1Du point de vue du droit de la santé français, le conflit d’intérêts n’a aucune définition officielle. Son absence au sein des dictionnaires juridiques n’est pas sans indisposer le législateur, habitué à s’appuyer sur une clarification précise des termes. Ce quasi-vide législatif a, jusqu’à présent, été comblé par des recommandations des ministères européens et de l’Organisation de coopération et de développement économiques, des arrêts de la Cour de cassation, du Conseil de l’Europe ou du Conseil d’État. En France, ce vide juridique est devenu intenable en 2011, après la révélation de l’affaire dite du Mediator, du nom d’un médicament consommé par 5 millions de personnes et ayant probablement causé la mort d’au moins 1 000 patients.
2Quelques qualifications pénales, comme la prise illégale d’intérêts, l’abus de pouvoir ou de privilège ou le délit de corruption, permettent de sanctionner certains faits, mais aucune disposition n’est vraiment capable de saisir juridiquement toute la diversité de ces problèmes potentiels, désormais pleinement visibles au sein du fonctionnement sanitaire (activités complémentaires des médecins, financement d’activités de recherche par les laboratoires, etc.). L’idée de conflit d’intérêts s’est récemment imposée dans les consciences, sans que le droit français ait pu pleinement l’intégrer à sa littérature, faute de pouvoir nommer précisément ce qu’elle désignait.
3Le problème terminologique, entraînant la non-qualification juridique d’actes potentiellement répréhensibles, posait la question suivante : le « conflit d’intérêts » désigne-t-il une situation de fait qui serait inévitable dans la pratique de la médecine, ou relève-t-il d’un acte délictueux ? Selon l’une ou l’autre option, l’attitude du droit français ne sera pas la même. Dans le premier cas, le conflit d’intérêts doit être encadré par des dispositifs déontologiques, relevant de la seule compétence de l’Ordre national des médecins. Dans le second, le conflit d’intérêts devrait être sanctionné dans les codes civil et pénal. Nous allons voir comment le droit français a récemment mis en place des mesures de nature à contourner cette alternative, en modifiant sa façon d’aborder la définition juridique. Il a privilégié une approche plus anglo-saxonne que continentale, plus réaliste et pragmatique qu’essentialiste et normative, marquant une réelle évolution dans la méthode.
4De fait, la pratique médicale, dans toute sa diversité, est sans cesse exposée à des situations dans lesquelles l’intérêt personnel et celui d’un tiers (le patient ou la collectivité) entrent en conflit. Un médecin actionnaire d’un laboratoire pharmaceutique ou un chercheur qui vante les mérites du produit de son commanditaire sont des exemples courants de situations de fait qui ne sont en soi ni illégales ni répréhensibles, mais qui peuvent potentiellement le devenir. Pour éviter les dérives, la solution adoptée par le droit français a été de déléguer une partie de ses pouvoirs à un organisme de supervision, l’Ordre national des médecins institué sous sa forme actuelle en 1945. Deux ans plus tard, son Conseil publie pour la première fois le Code de déontologie médicale, intégré au Code de la santé publique, édictant un ensemble de droits, de devoirs et de sanctions, sans pour autant relever de la justice pénale. Ce statut du code de déontologie est très particulier : bien qu’il ne soit pas considéré comme un ensemble de lois en soi, il est malgré tout soumis à la validation législative du Conseil d’État et du premier ministre.
- 1 Bulletin de l’Ordre des médecins, 1996, no 4.
- 2 Code de la santé publique, 4e partie, livre 1er, titre II, chapitre VII, section1 (en vigueur au 3 (...)
- 3 Art. R4127-3.
- 4 Art. R4127-5.
- 5 Art. R4127-25.
- 6 Le terme déontologie fut d’ailleurs précisément introduit en France en 1825 par une figure de prou (...)
5La prise en compte du conflit d’intérêts est au moins aussi ancienne que l’établissement de ces institutions. Ainsi, si l’expression « conflit d’intérêts » n’y figure pas, bon nombre de notions adjacentes permettent d’y renvoyer. Le Serment de 1996 fait dire aux nouveaux médecins : « Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire1 ». Les articles R. 4127-1 à R. 4127-112 du code de la santé publique2 insistent sur les valeurs de « moralité3 », d’« indépendance4 » ou de séparation des activités médicales et commerciales5. Le Code s’appuie sur ces valeurs communément admises et partagées (la loyauté, la neutralité, l’impartialité, l’honnêteté, le dévouement, etc.) qui n’ont pas besoin de définitions précises pour être comprises. Même écrite, la déontologie est comme sous-entendue, elle renvoie à des règles de bon sens, à une morale latente, intuitivement entendue, plus que scrupuleusement définie. Le code de déontologie pourrait ainsi se limiter à l’établissement de maximes générales, propres à un usage pratique et utile6. Les médecins n’ont pas besoin d’attendre une définition officielle du conflit d’intérêts pour prendre la mesure des problèmes éthiques que soulèvent les connivences souterraines. Pour autant, peut-on croire qu’une gestion autorégulée des conflits d’intérêts, reposant sur une compréhension intuitive mutuelle, suffirait à éviter toute dérive ? Peut-on miser sur le sens de la responsabilité personnelle des acteurs de santé pour prévenir les risques liés aux conflits d’intérêts ? Le nombre et l’importance des scandales sanitaires dans les années 2000 ont clairement mis en avant les limites de ce modèle déontologique autorégulé et poussé le législateur à resserrer le cadre de son action.
6Le fait que la notion de conflit d’intérêts soit toujours de l’ordre du suggéré, mais jamais frontalement abordée dans les codes déontologiques traditionnels, a pu contribuer à une certaine permissivité dans les actes. En effet, à force d’avancer que le conflit d’intérêts relève de situations inévitables, ne prend-on pas le risque de banaliser ses travers ? Le fait même que l’expression ne soit jamais définie comme un délit peut nous faire perdre de vue que le conflit d’intérêts peut effectivement mener à des actes illégaux ; tant qu’il est envisagé comme relevant de la déontologie, le conflit d’intérêts est privé d’une qualification pénale stricte. Une définition plus précise de ce que sont les conflits d’intérêts, et de ce qu’ils ont de répréhensible, permettrait ainsi de les condamner plus fermement et plus rapidement, et notamment pour le cas qui nous intéresse ici, celui touchant les experts de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé.
- 7 Dès 1987, des voix s’élèvent pour souligner que le Mediator est un anorexigène ; en 1998 trois méd (...)
- 8 Inspection générale des affaires sociales RM 2011-001P enquête sur le Mediator rapport définitif é (...)
7En France, en 2010, le scandale sanitaire du Mediator a largement contribué à la prise de conscience par les autorités de la nécessité d’une considération juridique (pénale et civile) du problème. Sa longévité et l’ampleur de ses dégâts sont en effet considérables : 35 ans de mise sur le marché français, entre 1974 et 2009, pour 500 à 1 800 morts selon les études. Ce médicament à risque létal continuait d’être prescrit du fait de l’indulgence coupable de plusieurs responsables de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé chargés de son évaluation, manifestement trop étroitement liés au laboratoire pharmaceutique le commercialisant. Cette affaire éclaire particulièrement bien selon nous la façon dont une gestion approximative du conflit d’intérêts semble aller de pair avec un certain laxisme judiciaire, laissant des experts visiblement influencés décider au détriment de l’intérêt général. Il est préoccupant que personne ne soit venu remettre en cause la légitimité des experts, faute de moyens juridiques appropriés, alors même que les voix divergentes alertant sur les dangers liés au produit se multipliaient dès la fin des années 19807. Plus frappant encore, alors que l’entreprise pharmaceutique Servier décide de retirer le Mediator du marché espagnol en 2003, puis italien l’année suivante, le médicament reste en circulation en France jusqu’en 2009, ce qui prouve la ténacité des conflits d’intérêts sur le territoire national du laboratoire. Soulignant ce dysfonctionnement, le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales8 note ainsi en 2010 « l’incompréhensible tolérance de l’agence à l’égard du Mediator ».
8Cette tolérance n’est peut-être pas si incompréhensible si l’on prend en compte le peu de moyens juridiques pour contrôler ou sanctionner les experts manifestement en conflit d’intérêts. Si les lanceurs d’alerte ne peuvent s’appuyer sur une définition juridique, si les associations ne peuvent qualifier un délit, comment rendre efficaces les procédures de supervision de la mise sur le marché des produits de santé ? À la suite de cette affaire, 2011 marque le début d’une séquence politique et législative menant à une compréhension globale du problème des connivences et des liens d’intérêts à tous les échelons de la société française (vie publique, secteurs médical, environnemental, etc.).
- 9 Décret no 2012-745 du 9 mai 2012 relatif à la déclaration publique d’intérêts et à la transparence (...)
- 10 Décret no 2013-413 du 21 mai 2013 portant approbation de la charte de l’expertise sanitaire prévue (...)
- 11 Décret no 2013-414 du 21 mai 2013 relatif à la transparence des avantages accordés par les entrepr (...)
- 12 Loi no 2013-316 du 16 avril 2013.
- 13 Loi organique no 2013-906 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique.
9La récente loi sur la sécurité sanitaire a, dans un premier temps, proposé une réponse déontologique au problème, en faisant évoluer le statut des agences de santé en vue de contrôler la porosité entre laboratoires et médecins. Adoptée le 19 décembre 2011, la Loi relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé (dite « loi Bertrand ») a ainsi focalisé son action sur les points de transparence (obligation de déclarer les liens d’intérêts) et d’éthique professionnelle (charte de l’expertise sanitaire). À l’image du Comité de déontologie et de prévention des conflits d’intérêts (CDPCI) de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’environnement et du travail (ANSES), mis en place en février 2011 (et présidé par un philosophe, chose inédite), la Loi concentre son action sur les moyens de garantir une indépendance maximale dans l’exercice de la fonction médicale. Mais bien que différents décrets aient effectivement renforcé l’encadrement juridique (élargissement de la déclaration publique d’intérêts9, charte de l’expertise10 et dispositif anti-cadeaux11), ces mesures basées exclusivement sur un régime déclaratif ne vont pas jusqu‘à proposer une définition capable de qualifier pénalement un délit. La loi Bertrand ne propose pas de définir plus concrètement un conflit d’intérêts. Face aux ravages de pratiques frauduleuses pourtant, le législateur est sommé de donner des contours juridiques plus précis aux conflits d’intérêts. Durant l’année 2013, les connivences entre représentants de l’autorité publique et laboratoires privés de l’industrie pharmaceutique ont continué à être pointées dans les médias. Dans ce contexte d’instabilité, le législateur a poursuivi ses réformes préventives en faveur de la transparence, répondant à la dénonciation récurrente de conflit d’intérêts chez les acteurs de la vie publique dans les médias, les études scientifiques et l’opinion publique (Hermitte et Le Coz, 2014). Le 16 avril 2013, une loi a ainsi été promulguée pour garantir « l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et la protection des lanceurs d’alerte12 ». Mais il faut attendre la Loi sur la transparence de la vie publique d’octobre 2013 pour voir apparaître dans le texte législatif la première définition officielle du conflit d’intérêts : « […] toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction13 ».
10On pourrait croire le débat clos, et la définition juridique acquise. Pourtant, cette définition juridique n’est pas suffisante. On observe l’inadéquation de cette forme de définition, très générale (ne précisant pas la nature des intérêts en jeu), à la méthode juridique traditionnelle en France. À l’inverse d’un juriste anglo-saxon, plus pragmatique et casuistique, le juriste français part d’une définition précise et théorique, essentialiste, des objets juridiques dont il traite. Les suites de la proposition de loi sur la transparence de la vie publique nous fournissent le parfait exemple d’une limite de la définition essentialiste, conduisant à une réelle impasse législative. La définition donnée par l’Assemblée nationale du conflit d’intérêts ne rejoignait pas exactement celle, plus étroite, adoptée par le Sénat un peu plus tôt. Il a donc fallu faire appel à une commission mixte paritaire mais celle-ci n’est pas parvenue à élaborer un texte commun aux deux assemblées, bloquant l’achèvement du processus législatif. La définition, particularité méthodologique du droit continental, devient, dans pareilles situations, une pierre d’achoppement de l’appareil législatif, plutôt que la garantie d’une rigueur et d’un objectivisme imparables.
11À tout bien considérer, ce n’est pas tant l’absence de définition du conflit d’intérêts qui pose problème que la pluralité de ses interprétations juridiques. Depuis les années 2000, de nombreux juristes français se sont prêtés à l’exercice. Selon Yves Mény et Mustapha Mekki, entre autres exemples, l’élaboration d’une définition générale peut s’avérer difficile tant le conflit d’intérêts est susceptible d’apparaître sous des jours différents selon l’aspect sur lequel se concentre la focale (Mény, 2013 : 9-11 ; Mekki, 2013b : 16-17).Certaines sont générales : un conflit d’intérêts « prend naissance lorsqu’une même personne poursuit deux ou plusieurs intérêts et lorsque ces intérêts sont contradictoires » (Schmidt, 2004 : 27), ou désigne une « situation dans laquelle une personne voit ses intérêts personnels entrer en conflit avec des intérêts dont elle a la charge » (Cuif, 2006 : 25). D’autres définitions ajoutent des nuances et font l’effort d’être plus précises, intégrant par exemple la notion de devoir : « […] les situations dans lesquelles une personne en charge d’un intérêt autre que le sien n’agit pas, peut être soupçonnée de ne pas agir avec loyauté ou impartialité » (Moret-Bailly, 2011 : 1100), mais il faut bien admettre qu’aucune proposition ne semble faire consensus ou autorité. Ce qui retient notre attention est la valorisation chez la plupart de ces auteurs d’une compréhension plus intuitive qu’intellectuelle du sujet. Bruno Dondero parle ainsi d’une « perception quasi instinctive du conflit d’intérêts » qui « masque les véritables difficultés à donner à ces situations un encadrement satisfaisant » (2012 : 1686). La définition essentialiste du conflit d’intérêts, une et unique, sur laquelle se repose le droit français paraît ici bien illusoire, le contraignant à adapter sa méthode. En 2012, lors des 25e Entretiens Jacques Cartier, réunissant spécialistes français et canadiens, l’abandon de la quête d’une telle définition a ainsi fait consensus. La discussion entre deux professeurs de droit, Mustapha Mekki et Catherine Piché insistait elle aussi sur la difficulté de caractériser l’expression en dehors de toute contextualisation et sur le subjectivisme dont elle est irréductiblement entachée. Le premier affirmait que « le conflit d’intérêts est une notion contingente. Impossible d’identifier les bons et les mauvais sans réintégrer la problématique dans son contexte historique » (Mekki, 2013b : 5). La seconde plaidait pour une « définition transversale et transdisciplinaire », réclamant certes la désignation d’un agent responsable de la protection d’un intérêt, d’un fiduciaire, « le plus objectivement possible », mais aussi l’évaluation subjective du non-accomplissement du devoir confié (Piché, 2013 : 39-40). S’alignant sur ces positions, sans abandonner le projet définitionnel, Joël Moret-Bailly, qui a consacré deux récents travaux à la question (2011 et 2014), adopte une stratégie qu’il qualifie lui-même, en plusieurs occurrences, de « transversale ». Il suggère de croiser la qualification objective du devoir d’indépendance et de loyauté, d’une part, et du jugement pratique sur l’effectivité de l’atteinte à l’intérêt général, d’autre part.
12Le législateur d’un État confronté à la question de savoir comment prévenir et sanctionner les conflits d’intérêts devrait probablement tirer grand profit des apories de l’expérience française. Il gagnerait sans doute à s’inspirer du modèle anglo-saxon, en conservant une définition générale accompagnée d’une gestion concrète et pragmatique, prenant en compte tous les déterminants des affaires à juger. La common law est en effet moins axée sur l’établissement de règles fixes qu’attentive à la gestion de cas particuliers. Tandis que les juristes continentaux ont une approche scientifique du droit, considérant celui-ci comme un système, les Anglo-Saxons voient dans le droit une collection de réponses pragmatiques à des problèmes diversement posés. Les premiers recherchent la généralisation, la rationalisation et l’abstraction, ils tentent de maintenir un nombre limité de distinctions ; les seconds analysent des cas particuliers, ils se fondent sur l’exemple et valorisent le tâtonnement adaptatif.
13Selon cette méthode, le conflit d’intérêts relève de la casuistique ; il est d’emblée admis que sa définition n’est jamais tout à fait close. Le modèle anglo-saxon élude la question de la définition théorique au profit de celle de l’usage. On songe ici au « jeu de langage » de Ludwig Wittgenstein développé dans le Cahier bleu, et plus encore dans les Investigations philosophiques. Le philosophe signale les limites de la fonction « ostensive » de la définition, en montrant à quel point il est difficile de définir des mots pourtant usuels tels que le nombre deux (Wittgenstein, 2014 : 41-42). Désigner la chose, ce n’est pas en donner les caractéristiques. La définition des mots ne permet pas d’effectuer un saut du langage à la réalité. Nous pourrions emprunter la même perspective à propos des conflits d’intérêts. Plutôt que d’essayer de les circonscrire dans une définition, le juriste devrait davantage considérer l’expression comme un jeu de langage dont la véritable signification est déterminée par ses usages. C’est la façon dont elle est employée dans la vie réelle qui doit uniquement retenir son attention. Par exemple, un médecin qui accepte de dîner occasionnellement avec un employé d’une entreprise pharmaceutique ne doit pas pouvoir être inquiété dans l’absolu. Seul l’examen concret de la fréquence, des conditions (est-il appelé à prescrire des médicaments de cette firme ou à être expert dans une agence d’évaluation ? etc.) de la teneur de ce genre d’échanges peut déterminer les risques liés à une connivence professionnelle (intentionnelle ou non) entre deux médecins en conflit d’intérêts. En passant outre la question délicate d’une définition essentialiste, fixe et intangible, le juriste, d’une part, évite de tomber dans l’écueil d’un « mésusage sémantique » et obtient, de l’autre, un réel gain d’efficacité dans le traitement de ces cas juridiques.
14La question de la définition des conflits d’intérêts n’est pas dissociable d’un discours de la méthode en droit. Pour compléter l’approche déontologique, prédominante en France, et principalement du point de vue de la prévention, il semble nécessaire de faire preuve de pragmatisme législatif. On doit tenir compte de l’impossibilité de donner une définition à la fois précise et intangible du conflit d’intérêts. Le conflit d’intérêts ne se résume pas à un acte délictueux ; il couvre un ensemble de gestes, d’intentions et de relations sociales qui demandent à être examinés de manière individuelle et empirique à l’aune des vertus de la loyauté ou de l’impartialité.
15Dans un contexte de mondialisation culturelle et intellectuelle, cette inflexion pragmatique du droit français est un signe des temps. Elle est symptomatique d’un renoncement aux méthodes traditionnelles d’examen des cas concrets à la lumière de définitions générales à vocation exhaustive. La page du rationalisme abstrait et normatif s’est tournée au profit d’une « sagesse pratique ». C’est l’éthique prudentielle d’Aristote qui seule permet de distinguer les dommages réels des délits potentiels (Welchman, 2006).
16Incidemment, l’examen de la problématique des conflits d’intérêts nous a permis de nous rendre compte qu’il n’était nullement nécessaire de définir le sens des mots pour résoudre nos dilemmes. L’intuition morale trouve ici une occasion de se replacer au cœur du débat juridique. C’est par l’intuition que nous sommes rendus sensibles à des valeurs telles que l’impartialité, la loyauté ou le désintéressement.