Ceux qui ne peuvent pas se souvenir du passé sont condamnés à le répéter.
George Santayana, The Life of Reason.
C’est précisément la réduction des vues larges d’Adam Smith sur la nature humaine [qui est à l’origine de la distance entre] les sciences économiques et l’éthique.
Amartya Sen, The Concept of Development.
1La financiarisation accrue du marché, c’est-à-dire la place prépondérante prise par les banques et autres institutions financières dans les décisions économiques, gouvernementales ou d’entreprise, a été décriée par de très nombreux auteurs (Geithner, 2014 ; Lacroix et Marchildon, 2013 ; Maillard, 2011 ; Piketty, 2013 ; Servan-Schreiber, 2014). Des institutions reconnues ont même dénoncé une telle évolution, qui mène à un déficit démocratique, à un accroissement des inégalités, à un contexte mondial d’incertitude, de manque de confiance et de crises majeures. Ces institutions, comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international ou le Forum de Davos (IMF, 2014 ; WEF, 2013 ; Mussa, 2009), sont présentement d’avis que les changements bénéfiques effectués depuis l’émergence de la crise financière de 2007-2008 sont encore insuffisants : beaucoup reste encore à faire en matière d’infrastructure, de réglementation, de culture et d’éthique. Un grand nombre de ces critiques sont dirigées contre le mythe de l’autorégulation, que ce soit envers l’idéologie de la « main invisible » du marché, prônée par la théorie économique dite néoclassique (Krugman, 2009 ; Stiglitz, 2010), ou envers l’idéologie du « laissez-faire », encouragée par certains partisans de la responsabilité sociale des entreprises (Carroll et al., 2012 ; Doane, 2005).
2Dans le présent article, nous revisitons l’auteur classique sur qui l’on fonde supposément ces deux idéologies, Adam Smith. Nous résumons d’abord les régulations qu’il a lui-même présentées en son temps pour les banques et la finance, pour ensuite proposer plusieurs suggestions de réforme que l’on pourrait tirer actuellement de son œuvre, tout en enracinant celle-ci dans son contexte historique. Ce faisant, nous montrons que le père fondateur de l’économie moderne ne supposait pas qu’un prétendu « ordre naturel du monde » engendre automatiquement la richesse et le bonheur des populations. Smith a différemment proposé des réformes légales et éthiques qui pourraient bien nous inspirer aujourd’hui.
3Plusieurs auteurs ont, depuis peu, affirmé que Smith préconisait une réglementation stricte des banques et de la finance (Carey, 2009 ; Charolles, 2006 ; Chavagneux et Martimache, 2012 ; Mussa, 2009 ; Rockoff, 2011 ; Sen, 2009 ; Walsh, 2014). S’appuyant sur une étude minutieuse des écrits de Smith, et non seulement sur un petit nombre de paragraphes pris hors contexte, ces auteurs ont établi que Smith préconisait six types de régulation.
- 1 Toutes les traductions de Smith dans cet article ont été effectuées par les auteurs. Selon l’usage (...)
4Bien évidemment, ces régulations ne peuvent s’appliquer de façon littérale dans notre système actuel. Par exemple, il n’existait pas à l’époque de Smith de transactions automatiques dites de hautes fréquences, à partir d’algorithmes mathématiques et de systèmes informatiques, représentant actuellement près de 70 % des transactions financières. De même, le rôle des médias, la pratique de la démocratie ou la fiscalité des personnes et des entreprises étaient fort différents à son époque. Pour prendre un dernier exemple, notre système d’entreprises, cotées en bourse, lui était étranger puisqu’en son temps les compagnies par action à responsabilités limitées ou les joint stock companies, comme il les appelait, étaient « établies par édit royal ou par un acte du parlement » (WofN, V.i.e. 15 : 740)1 et non, comme aujourd’hui, par le simple dépôt de formulaires.
5Cependant, et comme nous le verrons, certains principes généraux posés par Smith demeurent aujourd’hui fort pertinents. La mise en garde qu’il fit, par exemple, au sujet du fait qu’on ne peut espérer la même prudence de personnes qui gèrent leur propre argent, quand elles sont comparées à celles qui jouent « avec l’argent des autres » (WofN, V.i.e. 18 : 741), fut à la base de la théorie de la propriété privée proposée par Adolf Berle et Gardiner Means en 1932 (McCraw, 1990 : 582). Celle-ci critiqua, en suivant Smith, l’accroissement de la concentration des grandes entreprises dans l’économie et la séparation grandissante entre la propriété des capitaux investis et leur gestion. Malheureusement, cette théorie (Berle et Means, 1932) fut dénaturée par la suite par ce que nous appelons aujourd’hui la théorie de l’agence, qui prône que chaque gestionnaire se doit de maximiser la valeur de l’entreprise pour l’actionnaire, une conception fort différente (Carroll et al., 2012 : 169-170). Pour éviter de telles dérives, et beaucoup d’autres, Smith proposa les six régulations suivantes.
6Tranchant radicalement avec l’idéologie du laissez-faire, Smith proposa à tous les gouvernements de limiter les taux d’intérêt pratiqués par les banques à un taux juste au-dessus du taux de rendement du marché, soit l’échange concret de biens et de services (Mussa, 2009 ; Rockoff, 2011). À son époque, il proposa un taux de 5 % au-delà duquel aucun recours légal n’était possible (Rockoff, 2011 : 256). Par cette régulation, il tenta de diminuer l’entrée dans ce marché d’investisseurs dits prodigues, c’est-à-dire extravagants et dépensiers, ainsi que des investisseurs qu’il nomma des projectors, proches des joueurs compulsifs. Ce taux n’étant que minimalement supérieur à celui de la croissance du marché, il espérait que seuls des créanciers « sobres », c’est-à-dire prudents et dignes de confiance, allaient être choisis par des banquiers, dans l’espoir d’accroître leur chance de recouvrement. Comme il l’a écrit,
[q]uand le taux légal d’intérêt […] est fixé juste au-dessus du plus bas taux de rendement du marché, les emprunteurs sobres sont préférés de façon universelle [au lieu des emprunteurs dits] prodigues ou compulsifs. […] Ce faisant, une part importante du capital d’une nation est mise entre des mains par lesquelles il est plus probable que ces capitaux soient employés de façon avantageuse (WofN, II.iv.15 : 357).
7Il est instructif de noter que ce principe de prudence, énoncé pourtant fort clairement par Smith, a souvent été attaqué et dénaturé par des tenants de l’idéologie néolibérale (voir, par exemple, West, 1997).
8Au temps de Smith, la majorité des transactions de consommation se faisaient en pièce d’or et d’argent avec lesquelles il était difficile de tricher, à moins de devenir un faussaire professionnel. Si Smith a accepté le développement des « traites » de commerce ou des « lettres de change », c’est-à-dire des accords écrits de paiement après une durée déterminée, il considérait ces traites comme moins certaines, comme « suspendues à des ailes Dédaliennes » (WofN, II.i.86 : 320). Il tira cette expression du mythe grec de Dédale et d’Icare, où le soleil fait fondre la cire attachant les ailes d’Icare, le précipitant dans la mort. Prenant en considération que des banquiers professionnels, des industriels et des commerçants importants étaient plus au fait des risques potentiels, Smith recommanda que le montant minimal de ces traites soit suffisamment élevé pour éviter de faire courir un risque trop grand aux personnes non informées, en les tenant à l’écart de ces opérations. Leur montant devait être d’au moins cinq livres sterling, soit l’équivalent aujourd’hui d’un mois de salaire pour un ouvrier qualifié (Mussa, 2009 : 6). De fait, durant la récente crise financière, un grand nombre de clients peu « éduqués », en matière de finance, ont été les victimes de fausses représentations, appelées en théorie économique une « asymétrie d’information » (Maillard, 2011).
9Par la mesure décrite ci-dessus, Smith ne suggéra pas de privilégier des « initiés ». En son temps, les utilisateurs de traites ou les propriétaires qui perdaient leur capital emprunté étaient contraints par la loi de les rembourser intégralement. Par exemple, dans le cas de la banqueroute en 1772 de la banque Ayr, qui impliqua des proches de Smith et qui a été perçue comme similaire au cas récent de Lehman Brothers (Rockoff, 2011 : 250), les propriétaires durent vendre 750 000 livres d’immobilier, soit plusieurs centaines de millions de dollars aujourd’hui, pour rembourser leurs créanciers (COR : 165). Au temps de Smith, l’intérêt personnel et familial des banquiers pouvait agir, dans de nombreux cas, comme un gage important de leur prudence dans leurs investissements, puisqu’ils géraient à la fois l’argent des autres et le leur. Cette responsabilité est fort différente de nos jours où, par de nombreux mécanismes et stratagèmes, des personnes et des groupes peu scrupuleux peuvent transférer à d’autres la responsabilité et le coût de leur risque. De plus, les opérations de sauvetage des banques par les États se sont multipliées ces dernières années, ce qui augmente dangereusement leurs dettes (Roubini et Mihm, 2010).
10Smith suggéra également que le montant de ces traites ne devait en aucun cas excéder les réserves d’or et d’argent des banques à son époque, ou ce que nous appelons les « capitaux propres » aujourd’hui (Mussa, 2009). En effet, en cas de panique soudaine et si les débiteurs viennent à se présenter en trop grand nombre, une banque peut se voir dans l’impossibilité de rembourser les sommes demandées et doit alors déclarer faillite. En 2008, ce phénomène de run s’est produit : la logique à l’œuvre était globalement similaire à celle qu’a décrite Smith, il y a plus de 250 ans, même si les instruments financiers ont évolué avec le temps.
11À l’époque de Smith, une banque pouvait signer des traites contenant des clauses qui précisaient que les remboursements pouvaient être étalés à la discrétion des banques, au-delà de leur échéance (West, 1997). Comme ces clauses de délai entraînaient le risque d’une délivrance excessive de traites du fait du moindre risque de faillite, Smith recommanda leur résiliation. Ce procédé fut d’ailleurs interdit à son époque en Écosse, tout comme le fut la délivrance de titres en deçà de cinq livres (Rockoff, 2011 : 242-248), mentionnée ci-dessus.
12À l’époque où se développa la Change Alley, l’ancêtre de la City à Londres ou de Wall Street à New York, et où des expressions comme un bull market ou un bear market commencèrent à émerger (LJ, 325 : 537), Smith était déjà au fait que de nombreux opérateurs de marchés ou traders s’échangeaient des traites de façon continue pour faire monter artificiellement leur valeur. Nous connaissons actuellement ces pratiques sous les termes d’effets de cavalerie ou de montage pyramidal, dit système de Ponzi, certaines devenant particulièrement sophistiquées et opaques (Mussa, 2009 : 8). Smith recommanda aux banques d’être très attentives à ces transactions artificielles, le meilleur moyen pour lui étant que ces banques ne prêtent qu’à des clients qu’elles connaissaient particulièrement bien et à qui elles pouvaient faire confiance. Les notions de connaissance, de transparence et de confiance mutuelle, entre prêteurs et créanciers et vice versa, étaient donc essentielles pour Smith, bien plus que les mécanismes dits purs du marché, mis en avant par l’idéologie néolibérale (Sen, 2009 : 3). Smith a clairement énoncé que ces conditions étaient difficiles à réaliser et que le risque était grand à la fois pour les investisseurs et les banques. Comme il l’a écrit,
[q]uand deux personnes [s’échangent] mutuellement leurs traites [pour faire monter artificiellement leur valeur, un banquier] doit immédiatement découvrir leur stratagème et réaliser qu’elles n’utilisent aucuns capitaux propres… Quand ces mêmes personnes [mobilisent] un grand cercle de « projectors » [ou de joueurs compulsifs, il devient alors] extrêmement difficile de faire une distinction entre une traite légitime et une autre fictive… En supposant qu’un banquier puisse faire cette distinction, il peut parfois y arriver trop tard… [Stopper cette spéculation circulaire entraînerait] nécessairement la faillite de ces personnes et, le cas échéant, en les ruinant, la banque peut aussi se ruiner elle-même (WofN, II.ii.72 : 311-312).
13Il est souvent étonnant, pour de nombreuses personnes, de réaliser que Smith n’est pas le champion du laissez-faire. Certains auteurs suggèrent même que les principes de Smith ont été « kidnappés » (Carey, 2009 ; Moene, 2011) par des tenants des thèses néolibérales ou de l’école de Chicago en sciences économiques (McLean, 2006 ; Rothschild, 2001 ; Sen, 2011). Pour mieux comprendre ce kidnapping, il est important de se rappeler qu’en son temps, Smith était reconnu comme un philosophe moral (Boyer, 2011), comme l’auteur du livre La théorie des sentiments moraux, paru en 1759. La théorie économique qu’il a proposée en 1776 ou plutôt les principes d’économie politique qu’il défendit furent empreints de sentiments moraux, de justice et d’éthique, tentant de cerner les rôles respectifs du marché, de l’État, de la société civile et de l’environnement naturel ainsi que les interrelations complexes entre eux (Diatkine, 2014 ; Fleischacker, 2004 ; Haldane et May, 2011 ; Pauchant et al., 2007). Comme l’a remarqué avec justesse le prix Nobel d’économie Amartya Sen en se référant explicitement à l’œuvre de Smith, l’économie est une science et une pratique morale (Sen, 2003). Récemment, et dans un livre qui fait actuellement beaucoup de bruit, Thomas Piketty a de même conclu que la prétendue science économique ne peut être coupée des autres considérations sociales : il y inclut ainsi des perspectives historiques, anthropologiques, psychologiques, sociologiques, politiques et morales (Piketty, 2013).
14Smith, le philosophe moral qui a analysé de façon historique l’évolution des sociétés et la révolution industrielle qu’il voyait littéralement se déployer sous ses yeux (Pauchant, à paraître), s’est inscrit dans une quête du bien commun. Ce désir d’équité sociale chez Smith, et non la protection d’un nombre réduit de personnes pouvant mettre en péril le bien-être commun, est particulièrement exprimé par son affirmation, reproduite ci-dessous, qui va nettement à l’encontre de la défense dogmatique de la notion de liberté :
Restreindre des personnes privées… de recevoir des traites d’un banquier… alors que ces personnes désirent les accepter, ou restreindre un banquier d’émettre ces traites quand ses voisins sont prêts à les accepter, est une violation manifeste du principe de liberté naturelle dont la fonction du droit est de protéger et non de restreindre… Mais l’extension de la liberté naturelle d’un petit nombre d’individus, qui peut mettre en danger la sécurité de la société dans son ensemble, est et doit être contrainte par les lois de chaque gouvernement… L’obligation d’ériger des pare-feu, dans le but de prévenir la propagation des incendies, est une violation de la liberté naturelle, exactement du même ordre que les régulations ici proposées pour le commerce des banques (WofN, II.ii. : 324).
15Ce souci social chez Smith était aussi en accord avec deux de ses croyances les plus essentielles à l’égard du système bancaire : le fait qu’il ne considérait les banques que comme des moyens au service de la production de biens et de services et que, pour lui, la vraie richesse des nations n’était pas monétaire. Ces deux notions peuvent sembler étranges dans notre monde actuel, souvent dominé par les institutions financières et l’appât du gain (Maillard, 2011 ; Sandel, 2012 ; Servan-Schreiber, 2014). Mieux les comprendre, cependant, permet de revisiter les fondements historiques de l’économie politique, de les comparer à notre réalité actuelle et d’ainsi explorer potentiellement de nouvelles avenues.
16Si Smith proposait d’ériger des pare-feu pour protéger la société des financiers et des banquiers malhonnêtes ou incompétents, il suggéra aussi que les banques peuvent se comporter de façon « sage » et « judicieuse » et que leurs activités sont tout à fait nécessaires dans des sociétés où l’industrie et les échanges se développent : l’avance de fonds par une banque, avec un taux d’intérêt raisonnable, pour un commerçant qui désire apprêter un navire ou pour un industriel qui veut construire une usine, était pour Smith une activité essentielle qui demande, pour se réaliser, de tels prêts et même la délivrance (prudente) de traites. Il nota cependant que le capital d’une nation ne sera pas augmenté par ces prêts, mais bien par l’emploi et la production de biens et services que ces prêts peuvent engendrer, si l’activité ainsi financée est un succès. Comme il l’a écrit, « [c]e n’est pas en augmentant le capital d’une nation, mais en rendant une plus grande part de ce capital actif et productif… que les opérations judicieuses d’une banque peuvent accroître l’industrie d’un pays » (WofN, II.2.86 : 320).
17De même, Smith a toujours affirmé que la vraie « richesse des nations » n’est jamais d’abord monétaire. Il écrivit d’ailleurs son traité d’économie politique pour dénoncer les pratiques mercantilistes de son époque qui confondaient la richesse d’une nation avec son stock d’or et d’argent détenu ou retenu artificiellement par elle (Fleischacker, 2004). Smith proposa que cette fausse conceptualisation provînt du fait que l’argent a toujours une double signification, soit le moyen utilisé pour les échanges et l’unité définissant la valeur monétaire d’un bien. Selon lui, l’argent était avant tout un moyen d’échange ou ce qu’il a appelé la « grande roue de circulation » (WofN, II.2.14 : 289). Aussi considérait-il que la richesse d’une nation se basait sur la qualité de ses terres agricoles et de ses ressources naturelles, sur le nombre et la qualité des biens et des services produits et, enfin, sur le nombre d’emplois générés et rémunérés de façon juste. Cette « richesse » incluait aussi, chez Smith, l’essor intellectuel, scientifique, artistique et moral, que l’opulence matérielle d’une nation peut supporter ou engendrer. Dans son livre La richesse des nations, il a dénoncé la « notion populeuse que l’argent constitue la richesse », trouvant cette notion « pernicieuse » et « absurde » (WofN, IV.i.34 : 449). Nous sommes ici loin des définitions habituelles de la « richesse » que nous utilisons souvent aujourd’hui en parlant de « profit » ou de « bénéfice » en entreprise ou de « produit national brut » quand on se réfère à l’économie en général.
18En englobant les six régulations proposées par Smith en son temps, nous proposons ci-dessous cinq suggestions pour réformer notre système financier actuel. Bien sûr, comme notre situation présente est fort différente de celle qu’a vécue Smith en son temps, ces suggestions ne sont formulées qu’à titre indicatif bien qu’elles puissent, nous l’espérons, stimuler l’émergence de nouvelles conceptions.
19De nombreux auteurs sont d’avis que Smith aurait approuvé des régulations telles que la Glass-Steagall Act. C’est par exemple l’avis de Michael Mussa, ancien chef économiste du Fonds monétaire international (Mussa, 2009). Cette réglementation, mise en place en 1933 comme une réponse au krach boursier de 1929, mais qui a été abolie en 1999, établissait une distinction entre les banques commerciales (celles qui récoltent des dépôts financiers et accordent des prêts à des particuliers et à des entreprises) et les banques d’investissement (celles qui spéculent et structurent les opérations et financements de marché). Celles-ci ont développé de nombreuses autres activités en ingénierie financière, par exemple des produits dérivés, dont certains ont été décrits par l’investisseur Warren Buffet comme des « outils financiers de destruction massive » (Roubini et Mihm, 2010 : 198). Séparer de telles activités permettrait, d’après ces auteurs, de mieux gérer les risques financiers, grâce à la mise en place de pare-feu appropriés.
20Smith proposa que la délivrance de traites et l’extension du crédit soient en majorité dirigées vers des transactions réelles, liées à des biens ou à services concrets, par exemple un transport maritime de laine ou la construction d’une usine. Cette doctrine smithienne (Rockoff, 2011 : 254) est connue sous le nom de la doctrine du real bill ou des « effets réels » (Mussa, 2009). Elle est fort débattue actuellement, surtout en ce qui a trait aux produits de première nécessité, comme le blé ou le riz, dont dépendent des populations entières pour leur survie. Il est important de réaliser que le père de la théorie moderne de l’économie de marché, ou de ce qu’on appelle aujourd’hui de façon réductrice le « capitalisme » (expression que Smith n’employa jamais dans ses écrits – Sen, 2009 : 5), était contre la spéculation fictive. Il conseilla différemment « d’escompter un effet réel tiré par un vrai créancier sur un vrai débiteur, et qui, aussitôt qu’il arrive à échéance, est réellement payé par ce dernier » (WofN, II.ii.59 : 304).
21D’après de nombreux auteurs, beaucoup de grandes banques, aujourd’hui, cherchent davantage à augmenter leurs revenus qu’à financer l’effort productif national (Roubini et Mihm, 2011). Les programmes de refinancement à long terme lancés par différentes banques centrales à travers le monde pour soutenir les banques et leur fournir une source de financement moins coûteuse que celle qui relève des conditions de marché se sont avérés avoir des effets mitigés sur l’octroi de crédit aux entreprises et aux particuliers. Parfois, des banques ou d’autres institutions ont conservé ces fonds pour améliorer leur bilan ou même spéculer, plutôt que de les redistribuer au sein de l’économie réelle (ECB, 2013 ; IMF, 2014). Certaines grandes institutions financières sont ainsi passées d’un rôle d’intermédiaire ou de « grande roue de circulation », comme suggéré ci-dessus, à un rôle de gestionnaire « dynamique » pour compte propre. De trustees, tournées vers les intérêts de la société et de l’intérêt général, ces institutions sont devenues davantage préoccupées par leur propre compte de résultat ainsi instrumentalisé par les marchés financiers dans la course au profit maximal et à la valeur de l’actionnaire. Le modèle capitaliste-financier qui en résulte, fondé sur l’accumulation du capital par un petit nombre au détriment du plus grand nombre, correspond peu au libéralisme équilibré et soucieux d’équité prôné par Smith (Charolles, 2006 : 75). Pour des raisons similaires, Jacques Attali a, par exemple, proposé de « rendre leurs lettres de noblesse aux métiers d’ingénieurs [et] rendre à l’inverse le métier de banquier modeste et ennuyeux, ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être » (2009 : 154).
22Les changements de logique et d’orientation mentionnés ci-dessus se sont faits dans le cadre d’un environnement compétitif accru, avec deux caractéristiques majeures : une guerre de la rentabilité mesurée par des indicateurs financiers de plus en plus exigeants et court-termistes, d’une part, et un mouvement de concentration des établissements bancaires menant à la réalité du too-big-to-fail, voire du too-big-to-save (Cassis, 2011 : 58), d’autre part. Ce mouvement de concentration sans précédent des grands établissements bancaires cotés en bourse depuis les années 1980, appelés des « instruments de corruption politique » par certains (Muthu, 2008), fut, comme suggéré ci-dessus, dénoncé par Smith en son temps, ainsi que par Berle et Means (1932), juste après la grande dépression de 1929. La crise récente a malheureusement accentué cette tendance : par exemple, aux États-Unis, la part des actifs bancaires détenus par les 10 plus grandes institutions financières est passée de 10 % à 50 % entre 1990 et 2008 et s’est encore accrue récemment ; au Canada, trois banques (la Banque Royale, la Banque TD et la Banque Scotia) représentent actuellement 60 % des actifs financiers (IMF, 2014).
23Déjà à son époque, Smith, comme mentionné ci-dessus, avait dénoncé les situations de concentration monopolistique ou oligopolistique et l’influence que les banques ou autres acteurs économiques pouvaient exercer sur le marché et les politiques gouvernementales. Bien qu’il doutât qu’un gouvernement totalement « impartial » puisse exister (Diatkine, 2014), Smith proposa ceci :
[…] l’intérêt des marchands ou des fabricants est toujours, à certains égards, différent voire contraire à celui du public. L’intérêt des marchands est toujours d’élargir le marché et de restreindre la compétition. Élargir le marché peut fréquemment correspondre à l’intérêt du public ; en revanche, limiter la concurrence lui est toujours contraire et n’a de raison d’être que pour permettre aux marchands, par l’augmentation des profits au-dessus de leur niveau naturel, de lever une taxe injuste sur le reste des citoyens dans leur seul intérêt. Toute proposition de nouvelle loi ou de réglementation commerciale émanant de cette classe de personnes devrait toujours être reçue avec la plus grande circonspection, et ne devrait être adoptée qu’après un long et sérieux examen réalisé non seulement avec la plus scrupuleuse, mais également la plus soupçonneuse attention. Car enfin, ce type de proposition provient d’une classe dont l’intérêt diffère de celui du grand public, et qui a avantage à tromper voire à opprimer le public et qui, de fait, l’a, en de maintes occasions, trompé et opprimé (WofN, I.xi.p.10 : 267).
24Même si l’époque de Smith diffère de la nôtre par de nombreux facteurs, certaines des suggestions du philosophe moral sont encore fort actuelles : elles mériteraient, d’après nous, d’être débattues sérieusement et comparées à d’autres. En fait, c’est par une relecture d’œuvres comme celle de Smith que nous pourrions mieux réaliser que certains des problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui s’enracinent dans une réalité historique fort longue et que leur résolution prendra beaucoup plus que des ajustements à la marge.
25L’adage Ceux qui ne peuvent pas se souvenir du passé sont condamnés à le répéter, évoqué au début du présent article, prend ici tout son sens et motive, entre autres, un retour historique au père fondateur de l’économie politique. Il arrive même parfois que certaines de ses vues, pourtant formulées au xviiie siècle, trouvent un écho particulièrement poignant par rapport à notre situation actuelle.
26Par exemple, Smith a pris position sur le thème des inégalités sociales : il a déploré que comparées « aux 10,000 familles qui se supportent mutuellement, 100 peut-être ne travaillent pas du tout et ne contribuent en rien au bien commun » et que « celles qui travaillent ont une infime partie des biens nécessaires » (LJ : 341). Cette observation est proche de celle qui a été médiatisée récemment par le mouvement Occupy Wall Street, soit que 1 % des personnes détiennent plus de la moitié des ressources financières du monde (Chomsky, 2012). Il est donc erroné d’affirmer, comme l’a fait par exemple Piketty, qu’« Adam Smith […] ne se pose pas véritablement la question d’une possible divergence de répartition des richesses à long terme » (2013 : 21, note 1).
27Smith envisageait le développement économique dans une évolution sociétale plus large, incluant la justice et l’équité sociales, l’accès à l’éducation pour tous ou l’éveil aux arts et aux sentiments empathiques (Evensky, 2005 ; Frazer, 2010 ; Wight, 2006). En tant que membre du Siècle des « lumières écossaises », avec son ami David Hume, il considérait comme concomitants le développement des individus et l’évolution des sociétés (Pauchant, à paraître ; Rothschild, 2001).
28Son époque était encore entachée de féodalisme, où les seigneurs régnaient en maîtres et où une très grande majorité d’aristocrates ou de personnes proches du pouvoir royal décidaient des lois, régissant la justice et le commerce. Se distanciant fortement de l’idéologie du « laissez-faire » des physiocrates français (Smith d’ailleurs n’a jamais utilisé cette expression dans ses écrits), le philosophe a proposé de nombreuses réformes dans le but que l’avènement de ce développement profite à tous, investisseurs et artisans, propriétaires terriens et ouvriers agricoles, petits entrepreneurs et banquiers, chefs d’entreprise et employés. Pour le dire façon succincte, en relation avec les secteurs de la banque et de la finance, Smith n’a pas voulu remplacer les aristocrates de son époque par ce que l’on pourrait appeler les financiocrates actuels.
29Dénonçant ces inégalités (Fleischacker, 2004 : 224-226), Smith fut un partisan du libéralisme, voyant dans le développement de l’agriculture, de l’industrie et du commerce l’occasion pour un grand nombre de personnes de s’affranchir de leur dépendance et d’accéder à une vie où leurs besoins essentiels, comme « la nourriture, l’habillement et le logement » (LJ : 340), pourraient enfin être satisfaits. Fin observateur, il suggéra de plus que ces besoins essentiels n’étaient pas seulement financiers ou matériels, mais incluaient aussi d’autres attributs plus subjectifs, comme la possibilité de faire des choix pour soi-même, de s’instruire ou de fonctionner dans la société sans honte ou manque de dignité. De plus, le développement moral d’une société s’effectuait pour lui certes par la régulation et le droit, des notions plus « objectives », mais aussi par des processus plus « subjectifs », comme l’éducation aux sentiments moraux, le développement de l’empathie et une sensibilisation à l’évolution lente de la culture et de la structure des sociétés (Frazer, 2010). Comme il l’a écrit, « [p]ar la notion de nécessité, je n’inclus pas seulement les choses qui sont nécessairement indispensables pour le maintien de la vie, mais aussi ce que la culture d’un pays rend indécent d’être privé, pour chaque personne digne de respect, et même pour les classes défavorisées » (WofN, V.ii.k.3 : 871). Deux siècles plus tard, et en faisant explicitement référence à l’œuvre de Smith, Sen désignera ces besoins par le terme de capabilités (Sen, 2003 ; Nussbaum, 2011 ; Ricœur, 2004 : 225-236).
30Enfin, Smith n’a pas proposé qu’une prétendue « main invisible » allât, comme par magie, faire disparaître les inégalités ou les manques de dignité avec le seul développement économique. Comme Valérie Charolles, de la Cour des comptes de Paris, l’a bien noté, cette compréhension faussée de l’œuvre de Smith et la confusion que nous entretenons entre les notions de libéralisme et de capitalisme font partie intégrante de nos problèmes actuels (Charolles, 2006).
31Nous avons ouvert le présent texte avec une citation de Sen qui attribue à la réduction des vues de Smith le manque d’éthique en sciences économiques. Nous terminerons de même avec cet auteur. Sans en faire une panacée, Sen voit dans l’œuvre de Smith l’enracinement du renouveau politique, légal et moral dont nous avons besoin, comme il l’a affirmé récemment :
Parallèle aux emprunts appropriés de Smith [en théorie économique], il existe aussi de nombreux abus. […] Ceci demande de sérieuses rectifications. [Mais] il existe des utilisations additionnelles [de son œuvre] qui ont été malheureusement négligées […], particulièrement en philosophie morale, politique et légale. […] Il reste encore beaucoup de vie dans les idées de cet intellectuel remarquable (2011 : 270).
Cette recherche a été réalisée grâce au soutien de l’Autorité des marchés financiers du Québec (AMF), que nous remercions. Les vues exprimées dans le présent article n’engagent que la responsabilité de ses auteurs. Nous remercions également les deux évaluateurs d’Éthique publique pour leurs commentaires, ainsi que certains participants à la conférence organisée à l’IESE Business School de Barcelone, « Ethics, business and society », où cet article a été présenté le 30 juin 2014.