1Les sociétés contemporaines font face à des défis économiques et écologiques majeurs. Des défis économiques d’abord. Les effets de la crise financière de 2008 ne cessent de se faire ressentir dans les économies occidentales, où de plus en plus de signaux indiquent l’entrée de celles-ci dans une période de stagnation prolongée. En Europe comme en Amérique du Nord, le coût exorbitant de la dernière crise a plombé les finances publiques, ce qui se traduit aujourd’hui par des politiques d’austérité budgétaire minant les chances d’une relance durable de l’économie par des investissements publics. Les conséquences de longue portée des vagues de libéralisation et de déréglementation des marchés financiers des années 1980-1990 se font aujourd’hui pleinement sentir dans les États, au moment où les capacités d’action publique sur l’économie sont en redéfinition. Alors que nombre de pays sont traversés par des tensions sociales générées par le délabrement de leur économie, de plus en plus de voix s’élèvent pour contester le cadre actuel d’organisation des rapports économiques, où prévalent massivement les discours et les intérêts des organisations financières (Morin, 2014).
2Des défis écologiques ensuite. Le plus récent rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) le confirme : malgré les traités, les conventions et les accords signés au cours des vingt dernières années concernant la réduction de l’empreinte écologique de l’humanité, aucune inflexion décisive n’a été donnée au modèle de croissance productiviste, qui s’étend désormais aux quatre coins de la planète. Fortement dépendant de l’utilisation des combustibles fossiles, ce modèle énergivore et à haute intensité carbonique doit faire face à l’existence de seuils écologiques et climatiques critiques, dont le franchissement entraînerait de graves conséquences pour la biosphère et l’humanité (Jackson, 2009 ; Stern, 2006). À ce sujet, le GIEC souligne que les émissions de gaz à effet de serre devront diminuer de 50 à 85 % à l’échelle mondiale d’ici 2050 pour éviter de trop dépasser une hausse de la température moyenne de surface de la Terre de plus de deux degrés par rapport à la période préindustrielle. Un dépassement important de plus de deux degrés entraînerait des effets délétères substantiels sur plusieurs systèmes écologiques de la planète, susceptibles d’accroître de façon considérable le nombre d’événements naturels catastrophiques (GIEC, 2014).
3C’est dans ce contexte marqué par des défis économiques et écologiques inédits que des initiatives d’envergure se déploient depuis peu dans certains États occidentaux pour amorcer une grande transition visant la reconversion de notre économie vers des infrastructures, des procédés et un mode de vie plus adaptés aux limites écologiques (Favreau et Hébert, 2012 ; Lipietz, 2012). Le développement d’infrastructures énergétiques vertes, l’électrification des transports, le réaménagement raisonné du territoire, le design durable et écologique de l’habitation, les projets d’agriculture écologiquement intensive constituent autant d’initiatives qui concrétisent cette transition selon différentes modalités.
4Les obstacles rencontrés sur la voie de cette transition sont cependant légion, et la question de son financement n’est pas la moindre. Les grandes organisations internationales et les gouvernements des États occidentaux n’ont que tout récemment commencé à se pencher sur cette question (Virlouvet, 2013 ; CEDD, 2011). Il se trouve en effet que ces changements d’envergure vont nécessiter d’importants investissements, dans la mesure où ils impliquent notamment une reconversion des infrastructures énergétiques et industrielles visant à diminuer substantiellement l’empreinte écologique des sociétés. Or, dans le contexte actuel, les États ne pourront à eux seuls effectuer de tels investissements ; l’apport de nouveaux bassins de capitaux est donc nécessaire.
5À cet effet, des innovations sociales concernant cet aspect stratégique de la transition écologique sont en cours d’élaboration. Elles visent plus particulièrement à mobiliser une partie de l’épargne salariale – en particulier l’épargne de long terme pour la retraite dans les fonds de placement et les fonds de pension, qui fait partie des outils « méconnus » de financement de la transition (Bourque et Laplante, 2011 ; L’Italien, Hanin et Bourque, 2013). Cette épargne capitalisée représente un immense réservoir d’actifs, dont la finalité est d’assurer la sécurité financière à la retraite des travailleurs. Ce sont précisément les modalités d’allocation de cette source de capitaux, ainsi que les circuits de valorisation qu’ils empruntent, qui font l’objet d’une réflexion de plus en plus poussée un peu partout dans les pays industrialisés (OCDE, 2011 ; CEDD, 2011). Au Québec, la réflexion sur ces innovations en est à ses débuts, mais elle peut tirer profit des avancées réalisées notamment sur le terrain de la finance socialement responsable (FSR) (Lacroix et Marchildon, 2013), qui est un terreau fertile pour thématiser pareil enjeu. Ce paradigme de gestion financière a ouvert, au cours des dernières années, de nouvelles perspectives de développement susceptibles de soutenir la transition écologique dans les pays industrialisés.
6Nous souhaitons dans le présent article donner les grandes lignes d’une réflexion en cours sur le financement de la transition écologique, en nous attardant plus précisément sur les enjeux associés à la contribution des bassins d’épargne capitalisée à cette tâche. Nous présenterons la contribution de deux modalités complémentaires de canalisation et de gestion de cette épargne. L’objectif ici est de tracer un portrait général des actifs disponibles, ainsi qu’une esquisse des supports institutionnels potentiels susceptibles d’enclencher la transition sur une grande échelle. En conclusion, nous soulignerons quelques éléments de réflexion sur cette question portant sur un enjeu majeur pour le xxie siècle.
7Dans son ouvrage La fin de l’abondance (2013), John M. Greer constate que le modèle de croissance actuel fait face à des crises majeures, qui remettent en cause aussi bien sa viabilité que sa légitimité. Données à l’appui, il montre que ce modèle de croissance rencontre des limites matérielles d’envergure, qui touchent les dimensions écologique et économique de sa reproduction. Ce constat recoupe celui de nombreux observateurs (Meadows, 2013 ; Lipietz, 2012 ; Stern, 2006 ; Tanuro, 2012). Selon la plupart d’entre eux, la dépendance qu’ont développée les sociétés industrialisées à l’égard de l’utilisation massive de l’énergie fossile à bon marché est l’un des principaux facteurs responsables de la crise écologique actuelle, en plus de générer des coûts économiques croissants pour la société (Perreault et Bourque, 2014). Pour cette raison, de plus en plus de groupes sociaux, voire des sociétés entières souhaitent s’émanciper de cette forme d’énergie et enclencher une reconversion de leur économie. C’est la raison pour laquelle nous nous centrerons ici sur cet aspect central de la transition écologique, sachant que ce processus recoupe des transformations sociales en cours débordant largement l’enjeu d’une sortie des énergies fossiles.
8Cet enjeu est particulièrement présent en Europe, où certains États ont amorcé un processus de transition de leur base énergétique et industrielle. Ainsi, la Suède a récemment décidé d’éliminer le pétrole de son portefeuille énergétique d’ici 2030, une décision qui s’est accompagnée d’une politique industrielle ambitieuse visant le positionnement du pays dans l’innovation énergétique verte (Commission on Oil Independence, 2006). L’Allemagne, quant à elle, a entrepris le plus vaste plan de développement économique depuis la Deuxième Guerre mondiale, en investissant 263 milliards de dollars dans l’énergie propre, un effort plus important que le plan Marshall et la reconstruction du pays après la guerre. La fermeture des 17 centrales nucléaires du pays d’ici 2022, soit 20 % de la consommation électrique, représente un effort considérable pour accélérer le virage vert de sa base énergétique (Lipietz, 2012).
9Si ces deux exemples montrent qu’une transition écologique est actuellement en chantier, la question de son financement s’avère déterminante, dans la mesure où le changement de base énergétique impliquera des investissements colossaux. Ainsi, pour le Québec, si l’on utilise la règle simple du 1 % du PIB proposée par Nicholas Stern (2006) comme une première approximation du coût de la transition, le Québec doit envisager un coût d’environ 90 à 100 milliards de dollars sur une période de 20 ans, selon les hypothèses portant sur la croissance future de l’économie québécoise (Bourque et Laplante, 2011). Plus récemment, le Programme des nies pour l’environnement (PNUE, 2011) a plutôt suggéré qu’il faudrait investir 2 % du PIB pour réaliser les investissements requis. Le rapport Stern (2006) l’a affirmé de différentes manières : plus long sera le temps pris pour amorcer ces changements importants, plus lourde sera la dette économique et écologique à assumer.
10Ces sommes d’argent, très importantes, impliquent de définir la nature du financeur de la transition : avec quels capitaux et selon quelles modalités cette transition sera-t-elle financée ? Il est naturel, pour ainsi dire, de braquer d’abord les projecteurs sur les États, qui ont amorcé les grands travaux de modernisation des infrastructures au xxe siècle. Or, il n’est pas évident que ce sont ces institutions qui soutiendront l’essentiel de l’effort financier pour les années à venir. Dans une économie fragilisée par les effets de la crise financière de 2008, les finances publiques sont exsangues. Les charges financières associées aux plans de sauvetage des acteurs bancaires ont littéralement asséché le Trésor public (Morin, 2011). Non seulement la plupart des États occidentaux déploient-ils aujourd’hui des politiques d’austérité budgétaire qui découragent les investissements publics, mais aussi ils recourent de plus en plus à des emprunts sur les marchés financiers. Dans certains cas, le mur de l’endettement public est tel que l’essentiel des efforts déployés par les gouvernements porte sur le maintien de leur solvabilité. À défaut de constater une reconfiguration importante des rapports entre l’État et les marchés qui pourrait entraîner l’émergence d’un keynésianisme vert » à grande échelle (Lipietz, 2012), les regards se tournent maintenant vers les grands bassins de capitaux, sous la gestion de grandes organisations financières, pour soutenir la transition.
11Or, les transformations des cadres de régulation macroéconomique ont substantiellement renforcé les stratégies financières conventionnelles de ces organisations, qui ne semblent pas « naturellement » portées à financer la transition écologique. Ces transformations, qui ont jeté les bases d’une configuration financiarisée du capitalisme, placent aujourd’hui les conventions financières au cœur de la régulation d’ensemble des économies « réelles » (Clain et L’Italien, 2011 ; Pineault, 2012). L’un des effets les plus délétères de cette financiarisation réside dans l’élévation de la norme de rendement financier, laquelle réduit de manière directe les occasions d’investissement (Cordonnier et al., 2013 ; Bourque, 2013). Ainsi, le coût soutenu par la société pour ce surcoût du capital se traduit par des projets de développement dont l’utilité écologique, économique et sociale est réelle, mais qui ne verront probablement pas le jour parce qu’ils ne souscrivent pas aux exigences de rendement financier du moment. Malgré la crise financière de 2008, qui a montré les limites d’une approche « standard » de la finance, les grandes institutions financières ne semblent pas encore souhaiter revoir leur paradigme et financer la transition : les taux de rentabilité de l’investissement sont, en effet, trop longs ou trop faibles pour intéresser ces acteurs orientés vers des rendements financiers très élevés.
12Puisque les grandes organisations financières privées gérant des pans importants de l’épargne des salariés ne s’engageront vraisemblablement pas, à court terme, dans le vaste chantier de la transition écologique, la question de son financement est une occasion privilégiée pour penser des innovations sociales visant à canaliser l’épargne salariale vers des projets à impacts écologiques, économiques et sociaux (Bourque et Laplante, 2011 ; L’Italien, Hanin et Bourque, 2013). Ayant par définition une finalité de long terme, l’offre de cette épargne détient en effet des caractéristiques qui sont celles de la demande de financement pour la transition, elle aussi associée à une finalité de long terme. Elles sont, pour ainsi dire, faites l’une pour l’autre. Et ce, d’autant plus que l’épargne-retraite jouit généralement de mesures fiscales extrêmement généreuses de la part des gouvernements, dont les coûts sont particulièrement élevés pour les finances publiques.
13Parmi toutes les catégories d’actif susceptibles d’être mobilisées, celle des caisses de retraite semble la plus apte à jouer un rôle-clé dans la transition écologique et énergétique. Les caisses de retraite, qu’elles soient publiques ou privées, représentent le chaînon faible de la financiarisation de l’économie, ou vues sous un autre angle, le chaînon fort d’une épargne salariale ayant des finalités ancrées dans les enjeux du xxie siècle. Avec la crise financière de 2008, pendant laquelle l’industrie des services financiers a montré de graves dysfonctionnements, les représentants des déposants et certains gestionnaires de caisses de retraite ont soulevé plusieurs questions relatives au cadre d’allocation de ces capitaux. Les stratégies, mais aussi les finalités mêmes du placement « conventionnel » de l’épargne-retraite ont été remises en question à des degrés variables, ce qui a ouvert la porte à d’autres manières d’administrer ce capital. Du point de vue des gestionnaires de caisses, cela s’est traduit de deux manières principales : par le recours à des véhicules de placement associés à des enjeux écologiques et économiques particuliers, mais aussi par l’exigence de faire prévaloir l’intérêt à long terme des participants aux caisses de retraite, en tenant compte de préoccupations extra financières associées à l’amélioration des conditions économiques, sociales et écologiques des milieux de vie (Bourque et Simard, 2009).
14La première manière, soit l’implantation de nouvelles pratiques de gestion des patrimoines axées sur la maximisation de l’impact écologique des investissements, est de plus en plus courante. Les liens entre les enjeux écologiques du xxie siècle et les stratégies de gestion des patrimoines sont de mieux en mieux établis et présentés aux gestionnaires de caisses et représentants des déposants. Des firmes comme Mercer (2011) ont montré que l’investissement vert permettrait à moyen et à long terme d’augmenter la résilience des patrimoines sous gestion. En investissant dans des classes d’actifs spécifiques qui diminueraient l’empreinte de carbone des économies et l’intensité des changements climatiques, les gestionnaires de fonds peuvent trouver là des occasions de placement conformes à leurs règles de gestion, en plus de contribuer à stabiliser les conditions de valorisation de leurs actifs sous gestion (OCDE, 2012). De manière générale, les investissements verts transitent par trois grands types d’actifs susceptibles de contribuer à la transition : les titres verts, les obligations vertes et les placements non traditionnels.
15D’abord, le marché des titres verts a pris beaucoup d’importance au cours des dernières années. Composantes structurelles des portefeuilles des caisses de retraite, les titres peuvent aujourd’hui être étiquetés et rassemblés pour être ciblés par des investisseurs intéressés. La création d’indices de titres verts (green equity indices) fait aussi partie de ces opérations visant à rendre plus liquide le marché des investissements verts. Il existe une gamme de plus en plus étendue d’indices boursiers pour ces investissements (FTSE 4GoodSeries, FTSE Environmental Market, Dow Jones Sustainability, etc.) et leur composition est très variable de l’un à l’autre (OCDE, 2012). Ces indices peuvent être généraux, largement capitalisés, ou encore porter sur un périmètre d’actifs sectoriels restreints, comme ceux qui contribuent à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Bref, en dépit du fait que les critères retenus pour définir ce qu’est un titre vert varient beaucoup d’un indice à l’autre, il s’agit là d’une première modalité de canalisation de l’investissement des caisses de retraite vers les initiatives de transition écologique.
16Ensuite, l’obligation verte est le second type d’actifs susceptibles d’intéresser les gestionnaires de l’épargne-retraite. Parce que cette classe d’actifs pèse lourdement dans la composition des portefeuilles dont ils ont la gestion, l’obligation verte a plusieurs caractéristiques qui coïncident avec la nature de l’actif sous-jacent. En effet, l’obligation verte se présente non seulement comme une créance dotée d’un faible niveau de risque et d’un rendement progressif sur le long terme, mais aussi comme une créance associée à un projet contribuant à une économie décarbonisée. Les effets de long terme sont donc anticipés aussi bien sur le plan de la valorisation du patrimoine que sur celui de l’amélioration des milieux de vie. Ainsi, la vaste majorité des obligations vertes circulant sur le marché sont associées à des projets de décarbonisation de l’économie, qui impliquent au premier chef le financement d’infrastructures. Selon le Climate Bond Initiative, il y avait en février 2012 des obligations vertes d’une valeur de 174 milliards de dollars sur des projets portant à diminuer les risques climatiques (OCDE, 2012). De ce montant, 119 milliards de dollars concernaient les infrastructures de transport (principalement le train) et 29 milliards de dollars des projets de production énergétique « propre ».
17Enfin, les infrastructures se présentent comme la troisième catégorie d’investissements prisés par les stratégies de placements verts. Il s’agit souvent de placements à long terme et disposant d’une courbe de rendement adaptée à la gestion de leurs encours. Ces investissements recouvrent aussi une partie des placements non traditionnels, qui comprennent les infrastructures immobilières, ainsi que les systèmes de distribution énergétique (UKSIF, 2008). Il est communément admis que les infrastructures vertes sont de deux ordres : celles qui ont de faibles émissions de carbone (production énergétique, système de transport, installations de traitement des déchets, systèmes de maintenance immobilière) et celles qui présentent de la résilience face aux changements climatiques (systèmes de distribution d’eau, construction immobilière, production énergétique).
18Nous pouvons ainsi constater que des supports institutionnels destinés à canaliser l’épargne-retraite vers des initiatives de transition écologique et énergétique sont actuellement en développement. Ceux-ci peuvent bénéficier, notamment dans le cas des obligations vertes, de l’appui des gouvernements, ce qui leur confère un attrait supplémentaire. Diminuer le risque associé à ces titres semble être, à ce titre, une voie de plus en plus empruntée par les pouvoirs publics pour contribuer au financement de la transition.
19Ces dispositifs de canalisation de l’épargne-retraite vers des investissements à impact écologique peuvent en outre bénéficier des avancées réalisées au cours des dernières années par le mouvement de la finance socialement responsable (FSR). L’intégration des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), qui sont au cœur de ce mouvement, a permis d’élargir substantiellement l’horizon d’investissement, tant sur la durée que sur le processus d’analyse des choix de placement. En prenant en considération, par exemple, l’évaluation des effets financiers des changements climatiques dans l’analyse de leurs placements (une démarche promue par les Principes pour l’investissement responsable des Nations Unies), les investisseurs institutionnels commencent ainsi à tenir compte des externalités importantes d’un modèle économique à forte intensité carbonique. Le financement de la transition écologique peut ainsi profiter du patrimoine d’expériences de la FSR, qui s’implante de plus en plus dans les milieux financiers.
20Ainsi, le plus récent portrait du placement responsable nous permet d’évaluer les actifs gérés de façon responsable à 274,5 milliards de dollars en 2013, ce qui représente 33,1 % des actifs totaux sous gestion au Québec, une augmentation de 41,3 % par rapport aux résultats de 2006 (Bourque et Bérard, 2014). À eux seuls, les actifs des caisses de retraite gérés selon les principes du placement responsable (PR) représentent 78 % des actifs totaux gérés selon les mêmes principes, alors que si on leur ajoute ceux des sociétés de gestion responsables, ils en constituent 95 %. Avec 77 % des réponses obtenues lors de l’enquête, les pratiques d’analyse ESG se situaient loin devant les pratiques d’exclusion (50 %), de l’engagement actionnarial (41 %), des fonds non traditionnels (36 %), des pratiques d’inclusion (32 %) et de l’immobilier (23 %).
21On assiste aux mêmes tendances ailleurs dans le monde. Le portrait le plus récent de la finance responsable au Canada (AIR, 2012) révèle que les actifs gérés conformément à des lignes directrices de durabilité et de responsabilité sociale au Canada ont augmenté de 16 % entre le 30 juin 2010 et le 31 décembre 2011 (passant de 517,9 milliards à 600,9 milliards de dollars). Les deux secteurs ayant connu la plus forte croissance sont les caisses de retraite ainsi que l’investissement à impact élevé (le capital de développement). Les actifs gérés par ces secteurs représentent 89 % des actifs totaux (532 milliards).
- 1 Ce portrait, le premier qui rassemble les résultats des enquêtes sur les marchés réalisées par les (...)
- 2 Un billion équivaut à 1 000 milliards.
22De son côté, la Global Sustainable Investment Alliance (GSIA) a publié un rapport sur les tendances de l’investissement durable dans le monde1, qui chiffre à au moins 13,6 billions de dollars américains2 les actifs gérés à l’échelle mondiale (Europe, États-Unis, Canada, Australie, Asie, Japon et Afrique) (GSIA, 2012). Ce rapport évalue que 89 % des actifs de la finance responsable (on utilise la notion d’investissements durables) sont gérés par des investisseurs institutionnels. Globalement, ces actifs de 13,6 billions de dollars représenteraient 21,8 % de l’ensemble des actifs gérés dans les régions couvertes par le rapport.
23Pour l’Europe (plus précisément pour les 14 pays membres d’Eurosif), on calcule que les actifs sous gestion utilisant au moins l’une ou l’autre des stratégies socialement responsables représenteraient 49 % des actifs totaux de ces pays (8,8 billions de dollars). Contrairement aux pays anglo-saxons qui se caractérisent par des systèmes de retraite principalement gérés par des organisations financières privées, on trouve en Europe continentale de grands fonds de pension universels gérés par les parties prenantes. Ces fonds sont imposants (par exemple, le Fonds de pension norvégien gère des actifs de 425 milliards d’euros ou près de 600 milliards de dollars américains) et appliquent des politiques de placement responsable. Par contre, la principale stratégie utilisée en Europe est celle du tamisage négatif, où l’on exclut de l’univers de l’investissement certains secteurs d’activité (principalement l’armement), ce qui ne favorise pas spécialement les projets de transition écologique (Eurosif, 2012).
24Pour les États-Unis (USSIF, 2012), le total des actifs a crû de façon importante entre 1995 (630 milliards de dollars), soit la première année où un portrait de la FSR a été dressé, et 2012 (3,7 billions de dollars) : une augmentation de 486 %. Durant la même période, l’univers total des actifs sous gestion a augmenté de 376 %, passant de 7 à 33,3 billions de dollars. La FSR a donc crû plus rapidement que l’univers global de référence. Lorsque l’on décompose de façon détaillée les actifs qui adoptent la stratégie d’intégration des facteurs ESG (3 314 milliards de dollars), 2 484 milliards de dollars sont détenus par des investisseurs institutionnels (en majorité des caisses de retraite). Par ailleurs, les fonds de placement non traditionnels (fonds d’investissement, placement privé, fiducie immobilière, fonds de couverture) ayant incorporé des critères ESG ont connu une croissance assez phénoménale, avec des actifs passant de 37,8 milliards de dollars en 2010 à 132 milliards de dollars en 2012, et les critères environnementaux (technologies propres, énergie renouvelable, bâtiment vert, etc.) et sociaux (impact investing) sont les thèmes majeurs qui expliquent cette croissance.
25Comme nous le disions plus haut, l’intégration des critères ESG permet d’élargir l’horizon d’investissement, tant sur la durée que sur le processus d’analyse des choix de placement. De cette façon, les investisseurs institutionnels considèrent de plus en plus ouvertement les externalités importantes d’un modèle économique basé sur le carbone. En ce sens, on peut dire que les acteurs du mouvement de la finance responsable ont un rôle fondamental à jouer dans le renouvellement de la gouvernance des flux des marchés financiers à l’échelle mondiale. Bien sûr, on trouve une large diversité d’organisations parmi les acteurs du mouvement, allant du fragile fonds de réserve d’une communauté religieuse jusqu’à une caisse de retraite publique de plusieurs dizaines, voire de centaines de milliards de dollars. Mais dans la mesure où les plus grands joueurs du mouvement assument leur rôle de leader pour changer les pratiques de gestion des actifs, les innovations trouvent là un terrain d’expérimentations incomparable.
26C’est dans ce contexte qu’émerge un espace d’apprentissage de nouvelles normes sur la gouvernance de l’écosystème financier. Les divers mouvements qui se sont constitués à l’échelle internationale parmi les investisseurs institutionnels, alimentés dans leurs réflexions et dans leurs pratiques par les mouvements sociaux préoccupés par les mêmes enjeux (mouvements syndical, environnemental, des droits de la personne, etc.) ainsi que par des organisations internationales et des personnalités prônant une réforme de la gouvernance mondiale, occupent cet espace. De ces dynamiques plurielles, il faut citer l’initiative des Principes pour l’investissement responsable (PRI) des Nations Unies, qui a amorcé un mouvement qui pourrait mener loin. On ne peut prédire son évolution dans l’avenir, mais pour le temps présent, elle peut jouer un rôle crucial en se faisant le vecteur de nouvelles pratiques et de nouvelles façons de voir. Certes, les acteurs de la finance responsable regroupent des actifs colossaux, mais restent néanmoins minoritaires sur les marchés, tout en étant tenus de jouer en partie selon les mêmes règles qui s’imposent dans une économie où domine une financiarisation insoutenable sur le long terme.
27Cette considération débouche sur une dernière remarque concernant les dispositifs de financement consacrés à la transition écologique, ainsi qu’aux dynamiques d’investissement responsable. Si ces formules de canalisation et de reconfiguration du rôle de l’épargne-retraite constituent une voie potentielle de financement de la transition, on doit cependant reconnaître qu’elles n’élimineront pas les asymétries sociales qui sont au cœur du modèle de croissance actuel. En fait, c’est précisément parce que les États ont perdu leurs capacités d’initiative aux mains des organisations financières et des groupes de sociétés multinationales que ces voies de canalisation de l’épargne-retraite vers des finalités écologiques et économiques ont été élaborées. L’institution des PRI des Nations Unies, par exemple, est notamment fondée sur le constat selon lequel les États n’ont plus la maîtrise politique de leur environnement économique, structuré par la puissance opérationnelle des grandes organisations privées. Cela implique évidemment que l’efficacité de ces mécanismes d’allocation de capitaux repose encore, ultimement, sur les décisions prises par ces groupes. L’analyse approfondie de cette efficacité reste donc à faire. Cependant, on peut d’ores et déjà proposer que les pistes de solution à ces enjeux soient issues de constructions sociales découlant des dysfonctionnements du modèle financier actuel.
- 3 On a qu’à voir les expériences de CAP finance et du Réseau PRI Québec ou le travail exemplaire de C (...)
28La transition écologique apparaît de plus en plus comme une occasion de mettre en avant de nouveaux paradigmes énergétique, économique, mais aussi financier. Le développement de nouveaux supports visant à canaliser et à allouer les capitaux issus de l’épargne salariale a rendu possible un financement adapté et ciblé de projets visant la diminution de l’empreinte de carbone des systèmes énergétiques, notamment. Les représentants des déposants, ainsi que des spécialistes en gestion de caisses de retraite ont désormais des outils permettant de valoriser leur patrimoine tout en contribuant à des transformations structurantes pour l’avenir. Parallèlement à cela, après avoir constaté et souvent subi des pertes gigantesques dues à l’irresponsabilité des gestionnaires de fonds, le mouvement syndical et celui de la finance responsable travaillent de plus en plus étroitement à reconstruire une chaîne de responsabilité de l’écosystème financier et à favoriser un horizon d’investissement dans le long terme3. Il y a là des dynamiques où s’enchevêtrent des horizons de court et de long terme.
29Cela dit, il n’est pas certain que les objectifs de financement requis puissent être atteints au moyen de ces seules mesures. Plusieurs auteurs (Lipietz, 2012 ; Méda, 2011 ; Tanuro, 2012) soulignent l’importance de l’action de l’État qui, sans être le financeur de la transition, devra nécessairement jouer un rôle majeur dans l’architecture normative de celle-ci. Sur la base d’une nouvelle régulation de la finance, en s’appuyant sur de nouvelles institutions et sur des incitatifs appropriés, l’État pourrait aller au‑delà du volontarisme de la responsabilité sociale des institutions financières de manière à assurer la cohérence entre l’offre et la demande d’investissement sur le long terme pour le bien commun, à intégrer les externalités (positives et négatives) dans la valorisation des projets et à ajouter une préférence pour l’épargne locale (ou nationale). Il s’agit donc là d’un véritable « programme » qui, basé sur une coalition d’acteurs sociaux qui souhaitent que la transition advienne de manière maîtrisée et non contrainte, devra être soumis à l’épreuve de la bataille politique.