Dire ce qui est, faire surgir ce qui n’est pas encore : ce sont deux dimensions inséparables de l’activité humaine, car un monde sans imagination et un monde sans vérité contraignante seraient invivables.
Françoise Collin, L’homme est-il devenu superflu ? Hannah Arendt.
1La question de l’acceptabilité sociale est apparue récemment dans l’espace public comme référence commune postulant l’idée selon laquelle il serait possible de recueillir un consensus, un consentement ou encore une acceptation des populations locales au sujet de projets de développement. Élus municipaux et promoteurs de projets économiques ont fait appel à cette notion dans un contexte qui mettait en jeu des questions environnementales, telles que le paysage dans des projets éoliens et la qualité de l’eau dans des activités liées aux hydrocarbures (dont le gaz de schiste). Dans plusieurs cas, l’acceptabilité sociale se trouve polarisée entre la priorité accordée, d’un côté, aux avantages économiques pour ce qui est des retombées d’emplois et, de l’autre côté, à la protection de l’environnement. Mais ces conflits, au-delà des oppositions binaires, révèlent toute la difficulté que nous avons à retrouver le sens de nos actions, à intégrer la nature dans notre rapport au monde et à susciter des projets de développement favorables à une appropriation par les communautés locales.
2Pour éclairer les enjeux éthiques et politiques de l’acceptabilité sociale, la normativité apparaît au cœur même de la question de l’être-ensemble. Après avoir rappelé ce que cette notion recouvre, nous tenterons de montrer que la normativité est menacée par divers écueils qui guettent les débats sur l’acceptabilité sociale. Si la technique et la technologie, par exemple, sont parfois envisagées comme solution générale aux problèmes rencontrés, cette solution risque de négliger l’importance de la gouvernance, de la participation et de la connaissance citoyennes. Or, tous ces questionnements sont essentiels pour débattre d’un modèle de développement alternatif ou d’une vision du monde qui échappe à la dissolution du sens même de la vie dans la « managérialisation » de la société.
- 1 Pour les besoins du présent article, nous nous référons principalement au chapitre 5 de l’étude de (...)
3Pour tenir compte de ces facteurs, nous avancerons ensuite une proposition sur l’acceptabilité sociale, envisagée comme un ensemble de processus croisés sur trois plans permettant de conceptualiser le phénomène social : le microsocial, le mésopolitique et le macroéconomique (Fortin et Fournis, 2013)1. C’est dans l’articulation de ces trois plans que pourrait se concevoir une acception de l’acceptabilité sociale qui tiendrait compte de la normativité pour préserver notre rapport au monde et notre appartenance à la société.
4La normativité peut être abordée au sens latin (norma) comme règle de conduite dans un registre prescriptif, mais aussi au sens grec (nomos) dans un registre évaluatif où la règle n’est pas détachée des valeurs. Ainsi, la normativité peut être comprise « en se limitant aux règles formelles et informelles qui régissent les rapports sociaux ou la conduite des acteurs, ou dans une perspective beaucoup plus large s’intéressant à l’orientation significative de l’action à travers des raisons assumées subjectivement comme justes et instituées collectivement » (Bonny, 2011 : 13-14). Empruntée à Michel Freitag, cette définition permet de sortir d’une conception réduite de la normativité en la liant au « mode d’être de tout ce qui existe » (2003a : 350). Ainsi, l’ontologie de la normativité, historiquement définie comme rapport de domination de la nature, ne peut plus répondre aux nouvelles conditions de développement des technologies (et des organisations) qui menacent notre existence autonome, individuelle et collective. La réflexion sur la normativité de l’acceptabilité sociale s’impose comme une urgence quant à notre propre existence comme humain, comme société et comme civilisation (Freitag, 1998), face au problème de la technique, dont l’autonomie risque de réduire les choix à un simple exercice d’objectivation de nos manières d’habiter le territoire.
5Par ailleurs, la normativité s’inscrit toujours dans une perspective historique, sociale et politique, ce qui, dans le cadre de la modernité, la rattache à un idéal de liberté et de justice auquel les individus peuvent toujours se référer pour se réaliser – sans toutefois s’y conformer totalement, conciliant leur autonomie individuelle et leur sens critique, d’une part, et leur appartenance à la société, d’autre part. Ainsi, celle-ci n’est pas un agrégat d’individus ou une simple structure à caractère positif et empirique, mais elle possède « elle-même ontologiquement un caractère subjectif et transcendantal, en tant qu’elle est toujours déjà “présente” chez les sujets sociaux comme référence a priori déterminante à l’égard du sens, de la valeur, de la signification et de l’identité expressive de toutes leurs actions […] » (Freitag, 2003a : 358).
6L’acceptabilité sociale ne peut donc se concevoir sans interroger ce cadre normatif qui permet de fixer les idéaux et les règles qui orientent les conditions subjectives et objectives du développement de la société et des territoires habités. Dans cette « territorialité », où l’encadrement institutionnel régule le développement des territoires, l’éthique publique et le politique permettent de valoriser les rapports entre les acteurs (institutionnels, sociaux et privés) dans une temporalité historique incertaine, au nom d’un idéal qui vise à préserver la vie bonne.
7Mais cette modernité connaît une tension entre les transformations du capitalisme, au développement exponentiel, et celles d’un État qui peine à être le garant du bien commun et de l’intérêt général. Cela risque d’entraîner une fragilisation des capacités politiques et institutionnelles d’agir comme régulateur de la société, révélant un mode de régulation opérationnel-décisionnel qui, s’affranchissant d’une normativité à caractère identitaire et subjectif, déploiera une logique purement empirique et technique. Dans un tel « environnement » techno-économique, l’acceptabilité sociale risque d’être réduite à la résolution de problèmes, circonscrite à un environnement particulier, sans prendre en compte le monde éthico-politique auquel nous aspirons comme individu en rapport avec autrui, la communauté et la nature.
8Ces questions du sens et de la valeur prennent toute leur pertinence dans ce contexte où les acteurs doivent faire face à des logiques qui menacent leur appartenance à la communauté. La participation sous l’égide d’experts institutionnels et de l’industrie peut être considérée comme répondant à une demande d’adaptation à un système de communication fondé sur l’évacuation de la capacité réflexive des acteurs. Ce phénomène va marquer plusieurs mobilisations territoriales, dont les enjeux portaient sur les services publics (Beaudry, Dionne et le Collectif de recherche-action de Saint-Clément, 1998), sur le paysage et les projets éoliens (Fortin et Fournis, à paraître) et sur la protection de l’environnement (l’eau) ; et il va en partie servir encore de facteur d’enclenchement de la lutte sur les projets du gaz de schiste (Fortin et Fournis, 2013). Dans tous les cas, c’est par refus d’être réduits à une simple fonctionnalité et d’être dépossédés de la capacité de produire des normes que les acteurs vont se mobiliser au sein des mouvements territoriaux. Examinons plus avant quelques grands enjeux qui pèsent sur ces dynamiques et peuvent devenir des écueils dans les processus d’acceptabilité sociale.
9Poser la question de l’acceptabilité sociale ouvre un vaste débat dans lequel sont interrogés les fondements de la modernité, dont l’idée de la liberté constitue l’une des assises les plus importantes. C’est aussi reprendre l’idée de progrès, devenue pour certains une coquille vide dont les résultats n’ont pas été à la hauteur des promesses d’un monde meilleur. Plus globalement, les normes fondant l’acceptabilité sociale sont à redéfinir et à replacer au centre des débats sociaux, en relation avec le collectif, les modes de régulation de la société et des territoires.
10Depuis la modernité, la régulation politique a pour fondation l’ensemble des institutions politiques, avec pour lieu privilégié les pouvoirs locaux ; ceux-ci permettent notamment d’interpeller l’individu citoyen sur les conditions de production des activités économiques, sociales et culturelles sur son propre territoire. Il s’ensuit des discussions qui visent la politisation citoyenne et mettent en débat toute forme de pouvoir considérée comme illégitime, qu’elle soit porteuse d’inégalité, d’injustice, d’exploitation, d’indignité, de non-reconnaissance ou de subordination (Bourque, Duchastel et Pineault, 1999 ; Fraser, 2012 ; Honneth, 2008).
11Ces débats doivent donc être considérés comme politiques et par nature conflictuels, au-delà d’un faux consensus masquant les rapports de domination et d’exclusion sociales. Car, si l’acceptabilité sociale relève d’une démocratie prenant sa source dans la controverse, elle fait du politique « l’art de traiter les désaccords, les conflits, les oppositions, et pourquoi pas de les faire surgir, de les favoriser, de les multiplier, car c’est ainsi que des chemins inattendus s’ouvrent, que les possibles se multiplient » (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001 : 16).
12Par ailleurs, la forme actuelle de régulation politico-institutionnelle mérite d’être remise en question. Certes, elle s’est démocratisée, dans le sens d’une participation plus inclusive, plus ouverte aux populations locales, tout en multipliant les lieux de discussion. Mais qu’en est-il de la nature même de la participation, comprise soit comme un dépassement de la démocratie représentative, soit comme une défaite du politique réduisant les débats à de simples conflits d’intérêts sans être orientés par des valeurs comme la justice (Bonny, 1995) ? S’immisce alors dans la sphère politico-institutionnelle une forme de régulation apolitique, de type opérationnel-décisionnel, qui ne comprend que les moyens (et les résultats strictement financiers), au détriment des finalités ou d’une orientation de la société – bref, tout ce qui rend possible d’y trouver un sens et des valeurs autres que les valeurs financières et économiques. Autrement dit, ce mode de régulation voit les lois et les règlements comme « des outils de gestion et non comme l’expression normative de valeurs communes » (Dubet, 2002 : 63). Cette acception dénature l’acceptabilité sociale, convoquée dans un mode de participation qui postule la négation de toute assise territoriale fondée sur le bien commun.
13Finalement, retenons que la normativité de l’acceptabilité sociale repose non seulement sur les moyens ou les faits, mais aussi sur des normes, des raisons d’agir ouvrant la possibilité d’agir autrement. Il ne s’agit pas d’intervenir uniquement sur les causes (manque d’emploi, nécessité des ressources énergétiques, rentabilité) ou en vertu de l’affirmation scientifique d’« une raison causale ou efficiente » (Hentsch, 1993 : 93), mais aussi en fonction des raisons qui donnent un sens à nos actions à partir de la simple question du vivre-ensemble. Sans celle-ci, l’acceptabilité sociale ne saurait survivre et se loger dans un sens ou une orientation propres, au-delà des termes quantitatifs usuels (rendement, avantages économiques, retombées sociales, impacts positifs). Il en va en fait de la présence citoyenne comme possibilité d’action dans l’espace public, cette « polis [qui] est “la mise en commun des paroles et des actes”, tout ce pour quoi il vaut la peine de vivre ensemble » (Eslin, 1996 : 75) ; elle est, enfin, ce lieu qui permet de penser notre inscription individuelle dans la société et dans la nature, soit de lier notre « être-ensemble » et notre « être-au-monde » (Bischoff, 2008).
14Un autre écueil émergeant des débats sur l’acceptabilité sociale touche la place de la technique dans notre société. Celle-ci est régulièrement présentée comme un moyen pour résoudre les problèmes environnementaux. Or, une telle réduction de l’acceptabilité sociale en une confiance aveugle en la raison technique ne peut se comprendre que dans l’affaiblissement du politique et son détournement par la logique entrepreneuriale, capitaliste et managériale.
15La technique est certes nécessaire, mais elle ressemble parfois à un abandon devant notre impuissance d’agir collectivement sur le destin d’un monde autrement possible. Et l’inquiétude est d’autant plus vive quand la technique devient une idéologie, voire un système n’ayant plus pour fondement ontologique que l’efficacité, l’efficience et l’économie (Piron, 2003). À ce stade, la scène politique fait du citoyen un individu client moins soucieux du bien commun comme finalité de l’être-ensemble que de son intérêt privé (Flahault, 2011). Le rôle de l’État lui-même est désavoué, entraîné à dissocier les libertés individuelles du bien commun, carcan auquel l’individu refuse d’adhérer, croyant trouver sa liberté par le détachement de la communauté territorialisée. Ce « renversement du rapport entre l’État de droit (les ayants droits) et l’État démocratique » (Bourque, Duchastel et Pineault, 1999 : 53) ne peut qu’affaiblir la démocratie et le sujet politique au profit des procédures judiciaires, et réduire les instances législatives à une menace aux libertés d’entreprendre (ou à l’économisme). Sous cette perspective, l’acceptabilité sociale se voit entraînée sur les sentiers de l’État « de droit » : or, s’il est nécessaire certes de fixer les règles (notamment quant aux risques environnementaux), la fonction essentielle du droit reste d’abord de « dire le sens de la vie en société », de « référer le social à une transcendance », à « une case vide, un indicible de principe qui autorise la quête permanente de sa formulation la plus juste » (Ost, 2003 : 19).
- 2 Fraser se réfère au traité westphalien de 1648. Quant au cadre westphalien-keynésien, celui-ci ren (...)
16C’est dans cette quête de sens que le droit participe de la démocratie, comme levier pour préserver l’ouverture des débats publics. L’acceptabilité sociale ne peut donc faire abstraction de la justice et de sa double dimension normative : la dimension substantive (qui porte sur la question de la justice distributive et l’aspect économique) et la dimension de la reconnaissance des acteurs (qui a trait à la participation publique sur des enjeux particuliers, soit les aspects culturel et politique). Dans les deux cas, il y a des injustices (liées respectivement à des positions de classe et de statut) qui, selon Nancy Fraser (2012), rendaient compte des débats sur la justice dans le cadre westphalien-keynésien de l’État national2. Mais la remise en cause de ce cadre par le nouveau capitalisme et le néolibéralisme oblige à revoir cette définition, en fonction d’une troisième dimension de justice, qui a trait à « la nature de la compétence de l’État et aux règles de décisions avec lesquelles il structure la controverse. Le politique ainsi conçu établit la scène des luttes dont l’enjeu est la distribution et la reconnaissance » (Fraser, 2012 : 264). Or, cette scène est politique parce qu’il n’y a pas de redistribution (la dimension économique) et de reconnaissance (la dimension culturelle) sans représentation (la dimension politique), sans ce cadre westphalien-keynésien qui protège des forces d’oppression extérieur, puisque le cadre westphalien-keynésien agissait comme contre-feux à ce qui pouvait venir de l’extérieur pour l’affaiblir comme État-nation et la défense de l’intérêt général et du bien commun. Il faut désormais penser un cadre postwestphalien comme politique de cadrage qui permette aux plus démunis « d’opposer des revendications de justice aux forces qui les oppriment » (Fraser, 2012 : 271) tout en préservant « le principe de territorialité étatique » comme fondement de la justice, sachant toutefois que l’ancrage territorial-étatique se trouve bien souvent déphasé face à la mondialisation.
17Fraser invite donc à traiter ce « malcadrage » en tenant compte des pouvoirs hors des lieux étatiques, à partir du principe de « tous les affectés » (Manuel Castells) par les structures ou les institutions. Ce principe serait ouvert à un ensemble d’interprétations raisonnables débattu publiquement de manière dialogique au sein d’instances de délibération et de nouvelles arènes démocratiques (forums sociaux), dans des directions et des échelons multiples (l’État territorial et la mondialisation), et ferait participer sur un pied d’égalité les affectés et les experts, tenus désormais de justifier leur position. Cette dynamique de participation, soutient Fraser (2012), élargirait le politique et la justice démocratique aux problèmes du « quoi », mais aussi du « qui » (qui contrôle, qui subit) et du « comment », et pas seulement à des problèmes techniques laissés entre les mains des experts. Ce processus ferait aussi reposer les décisions non plus sur le paradigme monologique (où les individus étaient exclus de la participation sur des enjeux concernant leur destin), mais bien sur le paradigme de la démocratie dialogique, où les prises de décision collectives sont ouvertes aux citoyens dans les arènes démocratiques et délibératives, tant territoriales que mondiales (plan métapolitique). Selon Fraser, « un principe substantiel de justice » permettrait ainsi d’« évaluer les agencements sociaux » comme étant justes dans la mesure où les acteurs sociaux participent en tant qu’égaux à une procédure où « la légitimité démocratique des normes » repose sur l’assentiment de personnes concernées et reconnues en tant que pairs (2012 : 279).
18Un troisième axe fort des débats sur l’acceptabilité sociale concerne, enfin, la place et la reconnaissance des savoirs dans l’exercice de la gouvernance. S’il est vrai que le savoir comme marchandise fait partie de l’idéologie managériale et néolibérale pour mettre à l’écart le sujet politique (Deneault, 2013) et ses capacités réflexives, alors la connaissance est au service d’une conception entrepreneuriale de la société (Méda, 1995) où chacun aspire à devenir son propre entrepreneur (Gaulejac, 2005) par la manipulation de soi et des autres (Marzano, 2008 ; Guienne, 2007). Selon ces principes, « [l]a production de soi, précise André Gorz, a perdu son autonomie. Elle n’a plus l’épanouissement et la recréation de la personne pour but, mais la valorisation de son capital humain sur le marché du travail » (2001-2002 : 64).
19C’est dans ce contexte du capitalisme corporatif-managérial que prennent place les processus évoqués de gouvernance. Pour autant, comme le soutient Jean Gadrey (2001), la notion de gouvernance n’évacue pas la réflexion sur d’autres formes de gouvernance qui échappent à la rationalité des marchés financiers. L’enjeu de la normativité de l’acceptabilité sociale se joue alors dans des positions contradictoires entre la logique dominante du management et le développement d’une économie « communautaire » et territoriale. L’enjeu n’est pas mince, parce que l’idéologie managériale et la cybernétique (voir le système autoréférentiel et Luhmann) abolissent l’imaginaire du sujet (et les possibles qu’il recèle) (Gaulejac, 2005 : 305), toute sa « réflexivité synthétique » en même temps que « toutes les références normatives et identitaires collectives qui supportaient l’idéalité des institutions sociales » (Freitag, 2003b : 262-263). Ici, la science se transforme en simple technique pour intervenir sur les lois naturelles (Freitag, 1996). Toutefois, le pire n’est pas inéluctable.
20Pour contrer tous ces risques d’exclusion de la normativité au sein des débats sur l’acceptabilité sociale, l’expertise citoyenne doit être reconnue à au moins deux titres : comme échange d’information entre chercheurs et citoyens et, plus précisément, comme participation commune à la création de savoirs et de modalités d’action pour une gouvernance qui s’appuie sur les institutions politiques. Ainsi, le dialogue de sourds du sujet politique devant faire face aux experts (et à la technoscience) dans un rapport monologique pourrait être dépassé par un ancrage dans les forums hybrides privilégiant le rapport dialogique pour « redonner la parole aux citoyens ordinaires, briser le monopole des spécialistes » afin de situer les débats sur le terrain du « politique et de l’expertise » (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001 : 319). La démarche est d’autant plus importante que « [d]ans le cas des questions scientifiques et techniques, l’obstacle majeur au partage du pouvoir est d’abord le partage du savoir » (Salomon, 1992 : 268). Cela n’est pas sans rejoindre Sherry R. Arnstein qui proposait, dès 1969, de distinguer trois niveaux de participation (Arnstein, 1969 : 216-224 ; Salomon, 1992 ; Plaçon, 2011). Le premier niveau repose sur la manipulation et la thérapie, et s’exerce en l’absence de participation afin d’éduquer pour obtenir le soutien des gens perçus comme irrationnels. Le deuxième niveau met en avant l’information, la consultation et l’apaisement, dans un mode de participation symbolique et d’information à sens unique, mais aussi de partage des opinions, voire, dans le meilleur des cas, la reconnaissance des exclus dans la consultation. À ce niveau, la participation joue un rôle important en révélant que le discours des experts n’est pas que technique et que « les faits ne sont pas dissociables des valeurs » (Salomon, 1992 : 266). Mais ce n’est qu’au troisième niveau que s’exerce un pouvoir effectif, qui repose sur l’association citoyenne et des compétences (scientifiques, juridiques, politiques), sur la délégation de pouvoir (création de comités locaux), et, finalement, sur un contrôle démocratique direct au sein des structures politiques.
21C’est en ce sens que certains revendiquent une « citoyenneté scientifique contre l’économie marchande du savoir » (Piron, 2010) dans un contexte où « [l]e principal souci des États et des industries qui investissent en recherche et développement, c’est plutôt l’acceptabilité sociale de leurs innovations, garante de l’actualisation de leur potentiel commercial » (Piron, 2010 : 87). Une science citoyenne, c’est-à-dire celle « des citoyens membres d’une Cité, qu’ils soient ou non eux-mêmes des chercheurs scientifiques » (Piron, 2010 : 93), poserait la question des priorités, de l’orientation et de la finalité de la recherche (autres que financières). L’enjeu de la citoyenneté scientifique serait de créer des contre-pouvoirs dans la société du savoir, de « créer des conditions qui permettent aux citoyens non chercheurs de dialoguer avec les citoyens-chercheurs d’une manière égalitaire qui devrait être le propre de tout dialogue entre citoyens détenteurs de différents savoirs et soucieux ensemble du bien commun » (Piron, 2010 : 92). C’est tout le contraire d’une conception managériale de la connaissance qui se résume à des consultations individuelles cherchant à éviter les prises de position collectives (associations, syndicats) et à enfermer la communauté démocratique dans une culture de l’indifférence à autrui (Piron, 2003).
- 3 La proposition s’inspire de celle qu’ont faite initialement par Paul R. Bélanger et Benoît Lévesqu (...)
22Si la normativité nous rattache à des règles et à des valeurs, elle est également immanente à l’action sociale et aux structures dans lesquelles les acteurs sont engagés. L’acceptabilité sociale peut être comprise comme un ensemble de processus croisés sur trois plans à partir desquels il est possible de déterminer un compromis : le microsocial, le mésopolitique et le macroéconomique3. Le compromis peut alors se concevoir de la part des acteurs comme un choix entre les facteurs constitutifs de ces trois plans : une simple position technique, une conception de la gouvernance ou un modèle de développement alternatif soutenu par une vision du monde pouvant à la fois intégrer la gouvernance et la technique.
23Le microsocial renvoie au processus de coordination, d’interprétation sociale et de fabrication des perceptions et du sens, par un individu ou un collectif, à l’égard d’un objet (situation, activité, infrastructure, politique, etc.). Il s’agit du processus de construction sociale mettant en jeu les dimensions sensible, émotionnelle, interprétative, identitaire et symbolique des phénomènes sociaux – et en particulier l’attachement des individus et des groupes sociaux au territoire, entendu comme une pluralité de manières de vivre, d’aménager des espaces habités et de créer des rapports avec la nature. C’est souvent sur ce plan que la notion d’acceptabilité sociale interpelle les citoyens, les élus et les groupes de la communauté par rapport à des projets de développement. Le développement de la communauté est ainsi au cœur même des politiques de développement local, comme le sont les principes de justice, d’égalité et de reconnaissance (Fraser, 2012 ; Honneth, 2008 ; Sen, 2000). La communauté peut être envisagée, comme le soulignent Stéphane Vibert et Louise Potvin (2012), en combinant quatre idéaux-types : un milieu de vie (parenté, voisinage, amitié) ; un organisme communautaire composé des associations et groupes militants offrant des services, de l’entraide et revendiquant des droits ; une identité collective qui se définit par exemple par la langue, la religion, l’orientation sexuelle sans que cette identité soit nécessairement institutionnalisée ; une communauté sociétale où l’ensemble des citoyens appartenant à un territoire s’inscrit dans un cadre institutionnel juridico-politique. Ces modes de communauté sont interdépendants et s’entrecroisent bien souvent dans une dynamique conflictuelle, ce qui fait de la communauté une totalité, un fait social total possédant une valeur en soi et pour soi, puisqu’elle s’inscrit dans les trois plans évoqués ici.
24Dans le mésopolitique, les macroparamètres économiques et politiques ainsi que les microdynamiques organisationnelles entrent en interaction. Fondamentalement, l’hypothèse de ce schéma est que cette interaction, complexe, diverse et changeante, peut être gérée collectivement et politiquement au moyen des mécanismes de formation de décisions légitimes et de règles du jeu, qui permettent de concilier les diverses stratégies en présence et les grands conflits, sous la forme d’arrangements institutionnels. Ces arrangements relèvent donc du politique : l’intégration des macromodèles de développement (les structures contraignantes) et les places accordées aux acteurs locaux (l’agency, en partie imprévisible) passent sur chaque territoire par leur « verrouillage » au sein des multiples processus de gouvernance. Cette approche prend en compte les transformations à échelles multiples des rapports entre l’État et le local : les États posent des règles générales (confiant d’ailleurs aux acteurs privés un rôle essentiel), mais laissent à l’échelon local le soin de gérer leur insertion précise (dans certaines limites nationales). Cela laisse aux pouvoirs locaux des marges de manœuvre qui débouchent sur une démarche de « complément territorial » de stratégies nationales (Valette, 2005 ; Power et Cowell, 2012) aux échelons régional et local. Tel est le sens élargi de la gouvernance qui, au-delà de la seule dimension de la bonne gestion des affaires publiques, « désigne également toute une panoplie d’initiatives locales ou régionales, sociales ou communautaires qui ne s’inscrivent pas dans les cadres de fonctionnement mis en place à l’instigation des pouvoirs constitués » (Brunelle, 2010 : 24). Ainsi en est-il de la gouvernance territoriale et des peuples indigènes, dont la cosmovision et l’ontologie se rejoignent bien souvent autour de la vie bonne ou du bien vivre qui donne sens à la personne « à titre de sujet collectif inséré dans un système de relations qui contribue au développement de la vie quotidienne de sa communauté » (Tovar Gomez, 2010 : 158). Simultanément, cette forme de gouvernance ne se confond pas avec la gouverne étatique, parce qu’elle est le lieu de la démocratie représentative, participative et délibérative, qui permet une discussion dans l’espace public (notamment législatif). Cela rejoint le cœur de la citoyenneté, comme « formation d’un sujet politique, apte à discuter des conditions de production de la société, dans des institutions ouvertes à la discussion publique des rapports de pouvoir et à la production de compromis dans les instances de la démocratie représentative » (Bourque, Duchastel et Pineault, 1999 : 43).
25Enfin, sur le plan macroéconomique prend place la dimension qui structure le rapport entre l’État et la mondialisation, avec ses corollaires (massification des installations productives, financiarisation). Car, paradoxalement, la mondialisation n’a pas mis fin aux résistances et au politique. Elle ouvre aussi des espaces nouveaux à des projets collectifs : les mobilisations territoriales et les acteurs sociaux concourent ici à la formation d’hypothétiques « modèles de développement » alternatifs, qui contribueraient à une convergence des forces sociales majeures pour former un compromis social. Sur ce plan se dévoilent les modes de production défendus par les acteurs en proposant d’autres arrangements économiques et politiques possibles. C’est aussi le lieu d’un questionnement sur la souveraineté de l’État dans le contexte de la mondialisation et du sens même de la liberté (Freitag, 1995 et 2011) et de la justice (Fraser, 2012) – ainsi de l’idée de remettre l’économie à sa place, de l’éthique de la responsabilité (Jonas, 2003) et des limites nécessaires aux technologies (Salomon, 1992). Plus généralement, c’est aussi le plan des paradigmes, entendus comme « une représentation globale du monde, un modèle d’interprétation à partir duquel on pense et on se pense nous-mêmes comme agissant dans le monde » (Lafontaine, 2004 : 16). Cette vision du monde s’appuie sur l’autonomie subjective propre à la modernité qui se réclame d’un humanisme constitutif d’un sujet « dont l’ultime valeur réside dans sa capacité réflexive d’agir politiquement sur le monde » (Lafontaine, 2004 : 18). Sur ce plan, une menace importante vient d’une connaissance appuyée sur la cybernétique, véhiculant l’idée d’un individu sans intériorité, qui agit, réagit et s’oriente en fonction de son environnement immédiat, au point de dissoudre tout rapport plein avec le politique. Cette abolition de la capacité d’action politique par l’effacement des frontières entre l’État et le citoyen est au cœur du management « cyberadministratif », où la figure du citoyen client est « devenue non seulement possible et pensable, mais surtout désirable et politiquement bonne aux yeux du pouvoir, qu’il soit de droite ou de gauche » (Piron, 2003 : 52).
26Les controverses récentes au sujet de l’exploration des hydrocarbures, dont le gaz de schiste, ont mis en évidence des changements majeurs dans les approches relatives à l’exploitation des ressources et des territoires. Historiquement, la place des communautés locales (et leur petite économie) a toujours été précaire face à la grande économie. Or, le plus frappant depuis au moins une décennie est peut-être le fait que jamais l’économie n’a été aussi présente dans les débats, dans les territoires et (sans doute) dans les esprits, alors que son empire et son emprise sont moins assurés que par le passé. En dépit des efforts de certains groupes pour recentrer les débats sur les paramètres qu’ils jugent importants (« retombées » économiques et « certitudes » techniques), la normativité est plus présente que jamais dans de nombreuses interrogations ou contestations de projets économiques. Jusque dans les arènes institutionnelles du développement, des protestations et des revendications s’imposent pour constater que les communautés ont peut-être leur mot à dire sur les projets touchant leurs territoires – même s’il faut bien constater que la régulation juridique et politique héritée du colonialisme leur est nettement défavorable. En ce sens, les projets et leurs techniques doivent désormais prouver qu’ils ne vont pas à l’encontre du sens de la justice tel qu’il émerge dans les débats locaux. Ce faisant, les projets ne peuvent plus reposer exclusivement sur une science confortablement réduite à la raison technicienne, parce qu’ils doivent répondre à d’autres logiques, d’autres règles, d’autres régimes de valeur, de vérité et de certitude, donc à la question de la normativité. Pris entre les promoteurs (dont la « certitude » est le métier) et les contestations (dont « l’incertitude » est le moteur), la communauté ne sait plus trop à quel saint se vouer.
27La notion d’acceptabilité sociale, pour qu’elle puisse aider à penser les débats entourant les projets, doit être interrogée sur trois plans distincts : macroéconomique, mésopolitique et microsocial. D’autre part, cette conception peut aussi faire valoir que sur ces trois plans, il existe des dynamiques propres qui donnent collectivement une substance à la communauté. En observant comment la gouvernance territoriale s’ouvre à ces dynamiques communautaires à l’occasion de la mise en œuvre de grands projets, il est possible d’envisager des logiques hybrides de formation d’un consensus, où une acception élargie de la science parvient à arrimer les dimensions techniciennes à la normativité, dans un dialogue exigeant, mais inévitable avec les demandes citoyennes.