1Dans le discours politico-économique dominant, la notion de responsabilité est constamment mobilisée. À l’ère du développement durable et de la gestion axée sur les résultats, les entreprises et les gouvernements revendiquent l’action responsable. En fait, la responsabilité est l’un des principaux thèmes du paradigme de la gouvernance, qui transforme nos paysages politiques depuis les années 1990. Curieux, voire en partie créateurs de ce discours responsabilisant qui caractérise désormais l’espace public, des intellectuels travaillent à définir le concept de responsabilité, à circonscrire ses usages, à définir les limites et les possibilités de ses différentes acceptions.
2La première partie du présent article offre une analyse critique de l’approche de la gouvernance et des façons dont la responsabilité y est entendue et mobilisée. Un tour d’horizon théorique au sujet du concept de responsabilité politique est ensuite proposé, de façon à discuter les contributions d’auteurs des domaines de la science politique, de la sociologie et de la philosophie. M’appuyant sur ces analyses, je soumets finalement au lecteur certains éléments de réflexion sur la pertinence de promouvoir une responsabilité de type écopolitique.
3Deux constats sont à l’origine de la réflexion exposée au fil de cet article. Étudiant les dynamiques délibératives relatives à des controverses socioécologiques, j’ai d’abord été intriguée par la référence récurrente à la notion de gouvernance. Je me suis alors interrogée sur sa signification, toujours équivoque dans les textes où je la croisais. Ayant de ce fait réalisé une synthèse critique de textes portant sur la notion de gouvernance, j’ai été frappée par l’appel incessant à la responsabilité. Sensible à cette valeur, mais critique de la façon dont elle était entendue par les tenants de la gouvernance, j’ai alors voulu explorer d’autres pistes théoriques et philosophiques sur le concept de responsabilité politique.
4Comme mes travaux s’inscrivent dans le champ de la formation à l’écocitoyenneté, je m’intéresse particulièrement aux rapports entre l’exercice de la responsabilité politique et l’apprentissage ontogénique et collectif. C’est donc dans cette perspective que s’est dessinée la proposition philosophique d’une responsabilité écopolitique. L’analyse présentée s’appuie principalement sur des recensions systématiques des écrits relatifs à la gouvernance, à la responsabilité politique et à l’apprentissage dans l’action sociale, mais aussi sur l’observation de l’actualité et de débats publics relatifs à des enjeux socio-environnementaux.
5En ces temps d’éloges des formules participatives, mais aussi de morosité politique, la gouvernance est à la mode. Ce serait, selon ses tenants, l’approche tout indiquée pour organiser services et projets d’infrastructures du local à l’international, pour concevoir la gestion publique en cette ère de mondialisation. Le mot s’insère dans les textes de loi, fait les grands titres des journaux, s’immisce jusque dans le discours des organisations non gouvernementales. Il est devenu courant, mais très peu de gens savent vraiment ce qu’il désigne, il sous-tend une « idéologie diffuse » (Blondiaux et Sintomer, 2002).
6D’entrée de jeu, il importe de préciser que la notion de gouvernance est issue du langage de la gestion. Dans les années 1930, l’émergence de la gouvernance corporative – approche concernant les stratégies de gestion des entreprises – traduisait un souci d’efficacité et de compétitivité (Hermet et al., 2010 : 131). Quelques décennies plus tard, l’Angleterre thatchérienne adopta cette logique entrepreneuriale pour la gestion de l’État (Docherty et Shaw, 2011) : le courant de la gouvernance s’installait dans le domaine politique.
7Les analystes de la gouvernance, autant ceux qui y adhèrent (notamment Kooiman, 2003 ; Le Galès, 2011 ; Paquet, 2008) que ceux qui la critiquent (notamment Deneault, 2013 ; Gaudin, 2002 ; Jouve, 2003 ; Mappa et Conti, 2009), s’entendent pour dire que c’est un terme aux contours flous. Il apparaît toutefois que le « cœur » de la notion est plutôt convenu entre tous, à savoir que dans une logique de gouvernance, des acteurs de la société civile citoyenne (organisations non gouvernementales, citoyens), de l’État (gouvernement, fonction publique) et de l’entreprise privée (compagnies, lobbies, institutions financières) – mus par leurs intérêts particuliers et reconnus dans leur expertise ou leur statut – deviennent partenaires de la réalisation d’un projet spécifique (venture), à forte dimension économique. Il est aussi intéressant de noter que les notions de bien commun et d’intérêt général sont absentes du discours sur la gouvernance.
- 1 Les textes étudiés provenaient de la Banque mondiale (2012), de la Commission on Global Governance (...)
8Jan Kooiman désigne la gouvernance en tant qu’« instrument » (2003 : 8) permettant d’aborder les enjeux des relations entre l’État, le marché et la société civile. Selon l’auteur, « les acteurs de la gouvernance […] coopèrent en nombre restreint et en fonction de leurs intérêts mutuels » (2003 : 100. Je traduis). Pour Gilles Paquet, la gouvernance est un espace de « jeu sans maître de jeu » (2008 : 119). L’auteur décrit quelques caractéristiques d’une telle gouvernance : la participation des acteurs concernés (qui serait garante de légitimité), la décentralisation des prises de décision chaque fois que possible et la concurrence (qui permettrait d’empêcher le monopole et de susciter l’innovation) (2008 : 122-123). Une analyse du discours d’organisations internationales et de think tanks au sujet de la gouvernance1 m’a aussi permis de définir cinq leitmotivs ou principes clés associés à cette approche, soit la responsabilité, la transparence, la reddition de comptes, la participation de la société civile et le travail collaboratif entre porteurs d’intérêts (stakeholders).
9Les tenants de la gouvernance soutiennent qu’elle est garante d’avancées démocratiques en raison de la participation de la société civile et du partage du pouvoir décisionnel qu’elle promet (Commission on Global Governance, 1995 ; Paquet, 2008 ; PNUD, 2010). Ainsi, la gouvernance serait plus démocratique que la démocratie représentative elle-même. Or, nombre d’analystes (dont Harribey et al., 2006 : 168 ; Lafaye, 2001 : 58) parlent de reculs plutôt que de progrès.
- 2 La légitimité ex ante est acquise par l’élection démocratique alors que la légitimité ex post s’ob (...)
- 3 « Publicité » est ici considérée au sens politique et fait ainsi référence « au fait de porter [un (...)
10Pour Dorval Brunelle (2010 : 26), il y a gouvernance lorsque les processus de prise de décision et les mécanismes de leur mise en œuvre ne sont pas inscrits dans un « schème » caractérisé par la légitimité politique ex ante et ex post2 des décideurs et la publicité3, qui constituent des principes fondateurs de la démocratie. Loïc Blondiaux et Yves Sintomer font également remarquer que les théories de la gouvernance « ne distinguent pas entre la délibération et le marchandage et […] ne postulent pas que les interactions entre acteurs devraient nécessairement se dérouler sur la place publique pour être légitimes » (2002 : 29).
11Pierre Rosanvallon (2006 : 116) reconnaît trois types de légitimité politique au sein de la démocratie représentative. La légitimité sociale-procédurale est octroyée par l’appui de la majorité et est conventionnellement produite par le suffrage universel. La légitimité « par impartialité » advient lorsque l’appareil judiciaire ou encore des autorités indépendantes des parties impliquées reconnaissent le bon fonctionnement de ces parties. La légitimité substantielle est quant à elle produite par le fait d’agir dans le souci de ce qui est perçu comme le bien commun, dans le respect des valeurs jugées universelles. Or, qui les participants de la gouvernance représentent-ils sinon eux-mêmes, leurs membres, leurs actionnaires ? De quelle légitimité peuvent-ils se réclamer ? La notion d’intérêt est au cœur de l’approche de la gouvernance alors que celles de légitimité et de représentativité (au sens politique) y font défaut. Plusieurs auteurs (dont Juillet, 2001 : 114 ; Martin, 1999 : 14 ; Sierra et Lewis, 2011 : 179) dénoncent par ailleurs la disproportion des rapports de force caractéristiques du schème de la gouvernance, à la faveur des élites politico-économiques. La participation est l’un des principes clés de la gouvernance, mais dans les faits, elle demeure limitée, voire exclusive, cela notamment à cause de la cooptation qui y prévaut (Deneault, 2013 : 15 ; Hermet et Kazancigil, 2005 : 9-10).
12Le discours de la gouvernance mobilise singulièrement la notion de responsabilité, mais ne fonde pas celle-ci sur le raisonnement éthique. On s’en remet donc aux principes de transparence et de reddition de comptes : « La perspective de la transparence se substitue à l’exercice de la responsabilité, que l’on a désespéré d’organiser » (Rosanvallon, 2006 : 262). Si le concept de responsabilité est constamment repris dans le discours de la gouvernance, il y est très rarement défini ou développé, de sorte qu’un grand flou demeure quant à ses visées et à sa portée (ce que note aussi Luigi Pellizzoni, 2004).
13L’analyse de Denis Salles (2011) montre qu’en gouvernance environnementale, comme en gouvernance « tout court », on vise à insuffler la responsabilité au moyen de trois mécanismes complémentaires. D’abord, le partage du pouvoir décisionnel et opérationnel entre les acteurs partenaires devrait, selon les tenants de la gouvernance, favoriser la responsabilité (Salles, 2011 : 47). Or ce premier mécanisme, pouvant effectivement entraîner la coresponsabilité entre acteurs devant leurs choix et leurs actions, a aussi la particularité de rendre plus difficiles l’évaluation de la responsabilité du gouvernement (Burlone et Giroux, 2006 ; Hamel, 2008 : 79) et l’imputabilité de chacune des parties prenantes en cas de dérives. En effet, « en situation de gouvernance […] personne ne sait plus qui est responsable et cette situation favorise la désignation de boucs émissaires » (Lafaye, 2001 : 63).
14La deuxième façon dont on veut induire la responsabilité en gouvernance environnementale, c’est par des dispositifs de participation citoyenne qui viennent « façonner une responsabilité conjointe » quant aux décisions et à leurs retombées (Salles, 2011 : 48). L’instrumentalisation guette alors les participants, s’ils deviennent coresponsables sans que leurs visions se reflètent dans la prise de décision (Mappa et Conti, 2009 : 53). Au Québec par exemple, 90 % des recommandations issues des commissions parlementaires et consultations publiques ne sont pas suivies par les décideurs (Dugas et Parenteau, 2006 : 306).
15Le dernier mécanisme de responsabilisation caractéristique de la gouvernance environnementale consiste à inciter les citoyens à plus de responsabilité individuelle dans la résolution des problèmes socioécologiques (en intégrant par exemple des écogestes dans leur quotidien) : « […] l’idée est de faire assumer à l’individu les conséquences de ses choix, fussent-ils limités par d’autres contraintes structurelles » (Salles, 2011 : 49-50). Quant aux acteurs de la gouvernance, ils se font responsables non par l’imputabilité ou la limitation de leurs désirs économiques, mais par la justification de leurs dépenses, la soumission à des audits mesurant leur performance et l’octroi de compensations partielles pour les risques que leurs activités engendrent (par exemple, la bourse du carbone). Par ailleurs, selon Pellizzoni (2004), la référence de plus en plus fréquente à la reddition de comptes est non seulement le fait d’une complexité et d’une incertitude croissantes, mais aussi le résultat d’une responsabilité pour faute (liability) désormais difficile à imposer vu l’affaiblissement de l’autorité de l’État dans ce contexte de gouvernance.
16Lorsqu’on s’intéresse au développement du concept de responsabilité politique dans le champ de la science politique, mais en se situant à l’extérieur d’une analyse concomitante de la gouvernance, on entre dans l’univers du droit constitutionnel. En effet, les textes que j’ai pu recenser puis analyser dans le domaine de la science politique (notamment ceux de Beaud, 2000 ; Bidégaray et Emeri, 1998 ; Portelli, 2009 ; Ségur, 1998) traitent presque exclusivement de l’ancrage légal et procédural de la responsabilité politique. Les auteurs s’intéressent alors à la responsabilité des élus et des hauts fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions. Dans cette perspective, la responsabilité politique est liée aux formes de légitimité politique énoncées plus haut avec Rosanvallon ; elle est la contrepartie du pouvoir détenu et se concrétise par un jugement extérieur sur les actions menées. En effet, alors que le pouvoir de décider est bien dans les mains de la classe politique, le pouvoir d’évaluer est remis à une tierce partie, qui est tantôt le juge, tantôt l’électorat. Il est ainsi question d’une dimension bien circonscrite de la responsabilité, soit la responsabilité pour faute.
17Le souci, pour les décideurs, d’agir dans l’intérêt général et selon les valeurs socialement partagées est aussi partie de la responsabilité politique dans le droit constitutionnel, mais l’importance que l’on donne à cette forme de responsabilité est beaucoup plus ténue. En fait, une fois que le droit a posé que le politicien se devait d’être vertueux, il n’a plus pour seule fonction de déterminer et de sanctionner les occasions où cette personne manque à son devoir. À l’heure actuelle, la responsabilité pénale occupe donc une vaste portion du terrain de la responsabilité politique. Cela entraîne de la confusion et soulève des enjeux éthiques dans l’espace politique, à tel point que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a mené une réflexion pour départager responsabilité pénale et responsabilité politique. La Commission européenne pour la démocratie par le droit (2013) s’inquiète ainsi de l’utilisation du système juridique à des fins politiques et des clauses d’immunité juridique protégeant les élus. Or, il ressort de ce texte et d’un rapport successif (Omtzigt, pour le Conseil de l’Europe, 2013) une simple volonté de circonscrire les moments où la responsabilité pénale des élus doit être mobilisée. On n’entend pas redéfinir ou revaloriser les différentes dimensions de la responsabilité politique.
18Les deux perspectives d’exercice de la responsabilité politique portées par le discours dominant et présentées plus haut éludent l’idée du projet politique, de la co-construction du vivre-ensemble. D’un côté, le projet dont il est question a avant tout une vocation économique et concerne un nombre restreint d’acteurs rassemblés par cooptation ; de l’autre, le projet est simplement absent et s’il existait, il serait l’œuvre de l’unique classe politique. À considérer seulement ces deux perspectives, on serait porté à croire que cynisme et nihilisme ont gagné l’espace public, que l’on ne croit plus en la possibilité de projets de société signifiants, fondés sur des valeurs collectivement choisies. Pourtant, si l’on regarde du côté des mouvements sociaux, on peut voir que l’altermondialisme et les récentes mobilisations citoyennes du Québec et d’ailleurs témoignent d’une réalité tout à fait distincte et tout aussi prégnante. Par leurs dénonciations et leurs propositions, ces groupes soutiennent une forme différente de responsabilité politique en lançant des débats politiques à forte dimension éthique, où les participants se penchent sur les valeurs du vivre-ensemble.
19À partir du moment où l’on se représente la responsabilité politique comme une façon de vivre au quotidien et pour le futur son engagement dans les choses publiques, arrive inévitablement une réflexion sur l’éthique et la morale. Comment organiser le projet collectif ? Selon quelles valeurs ? Comment en discuter ensemble et en décider ? Qu’est-ce qu’être responsable dans ce contexte ? Il s’agit alors de se doter d’une façon de réfléchir, de dire et de faire les choses en commun ; on se questionne aussi sur les normes qui prévalent en la matière. À cet égard, éthique et morale sont souvent confondues. Dans les textes de philosophie politique parcourus au sujet de la responsabilité, les deux termes étaient souvent interchangés, un auteur (Jobin, 2006) les posant même comme équivalents. Une distinction entre ces deux concepts met pourtant en lumière un potentiel de transformation personnelle et sociale. La contribution la plus éclairante que j’ai étudiée à ce sujet est celle de Raymond Polin dans Éthique et politique :
Une éthique, qui constitue en tant que telle la conscience d’une attitude créatrice et organise ses œuvres selon leur harmonie propre, est de l’ordre de la création. Elle présente une morale à l’état naissant tandis que la morale présente l’éthique qui lui correspond à l’état accompli ou rétrospectif. Une morale est un ensemble plus ou moins cohérent, parfois un simple conglomérat de traditions, de coutumes, d’habitudes, de mœurs, de manières de vivre, de sentiments et d’opinions reçues, d’œuvres accomplies. Elle résulte de l’accumulation, de la sédimentation des œuvres accomplies au sein d’une communauté, en fonction d’éthiques effectivement vécues. Dans le domaine de la morale, des mœurs, les règles, les normes, explicites ou non, l’emportent sur les valeurs ou même sur les fins, imposent, de tout le poids du passé, des conduites d’obéissance. Dans l’éthique, au contraire, les valeurs, les fins l’emportent sur les normes et appellent à des conduites de responsabilité, ouvertes sur l’avenir. La morale se situe immédiatement au niveau de l’existence vécue, l’éthique, immédiatement au niveau de la pratique réfléchie de la liberté (Polin, 1968 : 102).
20Un tel éclairage m’apparaît essentiel pour aborder les différentes propositions théoriques et les diverses analyses concernant la responsabilité politique. En effet, Polin pose bien la distinction entre des normes sociales (figées) guidant la conduite – qui tiennent de la morale – et une démarche réflexive sur la façon d’agir dans le monde – qui tient de l’éthique. Par ailleurs, la façon dont l’auteur lie éthique et morale suggère un continuum d’apprentissage axiologique se vivant autant sur le plan individuel que sur le plan collectif.
21La responsabilité politique telle qu’entendue dans le paradigme de la gouvernance et dans le droit constitutionnel tient beaucoup plus de la morale que de l’éthique. Or si la morale donne des balises utiles dans toutes ces situations de la vie où il faut agir rapidement, sans pouvoir prendre le temps de réfléchir, elle ne peut être le guide du politique. Autrement, le politique n’est qu’un espace d’arbitrage des luttes de pouvoir. L’organisation du projet politique nécessite des espaces réflexifs, individuels et collectifs, des moments de création, de co-construction du vivre-ensemble. Dans cette perspective, l’éthique telle que définie par Polin m’apparaît porteuse puisqu’elle implique cette recherche, ce questionnement constant, cette réaffirmation des valeurs guidant l’action et le projet avec autrui dans le milieu de vie partagé.
22Une dimension importante de la responsabilité concerne le souci de l’autre et de l’environnement, allant de pair avec la reconnaissance des effets de ses actions. Je me concentrerai ici sur l’analyse de deux auteurs qui ont offert une contribution majeure relativement à cette forme de responsabilité, soit Iris Marion Young, sur la prise de conscience des causes structurelles des inégalités sociales, et Hans Jonas, sur la reconnaissance des effets des activités anthropiques sur l’environnement.
23Dans Responsibility for Justice, Young constate que « la plupart d’entre nous contribuent […] à la production et à la reproduction des injustices structurelles précisément parce que nous suivons les règles et les conventions acceptées et attendues par les communautés et les institutions au sein desquelles nous agissons » (2001 : 107. Je traduis). Une réflexion critique, une délibération dans la pleine conscience nous feraient douter ou rejeter ces pratiques, mais lorsque nous agissons de la sorte, nous avons plutôt en tête les objectifs immédiats que nous souhaitons atteindre, le besoin ou le désir concret que nous voulons combler – et pas nécessairement les effets distants que celui-ci implique (2001 : chapitre 4). Il est ainsi question d’une morale qui légitime des conduites qu’un jugement éthique refuserait. Dans cette conceptualisation, la distinction entre morale et éthique proposée par Polin résonne donc particulièrement : elle y trouve une application concrète. La difficulté ou le refus de « penser », tel qu’entendu par Hannah Arendt dans sa théorie sur la « banalité du mal » (évoquée brièvement dans la prochaine section de cet article), trouve également écho dans cette analyse.
24Le modèle de la connexion sociale de Young dénonce aussi la judiciarisation du politique parce que la responsabilité y relève d’une faute commise, à attribuer à un ou des coupables, alors même que la complexification des rapports caractéristique de la mondialisation rend cette forme de responsabilité si difficile à établir. En effet, la mondialisation implique des violences systémiques auxquelles participent des millions de personnes, et ce, sans en prendre conscience, sans vouloir le voir ou sans se sentir le pouvoir de faire autrement, ayant le sentiment d’être dépassées par la machine politico-économique.
25Face à cette réalité où la solidarité est malmenée, où la réflexivité fait défaut, Young invite à une responsabilité qui dépasse la seule prise en charge par l’État et ses institutions des problèmes sociaux. L’auteure propose ainsi une responsabilité partagée qui s’actualise dans l’action politique. Elle explique qu’il ne s’agit pas de se sentir individuellement coupable pour les injustices auxquelles on contribue, mais bien de reconnaître cette injustice et de chercher à l’abolir par son engagement social et politique. Ce qui est alors visé, c’est une « réorganisation de nos relations » et une « coordination plus juste de nos actions » (2011 : 112. Je traduis) ; il est question de transformations structurelles, de changements dans les processus et les institutions qui posent problème. La politique de la responsabilité partagée n’implique pas que les institutions gouvernementales aient à prendre en charge le bien et la justice (comme c’était le pari avec l’État-providence). Cette perspective soutient plutôt que ces organismes d’État servent de « médiateurs de l’action coordonnée de ceux qui partagent la responsabilité » (2011 : 112. Je traduis).
26Si la contribution de Young concerne le rapport aux autres, celle de Jonas porte sur le rapport à l’environnement. Rendu célèbre par son ouvrage intitulé Le principe responsabilité ([1979] 1990), Jonas a développé une « éthique du futur » qui tient compte du fragile équilibre des écosystèmes, qui reconnaît la pression toujours plus grande que l’humain exerce sur les milieux de vie. Par le « principe responsabilité », Jonas invite ainsi à la précaution dans la prise de décision. Cette responsabilité prospective vise à garantir le maintien de la vie et la survie de l’humanité dans le contexte d’incertitude provoquée par l’industrialisation, l’application massive de la technoscience et la complexification des réseaux d’action. Le principe de précaution suggère de bien évaluer les risques, d’estimer les effets immédiats et distants des activités projetées, de faire preuve de prudence.
27Je n’expliciterai ni ne commenterai davantage l’idée de la responsabilité chez Jonas, ses travaux ayant déjà été le sujet de nombreuses analyses. Je signalerai toutefois que la perspective de Jonas sur le politique m’apparaît plutôt désenchantée. En effet, il n’y aurait selon l’auteur qu’un conseil de sages qui puisse guider les décisions éclairées auxquelles il appelle. Il se dégage de cette vision un manque de confiance en la capacité d’apprentissage et d’action écocitoyenne. Aussi, le sens de la responsabilité ne peut s’imposer. Les transformations sociales surviennent lorsqu’une masse critique de citoyens les désirent, les exigent et se mettent en action pour les réaliser.
- 4 Arendt fut invitée en 1961 par le New Yorker à couvrir le procès d’un criminel nazi. Son observati (...)
28Pour Arendt, être responsable politiquement, c’est exercer son jugement dans la pleine conscience. Les écrits de la philosophe qui traitent de la pensée et du jugement sont en partie le fruit d’une analyse sensible de l’Holocauste, notamment à la suite de sa propre couverture du procès de Eichmann à Jérusalem4. Il demeure que c’est chez Emmanuel Kant, plus précisément dans Critique de la faculté de juger (1790), que Arendt trouve les bases philosophiques de sa responsabilité politique. Elle s’appuie ainsi sur le concept kantien de sens communis – sens commun à tous –, lequel consiste en une démarche réflexive et sensible qui comporte trois dimensions : le « penser par soi-même », la « pensée conséquente : être en accord avec soi-même » et le « penser en se mettant à la place de l’autre » (Arendt, [1970] 1991 : 110). Arendt invite donc à cultiver son autonomie de pensée, son authenticité de même que la compréhension de l’autre et de sa différence. Cela implique une remise en question de ce que l’on pose pour juste, pertinent et vrai. Il s’agit aussi de saisir le spectre des opinions qui caractérisent une controverse et, ce faisant, d’examiner les valeurs proclamées ou sous-entendues. Le « penser réflexif » implique enfin de comprendre pleinement ce à quoi l’on adhère, mais aussi ce que l’on rejette :
Je forme une opinion en considérant une question donnée à différents points de vue, en me rendant présentes à l’esprit les positions de ceux qui sont absents ; c’est-à-dire que je les représente. Ce processus de représentation n’adopte pas aveuglément les vues réelles de ceux qui se tiennent quelque part ailleurs d’où ils regardent le monde dans une perspective différente ; il ne s’agit pas de sympathie comme si j’essayais d’être ou de sentir comme quelqu’un d’autre, ni de faire le compte des voix d’une majorité et de m’y joindre, mais d’être et de penser dans ma propre identité où je ne suis pas réellement. Plus les positions des gens que j’ai présentes à l’esprit sont nombreuses pendant que je réfléchis sur une question donnée, et mieux je puis imaginer comment je sentirais et penserais si j’étais à leur place, plus forte sera ma capacité de penser représentative et plus valides seront mes conclusions finales, mon opinion (Arendt, 1972 : 307).
29La proposition politique de la philosophe suggère, d’une part, un apprentissage ontogénique en invitant à se rapprocher de sa propre identité, de sa propre éthique pour mieux la saisir et l’affirmer. D’autre part, elle implique un apprentissage du collectif, invitant à considérer calmement et avec attention tous les points de vue existants de même que les logiques ou influences qui les sous-tendent. En somme, il s’agit d’apprendre à pratiquer la critique constructive et à former une communauté politique.
30L’exercice de « mentalité élargie » proposé par Arendt présente ainsi un potentiel de développement personnel et de changement social. Cette démarche m’apparaît même être une stratégie privilégiée d’apprentissage transformateur. Selon Jack Mezirow, qui a développé une théorie sur cette forme d’apprentissage, la transformation – liée à la croissance émotive et intellectuelle – survient lorsque les représentations deviennent « plus inclusives, distinctives [discriminating], réflexives et émotionnellement ouvertes au changement » (Mezirow, 2009 : 22. Je traduis). Le « penser représentatif » comme forme d’exercice de la responsabilité politique pourrait aussi aider à saisir la dimension créative du conflit, de la controverse, à quitter la confrontation stérile, ce qui représente un enjeu de taille.
31La forme de jugement, de pratique de la responsabilité politique proposée par Arendt peut par ailleurs paraître utopique, voire irréaliste à au moins un égard. Il serait effectivement possible, selon l’auteure, d’arriver par cette démarche « représentative » à une opinion caractérisée par la « généralité impartiale » (Arendt, 1972 : 308). Or puisque l’engagement politique tient si souvent du fait d’être concerné par les questions en débat, il m’apparaît impossible d’y penser et d’y agir de façon impartiale. Étant donné que le penseur « représentatif » est alors juge et partie du processus réflexif qu’il amorce, il ne peut prétendre à l’impartialité. Il me semblerait ainsi plus porteur de penser le résultat de cet exercice de décentration auquel convie Arendt en fonction d’un positionnement politique à la fois clarifié sur le plan des valeurs, assumé et ouvert sur le monde.
32Les réflexions philosophiques qui viennent d’être analysées proposent toutes des idées porteuses. Un constat qui s’impose toutefois à la suite de cette recension critique est qu’aucune des visions de la responsabilité politique étudiées n’embrasse à la fois le rapport à soi, le rapport aux autres et le rapport à l’environnement. Or, ces trois formes de relations apparaissent fondamentalement indissociables dans une perspective d’éducation à l’écocitoyenneté et dans une visée de transformation « écosociale ». Émerge ainsi mon intérêt pour une responsabilité qui soit « écopolitique », qui relève d’une préoccupation pour la qualité des relations personnes-sociétés-environnement – objets mêmes de l’éducation relative à l’environnement et à l’écocitoyenneté (Sauvé, 2012) – et qui s’actualise par l’engagement dans la définition collective des meilleures pratiques écosociales. Ma vision d’une responsabilité écopolitique implique ainsi une participation aux choses publiques qui trouve racine dans une réflexion personnelle inspirée de l’« éthique » de Polin et du « penser réflexif » de Arendt. Cette forme de responsabilité n’engage pas la seule classe politico-économique, comme c’est le cas dans l’approche de la gouvernance et les principes du droit constitutionnel qui prévalent, mais bien l’ensemble des citoyens.
33Selon le regard que j’y porte, la responsabilité écopolitique s’opère dans différentes temporalités. Il y a d’abord une dimension rétrospective, qui se détache d’une perspective culpabilisante, qui concerne plutôt la reconnaissance des injustices (avec Young) et des dommages causés à l’environnement (avec Jonas). Il y a ensuite un temps présent, moment où s’engager concrètement dans un cheminement personnel et dans l’action sociale, en fonction des valeurs que l’on porte et de celles que l’on apprend à partager collectivement. Il y a finalement une dimension prospective qui fait référence au souci du long terme, qui guide en partie l’agir et contribue à y donner sens.
34Comme plusieurs des auteurs qui ont écrit sur la responsabilité, j’insiste sur sa dimension personnelle, et ce, malgré les critiques en partie justifiées d’une tendance à l’individualisation. Il m’apparaît que la responsabilité est en bonne partie affaire personnelle non parce qu’on a « désespéré » d’organiser la responsabilité collective, comme le déplore Jacques Beauchemin (2006), mais plutôt parce qu’elle est le point de départ de la responsabilité co-construite et partagée. Car comme l’écrit Christian Lamontagne, « ce que nous n’avons pas reconnu en nous, nous ne pouvons pas le reconnaître à l’extérieur de nous » (2010 : 47). Avec l’exercice de la pensée réflexive, la responsabilité devient un besoin puisqu’elle participe de l’actualisation de notre personne (2010 : 29) – non dans un sens narcissique, mais plutôt dans une idée d’éveil à l’autre et à l’environnement. La responsabilité écopolitique apparaît donc ontogénétiquement fondée, relevant du développement personnel. Il s’agit ainsi d’apprendre sur soi, d’apprendre à être soi tout en apprenant à former une communauté politique dans le milieu de vie partagé. La responsabilité de transformation personnelle s’imbrique ainsi avec une responsabilité de transformation des réalités écosociales. Celle-ci peut entre autres s’opérer par l’engagement dans des processus délibératifs où l’on définit collectivement les valeurs et les solutions à prioriser face aux enjeux socioécologiques.
35L’idée d’une responsabilité écopolitique étant lancée, la question de sa concrétisation dans le contexte sociopolitique actuel demeure. La définition de conditions de réalisation, de stratégies de mise en œuvre est souvent le talon d’Achille d’une proposition issue d’une réflexion philosophique. Les contributions analysées sur le thème de la responsabilité politique n’étaient pas non plus explicites sur ces aspects pratiques.
36Commentant les travaux de Young, Jacob Schiff (2008) suggère l’histoire de vie comme stratégie d’apprentissage de la reconnaissance, c’est-à-dire qu’en partageant ses expériences concrètes avec d’autres, il serait possible de mieux saisir les différentes facettes des problèmes de nature systémique. La compassion ressentie deviendrait alors un levier d’action sociale. L’histoire de vie, avec ses différentes possibilités pédagogiques, est une stratégie qui est aussi beaucoup déployée dans le domaine de l’éducation relative à l’environnement ; ces savoirs et savoir-faire pourraient être pris en compte dans la réflexion sur la mise en œuvre de la responsabilité écopolitique.
37D’autres auteurs ont aussi ouvert des pistes pratiques d’organisation d’une démocratie plus participative, réactive et proactive face aux enjeux socioécologiques. Je pense notamment à l’ouvrage Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001) et à la « démocratie écologique » proposée par Dominique Bourg et Kerry Whiteside (2010). De prochains travaux sur la responsabilité écopolitique pourront explorer plus à fond ces contributions. Il est fort probable que l’éthique de la discussion de Jürgen Habermas, et plus largement les théories de la délibération publique, offrent aussi quelques repères. La réflexion se poursuit donc, mais il apparaît déjà que pour vivre la responsabilité écopolitique, on aura besoin d’espaces introspectifs, d’espaces pour se « raconter », d’espaces délibératifs où confronter valeurs et pistes d’action, où co-construire le collectif.