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Le conflit d’intérêts dans le milieu médical et le problème de sa définition juridique : accent sur le débat français

Jérôme Janvier, Didier Raoult, Laurence Camoin et Pierre Le Coz

Résumés

Le présent article propose de faire le point sur la façon dont le législateur français appréhende le conflit d’intérêts dans le milieu sanitaire, partagé entre droit commun et déontologie, au moment même où des scandales médiatiques (dont celui du Mediator) l’obligent à encadrer la profession médicale. Le problème du débat juridique français est de se concentrer sur la définition essentialiste du conflit d’intérêts, alors qu’une approche pragmatique semblerait plus appropriée pour le qualifier pénalement. L’expérience française que nous relatons ici est riche d’enseignement pour d’autres États. Entre déontologie et droit normatif, ce débat montre les limites du langage juridique et nous éclaire sur la bonne méthode à appliquer pour traiter les conflits d’intérêts.

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Texte intégral

1Du point de vue du droit de la santé français, le conflit d’intérêts n’a aucune définition officielle. Son absence au sein des dictionnaires juridi­ques n’est pas sans indisposer le législateur, habitué à s’appuyer sur une clarification précise des termes. Ce quasi-vide législatif a, jusqu’à présent, été comblé par des recommandations des ministères européens et de l’Organisation de coopération et de développement économiques, des arrêts de la Cour de cassation, du Conseil de l’Europe ou du Conseil d’État. En France, ce vide juridique est devenu intenable en 2011, après la révélation de l’affaire dite du Mediator, du nom d’un médicament consom­mé par 5 millions de personnes et ayant probablement causé la mort d’au moins 1 000 patients.

2Quelques qualifications pénales, comme la prise illégale d’intérêts, l’abus de pouvoir ou de privilège ou le délit de corruption, permettent de sanctionner certains faits, mais aucune disposition n’est vraiment capable de saisir juridiquement toute la diversité de ces problèmes potentiels, dé­sormais pleinement visibles au sein du fonctionnement sanitaire (acti­vités complémentaires des médecins, financement d’activités de recherche par les laboratoires, etc.). L’idée de conflit d’intérêts s’est récemment imposée dans les consciences, sans que le droit français ait pu pleinement l’intégrer à sa littérature, faute de pouvoir nommer précisément ce qu’elle désignait.

3Le problème terminologique, entraînant la non-qualification juri­di­que d’actes potentiellement répréhensibles, posait la question suivante : le « conflit d’intérêts » désigne-t-il une situation de fait qui serait inévitable dans la pratique de la médecine, ou relève-t-il d’un acte délictueux ? Selon l’une ou l’autre option, l’attitude du droit français ne sera pas la même. Dans le premier cas, le conflit d’intérêts doit être encadré par des dispo­si­tifs déontologiques, relevant de la seule compétence de l’Ordre national des médecins. Dans le second, le conflit d’intérêts devrait être sanctionné dans les codes civil et pénal. Nous allons voir comment le droit français a récemment mis en place des mesures de nature à contourner cette alter­native, en modifiant sa façon d’aborder la définition juridique. Il a privilé­gié une approche plus anglo-saxonne que continentale, plus réaliste et pragma­tique qu’essentialiste et normative, marquant une réelle évolution dans la méthode.

Le conflit d’intérêts comme situation de fait : l’encadrement déontologique

4De fait, la pratique médicale, dans toute sa diversité, est sans cesse exposée à des situations dans lesquelles l’intérêt personnel et celui d’un tiers (le patient ou la collectivité) entrent en conflit. Un médecin actionnaire d’un laboratoire pharmaceutique ou un chercheur qui vante les mérites du pro­duit de son commanditaire sont des exemples courants de situations de fait qui ne sont en soi ni illégales ni répréhensibles, mais qui peuvent po­tentiellement le devenir. Pour éviter les dérives, la solution adoptée par le droit français a été de déléguer une partie de ses pouvoirs à un orga­nisme de supervision, l’Ordre national des médecins institué sous sa forme ac­tuelle en 1945. Deux ans plus tard, son Conseil publie pour la première fois le Code de déontologie médicale, intégré au Code de la santé publi­que, édictant un ensemble de droits, de devoirs et de sanctions, sans pour autant relever de la justice pénale. Ce statut du code de déontologie est très particulier : bien qu’il ne soit pas considéré comme un ensemble de lois en soi, il est malgré tout soumis à la validation législative du Conseil d’État et du premier ministre.

  • 1  Bulletin de l’Ordre des médecins, 1996, no 4.
  • 2  Code de la santé publique, 4e partie, livre 1er, titre II, chapitre VII, section1 (en vigueur au 3 (...)
  • 3  Art. R4127-3.
  • 4  Art. R4127-5.
  • 5  Art. R4127-25.
  • 6  Le terme déontologie fut d’ailleurs précisément introduit en France en 1825 par une figure de prou (...)

5La prise en compte du conflit d’intérêts est au moins aussi an­cienne que l’établissement de ces institutions. Ainsi, si l’expression « conflit d’intérêts » n’y figure pas, bon nombre de notions adjacentes per­mettent d’y renvoyer. Le Serment de 1996 fait dire aux nouveaux méde­cins : « Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire1 ». Les articles R. 4127-1 à R. 4127-112 du code de la santé publi­que2 insistent sur les valeurs de « moralité3 », d’« indépendance4 » ou de séparation des activités médicales et commerciales5. Le Code s’appuie sur ces valeurs communément admises et partagées (la loyauté, la neu­tralité, l’impartialité, l’honnêteté, le dévouement, etc.) qui n’ont pas besoin de définitions précises pour être comprises. Même écrite, la déontologie est comme sous-entendue, elle renvoie à des règles de bon sens, à une morale latente, intuitivement entendue, plus que scrupuleusement définie. Le code de déontologie pourrait ainsi se limiter à l’établissement de maximes générales, propres à un usage pratique et utile6. Les médecins n’ont pas besoin d’attendre une définition officielle du conflit d’intérêts pour pren­dre la mesure des problèmes éthiques que soulèvent les conni­vences sou­ter­raines. Pour autant, peut-on croire qu’une gestion auto­régulée des conflits d’intérêts, reposant sur une compréhension intuitive mutuelle, suf­firait à éviter toute dérive ? Peut-on miser sur le sens de la responsa­bilité personnelle des acteurs de santé pour prévenir les risques liés aux conflits d’intérêts ? Le nombre et l’importance des scandales sanitaires dans les années 2000 ont clairement mis en avant les limites de ce modèle déontologique autorégulé et poussé le législateur à resserrer le cadre de son action.

Le cas du médiator (benfluorex) ou les limites d’une indéfinition juridique

6Le fait que la notion de conflit d’intérêts soit toujours de l’ordre du sug­géré, mais jamais frontalement abordée dans les codes déontologiques traditionnels, a pu contribuer à une certaine permissivité dans les actes. En effet, à force d’avancer que le conflit d’intérêts relève de situations inévita­bles, ne prend-on pas le risque de banaliser ses travers ? Le fait même que l’expression ne soit jamais définie comme un délit peut nous faire perdre de vue que le conflit d’intérêts peut effectivement mener à des actes illé­gaux ; tant qu’il est envisagé comme relevant de la déontologie, le conflit d’intérêts est privé d’une qualification pénale stricte. Une définition plus précise de ce que sont les conflits d’intérêts, et de ce qu’ils ont de répré­hen­sible, permettrait ainsi de les condamner plus fermement et plus rapi­de­ment, et notamment pour le cas qui nous intéresse ici, celui touchant les experts de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé.

  • 7  Dès 1987, des voix s’élèvent pour souligner que le Mediator est un anorexigène ; en 1998 trois méd (...)
  • 8  Inspection générale des affaires sociales RM 2011-001P enquête sur le Mediator rapport définitif é (...)

7En France, en 2010, le scandale sanitaire du Mediator a largement contribué à la prise de conscience par les autorités de la nécessité d’une considération juridique (pénale et civile) du problème. Sa longévité et l’am­pleur de ses dégâts sont en effet considérables : 35 ans de mise sur le marché français, entre 1974 et 2009, pour 500 à 1 800 morts selon les études. Ce médicament à risque létal continuait d’être prescrit du fait de l’indulgence coupable de plusieurs responsables de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé chargés de son évaluation, manifestement trop étroitement liés au laboratoire pharmaceutique le com­mercialisant. Cette affaire éclaire particulièrement bien selon nous la façon dont une gestion approximative du conflit d’intérêts semble aller de pair avec un certain laxisme judiciaire, laissant des experts visiblement influencés décider au détriment de l’intérêt général. Il est préoccupant que personne ne soit venu remettre en cause la légitimité des experts, faute de moyens juridiques appropriés, alors même que les voix divergentes alertant sur les dangers liés au produit se multipliaient dès la fin des années 19807. Plus frappant encore, alors que l’entreprise pharmaceutique Servier décide de retirer le Mediator du marché espagnol en 2003, puis italien l’année sui­vante, le médicament reste en circulation en France jusqu’en 2009, ce qui prouve la ténacité des conflits d’intérêts sur le territoire national du laboratoire. Soulignant ce dysfonctionnement, le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales8 note ainsi en 2010 « l’incompréhensible tolérance de l’agence à l’égard du Mediator ».

8Cette tolérance n’est peut-être pas si incompréhensible si l’on prend en compte le peu de moyens juridiques pour contrôler ou sanctionner les experts manifestement en conflit d’intérêts. Si les lanceurs d’alerte ne peu­vent s’appuyer sur une définition juridique, si les associations ne peuvent qualifier un délit, comment rendre efficaces les procédures de supervision de la mise sur le marché des produits de santé ? À la suite de cette affaire, 2011 marque le début d’une séquence politique et législative menant à une compréhension globale du problème des connivences et des liens d’intérêts à tous les échelons de la société française (vie publique, secteurs médical, environnemental, etc.).

Le conflit d’intérêts considère comme un délit : le problème de sa définition dans le droit français

  • 9  Décret no 2012-745 du 9 mai 2012 relatif à la déclaration publique d’intérêts et à la transparence (...)
  • 10  Décret no 2013-413 du 21 mai 2013 portant approbation de la charte de l’expertise sanitaire prévue (...)
  • 11  Décret no 2013-414 du 21 mai 2013 relatif à la transparence des avantages accordés par les entrepr (...)
  • 12  Loi no 2013-316 du 16 avril 2013.
  • 13  Loi organique no 2013-906 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique.

9La récente loi sur la sécurité sanitaire a, dans un premier temps, proposé une réponse déontologique au problème, en faisant évoluer le statut des agences de santé en vue de contrôler la porosité entre laboratoires et mé­de­cins. Adoptée le 19 décembre 2011, la Loi relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé (dite « loi Bertrand ») a ainsi focalisé son action sur les points de transparence (obli­ga­tion de déclarer les liens d’intérêts) et d’éthique professionnelle (charte de l’expertise sanitaire). À l’image du Comité de déontologie et de préven­tion des conflits d’intérêts (CDPCI) de l’Agence nationale de sécurité sani­taire, de l’environnement et du travail (ANSES), mis en place en février 2011 (et présidé par un philosophe, chose inédite), la Loi concentre son action sur les moyens de garantir une indépendance maximale dans l’exercice de la fonction médicale. Mais bien que différents décrets aient effectivement renforcé l’encadrement juridique (élargissement de la décla­ration publique d’intérêts9, charte de l’expertise10 et dispositif anti-cadeaux11), ces mesures basées exclusivement sur un régime déclaratif ne vont pas jusqu‘à proposer une définition capable de qualifier pénalement un délit. La loi Bertrand ne propose pas de définir plus concrètement un conflit d’intérêts. Face aux ravages de pratiques frauduleuses pourtant, le législateur est sommé de donner des contours juridiques plus précis aux conflits d’intérêts. Durant l’année 2013, les connivences entre représen­tants de l’autorité publique et laboratoires privés de l’industrie pharmaceu­tique ont continué à être pointées dans les médias. Dans ce contexte d’instabilité, le législateur a poursuivi ses réformes préventives en faveur de la transparence, répondant à la dénonciation récurrente de conflit d’inté­rêts chez les acteurs de la vie publique dans les médias, les études scienti­fiques et l’opinion publique (Hermitte et Le Coz, 2014). Le 16 avril 2013, une loi a ainsi été promulguée pour garantir « l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et la protection des lanceurs d’alerte12 ». Mais il faut attendre la Loi sur la transparence de la vie publi­que d’octobre 2013 pour voir apparaître dans le texte législatif la première définition officielle du conflit d’intérêts : « […] toute situation d’interfé­rence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction13 ».

10On pourrait croire le débat clos, et la définition juridique acquise. Pourtant, cette définition juridique n’est pas suffisante. On observe l’ina­dé­quation de cette forme de définition, très générale (ne précisant pas la nature des intérêts en jeu), à la méthode juridique traditionnelle en France. À l’inverse d’un juriste anglo-saxon, plus pragmatique et casuisti­que, le juriste français part d’une définition précise et théorique, essentia­liste, des objets juridiques dont il traite. Les suites de la proposition de loi sur la transparence de la vie publique nous fournissent le parfait exemple d’une limite de la définition essentialiste, conduisant à une réelle impasse législative. La définition donnée par l’Assemblée nationale du conflit d’in­térêts ne rejoignait pas exactement celle, plus étroite, adoptée par le Sénat un peu plus tôt. Il a donc fallu faire appel à une commission mixte pari­taire mais celle-ci n’est pas parvenue à élaborer un texte commun aux deux assemblées, bloquant l’achèvement du processus législatif. La définition, particularité méthodologique du droit continental, devient, dans pareilles situations, une pierre d’achoppement de l’appareil législatif, plutôt que la garantie d’une rigueur et d’un objectivisme imparables.

Réviser l’approche de la définition dans le droit français à partir du conflit d’intérêts

11À tout bien considérer, ce n’est pas tant l’absence de définition du conflit d’intérêts qui pose problème que la pluralité de ses interprétations juridi­ques. Depuis les années 2000, de nombreux juristes français se sont prêtés à l’exercice. Selon Yves Mény et Mustapha Mekki, entre autres exemples, l’élaboration d’une définition générale peut s’avérer difficile tant le conflit d’intérêts est susceptible d’apparaître sous des jours différents selon l’aspect sur lequel se concentre la focale (Mény, 2013 : 9-11 ; Mekki, 2013b : 16-17).Certaines sont générales : un conflit d’intérêts « prend naissance lorsqu’une même personne poursuit deux ou plusieurs intérêts et lorsque ces intérêts sont contradictoires » (Schmidt, 2004 : 27), ou désigne une « situation dans laquelle une personne voit ses intérêts personnels entrer en conflit avec des intérêts dont elle a la charge » (Cuif, 2006 : 25). D’autres définitions ajoutent des nuances et font l’effort d’être plus pré­cises, intégrant par exemple la notion de devoir : « […] les situations dans lesquelles une personne en charge d’un intérêt autre que le sien n’agit pas, peut être soupçonnée de ne pas agir avec loyauté ou impartialité » (Moret-Bailly, 2011 : 1100), mais il faut bien admettre qu’aucune proposition ne semble faire consensus ou autorité. Ce qui retient notre attention est la valorisation chez la plupart de ces auteurs d’une compréhension plus intui­tive qu’intellectuelle du sujet. Bruno Dondero parle ainsi d’une « percep­tion quasi instinctive du conflit d’intérêts » qui « masque les véritables difficultés à donner à ces situations un encadrement satisfaisant » (2012 : 1686). La définition essentialiste du conflit d’intérêts, une et unique, sur laquelle se repose le droit français paraît ici bien illusoire, le contraignant à adapter sa méthode. En 2012, lors des 25e Entretiens Jacques Cartier, réunissant spécialistes français et canadiens, l’abandon de la quête d’une telle définition a ainsi fait consensus. La discussion entre deux professeurs de droit, Mustapha Mekki et Catherine Piché insistait elle aussi sur la dif­fi­culté de caractériser l’expression en dehors de toute contextualisation et sur le subjectivisme dont elle est irréductiblement entachée. Le premier affirmait que « le conflit d’intérêts est une notion contingente. Impossible d’identifier les bons et les mauvais sans réintégrer la problématique dans son contexte historique » (Mekki, 2013b : 5). La seconde plaidait pour une « définition transversale et transdisciplinaire », réclamant certes la désigna­tion d’un agent responsable de la protection d’un intérêt, d’un fiduciaire, « le plus objectivement possible », mais aussi l’évaluation subjective du non-accomplissement du devoir confié (Piché, 2013 : 39-40). S’alignant sur ces positions, sans abandonner le projet définitionnel, Joël Moret-Bailly, qui a consacré deux récents travaux à la question (2011 et 2014), adopte une stratégie qu’il qualifie lui-même, en plusieurs occurrences, de « transversale ». Il suggère de croiser la qualification objective du devoir d’indépendance et de loyauté, d’une part, et du jugement pratique sur l’effectivité de l’atteinte à l’intérêt général, d’autre part.

12Le législateur d’un État confronté à la question de savoir comment prévenir et sanctionner les conflits d’intérêts devrait probablement tirer grand profit des apories de l’expérience française. Il gagnerait sans doute à s’inspirer du modèle anglo-saxon, en conservant une définition générale accompagnée d’une gestion concrète et pragmatique, prenant en compte tous les déterminants des affaires à juger. La common law est en effet moins axée sur l’établissement de règles fixes qu’attentive à la gestion de cas particuliers. Tandis que les juristes continentaux ont une approche scientifique du droit, considérant celui-ci comme un système, les Anglo-Saxons voient dans le droit une collection de réponses pragmatiques à des problèmes diversement posés. Les premiers recherchent la généralisation, la rationalisation et l’abstraction, ils tentent de maintenir un nombre limité de distinctions ; les seconds analysent des cas particuliers, ils se fon­dent sur l’exemple et valorisent le tâtonnement adaptatif.

13Selon cette méthode, le conflit d’intérêts relève de la casuistique ; il est d’emblée admis que sa définition n’est jamais tout à fait close. Le mo­dèle anglo-saxon élude la question de la définition théorique au profit de celle de l’usage. On songe ici au « jeu de langage » de Ludwig Wittgenstein développé dans le Cahier bleu, et plus encore dans les Investigations philosophiques. Le philosophe signale les limites de la fonction « ostensive » de la définition, en montrant à quel point il est difficile de définir des mots pourtant usuels tels que le nombre deux (Wittgenstein, 2014 : 41-42). Désigner la chose, ce n’est pas en donner les caractéristiques. La définition des mots ne permet pas d’effectuer un saut du langage à la réalité. Nous pourrions emprunter la même perspective à propos des conflits d’intérêts. Plutôt que d’essayer de les circonscrire dans une définition, le juriste devrait davantage considérer l’expression comme un jeu de langage dont la véritable signification est déterminée par ses usages. C’est la façon dont elle est employée dans la vie réelle qui doit uniquement retenir son atten­tion. Par exemple, un médecin qui accepte de dîner occasionnelle­ment avec un employé d’une entreprise pharmaceutique ne doit pas pouvoir être inquiété dans l’absolu. Seul l’examen concret de la fréquence, des conditions (est-il appelé à prescrire des médicaments de cette firme ou à être expert dans une agence d’évaluation ? etc.) de la teneur de ce genre d’échanges peut déterminer les risques liés à une connivence profes­sionnelle (intentionnelle ou non) entre deux médecins en conflit d’inté­rêts. En passant outre la question délicate d’une définition essentialiste, fixe et intangible, le juriste, d’une part, évite de tomber dans l’écueil d’un « mésusage sémantique » et obtient, de l’autre, un réel gain d’efficacité dans le traitement de ces cas juridiques.

Conclusion

14La question de la définition des conflits d’intérêts n’est pas dissociable d’un discours de la méthode en droit. Pour compléter l’approche déonto­lo­gique, prédominante en France, et principalement du point de vue de la prévention, il semble nécessaire de faire preuve de pragmatisme législatif. On doit tenir compte de l’impossibilité de donner une définition à la fois précise et intangible du conflit d’intérêts. Le conflit d’intérêts ne se résume pas à un acte délictueux ; il couvre un ensemble de gestes, d’intentions et de relations sociales qui demandent à être examinés de manière indivi­duelle et empirique à l’aune des vertus de la loyauté ou de l’impartialité.

15Dans un contexte de mondialisation culturelle et intellectuelle, cette inflexion pragmatique du droit français est un signe des temps. Elle est symptomatique d’un renoncement aux méthodes traditionnelles d’examen des cas concrets à la lumière de définitions générales à vocation exhaustive. La page du rationalisme abstrait et normatif s’est tournée au profit d’une « sagesse pratique ». C’est l’éthique prudentielle d’Aristote qui seule permet de distinguer les dommages réels des délits potentiels (Welchman, 2006).

16Incidemment, l’examen de la problématique des conflits d’intérêts nous a permis de nous rendre compte qu’il n’était nullement nécessaire de définir le sens des mots pour résoudre nos dilemmes. L’intuition morale trouve ici une occasion de se replacer au cœur du débat juridique. C’est par l’intuition que nous sommes rendus sensibles à des valeurs telles que l’im­partialité, la loyauté ou le désintéressement.

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Bibliographie

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Cuif, Pierre (2006), « Généralités sur la notion de conflit d’intérêts et leur traite­ment », Journal des sociétés, no 30, p. 25-31.

Dondero, Bruno (2012), « Le traitement juridique des conflits d’intérêts : entre droit commun et dispositifs spéciaux », Recueil Dalloz, no 26, p. 1683-1686.

Hermitte, Marie-Angèle et Le Coz Pierre (2014), « La notion de conflit d’intérêts dans les champs de la santé et de l’environnement », Journal international de bioéthique, vol. 25, no 2 p. 15-50.

Mekki, Mustapha (2013a), « Introduction à la notion de conflits d’intérêts », dans Association Capitant (dir.), Les conflits d’intérêts. Journées nationales, tome XVI, Lyon, Paris, Dalloz, p. 3-30.

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Mény, Yves (2013), « De la confusion des intérêts aux conflits d’intérêts », Pouvoirs, no 147, p. 5-16.

Moret-Bailly, Joël (2011), « Définir les conflits d’intérêts », Recueil Dalloz, p. 1100-1106, [En ligne], [http://0-www-dalloz--actualite-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-de-presse/
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Moret-Bailly, Joël (2014), Les conflits d’intérêts : définir, gérer, sanctionner, Paris, LGDJ.

Piché, Catherine (2013), « Définir l’étendue des tentacules du conflit d’intérêts pour mieux les maîtriser », dans Association Capitant (dir.), Les conflits d’intérêts. Journées nationales, tome XVI, Lyon, Paris, Dalloz, p. 31-46.

Schmidt, Dominique (2004), « Les conflits d’intérêts dans les sociétés anonymes », 2e éd., Issy-les-Moulineaux, Joly éditions.

Welchman, Jennifer (dir.) (2006), The Practice of Virtue : Classic and Contempo­rary Readings in Virtue Ethics, Indianapolis, Hackett Publishing Company.

Wittgenstein, Ludwig (2014), Recherches philosophiques, traduction de F. Das­tur, M. Élie, J.-L. Gautero, D. Janicaud et É. Rigal, Paris, Gallimard.

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Notes

1  Bulletin de l’Ordre des médecins, 1996, no 4.

2  Code de la santé publique, 4e partie, livre 1er, titre II, chapitre VII, section1 (en vigueur au 31 octobre 2013).

3  Art. R4127-3.

4  Art. R4127-5.

5  Art. R4127-25.

6  Le terme déontologie fut d’ailleurs précisément introduit en France en 1825 par une figure de proue de l’utilitarisme anglais, Jeremy Bentham, avec la traduction française de George Bentham de l’Essai sur la nomenclature et la classification des principales branches d’Art et Science (Paris, Bossange frères).

7  Dès 1987, des voix s’élèvent pour souligner que le Mediator est un anorexigène ; en 1998 trois médecins de la Sécurité sociale soulignent les dangers de son utilisation comme coupe-faim ; en 1999, la Commission de la transparence de la Haute autorité de santé juge « le niveau de service médical rendu du Médiator […] insuffisant » et propose son déremboursement.

8  Inspection générale des affaires sociales RM 2011-001P enquête sur le Mediator rapport définitif établi par A.C. Bensason, E. Marie, A. Morelle.

9  Décret no 2012-745 du 9 mai 2012 relatif à la déclaration publique d’intérêts et à la transparence en matière de santé publique et de sécurité sanitaire.

10  Décret no 2013-413 du 21 mai 2013 portant approbation de la charte de l’expertise sanitaire prévue à l’article L. 1452-2 du Code de la santé publique.

11  Décret no 2013-414 du 21 mai 2013 relatif à la transparence des avantages accordés par les entreprises produisant ou commercialisant des produits à finalité sanitaire et cosmétique destinés à l’homme.

12  Loi no 2013-316 du 16 avril 2013.

13  Loi organique no 2013-906 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jérôme Janvier, Didier Raoult, Laurence Camoin et Pierre Le Coz, « Le conflit d’intérêts dans le milieu médical et le problème de sa définition juridique : accent sur le débat français »Éthique publique [En ligne], vol. 16, n° 2 | 2014, mis en ligne le 12 mai 2015, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/1577 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.1577

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Auteurs

Jérôme Janvier

Jérôme Janvier est président de Chambre (Contentieux et Référé), juge délégué à la prévention des entreprises en difficulté et juge commissaire. En janvier 2013, il a été élu président du Tribunal de commerce de Fréjus.

Didier Raoult

Didier Raoult est professeur d’université et praticien hospitalier. Profes­seur de bactériologie, virologie et hygiène hospitalière à la Faculté de mé­decine de Marseille, il est également directeur du Laboratoire de bactério-virologie-hygiène au Centre hospitalier universitaire de la Timone, directeur de l’Unité de recherche sur les maladies infectieuses tropicales (UMR CNRS-IRD 6236) de la Faculté de médecine de Marseille (URMITE), directeur de l’Institut hospitalo-universitaire Méditerranée Infection, membre de l’ASM, de l’IDSA, de l’ESCMID, créateur (en 1989) puis président (depuis 1999) du Groupe d’études euro­péen sur Rickettsia, Ehrlichia, Coxiella (EUWOG), créateur et directeur depuis 1983 de l’Unité des Rickettsies, devenue centre national de réfé­rence en 1987, WHO Collaborative Center en 1988, unité associée au CNRS en 1994. Il est l’auteur du rapport sur le bioterrorisme et les maladies infec­tieuses remis au ministère de la Santé en 2003.

Laurence Camoin

Laurence Camoin est professeur d’université et praticien hospitalier au sein du Laboratoire d’hématologie du Centre hospitalier universitaire de la Timone, Marseille, APHM. Elle est membre de l’Institut hospitalo-universitaire Méditerranéen Infection (responsable CNIL et conflits d’intérêts) et membre de l’Unité de recherche sur les maladies infectieuses tro­picales (UMR CNRS-IRD 6236) de la Faculté de médecine de Marseille (URMITE).

Pierre Le Coz

Pierre Le Coz est professeur d’université en philosophie à l’Espace éthique méditerranéen (UMR 7268 ADES/EFS/CNRS). Il est également res­pon­sable du master éthique, sciences, santé et société, chargé de mission en sciences humaines et sociales à la Faculté de médecine de l’Université d’Aix-Marseille, ex-vice-président du Comité national d’éthique français et président du Comité de déontologie et de prévention des conflits d’intérêts de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES).

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