1La crise financière de 2007-2008 et la crise économique subséquente ont mis en avant deux blocages majeurs inter reliés. Le premier est constitué des dysfonctionnements profonds et répétés des institutions et des instruments financiers. Le second est, par rapport à ce premier phénomène, le silence moral des gestionnaires de la finance dans l’exercice de leur métier, au regard de leurs responsabilités individuelles, directes et indirectes. Nombre d’ouvrages ont documenté les causes du dérapage des marchés financiers en 2007, qui sont à la fois économiques, politiques et morales (Walter, 2008). Dans le présent article, nous nous concentrons sur l’aspect moral, car plusieurs ont souligné que la cupidité et l’égoïsme individuel, dans un contexte général de faible responsabilisation et de transparence défaillante, ont nourri la crise actuelle (Reavis, 2009 ; Stiglitz, 2010b ; Maillard, 2010 ; Geithner, 2010 ; Sorkin, 2009 ; Cassidy, 2009). En effet, au-delà des stratégies de maximisation du seul intérêt individuel en l’absence de toute balise morale, c’est l’ensemble du système financier, ses fondements théoriques et sa vision du monde qui sont remis en cause aujourd’hui (Plender, 2003 ; Krippner, 2011 ; Augar, 2006 ; Bourguinat et Bryis, 2009 ; Bettignies et Lépineux, 2009).
2En effet, l’outil « finance », tel qu’il est défini historiquement par nos institutions, a traditionnellement eu pour fonction d’allouer des ressources aux secteurs de l’économie où elles seraient les plus pertinentes et de répartir les risques aux acteurs les plus à même de les assumer (Dembinski, 2008). Cependant, ce même outil « finance » dévie de ses missions historiques car, en tant que paradigme intellectuel, il a une dimension « performative » parfois négative ; en d’autres termes, la finance, de facto,a modifié les réalités institutionnelles, économiques et de gestion des organisations au cours des dernières décennies et elle continue de le faire (Markowitz, 1952 ; Walter et Pracontal, 2009 ; Cassidy, 2009). La crise financière actuelle est triple : il s’agit d’une crise morale – liée au comportement des individus et des groupes d’individus –, épistémologique – liée au statut des connaissances de la finance – et, enfin, paradigmatique – liée à la vision du monde que sous-tend la finance comme elle est pratiquée et enseignée.
3Face à cette situation, le présent article vise à faire le point, à partir de l’expérience française, sur l’évolution de l’éthique dans la formation en finance depuis la crise, et ce, à partir de trois questions : dans quelle mesure le sens éthique a-t-il évolué chez les praticiens de la finance depuis la crise de 2007-2008 ? En quoi l’enseignement de l’éthique en finance, comme lieu de formation principal des acteurs en finance, a-t-il changé depuis 2008, et quels sont les blocages et les changements ? Quelles initiatives et perspectives pourraient aller au-delà de la situation actuelle ? Notre point de départ est que l’enseignement de l’éthique en finance a le potentiel d’influencer les comportements et les pratiques des financiers, une fois que ceux-ci sont en activité. Ces comportements et ces pratiques plus éthiques pourraient, à leur tour, contribuer à prévenir des crises présentes et futures.
4Les appels répétés à une utilisation plus responsable des puissants outils de la finance se sont longtemps heurtés au silence moral des gestionnaires et des dirigeants, en particulier dans la finance. Faire preuve de silence moral consiste à éviter toute référence à l’éthique, définie comme l’exercice du jugement moral individuel dans un contexte professionnel, dans les activités du quotidien au travail (Bird et Waters, 1989). Des études avant et pendant la crise financière mettaient en avant que ce silence était largement dominant chez les praticiens de la finance (Woot, 2009 ; BRI, 2009 : 11).
- 1 Sur la culture individuelle et les systèmes, voir Stiglitz (2010a) ; sur les aspects juridiques en (...)
5À la suite de la crise de 2007-2008 sont parus plusieurs ouvrages qui analysent les dysfonctionnements du système financier, de ses opérateurs et de leur culture1. L’ouvrage de Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, est représentatif de ces analyses puisqu’il met en évidence l’exercice de pratiques légales mais illégitimes : « Sur les marchés financiers d’aujourd’hui, pratiquement tout le monde clame son innocence. Tous n’ont fait que leur travail. Et c’est exact. Mais leur travail consistait souvent à exploiter les autres ou à vivre des gains de cette exploitation. Il y avait de l’individualisme mais aucune responsabilité individuelle » (2010a : 447).
6Avec les six années de recul depuis la crise, dans quelle mesure l’approfondissement de la crise a-t-il modifié ou non ce silence moral des gestionnaires en finance ? Plusieurs enquêtes sur les attitudes éthiques des gestionnaires en finance ont paru depuis. La première a été publiée par The Economist (2012) à partir d’une étude réalisée en avril et en mai 2012 pour déterminer envers qui sont imputables les acteurs de la finance. Elle montre que les leaders de la finance attachent la plus grande importance à l’atteinte d’objectifs à court terme (84 %) alors que se montrer « socialement responsable » constitue une priorité bien moindre (62 %) :
Les leaders de la finance considèrent rendre des comptes essentiellement à leur comité de direction (90 %), ensuite au régulateur (79 %) et aux investisseurs (74 %). Seuls 54 % d’entre eux considèrent qu’ils doivent rendre des comptes à « la société dans son ensemble ». Lorsqu’on leur demande envers qui ils devraient se sentir plus responsables, les choix les plus populaires sont leur président-directeur général (48 %), leurs actionnaires (44 %), leur conseil de direction (36 %) et leurs régulateurs (32 %). Les choix les moins populaires sont la société dans son ensemble (25 %), le personnel de la firme (24 %) et le gouvernement ou l’État (11 %) (The Economist, 2012 : 7. Nous traduisons).
7La seconde enquête a été publiée en juillet 2012 par le New York Times et porte sur la place de l’éthique dans les décisions des opérateurs en finance. Ses conclusions sont les suivantes :
La moitié des répondants déclarent que leur employeur accorde une plus grande importance aux objectifs financiers qu’aux principes, alors que 48 % et 44 % disent la même chose de leur directeur général et de leur gestionnaire hiérarchique, respectivement.
Seulement 30 % des directeurs généraux des organisations comptant plus de 1 000 employés sont vus par ces derniers comme plaçant l’éthique au cœur de leurs décisions d’affaires, alors que seulement 36 % des employés croient que ces directeurs ont des normes éthiques élevées (ValueWalk, 2012. Nous traduisons).
8S’il semble que les comportements en matière d’éthique des opérateurs de la finance n’ont pas fondamentalement changé depuis la crise, plusieurs associations de professionnels et de chercheurs ont vu le jour dans le monde anglo-saxon et dans le monde francophone avec pour objectif de créer des espaces de réflexion sur les enjeux du secteur. Le défi sera de lier ou transformer ces réflexions et ces remises en question vers les pratiques des gestionnaires en finance. Nous reviendrons sur ces initiatives dans la troisième section de notre article.
9Les enseignants d’éthique en finance tentent souvent de montrer que l’éthique est nécessaire pour maximiser l’avoir des actionnaires (Cagle et Baucus, 2006). Il paraît donc difficile, y compris pour certains enseignants d’éthique en finance, d’oser bousculer le dogme selon lequel le seul objectif serait la maximisation du profit (Friedman, 1970).
10Deux éléments de contexte doivent être mentionnés concernant l’enseignement de l’éthique en finance en 2014. Le premier a trait à l’impunité à l’égard du comportement de nombre d’individus ayant commis des malversations avant et pendant la crise. En effet, malgré le nombre élevé de ces malversations, peu de personnes ont été condamnées en justice. Cette forte impunité contraste avec les actions en justice qui ont suivi la crise, pourtant d’une moindre ampleur, des Savings and Loans aux États-Unis, trente ans auparavant : « Rien de tout cela n’a été anticipé par les économistes du courant dominant, qui considèrent généralement la criminalité comme un sujet indigne de leur talent. En découvrant aujourd’hui la vérité, souvenons-nous que le scandale des Savings and Loans s’était soldé par plus de mille inculpations et condamnations à des peines de prison » (Galbraith, 2010).
11Un rappel historique rapide nous indique que cette propension des opérateurs de la finance à adopter des comportements douteux n’est historiquement pas nouvelle :
En 1987, l’Attorney general des États-Unis reconnaît l’existence de ces fraudes massives [dans la crise des Savings and Loans]. La criminalisation des marchés économiques et financiers sera paradoxalement dénoncée par Michael Mukasey, l’Attorney general de George Bush, le 23 avril 2008, lors d’une conférence sur le crime organisé. Quelques mois avant le déclenchement de la crise des subprimes (Galbraith, 2010).
12Le second élément de contexte porte sur le secteur de la finance lui-même. Force est de constater que les produits, les techniques et les réglementations ont peu changé depuis la crise. Des avancées majeures ont toutefois été réalisées en matière de lutte contre les paradis fiscaux. Les pratiques illégales sont aujourd’hui freinées par les procès américains, notamment contre des banques européennes et des banquiers eux-mêmes (Financial Times, 2014).
13En résumé, le contexte de la pratique de la finance a peu changé. Nous examinons ci-dessous les réponses de trois institutions centrales dans la formation en finance.
14Les formations en finance varient entre, d’une part, les écoles d’ingénieurs qui forment les mathématiciens et les informaticiens de la finance et, d’autre part, les écoles qui forment les financiers gestionnaires. Nous avons examiné l’expérience des écoles françaises puisqu’elles forment près du quart des analystes quantitatifs de haut niveau à l’échelle mondiale (De Douhet, 2012). Nous nous concentrons plus précisément sur les initiatives de changement de curriculum dans trois écoles d’ingénieurs : l’École centrale de Paris, très bien implantée dans la banque et l’assurance, l’École Polytechnique de Paris, dans la mesure où elle offre la formation-phare reconnue mondialement, et l’École nationale supérieure d’informatique et de mathématiques appliquées de Grenoble (ENSIMAG), qui forme des ingénieurs à la triple compétence mathématique, finance et informatique.
15Pour sa part, l’École centrale de Paris intègre ainsi trois cours qui remettent profondément en question des modèles classiques : Crises financières récentes et leurs mutations en crises économiques et politiques, Efficience ou non-efficience des marchés financiers et enjeux de régulation, Cas de la politique monétaire européenne et de la BCE (Banque centrale européenne).
16L’École Polytechnique de Paris, de son côté, dans le programme Master Probabilités et Finance, co-habilité avec l’Université Pierre et Marie Curie (Paris 6) et en collaboration avec l’E.S.S.E.C. et l’École normale supérieure (E.N.S Ulm), n’affiche sur son site Internet ni le détail de ses cours ni une préoccupation éthique :
Cette formation apporte aux étudiants un enseignement de haut niveau dans le domaine des mathématiques financières. Les cours théoriques s’appuient sur les thèmes suivants : calcul stochastique, modélisation mathématique des marchés financiers, modèles discrets et processus de sauts, optimisation stochastique et gestion dynamique des risques, méthodes numériques déterministes et probabilistes en finance. Les cours spécialisés seront l’occasion de se confronter aux évolutions récentes des marchés, notamment dans le domaine de l’arbitrage statistique et des marchés de l’énergie (École Polytechnique, [s.d.]).
- 2 Voir les enseignements sur http://www.masterfinance.proba.jussieu.fr/index2.php (site consulté le (...)
17Cette absence de l’éthique dans la formation annoncée (alors que 75 heures d’unités d’enseignement sont disponibles en statistique et en trading haute fréquence2) permet une sélection des étudiants adaptés à cette vision « amorale » de la finance. Ainsi, les étudiants savent clairement que seules les préoccupations mathématiques et financières seront traitées dans ce cursus en conformité avec ce qui est annoncé sur le site : « La formation s’attache à répondre aux nouveaux besoins créés par le développement des marchés financiers et à leur évolution et la complexité croissante des outils mathématiques mis en œuvre (Université Pierre et Marie Curie,[s.d.]) »
18Nicole El Karoui, considérée comme l’un des principaux précurseurs du développement des mathématiques financières depuis la fin des années 1980 (Université Pierre et Marie Curie,[s.d.]) est responsable avec Marc Yor et Gilles Pagès de ce programme, qui forme environ 100 élèves par année. La définition proposée par ce mastère du métier est la suivante :
En résumé, un Quant […] doit donc posséder une vraie dextérité dans le calcul et la manipulation d’outils mathématiques de haut niveau, une vaste culture numérique et algorithmique. Enfin, et il serait malhonnête de ne pas terminer par-là, les exigences en termes de niveau à l’entrée des Masters 2e année sont particulièrement élevées. Les places y sont aussi chères à l’entrée que les salaires élevés à la sortie (El Karoui et Pagès, [s.d.]).
19Selon El Karoui, le métier de « quant » est censé apporter de l’ordre dans les passions des financiers : « Beaucoup de pratiques de marchés, pas toujours très robustes, ont été développées dans l’industrie financière et elles n’étaient pas à l’initiative des mathématiciens. Les mathématiques interviennent surtout pour mettre un peu d’ordre lorsque c’est souhaitable » (citée dans Next Finance, 2012).
20Enfin, pour sa part, l’ENSIMAG a transformé en 2010, dans le cadre de la filière d’ingénierie pour la finance, le cours de risque bancaire en Pilotage bancaire : risques, réglementation et éthique :
Les aspects éthiques du métier de banquier sont illustrés par des travaux de recherche que réalisent les étudiants pour mettre en lumière les utilisations des produits financiers et leurs impacts ainsi que les réglementations. Chaque étudiant doit pouvoir se forger, par la connaissance approfondie des mécanismes et des usages, une opinion personnelle sur l’utilisation actuelle et souhaitable des outils financiers(ENSIMAG, [s.d.]).
21Ce changement résulte d’un engagement de la direction de l’École visant à mettre en évidence dans le même cours la gestion des risques bancaires et l’éthique professionnelle du métier de banquier. Le responsable de cette filière, Ollivier Taramasco, professeur d’ingénierie financière à l’ENSIMAG, affirmait : « Si nous ne sommes pas capables de dire à nos étudiants que les limites des produits financiers ne sont pas uniquement celles des mathématiques et de l’informatique permettant de les concevoir, alors on va vers des sérieux problèmes » (cité dans Sallier, 2010).
22En résumé, les avancées en matière d’enseignement de l’éthique en finance sont disparates et dépendent souvent de la volonté de quelques enseignants de remettre en question ou non leur discipline.
23Malgré les avancées dans les cours, plusieurs postulats pourtant importants de l’enseignement et de la pratique de la finance demeurent peu changés et remis en cause. Au cœur de ceux-ci se trouve la vision du monde et des comportements humains induite par la domination des seules mathématiques qui influence la représentation de la spéculation, limite le rôle du régulateur et, enfin, effectue un certain déni des aspects ténébreux de pratiques répandues en finance. En effet, au cours des dernières décennies, les mathématiques ont influencé et dominé la finance sur deux plans. Le premier est lié à la vision d’ordre et de rationalité qu’apportent les mathématiques sur les pratiques et les comportements humains. Même si la crise a prouvé l’inefficacité des modèles dans des situations non ordinaires, ceux-ci continuent cependant à être enseignés et utilisés, comme l’explique El Karoui :
Nos modèles sont faits pour fonctionner dans des situations ordinaires, pour des quantités raisonnables de produits vendus, dans un contexte d’activité standard pour couper des pertes de 3 % à 5 %. Pas pour des périodes de surchauffe, de bulle. […] Car les comportements ne sont alors plus rationnels. Tout le monde y va. Le bon sens disparaît (citée dans Kahn, 2008 : 18).
24Par rapport à cette représentation « rassurante et prévisible » du monde, créée par les mathématiques, peu remettent en question la modélisation mathématique pour la gestion du risque. En effet, même si la modélisation mathématique est mise en cause pour sa mauvaise utilisation, elle reste toujours, pour les partisans du positivisme de la science financière, l’horizon de résolution des problèmes de risque : une meilleure connaissance de l’objet risque permettra une maîtrise illimitée de celui-ci. El Karoui poursuit :
Les mathématiques donnent le sentiment que l’on peut mieux contrôler. Les mathématiciens auraient peut-être dû mieux préciser que leurs modèles étaient frustes. […] Elle [la crise] crée de la demande de mathématiques pour améliorer la gestion des risques ; il s’agit de mieux comprendre, de mieux analyser les risques des produits dérivés et des salles de marché ; de s’intéresser davantage à la taille des positions et de mettre en place davantage d’alertes (citée dans Kahn, 2008 : 18).
25En fonction de cette représentation mécanique et mathématique des comportements humains – et ceci est le deuxième plan – est promue une représentation non nocive de la spéculation des produits dérivés. Ainsi, la crise de 2008 a mis en évidence l’expansion rapide de l’utilisation spéculative des produits dérivés et corrélativement la capacité de la finance-casino de détruire nos sociétés (Dupré, Chesney et Jorion, 2012). Pourtant, cette démesure n’est pas acceptée par la majorité et l’opinion la plus répandue reste celle d’un mal nécessaire, mais maîtrisable, opinion défendue encore en 2012 par El Karoui :
Il ne me semble pas opportun, comme certains le font, de penser à la fin des produits dérivés malgré les excès. […] En effet, pour pouvoir prendre position dans le futur, dans un monde qui bouge, ça reste un outil important de gestion de nos économies. Après la crise, les choses ont changé en termes de volume de business, mais pas en termes de pratiques. […] vous prenez des étudiants sortis de l’école et vous les mettez sur les dérivés de commodities, je peux vous assurer que ça va être la catastrophe (citée dans Next Finance, 2012).
26Lié à cette représentation d’autorégulation de la spéculation financière, le rôle du régulateur est un aspect peu discuté dans la formation des quants et laissé aux économistes. La crise de 2008 a succédé à plus de deux décennies de pressions vers la déréglementation des marchés financiers promue au nom de postulats d’autoréglementation, et la catastrophe annoncée est due en partie au manque de présence du régulateur :
La vraie question est donc de savoir pourquoi on laisse des bulles se former. Quand on est à l’intérieur, il n’est pas facile d’en sortir, car on gagne beaucoup d’argent. Si on sort trop tôt, on est sanctionné. On ne gagne pas beaucoup d’argent sans prendre de gros risques. […] Tout le monde a laissé faire. La crise est due au manque de régulation. Les États-Unis ont laissé se former cette bulle qui soutenait leur économie (El Karoui, citée dans Kahn, 2008 : 18).
27En particulier, depuis la crise de 2008, est apparue la nouvelle pratique du high frequency trading, l’exécution à grande vitesse de transactions financières faites par des algorithmes informatiques, inexistantes il y a dix ans. Celles-ci représentent aujourd’hui plus de 75 % des transactions mondiales et n’offrent aucune transparence, alors qu’elles assurent aux acteurs les plus rapides des avantages contraires à la théorie enseignée au sujet des marchés efficients : « On a aussi des nouveautés dans l’industrie financière avec des traders haute fréquence qui prennent possession du carnet d’ordres et qui se font de l’argent là-dessus. […] Je crois que le régulateur n’est pas toujours assez vigilant » (El Karoui, citée dans Next Finance, 2012).
28Enfin, lié à ces postulats de fonctionnement à partir des modèles mathématiques et d’autorégulation du marché, le dernier aspect non remis en question porte sur la non-considération des aspects hors régulation de la finance dans les cours enseignés. Deux thèmes semblent encore peu abordés. Le premier est le fonctionnement et le rôle du shadow banking, un système bancaire parallèle non soumis à la réglementation, qui permet une explosion des produits risqués sans que des fonds propres apportés par des actionnaires n’assument une partie des risques. Ainsi, les 684 000 milliards de dollars atteints par les produits dérivés avant la chute de Lehman Brothers en 2008 s’élèvent, fin 2013 selon la BRI, à plus de 710 000 milliards, soit environ dix fois le PIB mondial. Cela montre que la couverture des risques ne touche au plus que 10 % de ces produits, le reste étant spéculatif. Le deuxième thème concerne l’existence de dark pools (chambres opaques) et de hedge funds (fonds spéculatifs), qui permettent à de grandes banques internationales de manipuler les cours tels que l’or et le pétrole, pour gagner sur les paris effectués à partir des produits dérivés (Perelstein, 2014). Le tableau ci-après présente quelques récentes manipulations d’actifs.
- 3 Pour plus de détails, voir Toussaint (2014).
Manipulations en 2013-2014 liées au shadow banking3
Année
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Objet de la manipulation des cours
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Institutions financières impliquées
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Amende ou provision
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Source
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2014
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Or
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Barclays, Deutsche Bank, Bank of Nova Scotia, HSBC et la Société Générale
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Assignées devant une cour fédérale new-yorkaise
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http://bourse.lefigaro.fr/devises-matieres-premieres/actu-conseils/soupcons-de-manipulations-du-marche-de-l-or-1013448
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2014
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Forex (change)
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Barclays, Deutsche Bank, UBS, Royal Bank of Scotland et HSBC
UBS et Crédit Suisse, Banque Cantonale de Zurich
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35 milliards déjà provisionnés par cinq banques
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http://www.lemonde.fr/economie/article/2014/03/10/manipulation-des-changes-lourdes-provisions-pour-les-banques-europeennes_4380489_3234.html
http://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/industrie-financiere/20140331trib000822775/enquete-ouverte-en-suisse-sur-une-possible-manipulation-du-marche-des-changes.html
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Avant 2012
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Libor
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Barclays
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Amendes de 4 milliards de dollars +
16 individus inculpés de fraude
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http://www.atlantico.fr/decryptage/manipulation-changes-dernier-scandale-en-date-qui-vient-affaiblir-pretentions-vertu-banques-michel-ruimy-975552.html/page/0/1
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Cours de produits dérivés financiers libellés en euros
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HSBC, J. P. Morgan et Crédit Agricole S.A.
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http://bourse.lesechos.fr/infos-conseils-boursiers/infos-conseils-valeurs/infos/l-ue-accuse-hsbc-jpmorgan-et-casa-de-manipulation-de-cours-973901.php
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http://www.mondialisation.ca/limpunite-des-banques-doit-cesser/5385309
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29En résumé, les changements en matière d’éthique dans le curriculum en finance se sont principalement manifestés par la création de cours d’éthique ajoutés à un curriculum existant (Gillet et Zimnovitch, 2010). Ainsi actualisée, cette introduction de l’éthique demeure limitée et comme superficielle (Giacalone et Thompson, 2006), dans la mesure où les postulats fondamentaux de la discipline ne sont que peu débattus et où peu de temps est consacré à former des étudiants à une pratique réflexive sur leur métier. En effet, à notre connaissance, aucune formation n’a essayé de structurer l’introduction de la question éthique dans l’ensemble des cours techniques. Une telle approche transdisciplinaire nécessiterait de fait des discussions entre professeurs sur les fondements épistémologiques de la science financière, et serait susceptible d’ouvrir la voie non seulement vers une déconstruction permettant d’analyser ce qui devrait être conservé ou non dans nos théories et nos modèles financiers, mais aussi vers une étude des effets des produits financiers sur la société. Or, dans bien des cas, le discours sur la crise et sur les questions éthiques de la finance reste encore tabou. De fait, nombre des professeurs ayant participé à la remise en question du paradigme témoignent en privé qu’ils ont connu pour le moins des blocages et des difficultés dans leurs relations avec leurs collègues et leur milieu professionnel, puisque les questions pouvaient mettre en cause une partie des profits réalisés dans certains secteurs.
30Au cours des dernières années, plusieurs initiatives ont vu le jour avec pour objectif de repenser l’enseignement de la finance et, plus largement, la finance et son rôle dans nos sociétés.
31Les initiatives dans le monde francophone proviennent notamment du ministère de l’Éducation supérieure, en particulier autour du rapport L’avenir des sciences économiques à l’université en France (dit rapport Hautcœur). Celui-ci fait des recommandations pour les étudiants en licence d’économie qui prônent une plus grande insertion de l’histoire et de l’épistémologie des sciences, en insistant sur les différentes théories existantes et sur la construction de la discipline au cours du temps, et ce, pour former les étudiants à un regard critique sur la construction des statistiques, ainsi que sur l’intérêt et les limites de la formalisation dès l’introduction des modèles (Hautcœur, 2014 : 40).
- 4 Journée Finance and Sustainability/Réseau international de recherche sur les organisations et le (...)
32En matière de réflexion sur l’enseignement de la finance en tant que tel, notons, en Europe, le Corporate Governance and Sustainability International Group (www.cgsig.net) qui regroupe près de 2 000 adhérents autour de la réflexion sur les paradigmes et de la remise en question de ceux-ci. Le CGSIG est un lieu de débat ouvert entre professionnels et chercheurs où se déroule un travail de déconstruction des modèles en finance et de sensibilisation au risque éthique dans une vision pragmatique, comme un risque d’affaires. Comme l’affirme son directeur, William Sun, à la conférence du Finance and Sustainability (FAS) à Marseille en mai 20144, il ne sert à rien de faire de la morale, mais il convient de montrer tous les risques encourus par l’entreprise et le salarié à la suite de l’adoption de positions non éthiques ; il s’agit d’une approche conséquentialiste de l’éthique, selon laquelle un comportement éthique douteux ou questionnable représente un risque d’affaires. Signalons également deux initiatives dans le monde francophone. La première est l’Observatoire de la finance à Genève qui, depuis 1996, regroupe des universitaires et des praticiens qui font le lien entre le monde des techniques et des pratiques financières et les exigences du bien commun. La seconde est le FAS, qui regroupe depuis 2009 des membres du club de recherche de l’Institut français des administrateurs (IFA) et de plusieurs associations scientifiques, notamment le Réseau international de recherche sur les organisations et le développement durable (RIODD) et le Corporate Governance and Sustainability Research Group (CGSRG) s’intéressant aux questions de l’éthique et du développement durable en finance. Le tableau ci-dessous résume ces initiatives actuelles.
Initiatives en matière de recherche et d’enseignement en finance, en 2014
- 5 Nous n’avons pas inclus ici Finance Watch, qui constitue une force de résistance aux lobbies banca (...)
Initiative5
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Objectifs, idées, activités et propositions principales
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Composition
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Corporate Governance and Sustainability International Group
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Discuter et débattre de sujets pressants, échanger des idées, participer à des recherches conjointes, à des initiatives collaboratives et à du réseautage professionnel
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Près de 1 800 membres en Europe (professionnels, praticiens, professeurs, chercheurs, étudiants des cycles supérieurs)
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Observatoire de la finance
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Renouveler la recherche et l’enseignement en finance, en économie et en gestion pour mieux servir le bien commun
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Professeurs et chercheurs en finance – Europe francophone principalement
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FASRIODD
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Réfléchir sur l’enseignement et la recherche en finance à partir de la gestion
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Professeurs et chercheurs en finance et en gestion – Europe francophone principalement
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33Ces chercheurs et enseignants désirent aller au-delà de ce que Delvin D. Hawley définit comme l’« abdication de la responsabilité des enseignants dans l’enseignement de l’éthique des affaires dans la formation en finance » (1991 : 711).
34En résumé, à partir de l’examen de trois programmes-phares en France, on peut affirmer que la pratique de la finance et l’enseignement n’ont pas beaucoup changé depuis la crise financière et économique de 2008. Des espaces de réflexion ont vu le jour, mais ceux-ci n’ont pas encore influencé en profondeur ni la finance vers des pratiques plus éthiques ni l’enseignement vers une intégration de l’éthique pour développer conjointement la formation de la capacité réflexive et le questionnement des postulats de la finance.
35En effet, la formation en finance a tendance à se concentrer exclusivement sur les aspects techniques et mathématiques en négligeant très fréquemment une compréhension des liens avec les « autres » disciplines et savoirs. Cette fragmentation de la connaissance et cette forte poussée vers la spécialisation technique représentent un obstacle important pour la promotion d’une compréhension plus responsable de la finance et de son rôle dans les organisations, dans l’économie et dans la société. En effet, la compartimentation de la connaissance et de l’information est une source importante de fragmentation de la responsabilité (Arendt, 1951).
36Aussi proposons-nous que la promotion de l’éthique dans l’enseignement de la finance passe par la formation des étudiants à conceptualiser les rôles respectifs des acteurs et de leurs pratiques remettant en question les contributions de la finance et de l’économie au bon fonctionnement de la société. L’enseignement de la responsabilité en finance impliquerait alors une intégration de ces interdépendances de la finance et de la construction du vivre ensemble et donc une réflexion qui dépasse le cadre de la finance et qui embrassent l’ensemble de l’enseignement en gestion ou en économie.
37L’apport du présent article est, dans ce cadre, de viser à faire le point sur cette question, six ans après la crise financière. Si des propositions, tant des regroupements de professionnels et chercheurs que des autorités publiques, voient le jour et si certains cours et programmes ont avancé en la matière, nombre de fondements de cet enseignement et de cette pratique demeurent inchangés. Cette « autre finance » comme cet « autre enseignement de la finance » sont en germe. Les prochaines années diront si notre humanité a répondu à nos urgences, par une éthique de l’action qui, comme la définissait Paul Ricœur, est « la visée de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes » (1992 : 202).
Les auteurs remercient pour leur appui la Chaire Managers Responsables, de l’Université Pierre-Mendès-France, à Grenoble, ainsi que le Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES).