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Résumé

La surveillance de masse peut être considérée comme un trait caractéristique des sociétés modernes. Son importance n’a d’égal que les moyens mis en place pour recueillir et amasser des renseignements. Parmi ces moyens, les nouvelles technologies de surveillance et de contrôle et surtout les manières de les déployer soulèvent un certain nombre d’enjeux éthiques qui, en avril 2008, ont fait l’objet d’un avis de la Commission de l’éthique de la science et de la technologie : Viser un juste équilibre : un regard éthique sur les nouvelles technologies de surveillance et de contrôle à des fins de sécurité́. S’appuyant sur cette réflexion, cet article a pour objectif de montrer en quoi le déploiement des nouvelles technologies de surveillance et de contrôle constituera un défi pour la réflexion éthique dans la prochaine décennie. Les grandes lignes de l’avis et les technologies qui y sont abordées sont brièvement présentées.

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Texte intégral

1La surveillance de masse peut être considérée comme un trait caractéristique des sociétés modernes. Son importance n’a d’égal que les moyens mis en place pour recueillir et amasser des renseignements. Parmi ces moyens, les nouvelles technologies de surveillance et de contrôle (NTSC) et surtout les manières de les déployer soulèvent un certain nombre de questions d’ordre éthique susceptibles de prendre une importance considérable dans les prochaines années. De fait, tout porte à croire que ces technologies prendront de plus en plus de place dans la vie quotidienne.

2Dans un avis publié en avril 2008, intitulé Viser un juste équilibre : un regard éthique sur les nouvelles technologies de surveillance et de contrôle à des fins de sécurité, la Commission de l’éthique de la science et de la technologie a amorcé une réflexion sur les enjeux liés à l’utilisation de ces technologies. S’appuyant sur ce document, le présent article a pour objectif de montrer en quoi le déploiement des NTSC constituera un défi pour la réflexion éthique dans la prochaine décennie et de présenter brièvement les technologies faisant l’objet de l’avis de la Commission et ses grandes lignes.

NTSC : un tour d’horizon technique

3Les NTSC retenues par la Commission dans le cadre de son plus récent avis sont les systèmes biométriques, la vidéosurveillance et l’identification par radiofréquence.

  • 1  Définition de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL – France), citée dan (...)

4Un système biométrique permet d’identifier une personne ou vérifie l’admissibilité d’une personne « à se voir reconnaître certains droits ou services (notamment l’accès) basés sur la reconnaissance de particularités physiques (empreintes digitales, iris de l’œil, contour de la main…), de traces (ADN, sang, odeurs) ou d’éléments comportementaux (signature, démarche)1 ».

5La vidéosurveillance consiste en la surveillance à distance de lieux publics ou privés, à l’aide de caméras le plus souvent motorisées, qui transmettent les images saisies à un équipement de contrôle qui les reproduit sur un écran. Dans ce cas, il s’agit d’une technologie de surveillance et de contrôle beaucoup plus répandue et familière. Il est toutefois moins certain que les plus récentes avancées technologiques en la matière, comme la numérisation et le couplage avec des logiciels de reconnaissance faciale, soient aussi bien connues.

  • 2  Groupe de travail sur la protection des personnes à l’égard du traitement des données à caractère (...)

6L’identification par radiofréquence (IRF ou RFID), sans être véritablement une nouvelle technologie, trouve à l’heure actuelle des applications surprenantes, et cela, dans divers domaines. Deux composantes principales rendent l’IRF possible. Tout d’abord, une puce dotée « d’un circuit électronique qui stocke des données et une antenne qui communique les données au moyen d’ondes radio ». Cette puce communique avec un lecteur, lequel possède « une antenne et un démodulateur qui traduit l’information analogique […] en données numériques. L’information numérique peut alors être traitée par un ordinateur2. » En matière de sécurité, l’insertion de puces contenant des renseignements personnels ou d’autres informations (la nationalité, le sexe, la date de naissance, etc.) dans les documents d’identité et les cartes d’accès est la principale application de l’IRF. Pouvant être lues à distance, ces puces permettraient de suivre des personnes à la trace et de sécuriser des documents afin d’éviter la fraude et le vol d’identité.

L’avis de la Commission de l’éthique de la science et de la technologie

7La mission de la Commission consiste, d’une part, à informer, sensibiliser, recevoir des opinions, susciter la réflexion et organiser des débats sur les enjeux éthiques du développement de la science et de la technologie et, d’autre part, à proposer des orientations susceptibles de guider les acteurs concernés dans leur prise de décision. En vertu de cette mission, la Commission s’est donné pour but de formuler un avis sur des technologies pouvant servir à la surveillance de masse à des fins de sécurité.

8La Commission, dans un premier temps, s’est interrogée sur les liens susceptibles d’exister entre le déploiement des NTSC et certains phénomènes comme le sentiment d’insécurité par rapport à la criminalité et l’importance grandissante des notions de risque et de surveillance.

9Le sentiment d’insécurité face à la criminalité dont il est souvent fait état dans les médias est une réalité plutôt difficile à cerner. Le sentiment que les gens ont de leur propre sécurité dépend en effet de plusieurs facteurs et il peut être influencé par différents acteurs dont, entre autres, les élites politiques et les groupes d’intérêts. Par conséquent et pour mieux évaluer l’ampleur réelle du sentiment d’insécurité, la Commission a consulté les résultats de plusieurs enquêtes et sondages qui ont été effectués sur le sujet. Selon l’analyse de ces données, il apparaît que les Canadiens et les Québécois se sentent en sécurité. La place qu’occupe dans les médias la couverture des actes criminels ne refléterait donc aucunement les préoccupations de la population interrogée. De plus, une forte peur du crime viendrait en contradiction avec les statistiques sur la criminalité, du moins au Canada, qui font état d’un recul de la criminalité depuis quelques années. Par ailleurs, si l’estimation que le Canada soit la cible d’une attaque terroriste demeure relativement peu élevée dans la population canadienne, la majorité des personnes interrogées demeurent convaincues que le Canada n’est pas prêt à faire face à une telle éventualité et que les mesures de sécurité à cet égard devraient être renforcées.

10Par ailleurs, une société qui est alimentée, volontairement ou non, par une certaine insécurité serait plus encline à exprimer un besoin constant d’informations pour évaluer et gérer les risques et les dangers qui la guettent. Ainsi, selon les théoriciens de la société du risque, plus l’information dont les personnes disposent est grande, plus ils sont en mesure de calculer, d’analyser et de gérer les risques dans l’espoir de les réduire, voire de les éliminer. Lorsque ce principe, induit par le développement des sciences et des techniques dans les sociétés postmodernes, est appliqué au domaine de la sécurité, il devient évident pour la Commission que les NTSC constituent un moyen puissant de collecte d’informations servant à contrecarrer les menaces à la sécurité et à réduire la criminalité. Sans affirmer que l’attrait pour les NTSC se réduit à ces seules logiques, la Commission n’en estime pas moins qu’il s’agit là d’un des moteurs du déploiement des NTSC à des fins de sécurité.

11La collecte d’informations est, par conséquent, absolument vitale pour la société du risque. Ces informations sont obtenues, entre autres, par la surveillance, un phénomène qui, pour autant, n’est pas nouveau. La surveillance est reconnue comme partie intégrante de toutes les sociétés humaines depuis des temps immémoriaux, puisque le simple acte de socialisation serait impensable sans la surveillance exercée par les adultes. Toutefois, et plus particulièrement depuis les événements du 11 septembre 2001, un changement de cap est observable dans les méthodes de collecte de renseignements. L’objet de la surveillance ne se limite plus à quelques segments de la population déjà considérés comme « à risque ». C’est maintenant la population en général qui est placée sous surveillance afin de cibler des interventions vers les personnes jugées à risque ou qui mettent en péril d’autres personnes.

12Ce n’est cependant pas le spectre d’un Big Brother qui inquiète le plus la Commission. En fait, c’est l’avènement de nombreux Small Brothers, c’est-à-dire de plusieurs organismes et personnes qui, à titre privé, s’engagent dans l’univers des systèmes de surveillance à des fins de sécurité, qui est préoccupant. Ce genre de surveillance qui ne respecte pas nécessairement toujours les lignes directrices et les bonnes pratiques en la matière risque d’échapper totalement au contrôle de l’État.

13Prenant appui sur ces éléments d’ordre contextuel, la Commission définit ensuite le cadre éthique dans lequel elle s’inscrit pour porter un regard éthique sur les NTSC. Au regard des valeurs, la Commission souligne son attachement aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques et plus particulièrement celle de l’autonomie. L’autonomie est cette valeur qui permet aux personnes de mener et d’accomplir un projet de vie comme bon leur semble, dans les limites imposées par les droits et libertés des autres personnes. Dans l’avis de la Commission, l’autonomie est conçue comme l’expression de la liberté des citoyens face au regard, parfois intrusif, jeté par l’État et d’autres organisations. À cet égard et selon la Commission, plus les citoyens participeront à l’élaboration, à la mise en place et au suivi des balises entourant le déploiement des NTSC, plus ce processus sera conforme à l’idéal démocratique et respectera la valeur d’autonomie.

14Cette volonté de privilégier l’autonomie des personnes dans les démocraties libérales se matérialise par l’attachement à toute une constellation de valeurs fondamentales. Bien que ces valeurs puissent, dans certains cas précis, entrer en conflit, il convient de reconnaître qu’elles ont un point commun. Elles rendent possible l’autonomie et, partant, la vie démocratique. Parmi cet ensemble de valeurs, la Commission a retenu celles qu’elle estimait les plus concernées par le déploiement des NTSC, c’est-à-dire la sécurité, la vie privée, la transparence, la justice et l’égalité. Elle met ainsi l’accent sur le fait que le recours aux NTSC ne doit jamais faire abstraction de son objectif primordial : protéger les sociétés démocratiques contre les risques d’atteinte à leurs valeurs fondamentales. En cherchant à assurer une trop grande sécurité, les moyens de surveillance peuvent en effet menacer le respect de ces valeurs même. Il s’agit donc, dans l’esprit de la Commission, de trouver un juste équilibre entre les impératifs de sécurité publique et le respect des droits et libertés individuels.

15Le déploiement des NTSC soulève plusieurs questions d’ordre éthique. Parmi ceux-ci, la Commission en a retenu quelques-unes pour en faire une analyse plus approfondie.

L’évaluation de l’efficacité et de la fiabilité des NTSC

16Pour assurer la légitimité de leur déploiement, la Commission estime que les nouvelles technologies de surveillance et de contrôle doivent être pertinentes, efficaces et fiables. Le critère de pertinence consiste à savoir si les NTSC s’avèrent le meilleur moyen pour répondre au besoin reconnu en matière de sécurité. Ainsi, d’autres moyens moins intrusifs sur le plan de la vie privée devraient être privilégiés. Pour que les NTSC soient efficaces, il faut que les résultats obtenus par leur déploiement correspondent aux visées d’origine. De plus, les NTSC doivent être fiables, c’est-à-dire qu’il faut éviter que leur fonctionnement ne soulève plus de problèmes qu’elles n’apportent de solutions. Pour être en mesure de justifier leur déploiement, il faudrait que les NTSC atteignent un niveau plus élevé de pertinence, d’efficacité et de fiabilité. La Commission estime également nécessaire de rappeler l’importance de déployer des technologies efficaces et fiables afin d’éviter de causer des préjudices à des personnes innocentes. Ces questions, bien qu’elles soient d’ordre plus technique, appellent des réponses dans lesquelles la valeur de transparence vis-à-vis de la population occupe une place prépondérante.

La proportionnalité de la réponse à l’insécurité

17La Commission est préoccupée par l’ampleur que pourrait prendre un déploiement des NTSC qui se ferait l’écho d’une demande insatiable de sécurité. La mise en place de NTSC doit tenir compte des enjeux éthiques en la matière et chercher à atteindre un niveau de sécurité jugé acceptable, sans verser dans la surenchère sécuritaire. Il y a donc des ponts à établir entre les divers acteurs du milieu et la population afin d’en arriver à des consensus sur le sujet.

18Il est primordial que l’évaluation du rapport entre la fiabilité technique, la proportionnalité de la réponse à l’insécurité et le degré d’intrusion dans la vie privée soit faite pour chaque projet de déploiement de NTSC. Il apparaît qu’une telle évaluation serait à même de permettre un regard éthique sur les finalités pour lesquelles les NTSC sont concrètement mises en œuvre. Une telle procédure serait inédite et elle aurait pour avantage indéniable de positionner le Québec comme un meneur sur le plan de l’évaluation éthique des utilisations de ce type de technologies.

19Par ailleurs, au cœur de l’évaluation de la proportionnalité de la réponse à l’insécurité se trouvent des acteurs trop souvent ignorés par les décideurs publics et privés : les fournisseurs et les installateurs de NTSC. Ces acteurs se situent sur la première ligne en ceci qu’ils doivent assurer les besoins d’organisations publiques et privées et de citoyens en matière de sécurité sur le plan technique. En plus d’être en mesure de bien conseiller leurs clients en matière de NTSC, ces acteurs doivent pouvoir répondre à cette question : quelle technologie conviendrait pour assurer un degré de sécurité donné ? En d’autres mots, quel système de sécurité est-il recommandé d’installer en fonction du degré de sécurité qu’il faut assurer ? Les fournisseurs et les installateurs sont les premiers confrontés aux enjeux éthiques mentionnés par la Commission. Aussi est-il nécessaire qu’ils soient sensibilisés à ces questions pour que le déploiement des NTSC se fasse en accord avec les valeurs privilégiées. La question centrale semble être de savoir comment parvenir à une proportionnalité dans la réponse à l’insécurité dans un contexte de marché en croissance très rapide et où la logique du profit l’emporte souvent sur la logique éthique. De telles considérations invitent à une réflexion approfondie sur la régulation des NTSC. Or, de récents développements sur le plan législatif permettraient de diffuser le fruit de cette réflexion parmi les acteurs du milieu.

  • 3  L. R. Q., ch. S-3.5, 2006, c. 23, a. 1.
  • 4  L. R. Q., ch. S-3.5, 2006, c. 23, a. 41, 111 et 112.
  • 5  Commission de l’éthique de la science et de la technologie, Viser un juste équilibre : un regard é (...)

20Au Québec, la nouvelle Loi sur la sécurité privée encadre notamment « les activités reliées aux systèmes électroniques de sécurité, soit l’installation, la réparation, l’entretien et la surveillance continue à distance de systèmes d’alarme contre le vol ou l’intrusion, de systèmes de surveillance vidéo ou de systèmes de contrôle d’accès, à l’exception d’un système sur un véhicule routier […]3 ». La Loi précise entre autres que le futur Bureau de la sécurité privée dispensera la formation aux représentants des titulaires de permis d’agence et que le gouvernement pourra, par règlement, déterminer quelle est la formation nécessaire pour l’utilisation d’équipement ou décider de la formation à exiger pour la délivrance d’un permis d’agent4. Cette formation devrait prévoir un volet obligatoire sur les questions d’ordre éthique. C’est pourquoi la Commission recommande « que la formation dispensée par le Bureau de la sécurité privée aux représentants des titulaires de permis d’agence inclue un volet éthique obligatoire qui s’inspirera des enjeux éthiques soulevés dans le présent avis et que le gouvernement, conformément à la Loi sur la sécurité privée, adopte la réglementation nécessaire pour que la formation exigée pour la délivrance d’un permis d’agent prévoie également un tel volet éthique5 ».

L’acceptabilité sociale

21Il est difficile de déterminer le véritable niveau d’acceptabilité sociale du déploiement des NTSC. Une meilleure connaissance des perceptions et des opinions de la population en cette matière contribuerait certainement à y voir plus clair. Il est important que soient mieux connues les perspectives des citoyens à l’égard des NTSC. Il apparaît primordial de donner la parole à celles et à ceux qui seront placés sous surveillance afin de favoriser un déploiement acceptable pour la société et accepté par elle.

Le consentement

22La plupart du temps, il est tout simplement impossible pour les personnes surveillées de consentir à ce qu’il en soit ainsi. En fait, le consentement libre et éclairé, sur une base individuelle, n’est tout simplement pas un concept opérationnel lorsque vient le temps de l’appliquer aux NTSC. Cela ne signifie pas pour autant qu’un tel état de fait ne soulève pas de questions d’ordre éthique, au contraire.

23Des données biométriques peuvent en effet être recueillies à l’insu des personnes, des caméras de surveillance peuvent capter des images dans une rue d’un centre-ville sans que tous les passants y aient consenti, l’implantation d’une puce d’IRF sous-cutanée peut s’avérer presque impossible à refuser pour certaines catégories de personnes. Différentes dispositions légales encadrent le consentement à la collecte et à la communication des renseignements personnels recueillis par des NTSC. Cependant, certaines de ces dispositions comportent des limites. La Commission insiste donc sur la nécessité de mettre en place des moyens permettant aux citoyens de faire valoir leurs doléances, le cas échéant, et que celles-ci soient prises en considération.

Le respect des finalités

24Le respect des finalités explicitées pour lesquelles les NTSC sont déployées et l’exploitation de toutes les utilisations possibles de ces dernières sont sources de tensions. D’une part, le respect des finalités explicitées est un principe important qui tend à prévenir les détournements d’usage et certaines formes d’abus et de dérives. D’autre part, l’exploitation de toutes les utilisations possibles des NTSC (y compris des fins auxquelles les personnes n’ont pas consenti) permettrait probablement d’accroître la sécurité.

25Devant les exemples portés à son attention, la Commission s’inquiète des glissements qu’elle observe et de ceux qui risquent de se produire dans un avenir proche. Des normes, des procédés, des pratiques, des moyens de surveillance et de contrôle mis en place dans la foulée d’attentats terroristes sont progressivement intégrés à la lutte contre la petite délinquance, puis ils sont récupérés par le secteur commercial. À l’inverse, des technologies comme l’IRF, dont les applications sont souvent associées au commerce de détail et à la gestion des inventaires, semblent vouloir coloniser le domaine de la sécurité. Aussi, considérant la facilité avec laquelle les NTSC trouvent des applications dont les finalités peuvent être très différentes, il convient de rester vigilant.

26La durée de conservation des données collectées par les NTSC constitue un paramètre important dans les risques de détournement d’usage. Le principe est simple : moins longtemps les données sont conservées, moins les risques de détournement d’usage sont grands. Par conséquent, il est important de prévoir la durée de conservation des enregistrements avant la mise en place d’un système de surveillance, cette durée ne devant pas excéder la durée normale de conservation nécessaire dans le cadre de la fin visée.

27Enfin, la Commission veut attirer l’attention sur le fait que l’analyse des renseignements personnels recueillis par les NTSC comporte des risques en matière de discrimination et de stigmatisation. Étant donné la nature des renseignements personnels recueillis et la possibilité d’en extraire des informations sur l’origine ethnique, la santé, les habitudes de consommation ou même l’affiliation avec des partis politiques, la question des risques de discrimination et de stigmatisation se pose avec acuité. Bien que les systèmes de surveillance ne soient pas mis en place dans le but de créer discrimination et stigmatisation, la Commission considère qu’il s’agit d’un détournement d’usage aussi vraisemblable qu’inacceptable.

La protection des renseignements personnels

28La question des NTSC est souvent ramenée à un seul enjeu : la protection des renseignements personnels. Cette importance est notamment due au fait que les NTSC sont principalement déployées pour recueillir des renseignements (qui sont souvent personnels). Cette question, plus que tout autre, concerne les valeurs de respect de la vie privée et de sécurité. Si, d’un côté, les renseignements personnels en disent long sur la vie privée des personnes, ils sont souvent vus comme une source riche d’informations permettant d’améliorer la sécurité.

29Le fait que certaines données biométriques constituent des identifiants à la fois « intimes » et « bavards » explique probablement pourquoi les systèmes biométriques font parfois craindre le pire en ce qui a trait au respect de la vie privée. Les données biométriques peuvent être qualifiées d’identifiants intimes, en ce sens qu’elles sont étroitement liées à l’individu auquel elles se rapportent. Le caractère bavard de certains identifiants biométriques est également une source d’inquiétude : les données biométriques portent en elles plus d’informations que la simple reproduction de l’image d’une empreinte digitale, par exemple. En effet, selon certains experts, il est même possible de récolter des informations sur l’état de santé ou encore sur l’humeur des individus seulement par l’analyse des empreintes digitales ou encore de la rétine. Les personnes préfèrent généralement que certaines informations qui sont en leur possession et qui les concernent personnellement demeurent confidentielles ou, du moins, qu’elles soient traitées comme telles.

30Par son caractère invisible et distant, la vidéosurveillance peut représenter une menace pour la vie privée. En effet, la technologie permet de filmer des personnes à leur insu, tant dans des lieux publics que dans des endroits privés. Certes, en circulant dans des lieux publics, une personne doit admettre qu’elle ne bénéficie pas de la même intimité que dans sa maison, par exemple. Toutefois, ce serait abuser de ce principe que de prétendre qu’elle renonce totalement au respect de sa vie privée dans les lieux publics. Toute personne est aussi en droit de circuler dans des lieux publics sans être constamment l’objet d’une surveillance.

31Tout comme la vidéosurveillance, l’IRF peut s’avérer une méthode subreptice de surveillance et être utilisée pour suivre des personnes à la trace. C’est pourquoi les commentaires de la Commission au sujet de la vidéosurveillance s’appliquent aussi dans son cas. Cependant, la Commission désire attirer l’attention sur le fait que la nature des renseignements personnels recueillis est différente. Dans le cas de la vidéosurveillance, ce sont les images captées et donc éventuellement le visage des personnes qui seront les renseignements personnels. Pour l’IRF, des renseignements personnels cruciaux sont susceptibles d’être recueillis et utilisés : informations sur le crédit, la santé, l’identité, la nationalité, etc. Il y a donc là des risques accrus d’atteinte à la vie privée des citoyens.

32Considérant que les nouveaux passeports des citoyens de la plupart des membres de l’Union européenne et ceux maintenant délivrés aux citoyens américains comportent une puce d’IRF et devant l’intérêt déjà manifesté par le gouvernement du Canada pour l’introduction de données biométriques dans les documents d’identité des citoyens canadiens, la Commission estime qu’il faut rapidement statuer sur la manière d’encadrer l’introduction de ces technologies dans les documents d’identité. En outre, les expériences européenne et américaine montrent l’importance de protéger les renseignements personnels de manière adéquate si l’objectif de sécurisation des documents d’identité doit être atteint. Pour sa part, et considérant les risques élevés en matière de respect de la vie privée et de protection des renseignements personnels, la Commission juge important que le gouvernement du Québec travaille de concert avec les instances concernées au sein du gouvernement du Canada pour que, dans l’éventualité d’une introduction de puces d’IRF dans les documents d’identité des Canadiens, ces puces contenant des renseignements personnels soient dotées d’un procédé de chiffrement qui permette de sécuriser les données et, ainsi, de mieux protéger la vie privée.

33Il serait inacceptable que des décisions fondées sur des traitements automatisés deviennent monnaie courante dans le milieu de la surveillance et du contrôle de l’identité. La déshumanisation complète de la décision sécuritaire doit être évitée. Là encore, il semble qu’un équilibre doit être atteint entre la part dévolue aux personnes et celle confiée à la machine en ce qui a trait à la surveillance et aux traitements des données recueillies. D’un côté, plus la part de gestion et d’administration des systèmes de surveillance est l’affaire de personnes, plus il faut s’attendre à ce que les expériences de vie de ces gestionnaires influent parfois sur leurs décisions. Mais il est inutile de se leurrer : personne n’est en mesure de faire totalement abstraction de ses opinions personnelles dans la conduite de son travail. D’autre part, si le traitement automatisé et informatisé des données peut réduire la part de l’influence des opinions et des préjugés des opérateurs de systèmes de surveillance, il n’en demeure pas moins inquiétant de savoir que des décisions préjudiciables peuvent être prises sur la base de ce traitement sans que qui que ce soit ait pu remettre en contexte les informations traitées.

34Enfin, il faut se demander si le niveau de protection des renseignements personnels est le même d’un pays à l’autre et si le transfert de ces renseignements d’un pays doté de mesures favorisant largement la protection des données personnelles vers un pays qui n’a pas autant à offrir est acceptable. Déjà, les consommateurs traitent sur internet avec des entreprises de l’extérieur du pays qui conservent des renseignements personnels à leur égard, sans qu’ils connaissent toujours la manière dont ces renseignements seront protégés. Or, dans ces cas, les consommateurs sont toujours libres de ne pas effectuer ce genre de transactions. Mais en ce qui concerne des renseignements obtenus par le moyen de NTSC, les personnes ne savent pas toujours que des renseignements personnels les concernant seront conservés. Une telle perspective soulève un questionnement d’ordre nouveau sur le contrôle de l’individu sur la direction que peuvent prendre ses renseignements personnels.

35Le présent avis met en lumière des questions auxquelles la Commission n’est pas en mesure de répondre et dont elle ne peut assurer le suivi. Toutefois, celle-ci estime que plusieurs actions doivent être entreprises pour apporter des solutions et que les acteurs gouvernementaux en mesure de les accomplir sont facilement identifiables.

36C’est d’ailleurs pourquoi la Commission recommande au ministre responsable des Affaires intergouvernementales canadiennes, des Affaires autochtones, de la Francophonie canadienne, de la Réforme des institutions démocratiques et de l’Accès à l’information, à la Commission d’accès à l’information et à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec de collaborer dans le but de mettre en œuvre les actions suivantes : premièrement, favoriser le dialogue entre les citoyens, le gouvernement et l’industrie en vue d’adopter des lignes directrices pour l’utilisation de ces technologies qui tiennent compte des préoccupations éthiques en la matière et des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Deuxièmement, suivant une approche consultative, conseiller le gouvernement dans ses projets de déploiement de NTSC, notamment sur les aspects soulevant des enjeux éthiques et à la lumière des critères de pertinence, d’efficacité et de fiabilité. Troisièmement, organiser une consultation de la population (sur le modèle du forum citoyen tel qu’élaboré par le Commissaire à la santé et au bien-être) qui ferait une place importante aux questions d’ordre éthique. Quatrièmement, diffuser les résultats de cette consultation dans la population afin de la sensibiliser aux questions d’éthique associées aux NTSC. Cinquièmement, informer la population quant aux dispositions juridiques entourant le déploiement des NTSC, à ses conséquences pour les valeurs d’autonomie, de liberté, de sécurité et de vie privée et aux moyens mis à la disposition des citoyens pour participer à la prise de décision, à la mise en œuvre et au suivi en la matière. Sixièmement, mettre en place un mécanisme de réparation et de rectification pour les cas où l’utilisation des NTSC cause des préjudices à des personnes en les associant à tort à des activités illicites.

Un thème de réflexion majeur pour l’éthique au cours des prochaines années

37La réflexion éthique sur les NTSC est promise à un bel avenir, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’obsession de l’élimination des risques de toutes sortes constitue une tendance forte des sociétés occidentales contemporaines, et rien ne laisse entrevoir un relâchement à moyen terme à cet égard, surtout en matière de sécurité. Depuis les événements du 11 septembre 2001, les paramètres du danger et de la sécurité semblent entièrement nouveaux et paraissent exiger l’adoption de mesures également nouvelles tant sur le plan technique que politique. Qui plus est, la lutte contre la criminalité et le terrorisme constitue un enjeu politique majeur pour les décideurs publics. La mesure de leur capacité à assurer la sécurité des citoyens est devenue un indicateur fondamental servant à évaluer leur « performance » et leur leadership de façon générale.

38Une autre raison pour laquelle les NTSC constituent un thème de réflexion majeur pour l’éthique au cours des prochaines années est celle du développement de la surveillance par les citoyens eux-mêmes, communément appelée Small Brothers. Non seulement ce type de surveillance échappe au contrôle de l’État, mais les habitudes de consommation et de navigation sur internet des citoyens comportent des failles que des fraudeurs et des « voyeurs » sont en mesure d’exploiter. En effet, l’engouement indéniable pour la mise en ligne d’albums de photos et de vidéos personnels constitue une brèche supplémentaire dans la protection de la vie privée et des renseignements personnels. Parallèlement, les citoyens revendiquent une meilleure protection contre la fraude et le vol d’identité. Face à des demandes en apparence contradictoires, la réflexion éthique aura certes un rôle primordial à jouer. En effet, un équilibre devra être constamment retrouvé entre les valeurs de liberté, de sécurité et de vie privée.

  • 6  International Biometric Group, Biometrics Market and Industry Report 2007-2012.
  • 7  « Research : World CCTV Market to Grow 37 Percent by 2009», SecurityInfoWatch.com, 14 juillet 2006 (...)
  • 8  Ibid.
  • 9  IDTechEx, RFID Forecast, Players & Opportunities 2006-2016, octobre 2006.

39Par ailleurs, les sommes investies dans la recherche, le développement et la mise en application des NTSC, de même que les profits attendus connaîtront vraisemblablement une croissance à la hauteur de la demande sécuritaire. À titre d’exemple, le marché de la biométrie pour 2007 était de 3 milliards de dollars américains. Si la croissance soutenue prévue se matérialise, en 2012, l’industrie de la biométrie générera des revenus totalisant 7,4 milliards de dollars américains6. L’avenir du marché de la vidéosurveillance s’annonce lui aussi sous le signe de l’expansion, notamment en raison des inquiétudes à l’égard d’éventuels actes terroristes, mais également parce que plusieurs organisations remplaceront leurs équipements pour passer à la technologie IP7. De 2006 à 2009, le marché mondial de la vidéosurveillance devrait par conséquent croître de 37 %8. Si l’industrie de l’identification par radiofréquence est en mesure de relever les nombreux défis qui caractérisent cette technologie émergente tels que le coût de fabrication encore trop élevé, ainsi que le manque de fiabilité et d’harmonisation sur le plan de la fréquence utilisée, une croissance exponentielle est attendue : d’un marché estimé à 2,7 milliards de dollars américains en 2006, l’IRF deviendrait un marché de 26,2 milliards en 20169.

40En outre, la tendance à la convergence des diverses technologies de surveillance et de contrôle à des fins de sécurité est de plus en plus forte. Déjà, les logiciels de reconnaissance faciale biométriques, l’introduction de données biométriques sur des puces d’IRF et autres hybrides laissent entrevoir le futur des systèmes de surveillance. Les effets, autant bénéfiques que néfastes, s’en trouveront vraisemblablement décuplés.

41Déjà présente dans des cartes d’accès à des zones réglementées et dans certains passeports, les puces d’IRF sont en voie de remplacer les traditionnels codes-barres sur chacun des produits de consommation. La propagation et le camouflage des puces sont à l’image de la surveillance de demain : omniprésente et invisible. C’est pourquoi une réflexion éthique s’impose dès à présent pour éviter les abus et les dérives, la discrimination et la stigmatisation que risque de créer le déploiement des NTSC dans plusieurs dimensions de la vie quotidienne des citoyens.

42Enfin, le perfectionnement des NTSC dans leur capacité d’identifier des criminels ou de repérer des actes suspects renforcera vraisemblablement la présomption de culpabilité qui pèsera sur tout suspect. Les NTSC produisent encore un haut taux de fausses associations (faux positifs) entre des renseignements personnels (empreinte digitale, photo, etc.) et des personnes. C’est ainsi, et non sans préjudices, que des personnes peuvent être soupçonnées à tort d’avoir perpétré un délit. Or, en améliorant leurs performances, les NTSC permettraient d’accroître la probabilité que la personne identifiée soit la bonne. Conséquemment, une personne interceptée sera fortement suspectée d’être la personne recherchée. Elle pourrait alors devoir prouver son innocence, contrairement à la tradition juridique voulant que toute personne accusée d’un délit soit présumée innocente jusqu’à preuve du contraire. Cette transition est appelée à se faire dans la prochaine décennie, et la réflexion éthique aura fort à faire non seulement pour informer et sensibiliser la population aux enjeux en cause, mais également pour proposer des orientations susceptibles d’assurer le respect des valeurs fondamentales au sein des sociétés démocratiques.

43En somme, un juste équilibre doit être atteint pour éviter que la surveillance par ces technologies ne mine à la base l’idéal démocratique. Il faut assurer un niveau de sécurité jugé acceptable sans bafouer les valeurs fondamentales au sein des sociétés démocratiques. Considérant l’analyse qu’elle fait du futur des NTSC, la Commission espère avoir ouvert un espace pour le dialogue sur les enjeux éthiques associés aux NTSC entre tous les acteurs concernés. Ses réflexions, ses prises de position et ses recommandations constituent sa contribution au débat public qu’elle souhaite voir s’amorcer.

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Notes

1  Définition de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL – France), citée dans Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Les méthodes scientifiques d’identification des personnes à partir de données biométriques et les techniques de mise en œuvre, Assemblée nationale, France, 2003, p. 8.

2  Groupe de travail sur la protection des personnes à l’égard du traitement des données à caractère personnel du Parlement européen et du Conseil, Document de travail sur les questions de protection des données liées à la technologie RFID (radio-identification), Bruxelles, 2005, p. 3 et 4, http://ec.europa.eu/justice_home/fsj/privacy/docs/wpdocs/2005/wp105_fr.pdf.

3  L. R. Q., ch. S-3.5, 2006, c. 23, a. 1.

4  L. R. Q., ch. S-3.5, 2006, c. 23, a. 41, 111 et 112.

5  Commission de l’éthique de la science et de la technologie, Viser un juste équilibre : un regard éthique sur les nouvelles technologies de surveillance et de contrôle, Québec, 2008.

6  International Biometric Group, Biometrics Market and Industry Report 2007-2012.

7  « Research : World CCTV Market to Grow 37 Percent by 2009», SecurityInfoWatch.com, 14 juillet 2006, http://www.securityinfowatch.com/online/Research-Studies-and-Whitepapers/8702SIW321.

8  Ibid.

9  IDTechEx, RFID Forecast, Players & Opportunities 2006-2016, octobre 2006.

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Pour citer cet article

Référence électronique

David Boucher, « Les nouvelles technologies de surveillance et de contrôle : un défi éthique »Éthique publique [En ligne], vol. 16, n° 2 | 2014, mis en ligne le 16 juin 2015, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/1735 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.1735

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Auteur

David Boucher

David Boucher est conseiller en éthique à la Commission de l’éthique de la science et de la technologie du Québec.

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Droits d’auteur

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