculturalisme puisse être invoqué pour justifier des cours de justice fondées sur la charia montre que l’idée de multiculturalisme est dangereuse et devrait être abandonnée. Par exemple, selon Tarek Fath du Congrès musulman canadien, l’arbitrage reposant sur la charia est un exemple de multiculturalisme effréné2. D’autres encore avancent l’idée que, bien que le multiculturalisme soit une « grande valeur canadienne », les défenseurs de ces tribunaux en abusent3.

  • 4  Voir dans ce sens W. Kymlicka, Finding Our Way : Rethinking Ethnocultural Relations in Canada, Tor (...)

2L’idée du multiculturalisme autorise-t-elle les propositions d’arbitrage religieux en droit familial ? Je crois qu’il s’agit là d’une question importante puisque le multiculturalisme a joué un rôle central dans la vie politique canadienne des trente dernières années. Non seulement a-t-il eu d’énormes effets symboliques, en transformant nos idées de ce que c’est que d’être canadien, mais il a aussi eu des effets substantiels sur la façon dont les institutions publiques fonctionnent. Que ce soit dans les écoles, les médias, la police, les services sociaux ou dans les systèmes politique et juridique, les politiques et programmes du multiculturalisme ont aidé à rendre les institutions publiques canadiennes plus ouvertes à la participation des immigrants et des minorités ethniques4. Je crois qu’en général ces effets ont été positifs ; la politique de multiculturalisme du Canada est d’ailleurs vue comme un exemple de réussite partout dans le monde.

3Pour cette raison, il est important de voir comment exactement le problème de l’arbitrage religieux en droit de la famille est lié à celui du multiculturalisme. Pour répondre à cette question, il faut faire un pas en arrière et se pencher sur l’histoire de la politique canadienne du multiculturalisme. Cette politique n’est ni simple ni statique : avec le temps, ses objectifs principaux ont significativement changé et ils pourraient connaître d’autres transformations.

Les fondements libéraux du multiculturalisme canadien

  • 5  P. E. Trudeau, « Statement to the House of Commons on Multiculturalism », House of Commons, Offici (...)

4La politique du multiculturalisme a été proposée par le premier ministre Pierre Elliott Trudeau en septembre 1971. L’élément crucial de cette politique, pour mon propos, est qu’il s’agit d’une conception très libérale du multiculturalisme, fondée sur l’idée de liberté individuelle. Comme Trudeau l’a dit en la présentant à la Chambre des communes, « une politique de multiculturalisme à l’intérieur d’un cadre bilingue est essentiellement le support conscient de la liberté de choix. Nous sommes libres d’être nous-mêmes5. » Tous les individus devraient être libres de décider si, et jusqu’à quel point, ils veulent préserver une identité traditionnelle religieuse ou ethnique et jusqu’à quel point ils veulent remettre en question ou rejeter les pratiques liées à leurs appartenances culturelles. Les personnes qui souhaitent maintenir et exprimer leur identité religieuse ou ethnique devraient être libres de le faire sans craindre la discrimination ou la stigmatisation dans l’ensemble de la société – ils ne devraient pas avoir à cacher ou à abandonner leur identité ethnique pour prendre part à la société. D’un autre côté, personne ne devrait être forcé de maintenir une identité ethnique ou de préserver des pratiques traditionnelles s’il ne souhaite plus le faire – les personnes ne devraient pas être forcées, par d’autres membres ou par les leaders du groupe, de suivre des coutumes qu’elles ne valorisent plus.

5Dans ce sens, l’adoption du multiculturalisme en 1971 faisait partie d’une révolution libérale plus large commençant en 1960 avec la Déclaration canadienne des droits (statutaire) et qui atteignit son apogée avec la Charte des droits et libertés (très libérale selon les standards internationaux). Au cours de cette période de vingt, vingt-cinq ans, plusieurs hiérarchies traditionnelles et formes de contrôle social au Canada ont été contestées au nom de la liberté individuelle et de l’égalité. Ces hiérarchies traditionnelles et formes de contrôle social comprenaient les restrictions sur le contrôle des naissances et l’avortement, la criminalisation de l’homosexualité, tout comme certaines formes de discrimination contre les femmes, les Noirs, les indigènes et les minorités religieuses.

6La politique du multiculturalisme a été perçue comme un prolongement naturel de cette logique libérale des droits individuels, de la liberté de choix et de la non-discrimination. Il n’est donc pas surprenant que les documents gouvernementaux qui traitent des origines de la politique du multiculturalisme commencent bien souvent par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et par la Déclaration canadienne des droits de 1960. Les impulsions morales fondamentales derrière cette politique étaient les valeurs libérales de la liberté individuelle et de la citoyenneté égale sans discrimination.

  • 6  J. Jupp, « The New Multicultural Agenda », Crossings, vol. 1, no 1, 1995, p. 40.

7Cette conception libérale du multiculturalisme n’est pas exclusivement canadienne. Selon James Jupp – qui a joué un rôle central dans la définition de la politique de multiculturalisme australienne –, le multiculturalisme en Australie « est essentiellement une idéologie libérale qui fonctionne à l’intérieur d’institutions libérales avec l’approbation universelle des attitudes libérales. Le multiculturalisme accepte l’idée que tous les êtres humains doivent être traités en tant qu’égaux et que différentes cultures peuvent coexister si elles acceptent les valeurs libérales6

  • 7  Un exemple historique d’une telle conception traditionaliste du multiculturalisme est le système d (...)

8Nous pouvons distinguer cet idéal libéral du multiculturalisme d’un modèle différent que nous pouvons nommer « traditionaliste » ou « communautarien ». Dans ce modèle, le but du multiculturalisme est de permettre au groupe de maintenir ses pratiques traditionnelles même si elles violent les droits des individus (par exemple, les mariages forcés, les mutilations génitales féminines, le refus d’éduquer les filles, les crimes d’honneur, la défense culturelle dans le droit criminel, etc.). Le multiculturalisme traditionaliste cherche à accroître la capacité d’un groupe à faire respecter ses pratiques par ses membres : les chefs du groupe devraient avoir le pouvoir de contrôler le comportement des membres du groupe, de faire pression sur ses membres pour qu’ils respectent les pratiques traditionnelles de la communauté et de sanctionner les dissidents, même si cela requiert que la communauté soit exemptée des garanties constitutionnelles des droits individuels7.

9Il s’agit là manifestement d’une conception différente du multiculturalisme. Le modèle libéral de multiculturalisme repose sur le principe que tous les individus doivent être libres de choisir eux-mêmes si et comment ils expriment leur identité religieuse et ethnique ainsi que sur le principe que tous les groupes doivent respecter les valeurs libérales de base de droits de l’homme et de démocratie. Le modèle traditionaliste du multiculturalisme est fondé sur le principe du relativisme culturel : chaque groupe doit être en mesure de pratiquer ses propres coutumes (y compris ses modes traditionnels d’application des normes et de sanction) qu’elles respectent ou non les principes de liberté individuelle, de droits de l’homme et de démocratie.

  • 8  Women Living Under Muslim Laws, « Canada : Support Canadian Women’s Struggle Against Sharia Courts (...)
  • 9  Par exemple, B. Barry, Culture and Equality, Cambridge, Polity, 2001.
  • 10  Y. Tamir, « Two Concepts of Multiculturalism », Journal of Philosophy of Education, vol. 29, no 2, (...)

10Dans les débats populaires tout comme dans les débats savants, on tient souvent pour acquis que le multiculturalisme doit prendre cette forme traditionaliste. On présume que les défenseurs du multiculturalisme endossent le relativisme culturel et rejettent les valeurs du libéralisme des Lumières, qui comprennent l’idéal des droits universels de l’homme. Par exemple, l’organisation internationale Femmes sous lois musulmanes a associé le déploiement des politiques de multiculturalisme en Occident à l’expansion du relativisme culturel8. Plusieurs intellectuels ont défendu cette même idée9. D’autres analystes, qui reconnaissent qu’il y a des conceptions libérales tout comme des conceptions traditionalistes du multiculturalisme, affirment qu’il y a une lutte de longue durée entre ces deux conceptions à propos de la façon d’interpréter l’idéal du multiculturalisme10.

  • 11  N. Bissoondath, Selling Illusions : The Cult of Multiculturalism in Canada, Toronto, Penguin, 1993 (...)

11Cependant, si nous examinons les origines de la politique du multiculturalisme au Canada, il est frappant de voir que personne n’a défendu ni même discuté le modèle traditionaliste. Il n’est pas surprenant que Trudeau ait lui-même été en faveur du modèle libéral de multiculturalisme – son engagement passionné envers les valeurs libérales n’est pas un secret. Ce qui est peut-être plus surprenant, c’est que personne d’autre ayant participé au débat canadien de l’époque n’ait exprimé d’intérêt pour le modèle traditionaliste. En fait, à ma connaissance, la première fois que des commentateurs ont associé le multiculturalisme avec le relativisme culturel au Canada, cela a été en 1990. Ce débat fut déclenché en partie par le livre de Reginald Bibby, Mosaic Madness, dans lequel l’auteur se demande si la logique du multiculturalisme implique que l’on permette aux immigrants de maintenir n’importe quelle pratique qu’ils apportent avec eux, peu importe si elles sont non libérales ou non démocratiques. Des doutes similaires ont été formulés par Neil Bissoondath et Richard Gwyn dans d’influents ouvrages parus au début des années 1990 et ont été rapportés par un grand nombre d’éditorialistes11.

12Mais ce débat a surgi seulement vingt ans après l’adoption de la politique de multiculturalisme. En 1990, non seulement cette politique était à l’œuvre depuis longtemps, mais elle avait été enchâssée constitutionnellement dans la Charte des droits et libertés de 1982 et avait obtenu une base statutaire dans la Loi sur le multiculturalisme canadien de 1988. Les politiques de multiculturalisme avaient aussi été diffusées au-delà du gouvernement fédéral vers les niveaux provincial et municipal. Tout au long de cette période cruciale de vingt ans où le multiculturalisme a été défini et diffusé, il était tout simplement tenu pour acquis que le multiculturalisme était fondé sur (et limité par) les valeurs libérales de liberté individuelle et d’égalité.

  • 12  Il n’est pas exagéré de dire que nous devons la politique du multiculturalisme aux efforts acharné (...)

13Pourquoi n’y a-t-il pas eu de débat à propos de la possibilité que le multiculturalisme soit utilisé (ou détourné) pour maintenir des pratiques non libérales ? La réponse, je crois, réside dans la nature des groupes qui ont initialement demandé le multiculturalisme et pour qui la politique de multiculturalisme a été conçue. Ces groupes d’origine européenne étaient établis depuis longtemps au Canada – surtout les Ukrainiens, et dans une moindre mesure les Italiens, les Polonais, les Tchèques et les Slovaques, les Allemands, les Hollandais, ainsi que les Scandinaves12. Ce sont ces « ethnies blanches » qui ont milité pour le multiculturalisme dans les années 1960, menant à son adoption en 1971.

14Il est important de se souvenir qu’avant les années 1960 le Canada avait une politique d’immigration racialement discriminatoire qui maintenait la plupart des Asiatiques, des Noirs et des Arabes hors du pays. C’est seulement au milieu des années 1960 que ces minorités visibles (non blanches) ont commencé à immigrer en nombre significatif au Canada. Et ce n’est que plusieurs années plus tard, longtemps après que la politique de multiculturalisme a été établie, qu’ils ont commencé à avoir une voix significative dans les débats.

  • 13  H. Palmer, « Reluctant Hosts : Anglo-Canadian Views of Multiculturalism in the Twentieth Century » (...)

15Ainsi, dans les années 1960, les groupes qui ont dominé le débat public sur le multiculturalisme étaient des européens. Pour la plupart, ces groupes étaient présents au Canada depuis deux ou trois générations et étaient généralement bien intégrés, non seulement économiquement, mais aussi politiquement. Lorsque ces groupes étaient arrivés au pays, certains Canadiens de naissance avaient été sceptiques quant à leur capacité à s’intégrer dans la société et à s’ajuster aux valeurs démocratiques et libérales13. Toutefois, dans le milieu des années 1960, ces groupes avaient prouvé leur loyauté envers le Canada lors de la seconde guerre mondiale ; au cours de la guerre froide, ils étaient bien souvent farouchement anticommunistes et ils étaient perçus comme patriotiques et fiers d’être canadiens en plus d’être complètement attachés aux principes de base de la démocratie libérale canadienne. Ils avaient prouvé leur volonté et leur capacité à travailler en respectant les règles d’un ordre libéral démocratique. L’idée que de tels groupes puissent utiliser le multiculturalisme pour maintenir des pratiques non libérales ne s’est même pas manifestée.

16Le multiculturalisme a donc été initialement conçu pour des groupes ethniques européens bien intégrés et dont l’attachement à la démocratie libérale n’était pas mis en doute : c’était là une façon de reconnaître et de récompenser le succès de leur intégration. Cependant, peu de temps après qu’elle a été adoptée, le point de mire de la politique du multiculturalisme a commencé à changer. Un nombre croissant d’immigrants non européens arrivaient et de nouvelles politiques publiques étaient requises pour leur établissement et leur intégration. Bien qu’elle n’ait pas été conçue comme un outil pour les nouveaux arrivants, l’idée de multiculturalisme a fourni un discours commode et déjà établi ainsi qu’une infrastructure institutionnelle pour négocier ces enjeux. Il en est résulté que le gouvernement et les organisations d’immigrants ont commencé à adopter le langage et les programmes du multiculturalisme pour répondre aux besoins des nouveaux immigrants non européens.

17Cela a mené à d’importants changements dans la politique du multiculturalisme. Par exemple, les questions de l’apprentissage des langues et de la naturalisation sont devenues plus importantes, tout comme les programmes anti-racistes – une question qui n’avait pas surgi avec les « ethnies blanches ». En effet, vers la fin des années 1980, ce sont les programmes antiracistes qui ont reçu la plus forte part du financement au multiculturalisme. En bref, une politique qui avait d’abord vu le jour en tant que mode de reconnaissance du succès de l’intégration de groupes ethniques blancs établis depuis longtemps a été redéfinie comme un outil pour aider à l’intégration de nouveaux immigrants non européens.

  • 14  Une expression claire de cette crainte provient du livre de Gwyn, où il affirme : « Poussons le pr (...)

18En somme, il s’agit là d’un exemple saisissant de réinvention politique. Cependant, cela ne s’est pas fait sans controverse. D’une part, certains groupes ethniques ont commencé à se plaindre que la politique de multiculturalisme avait été détournée par des nouveaux immigrants : les groupes qui avaient lutté si fort pour établir cette politique étaient maintenant ignorés par elle. Ce qui est plus important encore, c’est que ce virage a été vu comme porteur de nouveaux risques. Octroyer des droits multiculturels aux groupes ethniques européens était vu comme une politique plutôt sûre : on ne craignait pas que de tels groupes veuillent utiliser leurs droits et leurs ressources d’une façon qui menace les valeurs démocratiques et libérales. Mais avec les nouveaux arrivants, particulièrement ceux provenant de pays qui n’étaient pas des démocraties libérales, il y avait un risque qu’ils cherchent à utiliser leurs privilèges multiculturalistes de manières qui violeraient les valeurs de la démocratie libérale14. Un certain degré de confiance est donc implicite à l’extension du multiculturalisme aux nouveaux arrivants.

  • 15  Sur le repli du multiculturalisme en Europe, voir C. Joppke, « The Retreat from Multiculturalism i (...)

19Certains Canadiens n’ont pas voulu prendre ce risque : ils auraient préféré attendre la preuve solide que les nouveaux arrivants eussent vraiment intériorisé les valeurs de la démocratie libérale et qu’ils se fussent intégrés avec succès à l’ordre constitutionnel du Canada avant de leur ouvrir l’accès aux bénéfices du multiculturalisme. Nous pouvons constater des craintes similaires dans les débats européens autour du multiculturalisme. En effet, dans le contexte européen, la majorité des gouvernements (et de leurs citoyens) ont décidé qu’il ne valait pas la peine de prendre le risque. La plupart des pays européens n’ont pas adopté de politiques multiculturelles et le peu qui l’ont fait rebroussent maintenant chemin15.

20Au Canada, à l’inverse, malgré les risques, la politique du multiculturalisme est restée en place. Alors que le soutien public du multiculturalisme a monté et baissé au cours des années, la plupart des Canadiens semblent vouloir partager les bénéfices du multiculturalisme avec les nouveaux arrivants, même avant qu’ils aient été complètement intégrés. La plupart des Canadiens semblent endosser ce qui est appelé en sciences sociales l’« espérance libérale » – c’est-à-dire l’idée que si l’État libéral démocratique tend la main aux nouveaux arrivants et leur offre des termes équitables d’intégration dans un ordre libéral, ils accepteront, avec le temps, ces termes et deviendront des citoyens loyaux et respectueux des lois. Se basant sur cette espérance libérale, les Canadiens ont eu confiance que les immigrants n’utiliseraient pas à de mauvaises fins les bénéfices qui leur étaient accordés par le multiculturalisme.

21Dans cette optique, l’accès au multiculturalisme n’est pas une récompense pour une intégration réussie, mais fait partie intégrante du processus d’intégration ; c’est une façon d’encourager et d’assister les immigrants à trouver leur place à l’intérieur de la société canadienne. Envisagé ainsi, le multiculturalisme comporte un risque puisqu’il n’y a pas de garantie que les nouveaux arrivants n’essaieront pas d’utiliser le multiculturalisme d’une manière qui viole les valeurs de la démocratie libérale. Mais, au Canada, à la différence de l’Europe, on a jugé que les bénéfices potentiels en termes de succès d’intégration avaient plus de poids que les risques.

  • 16  En 1995, le gouvernement canadien a réuni les représentants de divers groupes ethniques venant de (...)
  • 17  Sur le consensus général qui traverse les frontières religieuses/raciales à propos d’un multicultu (...)

22Pourquoi le Canada en est-il arrivé à une conclusion différente de celle des pays européens ? Plusieurs aimeraient bien penser que cela reflète une vertu canadienne distincte de tolérance et une absence de xénophobie. Je soupçonne cependant que la réponse se trouve ailleurs. Je pense qu’une partie de la réponse réside tout simplement dans une conjoncture heureuse. Comme je l’ai noté plus tôt, une forme « sûre » de multiculturalisme a fonctionné durant vingt ans avant qu’on ne commence à se demander si les non-Européens allaient l’utiliser comme justification de pratiques non libérales. Durant ces vingt années, non seulement le multiculturalisme est-il devenu une partie centrale de l’identité canadienne, mais les groupes non européens avaient déjà, tranquillement et imperceptiblement, pris leur place au sein du cadre général du multiculturalisme canadien. Depuis les années 1970, les organisations des minorités visibles avaient commencé à avoir une voix dans les débats et un registre public des demandes qu’elles avaient effectuées au nom du multiculturalisme était disponible. De plus, aucune organisation majeure d’immigrants n’avait en réalité demandé le droit de maintenir des pratiques non libérales. Les Somaliens n’avaient pas demandé à être soustraits aux lois interdisant les mutilations génitales féminines16 ; les Pakistanais n’avaient pas demandé d’être soustraits aux lois contre les mariages forcés, etc. Si les groupes d’immigrants non européens étaient prêts à contester les principes de base de la démocratie libérale, on aurait pu s’attendre à ce que cela se soit déjà produit avant 1990, mais cela n’est pas arrivé. Ces groupes avaient déjà développé une façon de fonctionner à l’intérieur du cadre d’un multiculturalisme libéral (basé sur les droits de l’homme) et cet antécédent a permis d’apaiser les craintes publiques à propos des risques d’étendre le multiculturalisme aux nouveaux arrivants17. À la différence, en Europe, il n’y avait pas de politique de multiculturalisme préexistante à laquelle les immigrants non européens pouvaient faire appel.

Le débat à propos de l’islam et du multiculturalisme libéral

23Il y a un autre facteur qui distingue le Canada de l’Europe, le rôle de l’islam. J’ai parlé jusqu’ici des immigrants non européens comme d’une seule catégorie homogène porteuse de valeurs et de traditions incompatibles avec les valeurs de la démocratie libérale occidentale. Mais, comme nous le savons tous, certains groupes non européens sont considérés comme plus menaçants que d’autres. Aujourd’hui, dans tout l’Occident, ce sont les musulmans qui sont perçus comme les plus susceptibles d’être engagés culturellement et religieusement dans des pratiques non libérales ou de soutenir des mouvements politiques non démocratiques. C’est notamment le cas depuis le 11 septembre 2001, mais cela est vrai depuis bien plus longtemps encore. (Il y a bien sûr une longue histoire d’islamophobie en Europe, qui remonte aux croisades, mais je crois que cette résurgence moderne remonte à la révolution islamique en Iran, avec sa virulente rhétorique anti-occidentale.)

  • 18  En Occident, l’opinion courante selon laquelle les mutilations génitales féminines sont des pratiq (...)

24Dans les pays d’accueil, il en résulte que l’opinion du multiculturalisme varie selon que les musulmans sont le groupe d’immigrants le plus important ou qu’ils ne forment qu’une faible partie de la population immigrante. Cela indique une différence fondamentale entre le Canada et l’Europe. Dans la plupart des cas en Europe de l’Ouest, les musulmans constituent le plus grand groupe d’immigrants non européens – jusqu’à 80 % ou 90 % dans des pays comme la France, l’Espagne, l’Italie, le Danemark, etc. Dans ces pays, les termes « immigrant » et « musulman » sont pratiquement interchangeables. De plus, un grand nombre de ces immigrants musulmans proviennent de parties de l’Afrique ou de l’Asie du Sud dans lesquelles les traditions de mutilations génitales féminines ou de mariages forcés persistent, ou encore de lieux dans lesquels le fondamentalisme islamique est fort18. Le racisme et l’islamophobie se combinent pour donner naissance à une vision des nouveaux immigrants non européens qui présente ceux-ci comme non libéraux et indignes de confiance ; d’où la conception du multiculturalisme en tant que politique hautement risquée.

25Au Canada, en revanche, les musulmans ne représentent qu’une petite portion de la population totale (moins de 2 %), et ne forment qu’une fraction de l’immigration non européenne récente. Quatre-vingt-dix pour cent des immigrants canadiens ne sont pas musulmans. Les groupes d’immigrants non européens les plus grands et les plus actifs au niveau politique ont été les Noirs des Caraïbes et les Asiatiques orientaux. Ce sont ces groupes qui ont dominé les débats canadiens sur le multiculturalisme et ils ne sont pas perçus comme soulevant les mêmes risques pour les valeurs démocratiques libérales.

  • 19  F. Henry, The Caribbean Diaspora in Toronto : Learning to Live with Racism, Toronto, University of (...)

26Bien sûr, tous ces groupes non européens ont fait face à la discrimination et aux préjugés. Mais la nature de ces préjugés diffère d’une manière qui a une profonde influence sur le problème du multiculturalisme. Prenons le cas des Afro-caraïbes, comme les Jamaïcains, qui ont été le premier groupe important d’immigrants non blancs arrivé à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Beaucoup de préjugés et de stéréotypes sont effectivement véhiculés à propos des Afro-caraïbes : criminalité, paresse, irresponsabilité, manque d’intelligence et ainsi de suite – bref, un type de racisme à l’ancienne19. Mais l’idée selon laquelle ces groupes, en vertu de leur engagement religieux et culturel, auraient des penchants pour les pratiques non libérales n’est pas particulièrement fondée – après tout, ils sont pour la plupart des protestants, qui partagent beaucoup avec l’ethos chrétien. La reconnaissance multiculturaliste de leur identité ethnoculturelle – telle qu’elle se manifeste dans le mois de l’histoire des Noirs, le festival Caribana, et les programmes antiracistes – ne nous engage aucunement à soutenir des pratiques non libérales et des mouvements politiques non démocratiques. La même chose vaut pour les immigrants de l’Amérique latine, comme les réfugiés (majoritairement catholiques) du Chili ou du Guatemala. Ils sont victimes de racisme au Canada, mais ne sont pas vus comme des opposants aux valeurs libérales ni comme des défenseurs de pratiques politiques non démocratiques. Leur accorder des mesures d’accommodement ne nous apparaît pas être une menace pour les valeurs libérales et démocratiques.

  • 20  Cela est dû, en partie, à l’influence extraordinaire du Dalaï Lama dans la formation de la percept (...)

27L’autre grand mouvement migratoire de non-Blancs provient de l’Asie de l’Est – particulièrement de Chine, de Corée, du Viêtnam et des Philippines. En effet, cette vague migratoire est de loin la plus grande source de nouveaux arrivants au Canada. Encore une fois, plusieurs préjugés et stéréotypes circulent à leur endroit, mais ces immigrants ne sont généralement pas perçus comme des intégristes religieux ou comme des opposants aux pratiques libérales. Au Canada, les religions de l’Asie de l’Est, telles que le bouddhisme et le confucianisme, sont plutôt perçues comme des religions pacifiques20. Sans compter que plusieurs de ces immigrants sont chrétiens (particulièrement ceux de Corée et des Philippines).

28En somme, malgré leurs préjugés raciaux, la plupart des Canadiens en sont venus à penser que les Afro-caraïbes et les Asiatiques venus de l’Est allaient intégrer la société démocratique libérale, croyant de ce fait que d’offrir des privilèges multiculturalistes à certains groupes ne représentait pas une menace contre l’ordre démocratique libéral. Or, puisque ce sont ces groupes qui ont été à l’avant-plan des débats publics sur le multiculturalisme au Canada, les politiques multiculturalistes ont bénéficié d’un soutien public considérable. Le débat au Canada aurait probablement été fort différent si, comme c’est le cas en Europe, quatre-vingt-dix pour cent des immigrants étaient musulmans.

  • 21  Voir les cas discutés dans S. Okin, Is Multiculturalism Bad for Women ?, Princeton, Princeton Univ (...)

29Il n’est pas facile d’expliquer pourquoi les musulmans ont été systématiquement associés aux mouvements non libéraux. Après tout, on trouve des pratiques non libérales dans toutes les cultures, y compris au sein des cultures européennes. En effet, si l’on jette un coup d’œil aux cas dans la jurisprudence où des immigrants établis en Amérique du Nord ont invoqué la « culture » et la « tradition » pour expliquer ou justifier de mauvais traitements infligés aux femmes et aux enfants, l’on risque autant de rencontrer des immigrants de l’Asie de l’Est et des Caraïbes que des musulmans21. Pourquoi donc s’acharner sur les musulmans ?

30Une partie de la réponse est, bien sûr, la tendance à se représenter les musulmans comme une communauté homogène, ignorant du coup la diversité des formes de l’islam à travers le monde. Mais deux autres facteurs doivent être considérés. D’abord, alors que la plupart des groupes d’immigrants portent avec eux un ensemble de pratiques patriarcales, il est largement présumé que les musulmans, plus que les autres groupes, ont tendance à défendre cette pratique sur des principes religieux. Les immigrants hmong et haïtiens que l’on accuse d’abuser des femmes ont parfois soutenu que c’était là une pratique culturelle. Mais ils n’ont pas invoqué de droits ou d’obligations religieuses pour défendre ces pratiques. Des individus qui défendent de telles pratiques au nom d’un droit ou d’une obligation religieuse sont plus enclins à se battre pour les défendre, tout en invoquant le multiculturalisme.

31Un regard sur le contexte international nous procure un éclairage supplémentaire. Comme on observe un mouvement mondial en faveur de la politisation de l’islam sous sa forme conservatrice, les immigrants qui tentent de maintenir une forme conservatrice de l’islam sont plus susceptibles de recevoir un appui moral et même financier de sources externes. Et bien sûr ce mouvement islamiste international est souvent associé au terrorisme international.

  • 22  En 1980, les sikhs du Canada étaient également perçus de la sorte. Il y avait alors renaissance d’ (...)

32Pour toutes ces raisons, on voit que les musulmans soulèvent des défis différents de ceux que soulèvent les autres groupes d’immigrants non européens. Les groupes venant des Caraïbes, d’Amérique Latine et de l’Asie de l’Est apportent souvent avec eux des pratiques non libérales, mais puisque celles-ci sont perçues comme de simples coutumes et traditions, on est porté à croire que l’attraction du multiculturalisme libéral persuadera les groupes de rendre leurs pratiques plus libérales. Toutefois, cette « espérance libérale » devient plus difficile à soutenir lorsque des pratiques non libérales sont justifiées par l’appel à la foi, et là où un mouvement international encourage les immigrants à défendre leurs convictions avec intransigeance. Le multiculturalisme est plus risqué dans ce contexte. Or, à tort ou à raison, ce sont principalement (si ce n’est pas exclusivement) aux musulmans que l’on attribue cette tendance22.

  • 23  R. Liddle, « How Islam has Killed Multiculturalism », The Spectator, 1er mai 2004, p. 12-13.
  • 24  Notons au passage que Liddle soutient que c’était l’islam, et non l’islamophobie, qui a tué le mul (...)

33Là où les musulmans sont vus comme les principaux partisans et bénéficiaires du multiculturalisme, il se révèle plus difficile de générer et de maintenir l’appui du public. Cette situation prévaut dans une grande partie de l’Europe. Deux pays européens qui ont adopté des politiques multiculturalistes – la Grande-Bretagne et les Pays-Bas – constituent l’exception qui confirme la règle. Dans les deux cas, les revendications en faveur d’un multiculturalisme sont venues de groupes non musulmans et des tensions ont éclaté lorsque les musulmans sont devenus le point central du débat. En Grande-Bretagne, les revendications en faveur du multiculturalisme provenaient initialement de noirs Afro-caraïbes (chrétiens), mais aujourd’hui la mobilisation politique et les débats publics sont dominés par les musulmans de l’Asie du Sud, ce qui a eu pour conséquence d’affaiblir le soutien public du multiculturalisme. Un récent article du Spectator était intitulé « How Islam Has Killed Multiculturalism23 ». Le titre et l’article révèlent le parti pris24, mais il n’en demeure pas moins que le soutien public du multiculturalisme a bel et bien diminué dès que les musulmans sont devenus les principaux partisans et bénéficiaires de ces politiques.

34Une histoire semblable a eu cours aux Pays-Bas. Les premiers bénéficiaires du multiculturalisme étaient alors deux groupes issus de la colonisation – les Moluccans (chrétiens) de l’Indonésie et les Surinames (majoritairement hindous). Pourtant, pendant les quinze dernières années, des débats publics sur le multiculturalisme ont été dominés par deux autres groupes d’immigrants nouvellement arrivés – les Turcs et les Marocains, tous deux musulmans. Ici encore, ce changement a donné lieu à une forte résistance à l’égard du multiculturalisme (et à un retrait des politiques multiculturalistes).

35Ainsi, même les progrès faits par les sociétés européennes qui avaient appris à s’ouvrir aux immigrants non européens se sont dissipés lorsque l’islam s’est trouvé au centre des débats sur le multiculturalisme. Actuellement, dans les démocraties occidentales, il y a très peu d’endroits où les politiques multiculturalistes perdurent lorsqu’elles sont demandées par les musulmans et mises en place pour eux.

36Au Canada, cependant, les débats publics sur la question du multiculturalisme n’ont jamais été centrés sur les musulmans. Au départ, les débats ont été menés par les Ukrainiens et les Italiens au début des années 1960 et 1970, ensuite par les Jamaïcains dans les années 1980, et plus récemment par les Chinois. Cela soulève la question de savoir si le multiculturalisme canadien se maintiendrait si les débats étaient menés par les musulmans. En fait, dans un certain sens, c’est la situation à laquelle nous assistons maintenant. Au Canada, depuis le 11 septembre 2001, l’attention est tournée vers les musulmans, qui sont (involontairement) au centre des débats publics même s’ils ne représentent qu’une petite fraction de la population immigrante. Conséquemment, je crois que l’engagement des Canadiens en faveur du multiculturalisme libéral est testé d’une manière jusqu’ici inégalée. Pour la première fois, nous allons être en mesure de vérifier si le multiculturalisme canadien va réussir sous les conditions qui ont mené à son échec en Europe.

37À cet égard, deux questions se posent. D’une part, est-ce que les Canadiens d’origine vont continuer à soutenir le multiculturalisme et à accorder aux musulmans la même confiance qu’ils ont témoignée envers les autres groupes non européens, ou vont-ils plutôt abandonner – comme l’ont fait les Européens – le multiculturalisme lorsqu’il sera confronté aux minorités musulmanes politisées ? D’autre part, est-ce que les organisations et les leaders musulmans vont accepter les fondements libéraux et les contraintes du multiculturalisme canadien, ou vont-ils tenter de l’utiliser pour perpétuer des pratiques non libérales pour lesquelles ils réclament un droit religieux ?

Les tribunaux de la charia, un test (trompeur)

  • 25  On a dû attendre un bon moment pour qu’un tel cas de test émerge car après les événements du 11 se (...)

38Tel est le contexte général dans lequel la question des tribunaux de la charia est apparue. En effet, je crois que cette question est devenue un cas de figure typique du fait qu’elle est un symbole des questions générales non résolues à propos de l’islam et du multiculturalisme libéral. La question de l’arbitrage en droit familial est très importante en elle-même. Mais, elle est également devenue une question symbolique. Depuis le 11 septembre 2001, le public en général, en plus de la presse, attendent un événement qui pourrait servir de test afin de vérifier si les lois du multiculturalisme libéral sont respectées par tous. Et, pour le meilleur et pour le pire, plusieurs commentateurs ont décidé que le cas de tribunaux de la charia serait ce test25.

39Une des raisons pour lesquelles on est tenté de prendre ce cas comme un test est qu’il peut être interprété comme un défi pour le multiculturalisme libéral de deux façons. D’un coté, certains commentateurs soutiennent que les débats publics démontrent sans contredit que les Canadiens d’origine appliquent un double standard lorsqu’ils jugent les musulmans. Après tout, depuis la Loi sur l’arbitrage de 1991, d’autres religions ont mis sur pied des tribunaux religieux sans pour autant que cela donne lieu à des débats publics. C’est seulement lorsqu’une organisation musulmane a déclaré publiquement ces intentions de mettre sur pied un tribunal religieux islamique, tel que la loi le permettait, que les passions du public se sont éveillées. Cela peut être vu comme un cas où les Canadiens refusent d’accorder aux musulmans la même confiance qu’ils ont accordée aux autres groupes, abandonnant ainsi l’espérance libérale qui fait du multiculturalisme un outil d’intégration.

40D’un autre coté, l’on pourrait aussi avancer que certains des chefs musulmans qui ont proposé les tribunaux de la charia considèrent ce débat comme faisant partie d’une campagne plus large visant à institutionnaliser une forme plus conservatrice de l’islam au sein du système judiciaire canadien. Il s’agirait là du premier pas vers de plus larges soustractions aux contraintes normales du multiculturalisme libéral, mettant ainsi en avant une conception plus traditionnelle du multiculturalisme dans laquelle les membres des groupes auraient à faire face à une pression grandissante à suivre les normes (conservatrices) des groupes. Certains leaders musulmans ont même été jusqu’à faire valoir que les normes de la charia devraient être utilisées davantage au sein du système judiciaire, y compris les sanctions criminelles.

41En bref, selon la perspective adoptée, il est possible de voir là un exemple de la façon dont la majorité des Canadiens, ou des leaders musulmans, ou les deux, s’éloignent des normes du multiculturalisme libéral. Conséquemment, il était prévisible, voire inévitable, que cette question deviendrait un symbole des débats plus larges à propos de l’islam et du libéralisme multiculturel.

  • 26  Une des critiques de ces autres moyens de résolution des différends est venue des groupes de femme (...)

42Malheureusement, je crois que cette situation représente en fait un très mauvais test pour ces débats plus vastes. En réalité, les possibilités pour les arbitrages religieux créées par la Loi sur l’arbitrage de l’Ontario en 1991 ont peu à voir avec le multiculturalisme. L’adoption de cette loi n’était pas une réponse aux demandes de groupes d’immigrants, pas plus qu’elle n’était justifiée sur la base des exigences d’une politique du multiculturalisme. Au contraire, la loi fut demandée par, et conçue pour, les membres de la majorité qui désiraient avoir recours à un moyen moins coûteux, moins axé sur la confrontation et plus rapide de régler les conflits. La tendance à vouloir ce type de moyen de rechange de résolution de problèmes est courante au sein des démocraties occidentales, qu’elles possèdent des politiques multiculturalistes ou non. De plus, ces moyens ont été soutenus aux deux extrêmes, gauche et droite, du spectre politique. Pour la droite, ces moyens sont une façon de réduire les dépenses de l’État en réduisant la pression sur les cours de justice. Pour la gauche, c’est une façon plus accessible de résolution de différends pour ceux qui n’ont pas les moyens des voies habituelles. (D’ailleurs, la loi de 1991 a été introduite par la faction de gauche du gouvernement néodémocrate d’Ontario26.) Cette tendance n’a pas de liens particuliers avec la présence ou l’absence des politiques multiculturalistes.

43Il importe de souligner que, contrairement à ce que rapporte la presse, la Loi sur l’arbitrage n’accorde aucun droit ou privilège spécial aux communautés musulmanes ou aux autres groupes religieux. Elle établit simplement un cadre juridique dans lequel n’importe quel individu, religieux ou non, peut utiliser l’arbitrage privé pour résoudre ses conflits. Aucun groupe n’a de permission spéciale – les musulmans n’ont pas plus (ni moins) la liberté de faire appel à ces méthodes d’arbitrage que les athées, les environnementalistes, ou les membres du club Rotary.

44Il importe aussi de souligner que l’adoption de la Loi sur l’arbitrage n’était pas recommandée ni financée par le programme du multiculturalisme du gouvernement fédéral. (Le programme a soutenu plusieurs projets pilotes liés aux accommodements de la diversité ethnique et religieuse, mais la Loi sur l’arbitrage n’en faisait pas partie. Cela est dû, en partie, au fait qu’il ne s’agissait pas d’un projet visant à accommoder la diversité.) Pas plus qu’il ne fut suggéré que cette loi devait se conformer à la Loi sur le multiculturalisme canadien, ou à l’article multiculturaliste de la Constitution. En outre, la loi n’est pas non plus issue des procédures délibératives comme celles que les politiques multiculturalistes encouragent – procédures dans lesquelles des réformes multiculturalistes sont adoptées à la suite de longs processus de consultation au sein des communautés ethniques et entre celles-ci. La création d’une ouverture juridique pour les tribunaux religieux en droit familial n’était donc pas le résultat d’une réforme multiculturaliste ; ce fut plutôt le résultat accidentel d’une réforme juridique du système d’arbitrage privé qui n’était aucunement mandaté, inspiré ou guidé par la politique du multiculturaliste.

  • 27  Bien sûr, la Loi fédérale sur le multiculturalisme s’applique seulement au gouvernement fédéral, n (...)

45En fait, on pourrait avancer que l’adoption de la Loi sur l’arbitrage violait l’esprit de la Loi sur le multiculturalisme. Un des principes centraux de cette loi est que tous les corps de gouvernements ont l’obligation d’évaluer l’impact de leurs actions sur les minorités ethniques et culturelles27. Il apparaît maintenant clair que ce type d’évaluation n’a pas été entreprise. Si tel avait été le cas, des mesures protégeant les intérêts des femmes et des autres groupes d’immigrants auraient été mises en place. La Loi sur l’arbitrage de 1991 est peut-être un bon moyen de résoudre les disputes commerciales entre hommes d’affaires indépendants – ce qui était d’ailleurs son objectif initial –, mais elle n’était vraiment pas conçue dans le but de prendre en compte les intérêts des immigrants (ou d’autres groupes vulnérables).

46Dans ce sens, je soutiens que la Loi sur l’arbitrage n’est pas une dérive du multiculturalisme, mais plutôt une dérive de l’arbitrage privé. Cette loi a bien besoin d’être révisée afin qu’elle puisse protéger les intérêts légitimes des parties vulnérables de la société. Cela dit, aucune de ces révisions ne nécessite un amendement de la politique du multiculturalisme. Les problèmes occasionnés par la Loi sur l’arbitrage peuvent être résolus sans changer un mot de la Loi sur le multiculturalisme canadien, ou de tout autre programme connexe.

47Que l’on me permette d’expliquer ce point sous un autre angle. Imaginons un instant que la Loi sur l’arbitrage n’ait pas été adoptée en 1991, de sorte qu’il n’y aurait pas eu de disposition juridique pour l’arbitrage privé en droit familial. Est-ce que les leaders musulmans, comme Mumtaz Ali, se seraient présentés devant les tribunaux pour faire valoir que la Loi sur le multiculturalisme canadien ou l’article de la Charte sur le multiculturalisme impliquent un droit de disposer de leur propre arbitrage religieux ? L’arbitrage religieux aurait-il pu être demandé comme un « droit » implicite au multiculturalisme canadien ? Est-ce qu’une des cours du Canada aurait soutenu que les gouvernements provinciaux ont l’obligation de permettre de tels tribunaux ?

48Je crois que la réponse est assurément non. Il n’y a rien dans la Loi sur le multiculturalisme canadien ni dans la clause multiculturaliste de la Constitution qui stipule que les membres de groupes religieux ont le droit d’ignorer les dispositions du droit de la famille lorsque celles-ci diffèrent de leurs pratiques traditionnelles. Comme il n’y a rien dans le multiculturalisme qui permet de se soustraire aux lois sur l’éducation, ou aux lois antidiscrimination, aux lois contre les mutilations génitales féminines, les mariages forcés ou les crimes d’honneur. Les cours du Canada n’ont jamais interprété la Loi sur le multiculturaliste ou l’article sur le multiculturalisme comme une permission d’enfreindre les droits individuels de base. Or, il importe de rappeler que le modèle du multiculturalisme qui est impliqué dans la Loi sur le multiculturalisme, et dans la Charte, en est un libéral, basé sur la protection des droits individuels.

  • 28  Certaines critiques ont soutenu que, malgré leur allégeance aux principes libéraux, les politiques (...)

49Un des nombreux paradoxes du débat est que les musulmans conservateurs aient été capables de tirer avantage de la Loi sur l’arbitrage, alors qu’ils n’auraient pu le faire si leurs revendications avaient été faites sous la bannière du multiculturalisme28. En bref, le multiculturalisme n’était pas la cause du problème, et amender ou abolir le multiculturalisme ne résoudra aucunement la question. En effet, si dès demain on abolissait la Loi sur le multiculturalisme, et que tous les fonds pour les politiques multiculturalistes étaient annulés, cela n’aurait aucun effet sur le statut juridique des tribunaux de la charia en Ontario. Il n’y a tout simplement aucun lien financier, statutaire ou constitutionnel entre la Loi sur l’arbitrage et le multiculturalisme canadien.

  • 29  Je ne tenterai pas ici de fournir une justification détaillée des types de protection appropriés. (...)

50En somme, je crois que deux questionnements ont cours au sein des débats publics actuels à propos des tribunaux de la charia. L’un concerne le rôle de l’arbitrage privé comme outil fournissant aux citoyens un moyen de résolution des différends plus abordable et plus accessible (et moins axé sur la confrontation). La tendance en Occident est de chercher des formes de rechange de résolution des différends, mais elles comportent toutes des risques, spécialement pour les groupes plus vulnérables de la société. Ces mesures nouvelles comportent moins de procédures (en regard de la représentation juridique ou en matière d’appel des droits) et moins de garanties substantielles (en regard de la justice des dénouements). Par exemple, on sait que les femmes, peu importe leur race et leur religion, s’en tirent généralement moins bien dans l’arbitrage privé que dans les cours normales. Ainsi plusieurs femmes, peu importe leur milieu socioculturel, préféreraient résoudre leur conflit rapidement en évitant les ennuis, plutôt que traîner les conflits à l’intérieur des cours et risquer ainsi de faire souffrir les personnes impliquées, y compris les enfants. Pouvons-nous trouver des formes différentes de résolutions des conflits qui sont abordables, accessibles et non accusatoires, qui procureraient une protection adéquate du droit à l’égalité (equality rights)29 ?

51L’autre questionnement concerne les liens entre l’islam et le multiculturalisme libéral : doit-on souscrire au multiculturalisme libéral dans un contexte où les communautés musulmanes ne cessent d’augmenter et de s’imposer d’un point de vue politique ?

52Les Canadiens vont-ils accorder aux musulmans la même confiance qu’ils ont accordée aux autres minorités en matière d’accommodement multiculturel ? Le cas échéant, les leaders et les organisations musulmanes vont-ils endosser les fondements libéraux (et les limites) de ces accommodements ?

53Je crois fermement que le multiculturalisme libéral peut procurer une base stable et durable aux relations sociales au Canada. Toutefois, dans l’optique multiculturaliste qui est ici la mienne, je crois que nous devons garder ces deux questionnements bien séparés.

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Notes

1  Voir par exemple la partie 4, « Multiculturalism », de la soumission de Syed Mumtaz Ali à l’Ontario Civil Justice Review Task Force (http://muslim-canada.org/submission).

2  Voir aussi la déclaration de l’organisation Femmes sous lois musulmanes (Women Living Under Muslim Laws, 7 avril 2005) qui affirme que les conservateurs de la communauté musulmane ontarienne « ont cherché à tirer avantage des politiques étatiques de multiculturalisme ».

3  « Submission to Ms. Marion Boyd », Canadian Council of Muslim Women, juillet 2004 (www.ccmw.com).

4  Voir dans ce sens W. Kymlicka, Finding Our Way : Rethinking Ethnocultural Relations in Canada, Toronto, Oxford University Press, 1998 (La voie canadienne. Repenser le multiculturalisme, Montréal, Boréal, 2002), et I. Bloemraad, Becoming a Citizen : Incorporating, Immigrants and Refugees in the United States and Canada, Berkeley, University of California Press, 2006.

5  P. E. Trudeau, « Statement to the House of Commons on Multiculturalism », House of Commons, Official Report of Debates, 28e Parlement, 3e Session, 8 octobre 1971, p. 8546.

6  J. Jupp, « The New Multicultural Agenda », Crossings, vol. 1, no 1, 1995, p. 40.

7  Un exemple historique d’une telle conception traditionaliste du multiculturalisme est le système des millets de l’empire ottoman.

8  Women Living Under Muslim Laws, « Canada : Support Canadian Women’s Struggle Against Sharia Courts », 7 avril, 2005, www.wluml.org.

9  Par exemple, B. Barry, Culture and Equality, Cambridge, Polity, 2001.

10  Y. Tamir, « Two Concepts of Multiculturalism », Journal of Philosophy of Education, vol. 29, no 2, 1996, p. 161-72.

11  N. Bissoondath, Selling Illusions : The Cult of Multiculturalism in Canada, Toronto, Penguin, 1993 ; et R. Gwyn, Nationalism without Walls : The Unbearable Lightness of Being Canadian, Toronto, McClelland and Stewart, 1995. Voir aussi R. Bibby, Mosaic Madness : The Poverty and Potential of Life in Canada, Toronto, Stoddart, 1990.

12  Il n’est pas exagéré de dire que nous devons la politique du multiculturalisme aux efforts acharnés d’une poignée de Canadiens ukrainiens qui se sont battus pour cette politique avec persévérance dans les années 1960. Voir J. Jaworsky, A Case Study of the Canadian Federal Government’s Multiculturalism Policy, mémoire de maîtrise, science politique, université Carleton, 1979 ; et M. Lupul, The Politics of Multiculturalism, Canadian Institute for Ukranian Studies Press, 2005. L’événement déclencheur de cette mobilisation fut la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme avec sa mission de promouvoir la « dualité » (française-anglaise) du Canada comme façon de satisfaire et de désamorcer le nationalisme québécois. Les ethnies blanches croyaient que cette commission d’enquête allait essentiellement partager les ressources et les fonctions publiques entre les français et les anglais, laissant ainsi les ethnies blanches désavantagées. Voir W. Kymlicka, « Marketing Canadian Pluralism in the International Arena », International Journal, vol. 59, no 4, 2004, p. 829-852.

13  H. Palmer, « Reluctant Hosts : Anglo-Canadian Views of Multiculturalism in the Twentieth Century », dans D. Francis et D. Smith (dir.), Readings in Canadian History : Post-Confederation, Toronto, Harcourt Brace, 1994, p. 143-161.

14  Une expression claire de cette crainte provient du livre de Gwyn, où il affirme : « Poussons le problème à son extrême, si la mutilation génitale féminine est une pratique culturelle authentiquement distincte, comme c’est le cas chez les Somaliens et chez d’autres, et que la finalité officielle du multiculturalisme est de “préserver” et de “promouvoir” les valeurs et les habitudes de tous les groupes multiculturels, pourquoi cette pratique devrait-elle être rejetée au Canada, alors que de chanter “O Sole Mio” et que la danse écossaise ne le sont pas ? » (R. Gwyn, op. cit., p. 189). Dans cette citation, le multiculturalisme pour les groupes européens, comme les Italiens et les Écossais, est décrit comme un problème de différences négligeables en musique, alors que le multiculturalisme pour les groupes non européens, comme les Somaliens, est perçu comme soulevant un conflit potentiel à propos des valeurs politiques et morales fondamentales.

15  Sur le repli du multiculturalisme en Europe, voir C. Joppke, « The Retreat from Multiculturalism in the Liberal State : Theory and Policy », British Journal of Sociology, vol. 55, 2004, p. 237-257 ; H. Entzinger, « The Rise and Fall of Multiculturalism in the Netherlands », dans C. Joppke et E. Morawska (dir.), Toward Assimilation and Citizenship : Immigrants in Liberal Nation-States, Londres, Palgrave, 2003, p. 59-86 ; R. Brubaker, « The Return of Assimilation ? », Ethnic and Racial Studies, vol. 24, no 4, 2001, p. 531-548 ; L. Back et al., « New Labour’s White Heart : Politics, Multiculturalism and the Return of Assimilation », Political Quarterly, vol. 72, no 4, 2002, p. 445-454.

16  En 1995, le gouvernement canadien a réuni les représentants de divers groupes ethniques venant de pays dans lesquels la mutilation génitale féminine est traditionnellement pratiquée, cela dans le but de discuter de la façon dont on devait traiter cette question (Gouvernement du Canada, Rapport sur les consultations tenues à Ottawa et Montréal, direction générale de la recherche, de la statistique et de l’évalutation WD1995-8f, ministère de la Justice, Ottawa, 1995). Il y a eu un accord unanime que cette pratique ne devait pas être permise au Canada et les discussions se sont vite orientées vers la question de savoir quelle était la meilleure façon d’informer les personnes de ces groupes sur les lois et le raisonnement derrière celles-ci (voir A. Levine, « Female Genital Operations : Canadian Realities, Concerns and Policy Recommendation », dans H. Troper et M. Weinfeld (dir.), Ethnicity, Politics and Public Policy, Toronto, University of Toronto Press, 1999, p. 26-53 ; Commission ontarienne des droits de la personne, Politique sur la mutilation génitale féminine, Toronto, 1996). Bien sûr, le fait que les organisations ethniques renient ces pratiques non libérales ne signifie pas que les membres individuels de ces groupes ne cherchent pas, en privé, à les maintenir ou à éviter les sanctions qui leur sont liées. Mais, au Canada, on ne trouve rien de semblable aux débats qui ont lieu au Royaume-Uni à propos des mariages forcés (A. Phillips et M. Dustin, « UK Initiatives on Forced Marriage : Regulation, Dialogue and Exit », Political Studies, vol. 52, no 3, 2004, p. 531-551) ou en France à propos des mutilations génitales féminines (M.-B. Dembour, « Following the Movement of a Pendulum : Between Universalism and Relativism », dans J. Cowan et al. (dir.), Culture and Rights : Anthropological Perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 56-79) ou même aux États-Unis à propos de la défense culturelle (A. D. Renteln, The Cultural Defence, New York, Oxford University Press, 2004).

17  Sur le consensus général qui traverse les frontières religieuses/raciales à propos d’un multiculturalisme libéral basé sur les droits de l’homme au Canada, voir R. Howard-Hassmann, Compassionate Canadians : Civic Leaders Discuss Human Rights, Toronto, University of Toronto Press, 2003. Par exemple, personne n’a essayé d’invoquer l’article du multiculturalisme (art. 27) de la Constitution pour défendre une pratique de mutilation génitale féminine et une telle tentative aurait très certainement été rejetée par les cours de justice. En effet, le Canada a été l’un des premiers pays au monde à accepter qu’une fille puisse obtenir le statut de réfugiée si elle risque la mutilation d’organes génitaux en retournant dans son pays d’origine (A. Levine, art. cité, p. 40). Puisque le Canada voit la mutilation génitale féminine comme une persécution lorsque vient le temps de déterminer le statut de réfugié, il peut difficilement permettre cette pratique sur son propre territoire.

18  En Occident, l’opinion courante selon laquelle les mutilations génitales féminines sont des pratiques « musulmanes » est doublement incorrecte. D’abord, dans certaines parties de l’Afrique subsaharienne, les mutilations génitales féminines sont pratiquées par des chrétiens, des juifs et des animistes tout autant que par des musulmans. De plus, c’est une pratique fortement rejetée par plusieurs leaders musulmans. Malgré tout, cette croyance populaire demeure très forte.

19  F. Henry, The Caribbean Diaspora in Toronto : Learning to Live with Racism, Toronto, University of Toronto Press, 1994.

20  Cela est dû, en partie, à l’influence extraordinaire du Dalaï Lama dans la formation de la perception qu’a l’Occident du bouddhisme. Il en va tout autrement en Asie de l’Est. Les moines bouddhistes au Sri Lanka, par exemple, se sont opposés au partage du pouvoir avec la minorité (hindoue) tamil.

21  Voir les cas discutés dans S. Okin, Is Multiculturalism Bad for Women ?, Princeton, Princeton University Press, 1999, et A. D. Renteln, op. cit., où des immigrants asiatiques (non musulmans) des États-Unis ont invoqué la « culture » pour justifier des mauvais traitements infligés aux femmes. Un cas semblable a eu lieu au Canada lorsqu’un Haïtien montréalais a invoqué la « tradition culturelle » comme facteur atténuant lorsqu’il fut accusé de violence sexuelle. Le juge accepta alors cette raison pour réduire la sentence. Une indignation se fit immédiatement sentir de la part des organisations d’immigrants haïtiens, qui refusaient l’idée que la culture haïtienne ait une prédisposition à la violence, et celle laissant sous-entendre que les Haïtiens étaient moins disposés à respecter les droits. Les personnes qui invoquaient la défense culturelle étaient alors vues comme des traîtres de la communauté, perpétuant les stéréotypes à propos des habitudes et valeurs morales de la culture du groupe.

22  En 1980, les sikhs du Canada étaient également perçus de la sorte. Il y avait alors renaissance d’un conservatisme religieux au sein de la communauté sikh conjuguée à un mouvement politique international de radicalisation (violente). Plusieurs Canadiens ont alors craint que le multiculturalisme ne devienne un outil dans les mains de forces non libérales. Cette peur fut largement dissipée, en partie à la suite des efforts déployés par la communauté sikh pour marginaliser les radicaux, particulièrement après l’attentat d’Air India. Cela a fourni un précédent optimiste de ce que les groupes peuvent dépasser les craintes publiques.

23  R. Liddle, « How Islam has Killed Multiculturalism », The Spectator, 1er mai 2004, p. 12-13.

24  Notons au passage que Liddle soutient que c’était l’islam, et non l’islamophobie, qui a tué le multiculturalisme.

25  On a dû attendre un bon moment pour qu’un tel cas de test émerge car après les événements du 11 septembre, la plupart des organisations musulmanes se sont faites discrètes, évitant d’attirer l’attention du public. Pour autant que les musulmans aient participé aux débats publics, cela n’a pas vraiment été dans le but d’avancer de nouvelles demandes multiculturalistes. L’accent a plutôt été mis sur la protection des droits civils plus élémentaires pour contrer les crimes haineux proférés à l’égard des musulmans, la discrimination, le racisme venant de la police ainsi que l’utilisation draconienne des certificats de sécurité. En effet, dans l’après-11 septembre, les organisations musulmanes sont devenues les défenseurs les plus entendus des droits civils traditionnels au Canada. Cependant, ce que la presse attendait était un cas où les musulmans demanderaient des « droits spéciaux » ou des traitements au nom du multiculturalisme. Et la proposition pour les tribunaux de la charia semblait remplir ce rôle, mais je crois qu’il s’agit là en fait, comme je l’explique plus loin, d’une mauvaise interprétation. Si ce cas de la charia n’avait pas eu lieu, la presse aurait fort probablement continué sa recherche d’un cas typique qui viendrait tester l’islam aux yeux du multiculturalisme libéral tel que l’école religieuse ou un cas de liberté d’expression (à la Rushdie, ou comme le documentaire de Van Gogh).

26  Une des critiques de ces autres moyens de résolution des différends est venue des groupes de femmes, car les preuves, jusqu’ici, suggèrent que les femmes (indépendamment de leur race et de leur religion) sont désavantagées lors de l’arbitrage privé.

27  Bien sûr, la Loi fédérale sur le multiculturalisme s’applique seulement au gouvernement fédéral, non aux décisions du gouvernement de l’Ontario, bien que l’Ontario possède ses propres politiques provinciales multiculturalistes.

28  Certaines critiques ont soutenu que, malgré leur allégeance aux principes libéraux, les politiques du multiculturalisme du Canada ont eu comme effet de renforcer le pouvoir des chefs politiques (mâles) au sein des groupes ethniques et religieux. Je me risque plutôt à penser que le programme multiculturaliste a été très sensible aux questions du genre, en encourageant la représentation des femmes, par exemple. En effet, les récents travaux de Bloemraad ont montré que le multiculturalisme a créé plus d’équité entre les sexes en regard du leadership ethnique. En l’absence de politiques multiculturalistes, le leadership au sein des communautés ethniques a ordinairement été tiré de trois sources de pouvoir – le succès en affaire, l’autorité religieuse et le leadership antérieur dans la vie politique du pays d’origine. Dans le contexte auquel font face la plupart des groupes d’immigrants, ces trois chemins vers le pouvoir ont tous été dominés par les hommes. Les politiques du multiculturalisme, cependant, procurent ressources et occasion aux fournisseurs de services d’établissement aux immigrants, qui plus souvent qu’autrement, se trouvent à être des femmes, créant ainsi une nouvelle route au leadership, et un équilibre des sexes plus représentatif (I. Bloemraad, « The North American Naturalization Gap », International Migration Review, vol. 36, no 2, printemps 2002, p. 194-228).

29  Je ne tenterai pas ici de fournir une justification détaillée des types de protection appropriés. Je me contente seulement de dire que la Loi sur l’arbitrage est malheureusement inadéquate, et que, alors que le rapport Boyd relève plusieurs faiblesses de cette Loi, ces recommandations tombent à plat. Dans une perspective multiculturaliste libérale, la première chose à envisager serait de mettre au point un processus de discussion interne et de dialogue entre les communautés, afin de vérifier quelles seraient les propositions qui auraient l’appui des membres des groupes. Ensuite, il serait possible de s’engager dans un débat sociétal afin de déterminer si et comment ces mesures peuvent être mises en place. C’est le type de processus favorisé par les politiques multiculturalistes dans les autres cas de propositions de réforme. Dans le présent cas, je doute que les tribunaux de la charia aient l’appui de la communauté musulmane au Canada. À mon avis, cela serait clairement ressorti de ce processus consultatif entre groupes musulmans et autres organisations sur le système de droit familial. Malheureusement, parce que la proposition à propos de la charia provenait de la Loi sur l’arbitrage, plutôt que d’une politique multiculturaliste, le processus délibératif intra et intercommunautaire a été court-circuité.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Will Kymlicka, « Tester les limites du multiculturalisme libéral ? Le cas des tribunaux religieux en droit familial »Éthique publique [En ligne], vol. 9, n° 1 | 2007, mis en ligne le 11 septembre 2015, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/1781 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.1781

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Auteur

Will Kymlicka

Will Kymlicka est directeur de la chaire de recherche du Canada en philosophie politique de l’université Queen’s.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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