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Propositions de reconfigurations « éthiques » de l’économie de marché

Réviser les droits de l’homme pour protéger l’humanité

Yves-Marie Abraham

Résumés

Les violations des droits de la personne sont de plus en plus fréquentes et de plus en plus graves dans les sociétés occidentales. C’est la conséquence de « l’entreprisation » (Solé, 2008) de notre monde. Devenue l’organisation domi­nante dans nos sociétés, l’entreprise constitue dans son principe même une menace pour la dignité de la personne, dans la mesure où elle est fondée sur l’ins­trumentalisation des êtres humains. Quiconque veut protéger l’homme de l’ex­ploi­tation et de l’aliénation ne peut donc que souhaiter l’abolition de l’entreprise. Mais, dans ce cas, il faut supprimer les conditions qui la rendent possible. Or, paradoxalement, certains droits fondamentaux font partie de ces conditions. D’où la nécessité de les repenser.

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Texte intégral

1Dans son Rapport sur l’état des droits humains au Québec et au Canada paru en juin 2013, la Ligue des droits et libertés (LDL ou la Ligue) dénonce une nette dégradation du respect des droits de la personne dans cette contrée qu’un ancien premier ministre a qualifié de « plus meilleur pays au monde ». Ce recul touche autant les droits économiques, sociaux et culturels, reconnus par le Pacte international relatif aux droits écono­miques sociaux et culturels (PIDESC), que les droits civils et politiques, entérinés par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). Il touche également par conséquent les droits qui fondent ces deux pactes et qui constituent la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) de 1948.

2La tendance est si lourde que la Ligue met en cause finalement les fondements mêmes de nos sociétés : « Le portrait qui se dégage des réponses fournies [par les organismes et regroupements interrogés] pousse donc la Ligue à poser la question de l’exercice de nos droits en termes sys­témiques : n’est-ce pas le mode actuel d’organisation sociale, économique et politique qui serait porteur de violations nombreuses ? » (LDL, 2013 : 5). Le rapport lance d’ailleurs, en page de titre, un appel quasi révolu­tionnaire : « Quand l’ordre social ne permet pas la mise en œuvre des droits, c’est l’ordre qu’il faut changer, pas les droits ! » (LDL, 2013). Reste la question : que changer exactement ? Sur ce point, le rapport demeure assez évasif. Nous voudrions dans les pages qui suivent proposer une réponse à cette question, en commençant par définir ce qui nous paraît être la source des problèmes dénoncés par la Ligue. La thèse que nous sou­tiendrons peut être formulée de la manière suivante : la défense des droits de l’homme suppose d’en finir avec l’organisation dominante de nos sociétés qu’est l’entreprise capitaliste, ce qui implique en fait une révision de certains droits dans la mesure où ils rendent possible l’entreprise. Au­tre­ment dit, il faut changer l’ordre social, comme le réclame la Ligue, mais aussi les droits de la personne !

L’entreprise-monde

3Quel est cet ordre que la Ligue souhaite voir changer, au nom du respect des droits de l’homme ? Pour le désigner, les auteurs du rapport emploient une fois la notion de capitalisme libéral, pas plus. À l’analyse, c’est l’ex­pres­sion « société de marché » qui s’avère utilisée le plus souvent dans ce texte – 13 fois au total sur les 46 pages que compte le document. Quant au mot marché, au singulier ou au pluriel, il est omniprésent. Apparemment donc, pour les membres de la Ligue, l’origine des dérives qu’ils dénoncent serait à chercher du côté d’une domination toujours plus affirmée des « marchés » sur nos vies et nos collectivités ; domination dont nos États seraient les premiers complices, puisque leur rôle se réduirait désormais à celui de « gestionnaire d’une société de marché » (LDL, 2013 : 6).

4L’une des réussites de l’idéologie libérale, soutenue par la science économique orthodoxe, est d’avoir convaincu le plus grand nombre, y compris une large partie de ceux qui la combattent, que nous vivons dans des économies de marché. Or, rien n’est moins sûr, comme l’affirmait Herbert A. Simon :

Un visiteur en provenance de Mars, n’ayant pas été instruit de l’im­portance des marchés et des contrats, pourrait trouver assez déconcertante la nouvelle économie institutionnelle. Suppo­sons qu’il ou elle (je laisserai de côté la question de son genre) s’approche de la planète Terre équipé d’un télescope permet­tant de distinguer nos structures sociales. Les entreprises apparaissent dans ce télescope, disons, sous la forme de surfaces vertes unies, avec des lignes soulignant leurs départements et leurs divisions. Les relations de marché se révèlent quant à elles sous l’aspect de lignes rouges reliant les entreprises entre elles et formant un réseau dans les espaces qui séparent celles-ci les unes des autres. […] Peu importe que notre visiteur s’approche des États-Unis, de l’Union Soviétique, de la Chine urbaine ou encore de la Communauté européenne, il aura essentiellement sous les yeux des surfaces vertes, parce que presque tous les habi­tants sont des employés et se trouvent donc à l’intérieur des entreprises. Le paysage est essentiellement constitué d’orga­nisa­tions. […] Notre visiteur ayant appris que les masses vertes correspondent à des organisations et les traits rouges à des relations de marché, il sera fort surpris d’entendre que cette structure sociale est appelée une économie de marché (1991 : 27-28).

5Nous ne vivons pas dans des sociétés de marché ou dans des écono­mies de marché. Nous vivons dans des économies d’organisation. Tel est le constat essentiel de Simon, auquel nous ajouterons ceci, en prenant appui sur le travail fondateur du sociologue Andreu Solé (2008, 2009, 2011) : parmi ces organisations, l’une d’elles tend à dominer toutes les autres et à leur imposer sa logique, soit l’entreprise. Cette organisation très particulière tisse la trame de nos vies et structure nos sociétés à un point tel que nous ne la voyons plus. « Les vues qui nous sont le plus fami­lières sont susceptibles, pour cette raison même, de nous échapper », comme le disait David Hume. Pourtant, force est de constater que c’est à des entreprises que la plupart d’entre nous achetons notre « pain quoti­dien », contre de l’argent obtenu en vendant à d’autres entreprises notre force de travail. Presque tous les objets qui peuplent notre monde ont été fabriqués et mis en vente par des entreprises. Mais, les services que nous consommons sont aussi de plus en plus souvent offerts par des entreprises. Celles-ci prennent en charge toujours plus d’aspects de notre existence, qu’il s’agisse de nos loisirs, de notre santé ou même de notre vie amou­reuse – pensons, par exemple, aux sites de rencontre sur Internet. Leur emprise sur notre monde va toutefois plus loin. Il y a désormais des entreprises à peu près partout où vivent des humains. Aucune autre orga­ni­sation n’a colonisé la planète à ce point dans l’histoire de l’humanité. En outre, par la publicité et le marketing, l’entreprise influence profondément notre vision du monde et nos comportements. Par ailleurs, elle s’est imposée comme un modèle pour toutes les autres organisations, qui sont sommées désormais d’en adopter les principes de fonctionnement, en plus de son langage – les usagers sont devenus ainsi des « clients », les services des « produits » et l’administration de l’État doit se plier aux règles du New Public Management. Enfin, cette organisation repose sur des tech­niques qui visent un engagement toujours plus poussé de la part de ceux qu’elle emploie. Non seulement nous y passons la plus grande partie de notre temps de vie éveillée, mais en plus nous devons nous y donner « corps et âme », avec passion et enthousiasme. Le risque sinon est de perdre notre emploi, et avec lui non seulement des moyens matériels d’existence, mais aussi une forme de reconnaissance sociale et une grande part de notre identité. Il n’y a pas vraiment de vie possible en dehors de l’entreprise. Et ce qui vaut sur le plan individuel vaut sur le plan collectif, comme en témoignent les émois considérables que suscitent les ferme­tures d’usine et les faillites, surtout quand elles touchent de petites collec­tivités qui en dépendent totalement. Sur la base de ces observations, on peut soutenir avec Solé que « l’entreprise est la “force organisatrice”, c’est-à-dire l’organisation fondamentale et caractéristique de notre monde actuel. Ce monde étant organisé par et pour l’entreprise [il est possible] de l’appeler “Entreprise-monde” » (2008 : 44), comme l’on pourrait dire du Moyen Âge qu’il était « l’Église-monde », compte tenu du rôle essentiel qu’y jouait l’Église catholique romaine.

6Pourquoi, malgré la centralité de l’entreprise dans nos sociétés, c’est pourtant la fable du marché qui continue de s’imposer dans les discours, y compris critiques ? « Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante », disaient Karl Marx et Friedrich Engels ([1848] 1976 : 55). Nos élites économiques et politiques ont tout intérêt au succès de cette fable. Sa vertu en effet est de contribuer à nous persuader que nous vivons dans un monde qui n’est pas sans défauts ni rudesse (celle de la concurrence !), mais dans lequel chacun a la possibilité d’y améliorer son sort pourvu qu’il s’en donne la peine ; un monde surtout dont les membres sont relativement libres et égaux, et n’ont donc pas à craindre en principe de quelconques rapports de domination ou d’exploi­ta­tion. Croire et faire croire à cette représentation des choses empêche de reconnaître que nous subissons en réalité une forme de totalitarisme inédit et brutal, aux effets de plus en plus délétères, celui de l’entreprise. En reprenant à son compte l’idée selon laquelle nos sociétés seraient des « so­ciétés de marché », la Ligue, comme bien d’autres organismes du même genre, manque ainsi ce qui devrait être sa cible prioritaire et contribue par la même occasion, de manière certes involontaire, à la perpétuation de l’« Entreprise-monde ».

Fragilité des droits de l’homme

7En quoi l’entreprise peut-elle être tenue responsable, en dernier ressort, des violations des droits de la personne qui inquiètent la Ligue ? Une for­mule résume l’essentiel du problème : A-M-A’. C’est ainsi, l’on s’en souvient, que Marx schématise la dynamique capitaliste, qui n’est autre que la raison d’être de l’entreprise : de l’argent accumulé (A) est utilisé pour acheter ou fabriquer des marchandises (M) qui sont vendues dans le but de réaliser un profit, c’est-à-dire d’obtenir plus d’argent qu’au départ (A’). L’entreprise est d’abord et avant tout une machine à produire de l’argent avec de l’argent. Dès lors, elle n’a en principe de considération pour les êtres et les choses que dans la mesure où ils interviennent, comme ressource ou comme obstacle, dans ce processus de fabrication. C’est ainsi notamment que dans l’« Entreprise-monde » tend à s’imposer une forme d’indifférence à l’égard du futur, y compris à l’égard des générations humaines qui nous succéderont. Le futur n’existe jamais qu’« actualisé », sur la base d’une « préférence pour la jouissance immédiate » (un dollar aujourd’hui vaut toujours plus qu’un dollar demain). Quant aux êtres vivants non humains, ils ne bénéficient d’attention qu’à la condition de pouvoir être transformés en marchandises ou lorsqu’ils menacent d’entra­ver le mouvement du capital – c’est peut-être ce qui finira par sauver les abeilles de l’extinction ! Les êtres humains actuels enfin, quand ils ne sont pas propriétaires de moyens de production, sont considérés avant tout comme des producteurs ou des consommateurs de marchandises. On donnera de l’argent pour vivre à ceux dont le travail est susceptible de contribuer à accroître le capital et on fabriquera des marchandises pour ceux qui peuvent les acheter. Les autres importent peu, sauf à nouveau quand ils menacent, volontairement ou pas, de gêner l’accomplissement du processus d’accumulation d’argent. La conséquence de tout cela est sim­ple en matière de droits de l’homme : ils ne seront respectés que dans la mesure où cela facilitera cette accumulation ou au moins ne la pertur­bera pas. Dans le cas contraire, ils seront violés. Et procéder autrement est très difficile. Pour une entreprise donnée, adopter par exemple une attitude systématiquement respectueuse de ces droits peut finir par la rendre moins compétitive et lui faire courir le risque de disparaître, si ses concurrents n’optent pas pour la même stratégie. Dans l’« Entreprise-monde », les lois de l’accumulation de l’argent tendent à l’emporter sur toutes les autres et quiconque n’est pas en mesure ou refuse de contribuer à cette accumulation est condamné à vivre dans les marges de ce monde.

8Comment en est-on arrivé là ? Sans faire l’histoire de l’entreprise, ce qui excéderait nos capacités et l’espace dont nous disposons, on peut considérer que cette organisation s’est imposée avec la montée en puis­sance de la bourgeoisie au cours du Moyen Âge. Au terme de stratégies relevant bien souvent d’une logique d’expropriation pure et simple (Marx, [1867] 1963 : 1167-1240 ; Thompson, 2014), cette classe nouvelle a concentré entre ses mains un volume considérable de moyens de produc­tion, c’est-à-dire de moyens d’existence, pendant qu’une population tou­jours plus nombreuse en était dépossédée. Celle-ci s’est trouvée alors dans l’obligation, pour subvenir à ses besoins vitaux, de vendre sa force de travail à la bourgeoisie et de lui acheter des marchandises avec l’argent obtenu en échange. Tel est le salariat, relation fondatrice de l’entreprise, relation structurellement inégale qui repose sur la dépendance du salarié à l’égard de son employeur et permet donc à celui-ci d’exploiter ceux qu’il emploie, autrement dit de leur donner moins que ce qu’il reçoit d’eux. Sur le fond, rien de nouveau par rapport à l’esclavage ou au servage, comme le soulignait Marx :

Le capital n’a point inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production ([1867] 1963 : 791).

9Le salariat est simplement une forme d’exploitation qui ne dit pas son nom, le salarié étant réputé libre de vendre sa force de travail à qui il veut. Mais, il s’agit d’une liberté formelle, d’une liberté de façade :

Premièrement, le travailleur doit être une personne libre, dis­po­sant à son gré de sa force de travail comme de sa marchan­dise à lui ; secondement, il doit n’avoir pas d’autre marchandise à vendre, être, pour ainsi dire, libre de tout, complè­tement dépourvu des choses nécessaires à la réalisation de sa puissance travailleuse (Marx, [1867] 1963 : 717).

10En somme, il reste privé d’une liberté essentielle : celle de ne pas avoir à travailler pour quelqu’un d’autre et à contribuer à son enrichissement. Il est condamné en outre à devoir acheter des marchandises pour assurer sa subsistance. « Sa vie – notre vie à tous – est doublement aliénée : elle n’est pas seulement faite de travail sans fruit mais aussi de fruits obtenus sans travail » (Anders, [1956] 2002 : 229).

11Ce travailleur exploité et aliéné a fini pourtant par bénéficier, au moins en principe, des droits consignés dans la Charte internationale des droits de l’homme, ratifiée par les pays membres de l’Organisation des Nations Unies. N’est-ce pas contradictoire ? Il faut y voir, dans une perspective dialectique, l’une des conséquences des mouvements de révolte suscités par les formes d’exploitation extrêmes pratiquées par l’entreprise industrielle du xixe siècle et du début du xxe siècle. Le droit de vote, le droit de se syndiquer et la liberté d’expression, le droit à une assurance contre le chômage et la maladie, le droit à la retraite et à l’aide sociale, le droit au repos et aux congés payés ne sont pas l’expression d’une quelconque générosité de la part des bourgeoisies occidentales, mais d’abord et avant tout le fruit de luttes, souvent violentes. Et c’est bien parce que ces luttes menaçaient le bon déroulement du processus d’ac­cumulation qu’elles ont abouti à la reconnaissance de ces « droits de l’homme ». Par ailleurs, les concessions offertes au prolétariat ont permis de soutenir le taux de profit des entreprises, en donnant les moyens à cette classe de producteurs de devenir également une classe de consommateurs. Telle est la raison d’être de ce que l’on a appelé depuis le compromis fordiste. Au total, en entérinant ces droits fondamentaux, les États occidentaux ont stabilisé « l’Entreprise-monde » et finalement conforté le pouvoir des propriétaires des moyens de production. La cage n’a pas disparu pour les salariés, mais elle est devenue nettement plus confortable, donc plus acceptable. L’institution étatique a ainsi parfaitement rempli sa fonction de « comité chargé de gérer les affaires communes de la classe bourgeoise », comme le disaient Marx et Engels ([1848] 1976 : 34).

12Pourquoi, plus d’un demi-siècle après la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), observe-t-on une nette régression de ces droits, comme le soutient la Ligue dans son rapport ? À partir des années 1960, les entreprises ont vu leur taux de profit décliner. Le virage néolibéral pris par les États occidentaux à partir de l’élection de Margaret Thatcher en 1979 a visé notamment la relance du processus d’accumulation, en tentant d’éliminer tout ce qui pouvait y faire obstacle. Concrètement, cette straté­gie a consisté, d’une part, à faciliter la circulation du capital (ouverture des frontières, marchéisation de la finance, délocalisation de la production, flexibilisation de la main-d’œuvre, etc.) et, d’autre part, à en protéger l’inté­grité (allègements et abris fiscaux en tous genres, mesures anti-inflationnistes, extension et renforcement du droit de propriété, aide à l’embauche, etc.). On le sait aujourd’hui, même si l’on pouvait s’en douter au départ, ces mesures ont été incroyablement bénéfiques à une petite frange de la population de nos sociétés – le fameux 1 %. Du côté des salariés, on a vu apparaître le chômage de masse, causé entre autres par la baisse de compétitivité des entreprises occidentales, l’introduction d’une nouvelle génération de machines (électroniques/informatiques) permet­tant d’importantes économies de main-d’œuvre, puis le mouvement de délocalisation des entreprises industrielles vers des pays « en voie de déve­loppement ». L’énorme « armée de réserve » qui s’est formée de la sorte a permis à la classe dominante d’imposer à celles et à ceux qui avaient le privilège d’être encore employés des concessions très importantes, à com­mencer par la stagnation ou la baisse des salaires réels et la fragilisation du « filet social » mis en place au début des Trente Glorieuses. Les choses ne se sont pas arrangées ensuite malgré la relance de l’accumulation de capital, car celui-ci n’a que très partiellement été réinvesti dans des acti­vités productives créatrices d’emplois. La bourgeoisie a privilégié plutôt une forme d’accumulation par « dépossession » (Harvey, 2013), qui consiste fondamentalement à prendre le contrôle de toutes sortes de choses utiles aux humains pour leur en faire payer l’usage. C’est le cas par exemple des droits de propriété intellectuelle, des services de santé et d’éducation ou plus simplement encore de la monnaie. S’est développé ainsi au cours des dernières décennies une sorte de capitalisme rentier, qui parvient jusqu’à un certain point à produire de l’argent sans produire de marchandises. Comme le dit David Harvey, « si vous pouvez gagner de l’argent seulement en étant propriétaire de brevets, si vous pouvez gagner des bons retours sur capital sans employer aucune main-d’œuvre, pour­quoi s’embêter à produire ? » (2013 : 4). Évidemment, pour la classe d’êtres humains « qui ne vivent qu’à la condition de trouver du travail et qui n’en trouvent que si leur travail accroît le capital » (Marx et Engels, [1848] 1976 : 39), cette situation ne peut que les fragiliser davantage. Elle les condamne en fait pour la plupart à l’endettement perpétuel, autre forme de dépendance radicale, en comparaison de laquelle la condition sa­lariale des années 1960 et 1970 fait presque figure de sinécure (Lazzarato, 2011).

Démanteler la machine à produire de l’argent

13Fondée sur l’instrumentalisation des êtres humains, l’entreprise représente dans son principe même une menace pour les droits de l’homme Le langage qu’elle utilise aujourd’hui pour nommer ceux qu’elle emploie n’est-il pas d’ailleurs la négation de cette « dignité inhérente à la personne humaine » réaffirmée par la Charte internationale des droits de l’homme ? Parler de « ressources humaines » ou de « capital humain » revient à consi­dérer les humains avant tout comme des moyens. Que les droits de la personne aient pu être relativement respectés dans les principales sociétés occidentales pendant les deux ou trois décennies qui ont suivi leur procla­mation en 1948 n’y change rien. Comme nous l’avons souligné, les entreprises avaient alors un intérêt aussi bien politique qu’économique à adopter cette attitude respectueuse. Lorsque celle-ci est devenue trop coûteuse, elle a tout simplement été abandonnée, avec le soutien il est vrai d’une grande partie des salariés. Enrichis par les Trente Glorieuses, mais oublieux des luttes passées auxquelles ils devaient cette bonne fortune, nombre d’entre eux ne réclamaient plus alors que « la sécurité dans les jouissances privées » (Constant, 1819) ; d’où les élections de Margaret Thatcher, Ronald Reagan et de leurs nombreux disciples. Quarante ans plus tard, les conséquences du virage néolibéral s’avèrent désastreuses pour les droits de l’homme. Aucun changement fondamental cependant n’est à déplorer. Simplement, l’« entreprisation » (Solé, 2008) de nos sociétés s’est intensifiée et l’« Entreprise-monde » se révèle telle qu’en elle-même. Comme le dit fort bien la Ligue, « [u]n ordre fondé sur des préoccupa­tions étrangères à la dignité humaine dévoile ici sa vraie nature. L’être humain n’y a pas de droits inhérents ; seulement des besoins en tant que producteur/consommateur ou utilisateur/payeur » (LDL, 2013 : 37).

14Quiconque est soucieux des droits de la personne devrait donc souhaiter l’abolition de l’entreprise et la transformation radicale de ce monde dont elle constitue la principale force organisatrice. Ce projet peut d’ailleurs se réclamer de l’article 28 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet. » Mais, com­ment concrètement en finir avec l’entreprise dans le respect des droits de l’homme ? Le but de l’opération doit consister à empêcher la réalisation de ce que Marx a appelé le mode de circulation capitaliste, schématisé par la formule A-M-A’. En d’autres termes, l’accumulation illimitée de capital doit cesser d’être une possibilité pratique, et cela parce qu’elle suppose non seulement l’exploitation des êtres humains, mais aussi la destruction de leur « maison ». La planète Terre reste à ce jour le seul espace habitable par l’espèce humaine dans l’univers. Or, produire toujours plus de marchandises pour obtenir toujours plus d’argent implique la dégradation de cet habitat, sous deux formes : l’épuisement de plusieurs de ses com­posantes essentielles et la production de déchets qui le rendent malsain (Meadows, Meadows et Randers, 2013). Disons que le garde-manger se vide, tandis que la poubelle déborde toujours plus. Indéfen­dable sur le plan moral à l’égard des autres espèces vivantes (notamment les espèces sensibles), cette détérioration de la nature menace l’avenir de l’humanité et constitue donc en elle-même une violation des droits de la personne. On peut certes tenter d’atténuer la destruction en cours, mais celle-ci se poursuivra inexorablement tant que la circulation capitaliste ne sera pas interrompue (Jackson, 2010 ; Abraham, 2012). Le projet d’un « déve­loppement durable » permettra au mieux de polluer moins pour polluer plus longtemps… Cela dit, l’oïkos des humains, ce sont aussi les sociétés qu’ils forment avec leurs semblables et sans lesquelles il n’y a pas d’huma­nité possible. La dynamique du capital tend également à les fragiliser, dans la mesure où elle repose sur une mise en concurrence généralisée de tous les êtres humains. Nous vivons ainsi de plus en plus dans des « dissociétés », proprement inhumaines (Généreux, 2008).

15Par ailleurs, la circulation capitaliste a fini par acquérir une forme d’autonomie à l’égard de ses créateurs. La machine à produire de l’argent fonctionne comme un automate. Elle impose aujourd’hui sa logique à chacun d’entre nous, que nous le voulions ou non.

Le puritain voulait être un homme besogneux – et nous sommes forcés de l’être, [disait il y a un siècle déjà Max Weber]. Car lorsque l’ascétisme se trouva transféré de la cellule des moines dans la vie professionnelle et qu’il commença à dominer la moralité séculière, ce fut pour participer à l’édifi­cation du cosmos prodigieux de l’ordre économique moderne. Ordre lié aux conditions techniques et économiques de la pro­duction mécanique et machiniste qui détermine, avec une force irrésistible, le style de vie de l’ensemble des individus nés dans ce mécanisme – et pas seulement de ceux que concerne di­rectement l’acquisition économique. Peut-être le déterminera-t-il jusqu’à ce que la dernière tonne de carburant fossile ait achevé de se consumer. Selon les vues de Baxter, le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints qu’à la façon d’« un léger manteau qu’à chaque instant l’on peut rejeter ». Mais la fatalité a transformé ce manteau en une cage d’acier ([1904] 1964 : 249-250).

16Tant que nos vies sont soumises à la circulation capitaliste, à la « loi de la valeur », selon l’expression de Marx, prétendre que nous sommes des êtres libres relève de l’imposture ou de la mauvaise foi.

17Comment alors libérer pour de bon les humains et établir les conditions d’une égalité réelle entre eux ? Il faut les émanciper de l’emploi salarié, cette activité « que l’on exerce pour le compte d’un tiers, en échange d’un salaire, selon des formes et des horaires fixés par celui qui vous paie, en vue de fins que l’on n’a pas choisies soi-même » (Gorz, 1980 : 7). Pour ce faire, on doit supprimer ce qui la rend nécessaire : le monopole des moyens de production par une minorité, qui implique pour le plus grand nombre de travailler (ou d’espérer travailler, comme c’est de plus en plus le cas aujourd’hui) au profit de cette minorité. Il faut donc que chacun ait accès directement, en fonction de ses besoins propres et des moyens disponibles, à ces « choses nécessaires à la réalisation de sa puissance travailleuse », comme le disait Marx (Marx, [1867] 1963 : 717). Ainsi, les humains ne seront plus contraints pour vivre d’aller vendre leur force de travail sur le marché, donc de renoncer à la fois à la liberté et à l’égalité. Leur travail ne servira plus à valoriser le capital, mais à satisfaire leurs propres fins. Le moteur de la machine à produire de l’argent s’arrê­tera en somme, et avec lui par la même occasion la destruction en cours de notre planète. La nécessité de respecter un partage équitable des moyens d’existence entre les humains est en elle-même une limite à l’accumulation de ces moyens, donc à la force productive que nous pouvons mobiliser, donc à nos capacités de destruction des « ressources naturelles ». Contrai­re­ment à ce que tente d’imposer l’idéologie libérale, les besoins humains ne sont pas illimités. « L’homme ne désire pas “par nature” gagner de plus en plus d’argent, mais il désire, tout simplement, vivre selon son habitude et gagner autant d’argent qu’il lui en faut pour cela » (Weber, [1904] 1964 : 61). L’entreprise requiert que nous consommions sans arrêt et utilise pour ce faire des outils tels que la publicité, le crédit ou l’obsoles­cence rapide de ses marchandises. C’est la condition pour que s’accom­plisse le processus d’accumulation capitaliste qui, lui, est effectivement illimité dans son principe : « La circulation de l’argent comme capital possède […] son but en elle-même ; car ce n’est que par ce mouvement toujours renouvelé que la valeur continue à se faire valoir. Le mouvement du capital n’a donc pas de limite » (Marx, [1867] 1963 : 698). Libérés de la tyrannie de la « loi de la valeur », les humains n’auraient plus de raison de surproduire, et par conséquent de démolir leur habitat terrestre (naturel et social), à condition bien sûr que les moyens d’existence demeurent répartis équitablement entre eux.

Repenser les droits de l’homme

18Défendre la liberté et l’égalité, les deux valeurs fondatrices des droits de la personne ainsi que la possibilité pour l’espèce humaine de poursuivre son aventure terrestre, suppose donc d’en finir avec l’entreprise. Mais, pour ce faire, il faudrait aussi, paradoxalement, remettre en question certains des droits essentiels contenus dans la Charte internationale des droits de l’homme. En effet, force est de constater que rien dans cette charte ne contredit l’existence de l’entreprise. Les trois textes qui la constituent légitiment au contraire cette organisation et en protègent les conditions de possibilité.

19L’emploi salarié n’est pas considéré par la Déclaration universelle des droits de l’homme comme une forme de servitude (article 4, DUDH) ou de traitement dégradant (article 5, DUDH), mais comme un droit essentiel (article 23, DUDH). Certes, le texte parle d’un droit au « travail » au sens large du terme, mais c’est bien à l’emploi salarié que renvoient en priorité ses rédacteurs :

Article 23
1. Toute personne a droit au travail, au libre choix de son tra­vail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage.
2. Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal.
3. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale.
4. Toute personne a le droit de fonder avec d’autres des syndi­cats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

Article 24
Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés payés périodiques.

20L’emploi salarié ne pose donc en lui-même pas de problème dans la perspective des droits de la personne. Il s’agit simplement d’interdire certains abus caractéristiques de ce rapport social fondateur de l’entre­prise, jamais de le remettre en question. En somme, seule l’exploitation excessive est condamnée, mais pas l’exploitation en tant que telle. Il faut dire que la Déclaration universelle des droits de l’homme considère comme un droit fondamental ce qui rend possible cette exploitation : la propriété privée.

Article 17
1. Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété.
2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété.

21Il ne s’agit pas, il est vrai, d’un droit absolu (Golay et Cismas, 2009). L’intérêt général peut justifier d’imposer des limites à son exercice (moyennant indemnité), mais dans son principe, la propriété est bel et bien considérée comme un droit essentiel pour tout être humain. Cela signifie qu’il est légitime pour n’importe lequel d’entre nous de revendi­quer le contrôle exclusif de biens utiles à la vie humaine, c’est-à-dire le droit de jouir de ces biens sans avoir à les partager avec autrui (usus), le droit d’en recueillir les fruits sans même utiliser ces biens (fructus) et le droit de les donner, de les détruire ou de les vendre, selon notre seule volonté (abusus). Or, ce droit est la condition de possibilité primordiale de l’entreprise et de la circulation capitaliste A-M-A’, dont nous avons tenté de montrer qu’elles étaient la cause fondamentale des violations des droits de la personne dénoncées par la Ligue.

22Voici le paradoxe : un droit de l’homme – la propriété – rend possi­ble un phénomène social – l’entreprise – qui tend à nier d’autres droits de la personne, à commencer par le plus important d’entre eux, le droit à la vie. Plusieurs avant nous ont souligné cette contradiction interne aux droits de l’homme, dont Pierre-Joseph Proudhon, qui écrivait en 1840 dans son célèbre Qu’est-ce que la propriété ? :

Si le droit de vivre est égal, le droit de travailler est égal, et le droit d’occuper encore égal. Des insulaires pourraient-ils, sans crime, sous prétexte de propriété, repousser avec des crocs de malheureux naufragés qui tenteraient d’aborder sur leur côte ? L’idée seule d’une pareille barbarie révolte l’imagination. Le propriétaire, comme un Robinson dans son île, écarte à coups de pique et de fusil le prolétaire que la vague de la civilisation submerge, et qui cherche à se prendre aux rochers de la pro­priété. Donnez-moi du travail, crie celui-ci de toute sa force au propriétaire ; ne me repoussez pas, je travaillerai pour le prix que vous voudrez. – Je n’ai que faire de tes services, répond le propriétaire en présentant le bout de sa pique ou le canon de son fusil. – Diminuez au moins mon loyer. – J’ai besoin de mes revenus pour vivre, – Comment pourrai-je vous payer, si je ne travaille pas ? – C’est ton affaire. Alors l’infortuné prolétaire se laisse emporter au torrent, ou, s’il essaie de pénétrer dans la propriété, le propriétaire le couche en joue et le tue ([1840] 1966 : 43).

23Les milliers d’êtres humains qui meurent aujourd’hui en tentant de franchir, par tous les moyens, les frontières des pays occidentaux dans l’espoir d’y vendre leur force de travail confèrent à ces mots une terrible actualité. Mais, la métaphore de Proudhon s’applique parfaitement aussi au cas des humains du futur qui ne pourront voir le jour ou qui mourront du fait de la destruction en cours de l’oïkos humain par l’entreprise, légitimée par notre « droit fondamental » à la propriété.

24Pour Marx, ce droit constituait en fait le cœur des droits de l’homme proclamés en 1789 et en 1793 en France (Lacroix et Pranchère, 2012 : 447). Il consacrait la domination de la classe bourgeoise et son rapport au monde :

Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa fortune et d’en disposer « à son gré », sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société ; c’est le droit de l’égoïsme. C’est cette liberté individuelle, avec son application, qui forme la base de la société bourgeoise. Elle fait voir à chaque homme, dans un autre homme, non pas la réalisation, mais plutôt la li­mi­tation de sa liberté. Elle proclame avant tout le droit « de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie » (Marx, [1843] 1968 : 23).

25En garantissant le droit de propriété, les droits de l’homme garantis­sent la liberté de l’entreprise, mais aussi la liberté liée de s’approprier les marchandises qu’elle produit, avec tous les problèmes que cela peut poser aujourd’hui sur le plan écologique, donc sur le plan du droit à la vie des gé­nérations futures. Dans la mesure où les droits de la personne permettent en principe à tous les humains sur terre aujourd’hui d’acquérir, par exemple, une automobile, ils légitiment paradoxalement la destruction de notre habitat terrestre et rendent ainsi possible une catastrophe écolo­gique qui s’annonce désastreuse pour l’espèce humaine. Pour cette raison et celle qui précède, on peut dire du droit de propriété qu’il porte en lui quelque chose d’inhumain, ou en tout cas de contraire au respect de la dignité humaine.

26Au nom de ce nécessaire respect de l’être humain, il y a donc de solides motifs d’en appeler à la suppression du droit de propriété. On en revient ainsi à la proposition centrale du Manifeste du parti communiste, mais pour aussitôt s’en démarquer. La solution en effet n’est pas du côté de la propriété collective. Réalisée, partiellement il est vrai, dans le cadre du « socialisme réellement existant », celle-ci n’a pas permis l’abolition du salariat, mais a rendu possible au contraire une forme de capitalisme d’État qui, on le sait, n’a rien eu à envier au capitalisme libéral en matière de violation des droits de l’homme… C’est l’idée même de propriété qu’il faut remettre en question, et avec elle la conception de la liberté et de l’égalité que l’on trouve au fondement de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Sous réserve d’un travail plus poussé qu’il nous reste à effectuer sur ces questions aussi vastes que compliquées, on peut suggérer que la solution se trouve du côté de ce que Proudhon appelait la posses­sion, forme de propriété essentiellement restreinte au jus usus, au droit d’usage, mais excluant le jus abusus, le droit d’abuser de la « chose » pos­sédée, c’est-à-dire d’en être le « maître absolu », le « souverain arbitre » (Bischoff, 2011 : 84).

27Ce droit d’usage, conditionné à l’« occupation » effective, en vertu du principe zapatiste selon lequel la terre appartient à ceux qui la travaillent, devrait être reconnu et garanti à tout être humain, au nom du droit à la vie. Cela implique notamment, comme le faisait remarquer Proudhon, que les possessions de chacun varient en fonction de ses besoins essentiels et des besoins des autres :

L’homme a besoin de travailler pour vivre : par conséquent il a besoin d’instruments et de matériaux de production. Ce besoin de produire fait son droit : or ce droit lui est garanti par ses sem­blables, envers lesquels il contracte pareil engagement. Cent mille hommes s’établissent dans une contrée grande comme la France, et vide d’habitants : le droit de chaque homme au capital territorial est d’un cent millième. Si le nom­bre des possesseurs augmente, la part de chacun diminue en raison de cette augmentation, en sorte que si le nombre des habi­tants s’élève à 34 millions, le droit de chacun sera d’un 34 mil­lionième. Arrangez maintenant la police et le gouverne­ment, le travail, les échanges, les successions, etc., de manière que les moyens de travail restent toujours égaux et que chacun soit libre, et la société sera parfaite ([1840] 1966 : 48).

28Pour viser sinon la perfection, au moins des sociétés plus justes, plus émancipatrices et plus soutenables, il faudrait que l’usage et l’allocation de ces possessions soient décidés de manière rigoureusement démocratique, avec le souci de donner droit de cité aux générations futures. À l’heure actuelle, c’est essentiellement l’entreprise qui décide ce qui doit être produit, pour qui et pour quels usages. Il est essentiel que cette décision soit l’affaire de tous ceux et celles qui sont directement touchés par ces trois questions.

29Dans le fond, pour en finir avec l’« Entreprise-monde », la solution n’est pas de se défaire de la Charte internationale des droits de l’homme. Il s’agit plutôt en réalité de renforcer, en les transformant, ces droits dont la portée a été jusqu’ici au mieux défensive (Castoriadis, 1996 : 235-236) et qui ont de fait autorisé l’entreprisation de monde. Le droit de propriété doit être aboli, mais pour garantir à chaque humain un droit d’usage sur les moyens dont il a besoin pour vivre décemment. Si cette garantie est effective, plus personne alors ne se retrouvera dans l’obligation d’aller vendre sa force de travail sur le marché. Ainsi disparaîtra le salariat, « condition du capital », comme le disaient Marx et Engels ([1848] 1976 : 46). Cette disposition essentielle implique du même coup une modifica­tion profonde du droit à l’égalité : elle permet de tendre vers une égalité réelle, une égalité de conditions, et non plus seulement cette égalité devant la loi (article 7, DUDH) qui a contribué à justifier le salariat en dépit de l’inégalité structurelle de ce rapport social. Par ailleurs, la liberté qu’il s’agit de reconnaître aux humains ne doit plus être seulement « la sécurité dans les jouissances privées » (Constant, 1819) et la possibilité de se mêler aux affaires publiques à l’occasion d’« élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote » (article 21, DUDH). Contre cette conception libérale de la liberté, finalement très étroite et indifférente à l’indispensable cohésion de nos sociétés (Freitag, 2011), l’objectif doit être de permettre aux humains de reprendre véritablement le contrôle de leur existence en se donnant collec­tivement leurs propres lois, ce qui suppose un retour à la démocratie réelle, contre les formes d’aristocraties électives que nous subissons actuellement. L’enjeu est celui de l’autonomie politique, au sens plein du terme. Enfin, cette révolution démocratique aura d’autant plus de chances d’aboutir à des sociétés respectueuses de la dignité de l’être humain que le demos considéré comprendra non seulement les humains du futur, mais aussi les autres êtres vivants, en particulier ceux d’entre eux qui partagent avec nous une même sensibilité. En somme, c’est sans doute aussi en cessant d’être purement anthropocentriques que les droits de l’homme atteindront plus aisément leur objectif.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Yves-Marie Abraham, « Réviser les droits de l’homme pour protéger l’humanité »Éthique publique [En ligne], vol. 16, n° 2 | 2014, mis en ligne le 19 janvier 2015, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/1561 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.1561

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Auteur

Yves-Marie Abraham

Professeur à HEC Montréal, Yves-Marie Abraham enseigne et mène des recherches dans le domaine de la sociologie de l’économie. Ses travaux sur les fondements sociaux de la réalité économique l’ont amené à s’intéresser de près à l’« objection de croissance », dont il est devenu un partisan convaincu. Il a notamment dirigé la publication de Décroissance versus déve­loppement durable chez Écosociété (2011) et créé à HEC l’un des pre­miers cours universitaires sur la décroissance soutenable.

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