La « crise » des accommodements au Québec : hypothèses explicatives
Abstracts
The weak position of multiculturalism in Québec comes from the fact that intellectual and political groups that used to be rather supportive of Québec’s relatively generous policy towards accommodation of cultural and religious diversity have turned against it and left the field open to the conservative voices in Québec society that had formerly been kept in check. Thus the French-style support for secularism, which currently characterizes nationalist civic rhetoric, and the view held by progressives of multicultural groups, especially religious ones, as being reactionary and hostile to the rights of their individual members, have made these groups into the objective allies of the most reactionary nationalists, against whom they used to form a united front.
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- 1 D. Miller, « Multiculturalism and the Welfare State : Theoretical Reflections », dans K. Banting e (...)
1Un peu partout dans le monde, le multiculturalisme, tant l’idée même que les politiques auxquelles il a donné lieu, est sur la défensive. Plusieurs raisons me semblent expliquer le rejet qui se fait entendre, dans plusieurs pays, des politiques multiculturelles et l’engouement pour des politiques plus robustes d’intégration, et ce non seulement de la part de voix conservatrices et traditionalistes qui ont traditionnellement été hostiles au multiculturalisme, mais émanant également de penseurs et de commentateurs qui se conçoivent comme progressistes. Le 11 septembre 2001 y est sans doute pour quelque chose, et peut-être davantage le 7 juillet 2005, date des attentats londoniens commis non pas par des ressortissants étrangers, mais par des citoyens britanniques de religion musulmane. Les pressions exercées dans toutes les économies avancées sur les politiques de l’État-providence contribuent aussi dans plusieurs pays à placer le multiculturalisme sur la sellette : des philosophes anglais et belges comme David Miller, David Goodhart et Philippe Van Parijs, qu’il serait difficile de qualifier de réactionnaires, ont tous défendu l’idée selon laquelle un multiculturalisme insuffisamment intégrateur rendrait difficiles les sacrifices et le sentiment de partage qu’exigent les politiques liées à l’État-providence1.
- 2 Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [ 2006 ] 1 R.C.S. 256, 2006 CSC 6.
2Ces facteurs et d’autres expliquent le recul du multiculturalisme à l’échelle globale. Je m’intéresserai cependant dans ce court texte au cas particulier du Québec, qui vit au moment où j’écris ces lignes une tempête politique considérable autour de l’idée de l’accommodement raisonnable. Il est difficile de déterminer avec précision le moment où les grognements que l’on entendait çà et là se sont transformés en hurlements soutenus et politiquement organisés, mais je me hasarderai à avancer que la décision Multani, rendue en mars 2006, dans laquelle la Cour suprême du Canada a affirmé le droit d’un jeune sikh de porter (sous certaines conditions visant à assurer la sécurité publique) son kirpan à l’école publique, constitue une date charnière, aussi bien parce qu’elle a donné lieu à un tollé considérable au Québec dans plusieurs couches sociales et intellectuelles que parce qu’elle permet de mesurer toute la distance qui sépare le Québec du reste du Canada en matière d’accommodement de la diversité. En effet, cette décision, qui a fait dire à certains leaders d’opinion québécois que le reste du Canada – en tout cas ses juges – était littéralement tombé sur la tête, et qui a amorcé un battage médiatique dans lequel bon nombre de journalistes se sont bousculés quotidiennement afin de pouvoir trouver quelque part un membre d’une communauté religieuse ayant obtenu du fait de sa religion un avantage ou une exemption afin de faire la une de leurs journaux respectifs, a été à peine remarquée au Canada anglais2.
3Je soutiendrai ici que le piètre statut du multiculturalisme au Québec – du moins dans certains secteurs de cette société – est dû à la confluence fortuite de trois phénomènes, qui ont fait que deux groupes intellectuels et politiques auparavant plutôt favorables à une politique québécoise relativement généreuse en matière d’accommodement de la diversité culturelle et religieuse se sont retournés contre elle (pour des raisons différentes) et ont laissé le champ libre à des voix conservatrices et – disons-le ouvertement – carrément xénophobes de la société québécoise qui avaient jusque-là été tenues en échec. Je définirai dans ce qui suit trois figures idéal-typiques que j’appellerai le « nationaliste civique », le « progressiste » et le « conservateur ». Il va sans dire que les opinions que j’attribuerai à ces trois figures ne caractérisent pas tous et chacun de leurs représentants. Il me semble néanmoins qu’elles définissent quelque chose comme une tendance lourde. Leur convergence a par ailleurs de quoi inquiéter ceux qui pensent qu’une approche ouverte et généreuse à l’accommodement demeure la meilleure manière de gérer la diversité qui est le résultat de l’immigration mais également des garanties de liberté de conscience, de religion et d’association qui comptent parmi les piliers non négociables d’une société libre et démocratique.
I
- 3 J’ai analysé cette lecture québécoise du multiculturalisme canadien plus en détail dans « Frayed F (...)
4Il faut bien le reconnaître : le multiculturalisme n’a jamais eu particulièrement bonne presse parmi les nationalistes québécois. C’est que ce terme ainsi que les politiques canadiennes qui lui sont associées ont été perçus dès le début comme faisant partie d’un ensemble de principes et de mesures édictés par le gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau pour banaliser l’identité nationale québécoise. En affirmant la diversité multi-culturelle du Canada, le gouvernement fédéral aurait occulté son caractère multi-(en tout cas bi-) national. Le multiculturalisme reconnaîtrait par ailleurs la diversité du Canada tout en la désamorçant sur le plan politique. Car nos identités culturelles ne sauraient influencer la nature de la citoyenneté canadienne, entièrement construite autour des valeurs et des principes inscrits dans la nouvelle charte des droits et libertés, valeurs et principes qui sont pour leur part scrupuleusement neutres sur le plan culturel3.
- 4 Sur ce point et d’autres concernant l’identité québécoise et ses mutations, voir J. Maclure, Réci (...)
5Il ne s’agit pas ici d’évaluer la justesse de cette analyse, mais simplement d’en constater la tenace emprise sur l’imaginaire politique québécois. Sans doute d’autres motifs moins conjoncturels expliquent-ils par ailleurs également l’accueil plus difficile du multiculturalisme au Québec. Il naît probablement du statut minoritaire des Québécois au Canada et sur le continent américain une certaine frilosité identitaire qui fait craindre que l’apport de l’autre ne soit pas qu’enrichissement culturel mais aussi érosion identitaire4. Enfin, l’effet qui se fait encore sentir du stakhanovisme démographique des Québécois de souche catholique jusque dans les années 1950 a entre autres conséquences que le multiculturalisme comme fait n’est pas encore aussi implanté au Québec (je devrais dire à Montréal) qu’il ne l’est dans les autres grands centres urbains canadiens, notamment à Toronto et à Vancouver.
- 5 Pour une critique de la notion de « culture civique commune », voir mon article « Le nationalisme (...)
6Cette réticence constitutive va cependant de pair chez le nationaliste civique avec une volonté de garder à distance le nationalisme ethnique. L’identité québécoise se doit selon lui d’être inclusive. Mais elle ne peut pas être infiniment permissive. L’identité québécoise est ouverte, selon cette manière de voir les choses, à tout individu qui résiderait en sol québécois, mais à condition qu’il adhère à certains principes qui constituent l’armature d’une identité québécoise robuste mais inclusive. D’où les multiples tentatives auxquelles nous avons eu droit au Québec d’opérer ce qui d’un certain point de vue ressemble à la quadrature du cercle, et qui consiste à définir les termes d’une identité québécoise suffisamment « forte » pour motiver un projet politique souverainiste (pourquoi en effet rompre un pays qui à l’échelle planétaire fonctionne plutôt bien si ce n’est pour créer un pays qui serait plus que formellement distinct ?) sans toutefois que cette identité ne recèle d’éléments qui la rendraient inaccessible aux Québécois qui ne seraient pas « de souche » (je pense entre autres aux notions de « culture civique commune », de « contrat de citoyenneté », et ainsi de suite)5.
- 6 Pour une lecture largement convergente de l’après-1995 québécois, voir J. Létourneau, Que veulent (...)
7Le référendum de 1995, et en particulier la référence notoire faite par Jacques Parizeau lors de son discours prenant acte des résultats du vote au rôle à son avis important que joua dans cette défaite « l’argent et des votes ethniques », eurent un effet sismique sur les nationalistes civiques québécois. Ils menèrent à un examen de conscience qui fit dire à certains des ténors de la cause souverainiste qu’ils n’avaient peut-être pas été suffisamment vigilants dans leur tentative d’évacuer de leur cause et des arguments qui la sous-tendent les relents d’un nationalisme carrément ethnique6.
8Il s’ensuivit une période relativement faste pour le multiculturalisme au Québec, même si l’on évite le plus souvent le terme. Bien que toute interprétation historique soit sujette à contestation, je pense que cette période de l’histoire du Québec fut fertile pour des initiatives cherchant à approfondir la capacité d’accueil des institutions publiques québécoises. L’exemple le plus frappant de ce phénomène fut sans doute la création par la ministre de l’Éducation du Québec de l’époque, Mme Pauline Marois, du groupe de travail sur la place de la religion à l’école publique, présidé par le professeur Jean-Pierre Proulx (et qui me comptait parmi ses membres), qui allait enfin interroger les prérogatives et les privilèges dont disposaient les groupes historiquement enracinés au Québec que sont les catholiques (majoritairement francophones) et les protestants (majoritairement anglophones). J’ai le sentiment que les recommandations auxquelles donna lieu ce groupe de travail participent d’une remise en question plus fondamentale à laquelle le Québec s’est livré après 1995 quant à la réelle inclusivité non pas seulement de l’identité, mais également des institutions politiques québécoises. D’un point de vue purement politique, le moment était le bon pour entamer des réformes qui allaient à n’en pas douter hérisser les Québécois dont la conception de l’identité québécoise était plus traditionnelle. En effet, la position politique et intellectuelle de cette composante de la population québécoise avait été, au sein du mouvement nationaliste, fragilisée par le contrecoup du discours de Parizeau le soir du référendum.
9Deux événements contribuèrent à mon avis à réorienter la position des nationalistes civiques québécois dans les années qui allaient suivre, et à mettre fin à cette période de rapprochement du Québec avec l’esprit (sinon avec la lettre) du multiculturalisme. Le premier, bien évidemment, furent les attaques terroristes du 11 septembre 2001. Par-delà les réactions islamophobes qui fusèrent de certains secteurs de l’opinion publique mais également de l’intelligentsia, ici comme ailleurs, ces événements firent que la dimension proprement religieuse de la diversité culturelle devait occuper la première loge des débats sur la gestion de cette diversité. Jusque-là, la volonté de préserver au Québec un espace linguistique francophone viable avait contribué à ce que la diversité linguistique soit au cœur des préoccupations des nationalistes civiques. Le 11 septembre centra l’attention sur les problèmes d’intégration associés à des minorités religieuses. Au départ, les minorités islamiques étaient les seules visées par cette nouvelle orientation du débat, etelles le sont toujours principalement, mais la préoccupation s’est pour ainsi dire généralisée pour inclure également d’autres groupes religieux « traditionalistes », tels que les juifs et les sikhs orthodoxes.
10Le second événement fut la création en France d’une commission chargée d’étudier l’application du principe de laïcité. Cette commission, présidée par Bernard Stasi, siégea pendant six mois en 2003 et publia à la fin de cette année un rapport qui recommanda le renforcement du principe de laïcité, et qui plaida notoirement pour la prohibition de tout signe religieux ou politique « ostensible ». Ce rapport donna lieu très rapidement en 2004 à une loi qui en reprit les principaux éléments.
- 7 Un texte exemplaire me semble être un éditorial signé en 2004 par Josée Boileau du Devoir. Il se t (...)
11Le rapport Stasi et la loi qui s’ensuivit suscitèrent un engouement considérable chez bon nombre de nationalistes civiques, qui arguèrent pour une importation des principes et des pratiques de la laïcité française en sol québécois7. Sans douter de la bonne foi de ceux qui se sont presque du jour au lendemain drapés dans le drapeau laïque, force est de constater qu’il représenta une solution simple et élégante à un certain nombre de difficultés auxquelles avaient à se mesurer les nationalistes civiques québécois. Comme je l’ai indiqué plus haut, ils n’ont jamais vraiment été à l’aise avec l’idée du multiculturalisme, mais son rejet, surtout aux lendemains du discours de Jacques Parizeau, risquait de reconduire le discours et la pratique exclusivistes d’un nationalisme chauvin dont ils voulaient également se distancier. La période qui suivit le 11 septembre fit de la multiconfessionnalité la dimension dominante du multiculturalisme, et le principe de laïcité constitua à cet égard une réponse cohérente et, au moins en principe, inclusive. Il était en effet impossible pour un nationaliste civique d’afficher face au multiculturalisme linguistique et culturel une posture de neutralité, le français et la culture qui lui est associée ayant toujours pour lui une position nécessairement privilégiée. Il ne peut y avoir de « laïcité » linguistique ou culturelle pour un nationalisme même civique. Mais la neutralité du laïciste est accessible au nationalisme civique, et elle lui permet de renouer avec son aversion traditionnelle pour le multiculturalisme sans pour autant verser dans l’exclusivisme. Le 11 septembre et ses suites ayant mis la diversité religieuse à l’avant-scène du débat sur le multiculturalisme, l’adhésion à la position laïciste devient en quelque sorte « surdéterminée ».
12L’adhésion des intellectuels québécois à la conception française de la laïcité est inquiétante. En effet, elle ignore, sciemment ou non, tous les ratés et les débordements auxquels cette notion a été sujette en France. Le principe y agit dans les faits plutôt comme un fard masquant ce qui est en réalité la domination des valeurs, des symboles et des pratiques de la majorité religieuse. La laïcité vise toujours davantage la religion des autres, dont les symboles religieux sont du point de vue de la majorité plus apparents, plus « ostensibles » que ceux de la majorité.
- 8 Pour une très bonne analyse de cette notion et de sa pratique, voir J. Bowen, Why the French Don’t (...)
13Mon intention n’est pas ici de faire le procès de la laïcité républicaine8. Mon intention est plutôt explicative. Il s’agit de comprendre le peu de vigueur qui a été affiché par les intellectuels et les politiciens qui se réclament d’un nationalisme civique devant les attaques contre les « accommodements raisonnables » qui se sont faites depuis 2006 de plus en plus insistantes dans les médias parmi certains éditorialistes et commentateurs. Ayant identifié avec le principe de laïcité une manière de tenir le multiculturalisme à distance sans pour autant donner l’impression de verser dans un majoritarisme exclusiviste, le nationaliste civique a pu devenir l’allié objectif de ceux pour qui le rejet du multiculturalisme renvoie à des motifs tout autres.
II
- 9 I. M. Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990.
14Historiquement, le multiculturalisme a émergé comme une idéologie « de gauche ». Le progressisme traditionnel est un discours et une pratique contestant l’hégémonie des classes dominantes. Surtout dans la mesure où le statut de subalterne économique a souvent coïncidé avec celui de subalterne culturel et ethnique, il n’y avait qu’un pas pour passer du souci traditionnel du progressisme pour la justice de classe à un souci pour la justice culturelle. Cette alliance historique est incarnée dans de nombreux écrits. Elle me semble encore présente de manière exemplaire en 1990 dans l’ouvrage très influent de Iris Marion Young, Justice and the Politics of Difference9.
- 10 Brian Barry, Culture and Equality, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2001 ; W. B. Micha (...)
15L’attitude envers le multiculturalisme des penseurs qui se définissent comme étant de gauche a changé du tout au tout dans un espace étonnamment court. Aujourd’hui, le multiculturalisme est vu comme posant problème à de multiples égards. Alors qu’il était encore récemment possible de penser à gauche que la défense des classes exploitées et celle des cultures opprimées allaient de pair, des penseurs aussi différents que Brian Barry et Walter Benn Michaels voient dans le multiculturalisme un obstacle à ce que la « véritable » injustice, qui est de nature économique, soit éradiquée10.
- 11 S. M. Okin, Is Multiculturalism Bad for Women ?, Princeton, Princeton University Press, 1999.
16Mais c’est probablement le problème des « minorités internes » qui a le plus terni la réputation du multiculturalisme aux yeux des penseurs et des praticiens progressistes. Ce problème naît des constats suivants. Premièrement, le multiculturalisme se solde en pratique par l’acceptation par la majorité d’exceptions consenties à un groupe culturel minoritaire à l’égard de lois s’appliquant à la majorité. Deuxièmement, ces normes majoritaires tendent à protéger les droits individuels. Par conséquent, lorsque les groupes minoritaires demandent l’exception, c’est le plus souvent afin de pouvoir courtcircuiter les droits de leurs « minorités » internes, notamment leurs femmes et leurs enfants. Cet argument a reçu son expression la plus éloquente et brillante dans l’essai de Susan Moller Okin, Is Multiculturalism Bad for Women ?, publié en 199911. L’alliance entre féminisme, multiculturalisme et justice sociale consacrée par Young en 1990 est scindée de manière apparemment irrévocable par Okin moins d’une décennie plus tard.
17Le désaveu du multiculturalisme par la gauche repose sans doute sur une analyse hâtive tant des motivations des groupes minoritaires qui demandent des exceptions que des lois et mesures politiques auxquelles ils cherchent à se soustraire. Il est simpliste et réducteur de penser que la principale fonction de demandes d’exceptions et d’accommodements soit de permettre à une culture patriarcale et irrespectueuse des droits individuels de continuer à sévir contre ses membres dans l’impunité. Le présupposé qui se profile derrière l’argument pose également problème, à savoir que les lois et mesures qui s’appliquent à la majorité protègent parfaitement les droits de tous. Il y a par ailleurs quelque chose d’abusif à réduire les demandes multiculturelles à des demandes d’exception, comme semble le faire Brian Barry dans son brûlot Culture and Equality.
- 12 Voir par exemple les textes recueillis dans les actes du colloque organisé par le Conseil du statu (...)
18Mais encore une fois, mon intention n’est pas ici d’évaluer les raisons qui ont pu mener les penseurs de la gauche à prendre leurs distances à l’égard du multiculturalisme, mais simplement de constater que cet éloignement s’est fait, et qu’il a par ailleurs ses échos au Québec. Il est intéressant de noter que parmi les vingt-cinq engagements électoraux adoptés en vue des élections de mars 2007 par le nouveau parti Québec solidaire, qui se présente sur la scène électorale québécoise comme la seule véritable option progressiste, ne figure aucune mention de la diversité culturelle. Là où la lutte contre l’homophobie et le sexisme, et la défense des droits ancestraux des peuples autochtones sont clamées haut et fort, l’unique mention des nouveaux arrivants au Québec, et de la diversité culturelle qui émane de leur présence, se contente de rappeler les efforts qui doivent être consentis par l’État québécois pour réussir leur intégration linguistique. Par ailleurs, les groupes féministes du Québec ont adopté une position extrêmement dure à l’endroit de certains groupes religieux, s’érigeant parfois en missionnaires laïques auprès de femmes qui tiennent pourtant à leur identité religieuse tout en tentant de réformer les institutions de leur communauté de l’intérieur12.
19Ainsi, les voix progressistes, au Québec comme ailleurs, ont découvert dernièrement des motifs d’opposition à un multiculturalisme auquelles ils étaient autrefois plutôt ouvertes. Le multiculturalisme empêcherait selon certains les politiques solidaires qui carac-térisent l’État-providence. Il servirait même à occulter les réels problèmes de justice sociale. Finalement, il servirait de rempart à des autorités communautaires cherchant à imposer à leurs membres des normes et pratiques délétères pour les intérêts de ceux-ci.
20Il en découle au Québec une sorte de convergence entre la position du nationalisme civique, nouvellement converti au laïcisme à la française, et la position progressiste, pour qui le multiculturalisme sert à défendre des modes de vie rétrogrades et des formes d’organisation sociale réactionnaires. Cette convergence a à mon avis permis une transformation profonde de ce qui peut être dit et écrit par rapport aux nouveaux arrivants de cultures différentes, et même des Québécois de long enracinement ne pratiquant pas la même religion que les membres de la majorité. Une voix, un temps refoulée, celle d’un nationalisme chauvin et ethnique, se dissimulant tant bien que mal derrière un discours « démocratique » qui réduit en fait la démocratie au populisme démagogique, peut maintenant occuper le terrain sans trop d’opposition.
III
21Il a toujours existé, au Québec comme ailleurs, une frange de la population fortement hostile à toute transformation culturelle qu’imposerait l’immigration au mode de vie traditionnel, tel que défini par les membres d’un groupe historiquement plus enraciné qui revendiquerait du fait de son enracinement des prérogatives dont ne disposeraient pas d’autres groupes non seulement sur la structure, mais également sur le contenu de la culture sociale. Au Québec, ce groupe va au-delà de l’insistance caractéristique des nationalistes civiques pour le maintien du français comme langue publique commune. Il voit la fibre sociale s’éroder de manière inacceptable, même lorsque la stabilité linguistique est atteinte, par l’arrivée d’individus et de communautés de croyances et de pratiques différentes qui cherchent à obtenir, afin de mieux s’intégrer à la société, des accommodements leur permettant d’agir en tant que membres à part entière de la société tout en maintenant certains traits de leur culture d’origine.
22Nul ne peut douter de l’importance de ce secteur de l’opinion dans ce que l’on pourrait appeler la « préhistoire » du nationalisme québécois. L’avènement d’un mouvement politique centré sur le territoire du Québec et ses habitants plutôt que sur une nation canadienne-française territorialement dispersée, cherchant l’autonomie, voire l’indépendance politique de ce territoire par rapport au Canada, a toutefois donné lieu à un changement considérable du discours identitaire québécois. Les raisons ont été sans doute éthiques, mais également stratégiques. Il fallait pour que ce projet aboutisse trouver un moyen d’y intégrer, dans le discours et dans les faits, des individus ne s’identifiant pas à la culture originale des catholiques francophones dont l’origine remonte à la colonie française.
23Cette nécessité politique, profondément ressentie sur le plan éthique par certains, adoptée du bout des lèvres pour des raisons stratégiques par d’autres, n’est jamais complètement venue à bout d’un discours plus traditionaliste, ayant de l’identité québécoise une vision beaucoup plus exclusive. Si elles n’ont pas complètement réussi à l’enrayer, les franges civiques et progressistes du mouvement souverainiste ont néanmoins réussi, un temps, à le dompter. Elles ont fait preuve d’une vigilance constante, attentives au moindre débordement, dans le langage comme dans la pratique, des tenants d’une vision plus traditionnelle de la nation québécoise.
24L’hypothèse que je soumets à la discussion dans le présent texte est que, s’il y a eu une mutation considérable dans ce que l’on pourrait appeler les frontières du dicible dans la société québécoise, c’est en partie parce que la vigilance de ces deux groupes a été quelque peu amoindrie par les phénomènes que je viens d’évoquer. L’adhésion à la laïcité à la française qui caractérise à présent le discours nationaliste civique et la vision que les progressistes ont des groupes multiculturels, surtout des groupes religieux (et, il faut bien le dire, principalement les groupes islamiques), comme réactionnaires et hostiles aux droits individuels de leurs membres, ont fait en sorte que ces deux groupes sont devenus, pour employer une expression quelque peu marxisante, les alliés objectifs des nationalistes plus réactionnaires contre lesquels ils s’étaient précédemment érigés en rempart. Le fait qu’une majorité de Québécois soit maintenant prête à décla-rer à des sondeurs qu’elle est au moins un peu raciste, le fait que le gouvernement du Québec ait nommé une commission pour étudier la question des accommodements raisonnables, non pas à la suite d’une réflexion profonde et patiente sur le réel besoin qu’éprouve la société québécoise de revenir sur ses pratiques en matière d’accommodement, mais en réaction à un tollé médiatique autour de quelques « cas » titillants mais isolés, témoignent abondamment de ce qu’une retenue a disparu du discours et de la pratique politiques québécois.
- 13 Voir ici même, p. 152.
25Il y a bien sûr une responsabilité collective pour ce manque de retenue. Devant les quelques cas d’« accommodement » abondamment rapportés par les médias, et que certains pourraient juger déraisonnables, il y a sans doute une responsabilité de tous et de chacun d’aller voir ce qui se cache derrière les propos sensationnalistes des gazettes. Ceux qui se seraient donné le mal d’aller chercher une information plus complète que celle, déformée et partielle, qui leur a été livrée par les médias auraient découvert une réalité de l’accommodement raisonnable sereine et sensée (comme le fait bien remarquer Marie McAndrew13). Il n’y aurait sans doute pas eu d’Hérouxville si l’un ou l’autre des citoyens de ce brave patelin s’était donné la peine d’aller voir si, à Montréal, la pratique de la lapidation ou de l’incinération rituelle des veuves était bel et bien pratique courante. Le constat qu’il n’en est rien aurait peut-être quelque peu calmé l’ardeur de ceux qui estimaient devoir clamer haut et fort qu’à Hérouxville aucune de ces pratiques métropolitaines ne serait tolérée !
26Mais il y a également une responsabilité des médias (qui ont été dans ce cas, au moins dans certains secteurs, abjectement en deçà de ce à quoi les citoyens sont en droit de s’attendre de ceux qui occupent un rôle si important dans une démocratie) et une responsabilité des intellectuels et des participants à la sphère politique de donner l’heure juste, et de servir de rempart aux débordements éventuels de certains de leurs concitoyens. C’est cette responsabilité qui n’a pas été assumée, du moins pas suffisamment et pas avec assez de conviction, par les nationalistes civiques et les progressistes, qui se sont laissés convaincre (à mon avis par des mauvais arguments) que le multiculturalisme est la source de tous les maux, et qui ont laissé la voie libre aux voix traditionalistes, pour ne pas dire passéistes et réactionnaires, qui, après s’être heurtées à une opposition soutenue et articulée, ont pu enfin dicter les termes du débat à un moment crucial de l’évolution politique du Québec.
27La commission de consultation désignée par le gouvernement Charest, présidée par deux des plus grands intellectuels québécois, Gérard Bouchard et Charles Taylor, devra faire rapport d’ici un an sur le « problème » de l’accommodement. Leur grande rigueur intellectuelle et leur indépendance d’esprit laissent présager une issue positive à ce triste épisode de l’histoire politique du Québec. Mais des motifs d’inquiétude persistent. En effet, on ne crée pas une commission parlementaire si on n’a pas convenu qu’il y a un problème. Je terminerai ce bref texte en formulant le souhait que les grands intellectuels qui ont actuellement entre leurs mains l’avenir du multiculturalisme et de l’accommodement raisonnable québécois aient la sagesse de voir le problème là où il est réellement : non pas dans une théorie et une pratique qui ont été raffinées et vérifiées de manière patiente et minutieuse depuis plusieurs décennies, et qui font que l’intégration de la diversité culturelle s’effectue plutôt bien au Québec, mais dans un malheureux concours de circonstances où médias, nationalistes civiques et progressistes se sont rendus un temps complices de la création d’une crise qui n’avait pas lieu d’être.
Notes
1 D. Miller, « Multiculturalism and the Welfare State : Theoretical Reflections », dans K. Banting et W. Kymlicka (dir.), Multiculturalism and the Welfare State : Recognition and Redistribution in Contemporary Democracies, Oxford, Oxford University Press, 2006 ; P. Van Parijs, Sauver la solidarité, Paris, Cerf, 1995, p. 79-84 ; D. Goodhart, « The Discomfort of Strangers », The Guardian, 24 février 2004.
2 Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [ 2006 ] 1 R.C.S. 256, 2006 CSC 6.
3 J’ai analysé cette lecture québécoise du multiculturalisme canadien plus en détail dans « Frayed Federation : Challenges to Canadian Unity in the Wake of Trudeau’s Failed Nation-Building Project », à paraître dans J. E. Fossum (dir.), The Ties that Bind, New York, Peter Lang, 2007.
4 Sur ce point et d’autres concernant l’identité québécoise et ses mutations, voir J. Maclure, Récits identitaires, Montréal, Québec Amérique, 2000.
5 Pour une critique de la notion de « culture civique commune », voir mon article « Le nationalisme civique et le concept de la culture civique commune », dans F. Blais et al. (dir.), Libéralismes et nationalismes. Philosophie et politique, Sainte-Foy, Presses de l’université Laval, 1995. Pour un survol des récentes tentatives de définir une conception civique de l’identité québécoise, voir G. Mathieu, Qui est québécois ?, Montréal, VLB, 2001.
6 Pour une lecture largement convergente de l’après-1995 québécois, voir J. Létourneau, Que veulent vraiment les Québécois ?, Montréal, Boréal, 2006.
7 Un texte exemplaire me semble être un éditorial signé en 2004 par Josée Boileau du Devoir. Il se trouve à l’adresse suivante : http://www.ledevoir.com/2003/12/22/43489.html.
8 Pour une très bonne analyse de cette notion et de sa pratique, voir J. Bowen, Why the French Don’t Like Headscarves, Princeton, Princeton University Press, 2007.
9 I. M. Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990.
10 Brian Barry, Culture and Equality, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2001 ; W. B. Michaels, The Trouble with Diversity, New York, Metropolitan Books, 2006.
11 S. M. Okin, Is Multiculturalism Bad for Women ?, Princeton, Princeton University Press, 1999.
12 Voir par exemple les textes recueillis dans les actes du colloque organisé par le Conseil du statut de la femme du Québec, Diversité de foi, égalité de droit, disponible à l’adresse suivante : http://www.csf.gouv.qc.ca/telechargement/publications/InfoActesDiversiteFoiReligion.pdf.
13 Voir ici même, p. 152.
Top of pageReferences
Electronic reference
Daniel Weinstock, “La « crise » des accommodements au Québec : hypothèses explicatives”, Éthique publique [Online], vol. 9, n° 1 | 2007, Online since 11 September 2015, connection on 14 September 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/1780; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.1780
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