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HomeNumérosvol. 9, n° 1Éthiques et politiques de l'aména...Tolérance et tolérabilité

Éthiques et politiques de l'aménagement de la diversité culturelle et religieuse

Tolérance et tolérabilité

François Grin

Abstracts

The emphasis on tolerance leaves unanswered some basic questions that can be summarized as follows: How can a single actor – characterized by, among other things, a set of attitudes towards otherness, thus by a certain degree of tolerance – “tolerate” some manifestations of this otherness but not others? Is he tolerant (because he tolerates some of these manifestations) or intolerant (because there are others that he does not tolerate)? Must we say that he is ipso facto both at once? What meaning, then, must we give to the adjective tolerant? To get around this apparent contradiction, it may be useful to return to another concept, that of the greater or lesser tolerability of the manifestations of otherness themselves. This article is devoted to the examination of this hypothesis and to its operationalization with a view to moving closer, as appropriate, to its empirical content.

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Full text

1La diversité ethnique, linguistique et culturelle est une caractéristique de plus en plus manifeste des sociétés contemporaines avancées et constitue, de ce fait, un enjeu majeur. Celui-ci peut être étudié sous divers angles, notamment celui des questions normatives, y compris éthiques, qu’il soulève. Cet article propose toutefois une démarche différente axée sur la gestion de cette diversité. Cette démarche, qui se veut complémentaire de la précédente, se réfère à l’analyse des politiques publiques, domaine lui-même situé à l’intersection d’autres disciplines, notamment les sciences économiques et la science politique.

2Le besoin de gérer la diversité ethnique, linguistique et culturelle dans les sociétés modernes amène en effet à définir des politiques publiques de divers ordres : politiques linguistiques, migratoires, d’intégration, et éducatives en particulier. Il y a donc lieu de bien comprendre le terrain social sur lequel elles se déploient et d’examiner, entre autres questions, si le succès de ces politiques tient avant tout, comme on le lit souvent, à la tolérance dont sait faire preuve (ou non) la communauté majoritaire ou dominante envers les communautés « autres », en général minoritaires, qu’elles soient autochtones ou immigrées.

3L’accent mis sur la tolérance laisse toutefois sans réponse quelques questions simples que l’on peut résumer comme suit : comment se fait-il qu’un même acteur, caractérisé, entre autres, par un ensemble d’attitudes envers l’altérité, donc par un certain degré de tolérance, « tolère » certaines manifestations de cette altérité, mais pas d’autres ? Est-il tolérant (parce qu’il en tolère certaines) ou intolérant (parce qu’il en est d’autres qu’il ne tolère pas) ? Faut-il comprendre qu’il est ipso facto les deux à la fois ? Quel sens faudrait-il alors accorder à l’adjectif « tolérant » ? Pour dépasser cette apparente contradiction, il peut être utile de recourir à un autre concept, celui de la tolérabilité, plus ou moins grande, des manifestations d’altérité elles-mêmes. Ce texte est consacré à l’examen de cette hypothèse ainsi qu’à son opérationalisation en vue de s’approcher, le cas échéant, de son contenu empirique.

4Nous procéderons à cet examen au fil des étapes suivantes. La diversité ethnique, linguistique et culturelle n’est pas seulement au bénéfice d’une couverture médiatique constante ; elle fait aussi l’objet, surtout depuis le début des années 1990, d’une littérature abondante à travers l’ensemble des sciences sociales. Il n’y a donc pas lieu de reprendre ici la description des processus sociaux qui nourrissent et entretiennent cette diversité. Cependant, afin de délimiter le champ de notre discussion, il est utile de préciser quelles sont les formes de diversité auxquelles on fera référence, ainsi que le sens dans lequel on peut parler de diversité « croissante ». Ces points font l’objet de la première section.

  • 1  F. Grin, « Diversity as Paradigm, Analytical Device, and Policy Goal », dans W. Kymlicka et A. Pat (...)
  • 2  M. Hunyadi, « La tolérance – une contribution philosophique à la dédramatisation des conflits de d (...)
  • 3  C. Taylor, Multiculturalism and the Politics of Recognition, Princeton, Princeton University Press (...)
  • 4  W. Kymlicka, Multicultural Citizenship, Oxford, Clarendon Press, 1995 ; W. Ossipow, F. Dermange et (...)

5On abordera ensuite la question du versant conflictuel de la diversité. Certes, la diversité est aussi, fût-ce potentiellement, un atout, point que j’ai exploré ailleurs à propos de la diversité linguistique1. Il reste que, pour différentes raisons, la diversité n’est pas toujours facile à vivre, et l’altérité peut être source de conflit (la « divergence manifestée » qu’évoque Hunyadi2), obligeant à diverses formes d’accommodation, y compris de la part de la communauté majoritaire ou dominante, appelée à reconnaître un droit à la différence3. Cela soulève immédiatement le problème du degré de tolérance qu’il est juste d’attendre de la majorité. C’est pour l’étudier que plusieurs auteurs en philosophie politique ont posé la question des « limites du tolérable4 ». Ces contributions proposent avant tout une réflexion sur l’idée même que la tolérance puisse avoir des limites, ainsi que sur les critères censés départager ce qui est tolérable de ce qui ne l’est pas. Elles ne parlent cependant guère de l’identification précise des actes et comportements entrant dans l’une ou l’autre catégorie. Un cadrage normatif est certes nécessaire, mais pas forcément suffisant pour définir des normes juridiques ou formuler les politiques publiques dans lesquelles elles s’incarnent. Par ailleurs, ces perspectives normatives n’abordent pas (et tel n’est du reste pas leur objectif) la question empirique de ce que les acteurs tolèrent ou non. En principe, cette question relèverait d’autres disciplines, particulièrement la sociologie ou la psychologie sociale. Cependant, ces dernières mettent fréquemment un fort accent sur le concept de tolérance, donc sur un ensemble liant, chez l’acteur majoritaire, des attitudes et des pratiques, laissant à d’autres le soin de cerner sociologiquement la question de la tolérabilité plus ou moins grande de diverses manifestations d’altérité.

  • 5  À ma connaissance, elle apparaît pour la première fois chez Pool (J. Pool, « The Official Language (...)
  • 6  P. Savidan, « Libéralismes et antiracisme : présupposés, enjeux et limites de la tolérance libéral (...)

6La section suivante est donc consacrée à cette notion de tolérabilité. Celle-ci est, à l’évidence, d’un maniement délicat. Premièrement, elle présente un caractère exploratoire et ne constitue pas, ou du moins pas encore, un concept abouti ou stabilisé5 ; il convient, en l’élaborant, de laisser la porte ouverte à des ajustements ultérieurs. Deuxièmement, l’idée même que certaines manifestations d’altérité puissent s’analyser dans une perspective autre que celle de la plus ou moins grande tolérance des majoritaires à leur égard comporte des conséquences politiques qu’il est indispensable de maîtriser – nous rejoignons donc le souci qu’exprime Savidan lorsqu’il écrit que la problématisation de la tolérance est un geste théorique assez radical6. Il est donc nécessaire de bien montrer pourquoi la notion de tolérabilité, loin d’être une construction visant à évacuer celle de tolérance (ou à alimenter des dérives de type xénophobe ou raciste), est au contraire un complément à celle-ci, qui peut être mis à profit dans la conception de politiques publiques de gestion de la diversité.

7La construction théorique de l’objet n’est qu’une première étape ; encore faut-il que celui-ci se prête à l’application au monde réel, notamment celui des politiques publiques portant sur les relations entre communautés ethniques, linguistiques et culturelles différentes. Cette préoccupation nous conduit directement au problème de l’opérationalisation de la tolérabilité : peut-elle être empiriquement définie, puis mesurée ? La quatrième section présente donc la démarche mise en place pour mesurer la tolérabilité dans le cadre d’une grande enquête sur une population de plus de trente mille jeunes gens, enquête qui est, à l’heure où sont écrites ces lignes, en phase de prétest, en vue d’une prise d’information au cours des années 2008-2009.

8Même si la notion de tolérabilité apparaît ici ou là dans les travaux de diverses disciplines (pas toujours, du reste, sous ce nom-là), elle est encore, à l’heure actuelle, relativement neuve. Seul l’usage permettra de voir quelle est sa véritable portée théorique, empirique et politique. En l’état, il convient donc de la considérer comme une hypothèse de travail, qui nous paraît certes féconde, mais qu’il faut approfondir et passer au crible de la critique. La dernière section propose, en guise de conclusion, quelques pistes dans ce sens.

Quelle diversité ?

  • 7  « La culture, dans son sens le plus large, est considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, (...)

9Le fait qu’il est ici question de diversité ethnique, linguistique et culturelle ne doit pas nous entraîner dans de longues discussions sur ce que sont respectivement l’ethnie (ou l’ethnicité), la langue et la culture. Notons au passage que ces termes sont fréquents dans les textes spécialisés sans que l’on se préoccupe trop de leur sens exact, comme s’ils recouvraient une réalité parfaitement univoque. Ainsi, on laisse souvent de côté des questions qui ne sont pourtant pas dépourvues de portée pratique (par exemple, l’ethnicité doit-elle être vue de manière « émique » ou « étique » ? Qu’est-ce qui différencie une langue d’un dialecte ? Qu’est-ce que le concept de culture englobe réellement – notamment en termes d’acquisition délibérée ou non ?). On n’entrera pas ici dans de telles discussions, et l’on se contentera de définitions bien établies des termes en présence, telles qu’on les trouve chez Fishman pour l’ethnicité et Crystal pour la langue ; quant à la culture, je reprends simplement la définition large, parfois dite « anthropologique », adoptée par l’Unesco lors de la conférence mondiale sur les politiques culturelles en 1982 à Mexico7.

  • 8  S. May, Language and Minority Rights, Harlow, Longman, 2001.
  • 9  Rappelons que le concept (quelque peu galvaudé) d’« identité multiple » ne remet pas en cause cett (...)

10Ce qui compte toutefois, c’est que les formes de diversité dont il est question ici passent un triple test. Premièrement, ces formes ne sont pas (ou ne le sont que dans une faible mesure) choisies par l’individu (on les dit parfois « non électives »). Deuxièmement, elles sont transmises d’une génération à l’autre et donc héritées principalement des parents ou des personnes qui en ont tenu lieu – ce qui n’exclut nullement, bien entendu, la contribution de la famille élargie, du clan, voire du milieu social plus vaste, à ce processus de transmission, dont les aspects déterminants sont en fin de compte la diachronie et la résilience8. Troisièmement, ces dimensions sont relativement permanentes : si l’individu peut éventuellement modifier son appartenance, c’est au prix d’un processus de longue haleine, qu’il n’est en général pas possible de maîtriser complètement, et qui n’est que rarement intégral9. Il existe bien entendu entre les individus d’autres types de différences susceptibles de définir des groupes d’appartenance (le sexe, l’orientation sexuelle, les opinions politiques, l’état de santé, la beauté physique, etc.), mais elles ne réussissent en général pas à passer ce triple test. Il n’empêche que les considérations envisagées plus loin, bien qu’elles se réfèrent à la diversité ethnique, linguistique et culturelle, pourraient à maints égards s’appliquer à ces autres formes de diversité.

  • 10  P. Van Parijs, « Linguistic Diversity : What Is It and Does It Matter ?», texte présenté lors de l (...)
  • 11  F. Martí et al., Words and Worlds : World Languages Review, Bilbao et Clevedon, UNESCO Etxea et Mu (...)

11La diversité, au sens où nous venons de la définir, est-elle en train d’augmenter ? Le débat est ouvert, car on peut citer des faits à l’appui de cette thèse aussi bien que de son contraire. Sans même entrer dans la question de la multidimensionalité de la diversité10, on peut souligner diverses causes d’accroissement quantitatif de la diversité (dû notamment à l’importance des flux migratoires contemporains), mais aussi rappeler le rythme effarant auquel les langues disparaissent à l’heure actuelle11 : pour le vingt et unième siècle, il faut s’attendre à voir une langue s’éteindre tous les quinze jours environ, ce qui revient à dire que la moitié des quelque six mille langues recensées à l’heure actuelle n’auront plus de locuteurs (ou en tout cas plus de locuteurs natifs) d’ici la fin du siècle.

12Plutôt que de chercher à déterminer si la diversité est en augmentation ou en déclin, mieux vaut admettre qu’elle est à la fois l’un et l’autre. La résolution de cet apparent paradoxe passe par l’établissement d’une distinction entre la diversité objective et la diversité subjective. Objectivement, sur le plan mondial, la disparition rapide de nombreuses langues, ainsi que l’homogénéisation de certains schémas de consommation culturelle, pour ne citer que ces deux éléments, permettent sans doute de dire que la diversité totale est en déclin. Mais subjectivement, dans des sociétés modernes marquées non seulement par l’immigration, mais aussi par la réaffirmation d’identités nationales, régionales ou locales longtemps réprimées (que l’on songe, par exemple, au Caucase), ainsi que par le développement d’entreprises multinationales ou d’organisations inter ou supranationales (qui contribuent à mettre plus fréquemment en contact des individus avec d’autres individus de langues et de cultures différentes), l’expérience quotidienne de la diversité est clairement en hausse.

  • 12  F. Grin, « Economics and Language Planning », Current Issues in Language Planning, vol. 4, no 1, 2 (...)

13Précisément parce que ce texte n’entend pas poser de questions normatives, on ne cherchera pas à savoir si la diversité est un bien ou un mal ; en revanche, il est utile de rappeler que, dans une perspective d’analyse de politiques, la diversité présente aussi bien des bénéfices que des coûts, matériels et symboliques, qui augmentent à mesure que la diversité s’accroît, mais probablement à un taux décroissant pour les bénéfices et à un taux croissant pour les coûts12. Cela exclut d’emblée que la solution socialement préférable se traduise par une diversité minimale, voire nulle, ou, à l’opposé, une diversité infinie.

  • 13  F. Grin, « Economic Considerations in Language Policy », dans T. Ricento (dir.), An Introduction t (...)

14La double constatation d’une hausse de la diversité subjective, d’une part, et de la cooccurrence de bénéfices et de coûts liés à la diversité, d’autre part, permet déjà de supposer que des politiques de gestion de la diversité sont nécessaires. Et pour le confirmer, il suffit de montrer que la diversité ne se régule pas d’elle-même. On peut d’abord rappeler que la diversité est souvent conflictuelle (et si elle ne l’était pas, une bonne partie de la philosophie politique à son propos serait sans objet); des procédures politiques d’arbitrage, elles-mêmes fondées sur des principes normatifs, sont alors nécessaires. Mais on peut aussi aborder la question sous un tout autre angle, qui est celui de l’analyse économique : on peut en effet montrer que la diversité présente de nombreuses caractéristiques d’un bien public, lui-même exposé à ce qu’on nomme l’« échec de marché ». La présence de ce dernier revient à dire que les mécanismes de marché ne peuvent pas suffire à garantir un niveau socialement optimal de diversité. Par conséquent, des politiques publiques de gestion de la diversité sont nécessaires, même dans une pure optique d’efficience. La prise en compte de la dimension distributive, donc de l’équité, ne fait que renforcer cette conclusion13. Il y a donc lieu d’étudier de plus près quelles sont les conditions du succès des politiques de gestion de la diversité et de vérifier, entre autres, si la tolérance y suffit.

La tolérance : clef d’une diversité harmonieuse ?

15La philosophie politique a pris acte de la complexité de la notion de tolérance. Une discussion de ce thème nous entraînerait trop loin, et je me contenterai ici d’illustrer trois façons de prendre du recul par rapport à cette notion.

  • 14  W. Kymlicka, op. cit., p. 152 et suiv.
  • 15  Les contributions juridiques ne sont, à cet égard, que d’un secours limité, puisqu’elles mettent l (...)

16Dans son analyse bien connue des droits des minorités, Kymlicka part du constat que les principes du libéralisme, ne serait-ce que par souci de cohérence, se doivent d’apporter deux types de restrictions à ces droits : premièrement, l’interdiction des restrictions internes que certains groupes minoritaires pourraient être tentés d’imposer à leurs membres et qui pourraient restreindre la liberté individuelle de ces derniers ; deuxièmement, le rejet de certaines protections externes qui pourraient se traduire par l’oppression ou l’exploitation d’autres groupes14. Dès lors, même revendiquées comme partie intégrante d’un héritage culturel ou religieux, certaines pratiques ne sont pas tolérables. Le débat se déplace alors vers l’examen des conséquences de diverses pratiques revendiquées au nom des restrictions internes ou des protections externes, afin d’examiner leur conformité avec les principes du libéralisme. La discussion demeure cependant foncièrement théorique, puisque cet examen, limité à l’application d’un critère normatif, ne nous dit pas grand-chose sur l’acceptabilité sociologique, par les membres de la majorité, de telle ou telle pratique15. Cette acceptabilité peut n’être que très lointainement corrélée à la satisfaction des critères normatifs proposés par Kymlicka ; or le succès d’une politique d’intégration dépendra malgré tout de son acceptabilité au sein de la population, question que l’on ne peut aborder qu’en sortant du plan normatif.

  • 16  J. de Lucas, « La tolérance comme principe juridique et politique : un oxymoron ? », dans W. Ossip (...)
  • 17  F. Grin, « Combining Immigrant and Autochthonous Language Rights : A Territorial Approach to Multi (...)
  • 18  J. de Lucas, art. cité, p. 131.

17Franchissant une étape supplémentaire, de Lucas note que « la réalité d’un monde multiculturel accroît le besoin de définir la limite de l’acceptation de la différence, ou, en termes de tolérance, la limite de la différence que nous devons inclure ou exclure ». Même s’il y voit, comme nous, la base du besoin d’une « gestion de l’inclusion », son analyse aboutit à recommander le dépassement du libéralisme classique par un octroi plus neutre et décentré du « titre de citoyenneté16 ». Cela permet sans doute de sortir de la problématique de la tolérance et rejoint des propositions faites ailleurs pour la gestion conjointe de droits aux minorités autochtones et immigrées17, mais sans nous indiquer les conditions sociales permettant l’application de son « principe d’égalité18 ».

  • 19  M. Hunyadi, art. cité, p. 3 et 5.

18Se référant à John Locke, Hunyadi rappelle quant à lui que la tolérance est née « comme une vertu politique devant permettre la coexistence pacifique de conceptions religieuses divergentes », mais que « si [ elle ] est une vertu, elle ne sera pas de même nature selon ce qu’elle est amenée à tolérer19 », laissant entendre par là que la tolérance est une notion qui mérite un certain travail si elle doit servir d’ingrédient à la résolution des conflits de différence. Pour Hunyadi, il s’agit de voir la tolérance moins comme une vertu ou une valeur que comme une pratique de « mise en latence de conflits continués ». Une telle redéfinition du terme a pour but déclaré de désinvestir les comportements culturellement marqués en les découplant de l’identité. La stratégie proposée est certes raisonnable, mais les difficultés que soulève l’altérité linguistique et culturelle tiennent notamment au fait qu’elles s’articulent sur des perceptions qui résistent souvent à la raison. Dès lors, la portée pratique, pour la gestion de la diversité, d’une simple redéfinition de la tolérance peut se révéler limitée.

  • 20  Voir par exemple C. Perregaux et T. Ogay, Intégrations et migrations : regards pluridisciplinaires(...)
  • 21  S. Cattacin, B. Gerber, M. Sardi et R. Wegener, Monitoring Misanthropy and Right-wing Extremist At (...)

19Pour une analyse positive, plutôt que normative, des processus qui entourent les rapports entre communautés, on se tournera logiquement vers des disciplines telles que la sociologie ou la psychologie sociale, y compris le vaste domaine des relations interculturelles20. Or on y tend parfois à mettre en exergue la tolérance comme condition sinon unique, du moins principale d’une coexistence harmonieuse. Bien que la tolérance soit sans doute une condition nécessaire, la focalisation sur elle peut conduire, si l’on n’y prend garde, à des résultats surprenants. Ainsi, les auteurs d’un rapport sur l’extrémisme de droite en Suisse fondé sur une enquête auprès d’un échantillon représentatif de plus de trois mille personnes semblent considérer comme preuve d’attitude discriminatoire envers les femmes musulmanes le fait que 30 % des personnes sondées considèrent que le port du voile « est une humiliation pour les femmes musulmanes21 ». Si toute manifestation d’altérité culturelle doit, en application d’une telle logique, être acceptée sans distance critique (la non-acceptation devenant ipso facto une preuve de racisme), on serait conduit à traiter de racistes tous ceux qui, par exemple, s’opposent aux mutilations rituelles dont sont parfois victimes en Europe même des jeunes femmes d’origine immigrée ; ou ceux qui insistent pour que les gouvernements européens fassent respecter le principe d’égalité des sexes, même s’il est contraire à certaines traditions religieuses. Certes, les études en question ne sauraient être accusées de faire l’apologie de l’inacceptable ; il reste qu’elles laissent en suspens des questions qu’il faut pourtant aborder si l’on entend construire une politique cohérente et conséquente de gestion de la diversité.

  • 22  Le raisonnement selon lequel la tolérance est une condition non seulement nécessaire, mais aussi s (...)

20Au-delà de la reductio ad absurdum, il est facile de déceler la faille logique : si une personne ne mérite d’être considérée comme tolérante que si elle ne pose pas de limites à sa tolérance, le simple fait de ne pas tolérer tel ou tel comportement la rendrait automatiquement intolérante. Dès lors, de deux choses l’une : soit il y a contradiction interne dans une théorie qui mise tout sur la tolérance, soit cette théorie est insuffisante et il faut la compléter en admettant que les acteurs réels font une différence entre des comportements acceptables et d’autres qui ne le sont pas22.

21Pour parler de cette différence, nous utiliserons le terme de tolérabilité, que nous chercherons à cerner de plus près dans la section suivante.

Portée et limites de la tolérabilité

22En première approximation, nous pouvons définir la tolérabilité comme une caractéristique qui, dans une société donnée à un moment donné, s’attache à une manifestation d’altérité (ou à une règle qui autorise ou protège cette manifestation d’altérité) par rapport à une norme dominante. La tolérabilité est une caractéristique qui rend la manifestation d’altérité (ou la règle qui l’autorise ou la protège) plus facile à accepter par les membres de la majorité.

  • 23  Sur cette question, voir par exemple V. de Rudder, « “Seuil de tolérance” et cohabitation plurieth (...)
  • 24  F. Grin, « Combining Immigrant and Autochthonous Language Rights », art. cité ; S. May (dir.), « L (...)

23La notion de tolérabilité n’est pas totalement neuve, ni entièrement absente de la littérature ; elle s’expose toutefois à avoir mauvaise presse, parce qu’elle peut être invoquée (même si ce n’est pas sous ce nom-là) pour étayer des argumentations à relents xénophobes. Dans sa version la plus banale, elle renvoie à un « seuil de tolérance » démographique, seuil au-delà duquel la part des étrangers dans le corps social serait nécessairement excessive. La recherche empirique a cependant abondamment montré qu’un tel seuil reste impossible à déterminer, si bien que l’on peut admettre que cette notion n’a pas de sens23. Cela n’est toutefois pas une fatalité : la tolérabilité a aussi été mentionnée comme critère à prendre en compte afin de promouvoir plus efficacement les droits des minorités linguistiques24. Pourtant, à ma connaissance, elle n’a jusqu’à présent guère fait l’objet d’une véritable construction théorique, et moins encore d’un examen empirique systématique.

24Avant d’aller plus loin, il est important de positionner la tolérabilité par rapport à des concepts voisins, en commençant par la tolérance. On dira donc qu’un rapport harmonieux à l’altérité (c’est-à-dire le fait de la voir comme un trait effectivement ou potentiellement positif pour la société et, par suite, de bien accepter ses manifestations) dépendra de deux choses : d’un côté (tout comme le dit l’essentiel des travaux sur cette question) d’attitudes tolérantes chez les membres de la majorité ; de l’autre côté, de la plus ou moins grande tolérabilité des manifestations d’altérité (ainsi que des règles et normes qui les autorisent). De la coprésence de la tolérance et de la tolérabilité naît la tolération, définie ici comme une pratique lisible sur les plans individuel et social.

25Il ne s’agit donc aucunement d’exonérer la majorité et ses membres de tout souci d’ouverture ou de tolérance (en tant qu’attitude). Bien au contraire, celle-ci demeure un élément central du raisonnement et, comme dans l’essentiel de la réflexion, on admettra qu’elle dépend des circonstances dans lesquelles a évolué l’individu : son histoire personnelle et familiale, sa formation, le lieu où il vit, son expérience antérieure de l’altérité, les représentations qu’il a élaborées, etc.

26La ligne de partage entre manifestations d’altérité tolérables et manifestations d’altérité non tolérables varie d’un individu à l’autre, ce qui implique que la tolérabilité n’est jamais absolue, mais elle n’est pas pour autant soluble dans l’analyse en termes de simple tolérance, précisément puisqu’un individu caractérisé par une certaine tolérance fait des distinctions : chacun « tolère » certaines choses et d’autres pas ; le port du voile islamique par une élève d’une école d’Europe occidentale est considéré comme tolérable par un grand nombre de personnes, mais le port de ce même voile par une enseignante de cette même école ne l’est en général pas.

  • 25  J. Maclure, « L’accommodement raisonnable et la reconnaissance comme politique d’intégration », Po (...)

27Bref, l’introduction du concept de tolérabilité n’a nullement vocation à révolutionner l’analyse des rapports interculturels, mais l’hypothèse avancée ici est que la tolérabilité constitue un complément nécessaire d’une analyse en termes de tolérance, ainsi qu’un instrument utile de politique publique, puisque la tolérabilité d’une mesure est un gage de son acceptation, donc du succès de cette politique ; elle peut nous aider à cerner le contexte sociologique dans lequel on peut construire l’« accommodement raisonnable » préconisé par Maclure et qui fait actuellement l’objet d’un débat public très nourri, notamment au Canada25.

28Afin d’examiner de plus près cette hypothèse, il convient de la circonscrire au moyen des remarques suivantes.

291. La tolérabilité, bien que définissable analytiquement, n’est pas séparable phénoménologiquement de la tolérance et de la tolération. C’est une caractéristique d’un comportement qui contribue à ce que ce dernier soit perçu comme tolérable et soit, de ce fait, davantage toléré. En tant qu’elle s’attache au comportement des acteurs porteurs d’altérité (ou aux règles et normes qui autorisent ces comportements), la tolérabilité n’a pas de réalité objective autre que celle qui peut être déduite des positions (par la parole ou par l’acte) des membres de la majorité. Par exemple, c’est uniquement en demandant à ceux-ci dans quelle mesure ils estiment que telle ou telle disposition permettant l’expression d’une spécificité linguistique ou culturelle est tolérable que l’on pourra juger de la tolérabilité de cette disposition ou de la manifestation d’altérité correspondante.

302. Il découle du point précédent que si la tolérabilité n’est pas observable pour elle-même, mais seulement au travers de prises de position où se fondent tolérance et tolérabilité, on ne peut évaluer la tolérabilité d’un comportement ou d’une norme qu’en analysant ces prises de positions à l’intérieur d’une catégorie d’acteurs eux-mêmes standardisés en termes de tolérance.

313. La tolérabilité est intimement liée au contexte historique, économique, politique et social. Ainsi, un comportement (ou une règle ou norme qui l’autorise) peut être « tolérable » dans le cas d’une minorité reconnue comme autochtone et au bénéfice, de ce fait, d’une certaine légitimité, tandis qu’elle peut ne pas l’être dans le cas d’une minorité immigrée ; qui plus est, on constate souvent que l’immigration relativement ancienne, ou perçue comme relativement proche en termes culturels, est mieux tolérée que l’immigration récente ou perçue comme relativement éloignée. En d’autres termes, la tolérabilité a un sens dans un lieu donné et à un moment donné.

  • 26  Par exemple, si l’utilisation d’une langue de l’immigration comme langue d’enseignement dans le sy (...)

324. La tolérabilité n’est pas à saisir comme une caractéristique dichotomique qui est simplement « présente » ou « absente » : il s’agit au contraire d’une variable continue, puisque la tolérabilité d’un comportement peut varier selon le contexte, tandis que la tolérabilité d’une règle peut être accrue en retouchant un aspect de celle-ci ; c’est particulièrement vrai quand on passe de la tolérabilité du point de vue d’un acteur individuel à la tolérabilité agrégée au niveau social26.

  • 27  C’est pour cette même raison que j’évite de parler de « différence », préférant le terme de « dive (...)

335. On n’assignera aucune portée normative a priori à la notion de tolérabilité ou à sa présence empirique (rappelons une fois de plus que cet article ne prétend pas développer d’argument éthique). On se contentera d’admettre l’hypothèse (au demeurant raisonnable du point de vue de la théorie générale du droit) qu’une disposition légale en faveur de l’« autre » sera plus appropriée (en ceci qu’elle contribue efficacement à la gestion de la diversité) si elle peut se prévaloir d’une certaine tolérabilité. Dès lors, cette dernière est une caractéristique souhaitable des dispositions en politique linguistique, en politique d’intégration, etc., sans pour autant être comminatoire : en effet, d’un côté, les règles juridiques peuvent parfois anticiper sur les normes et les pratiques sociales ; de l’autre, on peut considérer que la tolérabilité est certes le reflet de ces normes et pratiques, mais que celles-ci (qui sont susceptibles de véhiculer l’extrémisme religieux, le racisme, le sexisme, l’homophobie, etc.) n’ont pas valeur normative. Dans le même ordre d’idées, si la plus ou moins grande tolérabilité caractérise des divergences par rapport à une praxis majoritaire, il ne s’ensuit pas que cette dernière soit mise au bénéfice d’une légitimité automatique : la notion s’articule autour d’un simple constat des rapports de pouvoir matériel et symbolique dans un lieu donné à un moment donné27.

Vers la mesure empirique

34La tolérabilité est une notion complexe, ce qui suppose, en prévision d’une enquête empirique, qu’on la décompose en un certain nombre de dimensions. En l’état, il ne peut s’agir que de dimensions a priori, appelées à être testées à l’aide de données. Mais la récolte même de ces données passe par l’élaboration d’un questionnaire, qui nécessite l’énonciation de ces dimensions, ne serait-ce que pour disposer d’une base conceptuelle pour formuler des items de questionnaire.

35Qu’est-ce qui fait, pour les membres de la société d’accueil, la « tolérabilité » d’une manifestation d’altérité ? Ou, plus précisément, étant donné, chez un individu ou un groupe d’individus, des attitudes plus ou moins tolérantes, quels sont les critères qui amèneront les acteurs à considérer que telle manifestation d’altérité est acceptable (par exemple, le fait de célébrer une fête religieuse typique d’une religion perçue comme « venant d’ailleurs »), alors que telle autre ne le sera pas (par exemple, le fait de se soustraire à certains principes largement reconnus dans le pays d’accueil comme l’égalité des sexes) ?

  • 28  J. Horton, « Les libéraux doivent-ils tolérer le racisme ? », dans W. Ossipow et al. (dir.), op. c (...)
  • 29  Voir notamment K. Van der Zee et J. P. Van Oudenhoven, « The Multicultural Personality Questionnai (...)

36À ma connaissance, ni la réflexion théorique ni la recherche empirique n’étudient cette question dans le détail. Certes, comme nous l’avons vu plus haut, on évoque certaines valeurs (les droits de l’homme, les principes fondateurs du libéralisme comme la liberté individuelle, la protection d’une « égalité morale » entre les êtres humains28, etc.). Du côté de la psychologie sociale, certains instruments tels que le Multicultural Personality Questionnaire et le Intercultural Communication Sensitivity Scale permettent de mieux cerner les attitudes des acteurs envers « l’autre » culturel, mais en tant qu’elles portent sur les attitudes, elles nous renseignent sur la tolérance, mais pas sur la tolérabilité des manifestations d’altérité29.

37Pour caractériser les manifestations d’altérité elles-mêmes, on peut envisager divers ensembles de critères qui s’échelonnent sur un continuum allant des thèmes aux principes. Du côté des thèmes, on peut par exemple supposer que les acteurs distingueront des dimensions telles que les « règles de vie en société » (dans le pays d’accueil), les « pratiques religieuses », les « habitudes alimentaires », les « pratiques linguistiques », etc. Cependant, il est très aléatoire de circonscrire d’emblée l’examen à un ensemble de thèmes, tant en termes de couverture des domaines concernés qu’en termes de lignes de partage entre ces domaines. C’est pourquoi, pour une première exploration, il apparaît moins risqué de supposer que les acteurs de la communauté majoritaire jaugeront la tolérabilité d’une manifestation d’altérité à l’aune de certains principes.

38Dans le modèle qui fonde l’approche décrite ici, on part donc des dimensions a priori suivantes :

39(i) l’acceptation manifeste [ A ] par l’« autre » de la primauté de certaines valeurs majoritaires considérées comme fondamentales (par exemple : droits de l’homme, liberté d’expression, etc.);

40(ii) le caractère circonscrit [ C ] d’une manifestation d’altérité, dans le sens qu’elle est confinée à certains domaines ;

41(iii) l’exceptionalité [ E ] de telles manifestations, c’est-à-dire qu’elles sont relativement peu fréquentes dans le temps ;

42(iv) la réciprocité [ R ], c’est-à-dire la perception que le droit à manifester certaines formes d’altérité serait, en principe, octroyé au majoritaire si celui-ci se trouvait en position symétrique ;

43(v) la survie [ S ], c’est-à-dire que la manifestation d’altérité est le fait d’une minorité dont la langue et la culture sont considérées comme menacées, de sorte que cette manifestation peut être vue comme une nécessité de survie.

44Une manifestation d’altérité serait alors plus tolérable, étant donné un certain degré de tolérance de l’acteur, (i) qu’elle ne témoignerait pas d’un rejet du primat des valeurs de la société d’accueil ; (ii) qu’elle serait relativement circonscrite ; (iii) qu’elle serait relativement peu fréquente ; (iv) qu’elle serait perçue comme justifiable de réciprocité ; (v) qu’elle serait perçue comme relevant d’une nécessité de survie culturelle.

45Ces principes peuvent en outre être déclinés selon au moins trois axes supplémentaires. Il s’agit premièrement d’une distinction privé / public : l’hypothèse est qu’une manifestation d’altérité relevant de la vie privée sera, toutes autres choses égales par ailleurs, plus tolérable qu’une manifestation d’altérité qui s’exprime dans l’espace public. Deuxièmement, on peut établir une distinction autochtone / immigré : l’hypothèse étant alors que les manifestations d’altérité émanant de membres d’une communauté perçue, du moins à certains égards, comme membres de la majorité (par exemple : les Alsaciens en France) seront plus tolérables, toutes autres choses égales par ailleurs, que celles qui émanent de membres d’une communauté perçue comme allochtone (par exemple, les immigrants maghrébins). Troisièmement, ces dimensions se croisent avec une stratification sociale qui peut être formulée en termes bourdieusiens : il convient de distinguer les « altérités » relativement prestigieuses (par exemple, un ressortissant suédois établi en France) des altérités qui ne le sont pas (par exemple, un ressortissant malien installé dans ce même pays).

46La prise en compte conjointe de toutes ces variables pourrait, en principe, conduire à examiner l’existence de quarante dimensions (5 x 2 x 2 x 2) ; mais il est pratiquement impossible de formuler des items de questionnaire départageant nettement, c’est-à-dire sans ambiguïté ni chevauchement, un nombre aussi élevé de dimensions. Dans le cadre du prétest, l’accent a donc été mis (à titre d’hypothèse de travail permettant d’élaborer des items) sur une version condensée des dimensions a priori, elles-mêmes ramenées à trois, à savoir l’« acceptation », la « non-menace » (qui recouvre les dimensions initiales « C » et « E ») et la « réciprocité ». La dimension « survie » a été abandonnée, car elle suppose un degré d’information géopolitique dont, selon toute probabilité, seule une minorité de personnes interrogées dispose.

47Le questionnaire de prétest a été administré à 339 jeunes gens de dix-huit ans, citoyens suisses et résidents de Suisse francophone, début novembre 2006. Ces jeunes ont été interrogés lors de leur visite au « centre de recrutement », étape obligée pour tout jeune homme suisse et qui constitue un préalable à l’affectation à une unité dans le cadre du service militaire de quatre mois (ou, le cas échéant, à la dispense du service militaire) ; on peut donc considérer que les sondés constituent un échantillon représentatif de la tranche d’âge de la population masculine à laquelle ils appartiennent.

48En principe, les données recueillies ne sont pas destinées à l’exploitation, puisqu’elles ne servent qu’à affiner le questionnaire définitif qui sera, lui, administré en 2008 et 2009 à tous les jeunes hommes suisses, soit plus de trente mille jeunes gens (plus un échantillon de contrôle de mille cinq cents personnes de la même tranche d’âge, composé de jeunes hommes étrangers et de jeunes filles suisses ou étrangères). Cependant, ces données permettent une première évaluation de trois questions : premièrement, l’existence même de la tolérabilité, au sens où elle est définie dans cet article, semble-t-elle se confirmer ? Deuxièmement, les données indiquent-elles (comme on s’y attend) que les manifestions d’altérité les plus tolérées sont aussi celles qui (i) ne comportent pas de remise en cause du primat des valeurs de la société d’accueil, (ii) sont relativement « non menaçantes » et (iii) s’inscrivent dans une certaine réciprocité (fantasmée ou réelle) dans le traitement de l’altérité, entre la société d’accueil et la société de provenance des immigrés ?

49Sans pouvoir, pour les raisons que l’on vient de rappeler, offrir un véritable traitement empirique, la section suivante propose des éléments de réponse à ces trois questions en partant des vingt-quatre items décrivant des manifestations d’altérité associées à l’immigration. Elle propose enfin, en guise de conclusion, des voies pour un examen plus approfondi de la question de la tolérabilité.

Résultats et conclusions provisoires

50Premièrement, la tolérabilité existe-t-elle ? On avait déjà tout lieu de penser que oui sur la base du raisonnement déductif avancé plus haut, qui ne fait du reste qu’énoncer une évidence ; mais en outre, les données le confirment : si l’on examine, individu par individu (donc étant donné le degré de tolérance de ce dernier) les scores attribués à différents items (sur une échelle à quatre positions allant de « pas d’accord » à « d’accord »), on constate que, pour chaque interlocuteur, il existe une différence entre les manifestations d’altérité décrites dans les items proposés : certaines sont parfaitement acceptées, d’autre pas. Dès lors, les opinions des acteurs ne peuvent pas être expliquées par la simple invocation de leur tolérance. La question est plutôt de savoir comment ces opinions s’organisent, ce qui nous amène à notre deuxième question.

  • 30  Le classement des items portant sur la « réciprocité » est nécessairement moins parlant, car on pe (...)

51Deuxièmement, on devrait s’attendre à ce que les scores moyens des items reflètent le caractère plus ou moins « tolérable » des manifestations d’altérité qu’ils décrivent. À cet égard, les chiffres confirment pleinement nos hypothèses de départ, du moins en termes d’« acceptation » (c’est-à-dire que la manifestation d’altérité ne remet pas ou qu’elle remet faiblement en cause le primat des valeurs de la société d’accueil et témoigne donc d’une certaine acceptation de celles-ci par l’étranger) et de « caractère non menaçant » de la manifestation d’altérité. Par exemple, les personnes interrogées acceptent bien des manifestations d’altérité telles que l’existence de commerces offrant des produits exotiques (score de 3,42 sur une échelle de 1 [ minimum ] à 4 [ maximum ] ou la présence croissante de restaurants « ethniques » (score de 3,18). Par contre, le port du voile islamique par des élèves est clairement rejeté (score de 1,97), et si c’est une enseignante qui le porte, le rejet est plus clair encore (score de 1,77)30. Rappelons que ces chiffres ne constituent pas encore des indicateurs de tolérabilité stricto sensu, puisqu’ils incorporent la tolérance des sondés ; pour cela, il faudra d’abord les recalculer à l’intérieur de catégories de tolérance définies à partir d’autres items du questionnaire.

52Troisièmement, les réponses suggèrent-elles que les opinions se structurent effectivement selon nos dimensions a priori (acceptation, caractère non menaçant, réciprocité) ? L’analyse factorielle, qui est l’instrument statistique tout désigné pour dégager les axes autour desquels les opinions se structurent, livre sur ce plan des résultats nuancés. Elle fait en effet apparaître plusieurs dimensions, dont chacune est principalement associée soit à l’acceptation, soit au caractère non menaçant, dont la pertinence est par là même confirmée. En même temps, les regroupements que fournit l’analyse factorielle donnent à penser que les acteurs raisonnent non seulement par rapport à ces dimensions, mais aussi par rapport à ce que l’on pourrait appeler des thèmes ou des domaines (ce qui, notons-le en passant, nous renvoie en partie à la dichotomie privé / public évoquée plus haut). Les résultats provisoires permettent donc de nourrir de nouvelles hypothèses. Ainsi, la tolérabilité d’une manifestation d’altérité pourrait dépendre non seulement de son caractère plus ou moins « non menaçant », mais aussi de la sphère où elle apparaît : il semblerait donc que les individus construisent leur opinion différemment si la manifestation d’altérité à laquelle ils sont confrontés relève (i) des pratiques religieuses ou culturelles en général ; (ii) d’une pratique religieuse ou culturelle spécifiquement associée à l’islam ; (iii) de normes générales régissant l’interaction sociale. Dans une étape suivante de la recherche, ces thèmes devront naturellement être approfondis.

53En l’état, on peut donc avancer les trois conclusions provisoires suivantes. Premièrement, la tolérabilité est non seulement un concept qui fait sens sur le plan logique, mais aussi une réalité sociologique ; deuxièmement, tout indique qu’il est possible de construire une base empirique permettant d’ordonner les manifestations d’altérité sur une échelle du plus au moins tolérable ; troisièmement, les dimensions « d’acceptation » et de « caractère non menaçant » semblent valables, même si l’importance relative de leur rôle structurant par rapport à des dimensions « thématiques » doit être examinée de plus près.

  • 31  Voir à ce propos K.-R. Fischer et K. Schulz, Vom Kanon der Kulturen, Bräist-Bredstedt, Nordfriisk (...)

54La priorité est donc dans l’approfondissement du travail empirique, et cette besogne est en cours à l’heure où sont écrites ces lignes. Au-delà de l’intérêt intrinsèque que peuvent comporter ses résultats (avec tout le potentiel d’exploitation que recèle une base de plusieurs milliers d’observations), la recherche débouche évidemment sur la question des orientations de politique publique que l’on peut en tirer. Par exemple, la notion de réciprocité (fréquemment évoquée, du reste, dans le cadre du dialogue entre le catholicisme romain et d’autres religions, notamment l’islam) est-elle importante ? Peut-elle être posée comme axe d’une politique de gestion de la diversité ? Cela pourrait-il être étendu au renouvellement d’une certaine contractualité entre composantes de la diversité ? À noter qu’il existe déjà des cas où ce principe est mis en œuvre31. Cependant, il convient de souligner que les données d’enquête peuvent se révéler précieuses indépendamment des dimensions qui s’en dégageront, car les scores des items eux-mêmes fournissent d’emblée un baromètre de ce que l’opinion est plus ou moins disposée à accepter.

55Bien entendu, comme on l’a déjà dit, ce n’est pas qu’avec des enquêtes que l’on détermine les limites du tolérable, qui restent au premier chef une question normative ; mais de telles enquêtes, construites sur la base d’une réflexion qui vise à dépasser et à compléter la notion classique de tolérance, constituent sans doute un appoint utile pour l’élaboration de politiques publiques contribuant efficacement et pratiquement à la gestion de la diversité.

L’auteur remercie Jacques Amos, Beat Estermann, Matteo Gianni, Jacqueline Lurin, Michel Pagé et Irène Schwob pour de très utiles discussions et de précieux commentaires sur une version antérieure de ce texte.

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Notes

1  F. Grin, « Diversity as Paradigm, Analytical Device, and Policy Goal », dans W. Kymlicka et A. Patten (dir.), Language Rights and Political Theory, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 169-188, et « La société plurilingue : coûts, bénéfices et équité », dans Sprachen und Kulturen, actes du colloque de l’Académie suisse des sciences humaines et sociales, Berne, sagsw/assh, 2003, p. 41-55.

2  M. Hunyadi, « La tolérance – une contribution philosophique à la dédramatisation des conflits de différence », communication présentée au premier forum interculturel « (Re)penser les stéréotypes : construire le dialogue interculturel et inter-religieux », Conseil de l’Europe, Sarajevo, 10-12 décembre 2003, p. 4.

3  C. Taylor, Multiculturalism and the Politics of Recognition, Princeton, Princeton University Press, 1994.

4  W. Kymlicka, Multicultural Citizenship, Oxford, Clarendon Press, 1995 ; W. Ossipow, F. Dermange et G. Clavien (dir.), Racisme, libéralisme et les limites du tolérable, actes du colloque sur le racisme et la tolérance, Genève, Georg, 2003.

5  À ma connaissance, elle apparaît pour la première fois chez Pool (J. Pool, « The Official Language Problem », American Political Science Review, vol. 85, no 2, 1991, p. 497) qui présente la « tolérabilité » comme un possible critère de qualité (avancé par d’autres auteurs, non cités) des politiques de choix des langues officielles dans un ensemble plurilingue.

6  P. Savidan, « Libéralismes et antiracisme : présupposés, enjeux et limites de la tolérance libérale », dans W. Ossipow et al. (dir.), op. cit., p. 90.

7  « La culture, dans son sens le plus large, est considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances », Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles, Conférence mondiale sur les politiques culturelles, Mexico, 26 juillet-6 août 1982. Voir également J. Fishman, « Language and Ethnicity », dans H. Giles (dir.), Language and Ethnicity in Intergroup Relations, New York, Academic Press, 1977, p. 83-98 ; et D. Crystal, The Cambridge Encyclopedia of Language, Cambridge, Cambridge University Press, 1987.

8  S. May, Language and Minority Rights, Harlow, Longman, 2001.

9  Rappelons que le concept (quelque peu galvaudé) d’« identité multiple » ne remet pas en cause cette idée de permanence. En effet, la possibilité dont disposent certains acteurs d’exploiter différents registres linguistiques ou culturels ne signifie pas que la langue et la culture « héritées » aient disparu et aient été remplacées par une autre, mais qu’une identité plus complexe, permettant une double, voire une triple appartenance a été construite (C. Marquès Balsa, « Modèles de représentation du positionnement et de la communication interculturels », dans M. Lavallée, F. Ouellet et F. Larose (dir.), Identité, culture et changement social, actes du troisième colloque de l’Association pour la recherche interculturelle, Paris, L’Harmattan, 1991, p. 327-338). La constitution d’une appartenance radicalement nouvelle issue de la combinaison des précédentes est un processus qui ne peut guère s’accomplir à l’intérieur d’une même génération (J. Benoist, « Les mondes créoles comme paradigme de la mondialisation ?», dans S. Abou et K. Haddad (dir.), Universalisation et différenciation des modèles culturels, Beyrouth, Presses de l’université Saint-Joseph, 1999, p. 49-95).

10  P. Van Parijs, « Linguistic Diversity : What Is It and Does It Matter ?», texte présenté lors de la conférence ECORE Challenges of Multilingual Societies, université libre de Bruxelles, 9-10 juin 2006.

11  F. Martí et al., Words and Worlds : World Languages Review, Bilbao et Clevedon, UNESCO Etxea et Multilingual Matters, 2006.

12  F. Grin, « Economics and Language Planning », Current Issues in Language Planning, vol. 4, no 1, 2003, p. 1-66.

13  F. Grin, « Economic Considerations in Language Policy », dans T. Ricento (dir.), An Introduction to Language Policy : Theory and Method, Malden, Blackwell, 2006, p. 77-94.

14  W. Kymlicka, op. cit., p. 152 et suiv.

15  Les contributions juridiques ne sont, à cet égard, que d’un secours limité, puisqu’elles mettent l’accent sur la portée des droits reconnus aux minorités dans des traités internationaux et des législations nationales, et sur la conformité de celles-ci à ceux-là. Elles revêtent dès lors un caractère un peu exégétique et si le thème de la tolérabilité y apparaît, ce n’est en général qu’en filigrane, dans la constatation qu’en remplissant leurs obligations à l’égard de certaines minorités comme les Rom, certains États devront surmonter davantage de résistances de la part de la majorité. Voir par exemple P. Thornberry, International Law and the Rights of Minorities, Oxford, Clarendon Press, 1991 ; F. de Varennes, Language, Minorities and Human Rights, La Haye, Martinus Nijhoff, 1996 ; et K. Henrard, Devising an Adequate System of Minority Protection, La Haye, Martinus Nijhoff, 2000.

16  J. de Lucas, « La tolérance comme principe juridique et politique : un oxymoron ? », dans W. Ossipow et al. (dir.), op. cit., p. 122 et 126.

17  F. Grin, « Combining Immigrant and Autochthonous Language Rights : A Territorial Approach to Multilingualism », dans T. Skutnabb-Kangas, R. Phillipson et M. Rannut (dir.), Linguistic Human Rights, Berlin, Mouton et de Gruyter, 1994, p. 31-48.

18  J. de Lucas, art. cité, p. 131.

19  M. Hunyadi, art. cité, p. 3 et 5.

20  Voir par exemple C. Perregaux et T. Ogay, Intégrations et migrations : regards pluridisciplinaires, Paris, L’Harmattan, 2001.

21  S. Cattacin, B. Gerber, M. Sardi et R. Wegener, Monitoring Misanthropy and Right-wing Extremist Attitudes in Switzerland, rapport au Fonds national de la recherche scientifique, département de sociologie, université de Genève, 2006, p. 26.

22  Le raisonnement selon lequel la tolérance est une condition non seulement nécessaire, mais aussi suffisante de la cohabitation harmonieuse s’appuie parfois sur un syllogisme : partant du constat que, sauf à se livrer à l’épuration ethnique, la diversité « est là » (notamment dans les villes occidentales marquées par une forte présence immigrée), il n’y a pas d’autre choix que d’en prendre acte et d’aider la société dominante à reconnaître une place sociale, culturelle et juridique à cette immigration. Cette exigence de reconnaissance (en elle-même tout à fait cohérente) est parfois réinterprétée comme preuve que la tolérance est, pour la société d’accueil, une exigence ne souffrant guère de restriction, en dehors d’une invocation générale des droits de l’homme. Pour un exemple de ce type de raisonnement, voir par exemple le récent rapport de la Commission fédérale contre le racisme, Les relations avec la minorité musulmane en Suisse. Prise de position de la CFR sur l’évolution actuelle, Berne, CFR, 2006.

23  Sur cette question, voir par exemple V. de Rudder, « “Seuil de tolérance” et cohabitation pluriethnique », dans P.-A. Taguieff (dir.), Face au racisme, vol. 2, Analyses, hypothèses, perspectives, Paris, La Découverte, 1991, p. 154-166.

24  F. Grin, « Combining Immigrant and Autochthonous Language Rights », art. cité ; S. May (dir.), « Language Policy and Language Rights : Complexities, Challenges and Future Directions », numéro thématique du Journal of Sociolinguistics, vol. 9, no 3, 2005.

25  J. Maclure, « L’accommodement raisonnable et la reconnaissance comme politique d’intégration », Point de vue, 27, 4 mai 2006, http://www.fondapol.org/pdf/pdv27_accommodement-raisonnable-%20et-reconnaissance.pdf.

26  Par exemple, si l’utilisation d’une langue de l’immigration comme langue d’enseignement dans le système scolaire public présente une tolérabilité trop faible, en ceci que la plupart des membres de la majorité trouveraient une telle utilisation « trop généreuse » envers la minorité concernée, voire « dangereuse » pour le tissu social et culturel du pays d’accueil, une modification de la disposition (par exemple, une restriction de l’utilisation de la langue considérée à une scolarisation transitionnelle, avant insertion des élèves concernés dans les filières fonctionnant en langue majoritaire) peut accroître la tolérabilité de la disposition.

27  C’est pour cette même raison que j’évite de parler de « différence », préférant le terme de « diversité ». En effet, la « différence » ne peut se lire que par rapport à un point de repère (majoritaire) qui serait ipso facto légitimé. Une telle légitimation n’est pas nécessaire à l’argumentation développée ici. Dans le même ordre d’idées, il convient de manier avec prudence le terme de tolérance, qui présuppose que certains sont légitimés à accorder leur tolérance à d’autres (qui n’auraient alors qu’à l’accepter avec gratitude).

28  J. Horton, « Les libéraux doivent-ils tolérer le racisme ? », dans W. Ossipow et al. (dir.), op. cit., p. 41-59.

29  Voir notamment K. Van der Zee et J. P. Van Oudenhoven, « The Multicultural Personality Questionnaire : A Multidimensional Instrument of Multicultural Effectiveness », European Journal of Personality, vol. 14, 2000, p. 291-309 ; et G.-M. Chen et W. J. Starosta, « The Development and Validation of the Intercultural Communication Sensitivity Scale », Human Communication, vol. 3, 2000, p. 1-15.

30  Le classement des items portant sur la « réciprocité » est nécessairement moins parlant, car on peu difficilement raisonner en termes d’une réciprocité plus ou moins forte ; qui plus est, la formulation d’items sur cette dimension est particulièrement ardue. Cependant, les items de ce type recueillent des scores élevés lorsqu’ils sont libellés en référence aux relations entre les différentes communautés linguistiques de Suisse (principalement germanophones, francophones et italophones). En d’autres termes, il semblerait que la réciprocité soit effectivement perçue comme un critère valide du « vivre ensemble », une fois que la diversité est explicitement institutionnalisée dans la structure politique d’un État plurilingue. On notera que ce résultat confirme la thèse de M. Blake, selon laquelle la réciprocité fait davantage sens sur le plan intérieur qu’international (« Toleration and Reciprocity : Commentary on Martha Nussbaum and Henry Shue », Politics, Philosophy and Economics, vol. 1, no 3, 2002, p. 325-335).

31  Voir à ce propos K.-R. Fischer et K. Schulz, Vom Kanon der Kulturen, Bräist-Bredstedt, Nordfriisk Instituut, 1998 ; et N. Labrie, « Reciprocity Agreements as a Language Planning Instrument for the Maintenance of Minority Languages », dans W. Fase, K. Jaspaert et S. Kroon (dir.), The State of Minority Languages. International Perpectives on Survival and Decline, Lisse, Swets & Zeitlinger, 1995, p. 187-199.

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References

Electronic reference

François Grin, “Tolérance et tolérabilité”Éthique publique [Online], vol. 9, n° 1 | 2007, Online since 13 October 2015, connection on 03 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/1778; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.1778

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About the author

François Grin

François Grin est professeur d’économie à l’école de traduction et d’interprétation de l’université de Genève, où il dirige l’observatoire « Économie-Langues-Formation ».

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