Élever l’éthique dans les organisations : le témoignage de leaders d’avant-garde
Résumé
Plus que jamais, suite aux nombreux scandales financiers et politiques dont nous sommes témoins aujourd’hui, l’éthique est au centre des débats sur la manière d’implanter des pratiques saines de travail entre actionnaires et dirigeants, employeurs et employés, élus et citoyens. Dans cet article, nous présentons des façons d’agir à la fois pratiques et innovatrices pour élever l’éthique au travail. Ces pratiques sont issues d’entrevues réalisées avec trente-six dirigeants, toutes fonctions et milieux d’intervention confondus, que l’on pourrait qualifier de leaders d’« avant-garde ». Ces entrevues ont été réalisées dans le cadre d’une émission radiophonique hebdomadaire, intitulée Éthiques au travail. Les leaders interrogés ont été choisis suivant deux critères : leurs pratiques de gestion ne sont pas seulement le fruit d’une réaction face à des obligations légaleset leurs motivations vont au-delà de la seule image corporative. Nous décrivons brièvement dans ce texte les thèmes communs qui émergent d’une analyse de contenu de ces entrevues. Par analogie avec la bioéthique, dans le milieu de la santé, nous sommes convaincus qu’il est plus que temps de développer dans les milieux organisationnels, une orgéthique, un mot nouveau pour une pratique nouvelle. Les thèmes présentés dans cet article sont une première tentative de préciser le contenu de cette nouvelle éthique organisationnelle. Ils démontrent aussi que de nombreux leaders éthiques sont, déjà, au travail.
Plan
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L’humanité, la justice, la générosité et l’esprit public sont des qualités plus utiles que les autres.
Adam Smith
1À la suite des nombreux scandales financiers, politiques et maintenant d’une crise économique généralisée, plusieurs se demandent comment assainir les affaires et rendre l’économie de marché plus éthique. De même, beaucoup s’interrogent sur la manière d’améliorer les pratiques de gestion ou le management dans les organisations ainsi que les relations entre employeurs et employés, face au stress, au mal-être et à l’anxiété en milieu de travail.
2 L’aliénation au travail, le manque de reconnaissance ou d’autonomie, la passivité dans les tâches à accomplir ou la frustration qui en découle, sont autant de facteurs qui nuisent à un climat sain de travail. Ce climat est pourtant essentiel pour que les individus accomplissent, au moins en partie, leur quête de sens au travail ou pour développer des activités plus éthiques en affaires. Cette prise de conscience s’impose plus que jamais.
- 1 Voir L. Fontaine et T. Pauchant, 36 façons d’être éthique au travail, Montréal, Fides et Presses HE (...)
3 Dans cet article, nous verrons succinctement les façons à la fois pratiques et innovatrices d’être éthique au travail, à partir d’entrevues réalisées avec trente-six dirigeants et leaders d’avant-garde dans le cadre d’une émission radiophonique hebdomadaire, Éthiques au travail, et qui ont fait l’objet d’un livre1. Ces leaders représentent diverses professions et industries, mais aussi des contrées, cultures, religions ou allégeances politiques variées. Comme nous allons le suggérer, ils démontrent qu’il existe au moins trente-six façons d’être éthique au travail et que d’imposer une recette unique peut mener à l’intolérance ou à la moralisation, voire au dogmatisme. Leurs témoignages montrent également que l’on peut combiner éthique, performance et profits, incluant le respect et la dignité de l’individu, au sein de son milieu de travail et que, malgré la diversité des approches, il existe des façons de faire communes.
- 2 Cet héritage diffus du passé est bien documenté en philosophie morale. Voir, par exemple, M. Canto- (...)
- 3 Sur ce sujet, voir D. Bevan et L. P. Hartman, « European perspectives on business ethics : a polyph (...)
4 D’emblée, reconnaissons que nous sommes tous héritiers de l’histoire. Même si nous ne nous en rendons pas toujours compte, nous sommes tous un peu grecs avec notre volonté de devenir excellents ; tous déontologiques, avec notre penchant à suivre des règles et des normes ; tous utilitaristes dans nos calculs, pesant le pour et le contre ; tous un peu religieux, avec nos idéaux d’égalité et d’entraide. Même si nous n’utilisons dans nos temps modernes qu’une partie de ces grandes traditions, l’histoire habille notre présent2. La recherche scientifique en éthique organisationnelle suggère d’ailleurs que nous empruntons souvent à plusieurs traditions selon les cas particuliers rencontrés3. Si, par exemple, une gestionnaire peut appliquer des aspects de l’éthique du contrat en affaires, elle pourra aussi employer certaines caractéristiques de l’éthique de la sollicitude, même dans une relation de travail.
5 Pour réaliser nos entrevues, nous avons utilisé deux critères afin d’établir notre sélection : les pratiques éthiques de ces leaders d’avant-garde ne devaient pas seulement être le résultat d’un respect des obligations légales et leurs motivations devaient aller au-delà des relations publiques et de la seule réputation de l’entreprise. Bien que ces deux critères soient parlants, ils ne garantissent pas que les leaders choisis et leurs organisations soient « parfaits » ; d’ailleurs un grand nombre d’entre eux s’autocritiquent. Cependant, ils ont le mérite d’être sincères dans leur démarche, tentent de décider et d’agir de façon la plus éclairée possible, ont une expérience de nombreuses années dans leurs fonctions et exercent leur influence dans des organisations respectées et prospères. Comme nous le verrons, ces personnes proviennent d’organisations connues, comme Rona, Adecco, Cascades, Desjardins, Mountain Equipement Coop… ou moins connues.
6 Si dans le milieu de la santé la bioéthique a émergé dans les années 1970, nous sommes convaincus qu’il est plus que temps de développer dans les milieux organisationnels une orgéthique — un mot nouveau pour une pratique nouvelle. De façon certaine, les témoignages de ces leaders d’avant-garde démontrent que le développement de cette éthique nouvelle n’est pas utopique. Nous, nos enfants et notre monde en avons grand besoin, ainsi que tous ceux qui travaillent en organisation. Dix thèmes émergent de ces entrevues. Nous les présentons tour à tour succinctement.
L’éthique va au-delà de la réglementation
- 4 L. Kohlberg, Essays on Moral Development, t. 1, The Philosophy of Moral Development, New York, Harp (...)
7Dire que l’éthique va au-delà de la réglementation ne signifie pas d’aller contre la loi, de devenir « hors-la-loi » ou de prôner une attitude antiréglementaire. Cette affirmation suggère plutôt que les champs du droit et de l’éthique se recoupent mais ne sont pas équivalents. Comme l’a démontré Martin Luther King jr., il est éthique de désobéir à une loi qui n’est pas morale. Dans le domaine de l’éthique des affaires, il est d’ailleurs bien documenté que l’obéissance stricte à une réglementation a tendance à diminuer la réflexion morale des personnes, les rendant passives ou seulement « obéissantes »4. Ce fait est souvent invoqué en entreprise privée afin de privilégier une approche autorégulée ou volontaire. Malheureusement, cela mène parfois ces mêmes entreprises à ne pas s’acquitter de conditions élémentaires en matière d’éthique comme, par exemple, la sécurité des employés ou la préservation de l’environnement naturel.
8 La position adoptée par les personnes interviewées est à cet égard nuancée. La plupart d’entre elles utilisent des codes de déontologie dans leur entreprise, qui régissent des comportements particuliers. Cependant, elles limitent leur rôle à leur plus simple expression. C’est le cas de Rona, par exemple, qui ne mentionne dans son code que des comportements spécifiques et non négociables mais met davantage l’accent sur son énoncé de valeurs, une valeur étant plus inspiratrice qu’un code. C’est le cas également d’Adecco ou de Desjardins, qui ont d’abord mis en place des énoncés de valeurs et, ensuite seulement, introduit un code de déontologie, ne mentionnant qu’un nombre limité de comportements spécifiques.
L’éthique n’est pas motivée par le paraître lucratif
9Dès l’Antiquité, de nombreuses traditions éthiques provenant de systèmes culturels, philosophiques ou spirituels très différents ont dénoncé l’attrait pour la simple apparence et celui de gains lucratifs indus : Socrate en Grèce et Confucius en Chine ont, par exemple, suggéré que le comportement éthique n’est pas motivé par l’attrait d’un gain quelconque mais par la nature même de la vie. Lao Tseu a proposé que le signe de l’influence d’un vrai leader sur son entourage est le fait que les personnes aient elles-mêmes le sentiment d’avoir bien agi, suivant le flot naturel de la vie. Jésus de Nazareth a recommandé de méditer et de prier retiré chez soi, les volets clos, en retrait des regards des autres, loin des apparences.
- 5 M. Friedman, Capitalism and Freedom (1962), Chicago, The University of Chicago Press, 2002, p. 135.
10 De nombreux gestionnaires tentent pourtant d’utiliser les activités soi-disant éthiques de leur entreprise pour en accroître la réputation, à grand renfort de publicité et de campagnes de relations publiques. L’économiste néolibéral Milton Friedman a même affirmé que seules les activités de responsabilités sociales qui profitent financièrement aux actionnaires sont admissibles en entreprise5.
11 Nos leaders ne sont pas de cet avis. Bien sûr, tous et toutes rappellent qu’une entreprise se doit d’être performante et rentable. François Rebello, fondateur du Groupe investissement responsable, croit qu’il est grand temps de « civiliser la finance » en faisant en sorte que l’activité visée ne profite pas seulement à un groupe de personnes en particulier mais à l’ensemble des partenaires (clients, employés, actionnaires, gestionnaires, société…) ainsi qu’à l’environnement naturel. De même, Robert Dutton, PDG de Rona, affirme que l’argent, le pouvoir ou la reconnaissance sociale ne sont pas les motivations qui l’animent au travail.
L’éthique dépasse les préjugés et la political correctness
12Moins contraints par les seules règles prescrites et les habitudes culturelles du paraître, les leaders d’avant-garde que nous avons rencontrés bousculent souvent les façons de faire bien ancrées, tant dans le domaine des affaires que dans la vie en société. Ils ne suivent pas le « gros bon sens », c’est-à-dire ce qui est communément admis comme « correct » dans une société donnée. Par exemple, Mountain Equipment Coop vide ses poubelles pour en étudier scrupuleusement le contenu et tenter de réduire son empreinte écologique, en recyclant plus de 80 % de ses déchets. Olivier Perrot, fondateur propriétaire de Olivier Perrot Luthier, refuse la vente lucrative de violons qui seront sous-utilisés par ses acheteurs. Ou encore Cascades a introduit dans ses produits des fibres recyclées bien avant que cela ne devienne à la mode, devant même à l’époque presque s’excuser auprès de ces clients d’avoir de telles pratiques.
Un travail éthique ne génère pas seulement un produit ou un service
13Il est aussi clair que les leaders d’avant-garde que nous avons rencontrés donnent beaucoup d’importance à des notions comme le bien-être des personnes, leur développement, celui de leur communauté, au-delà de la seule mise en marché d’un produit ou d’un service. Le Boulot Vers…, par exemple, une entreprise de réinsertion sociale, utilise la fabrication de meubles pour rebâtir la vie de jeunes délinquants. Antoine Emmanuel, prieur de la Fraternité de Jérusalem, insiste sur la « primauté de l’être sur le faire ». De même, Claude Béland, avocat, homme d’affaires et ancien président du Mouvement Desjardins, insiste sur le fait que le coopératisme et que l’économie sociale encouragent le développement de la citoyenneté dans une communauté. Pour sa part, Felipe Gallon, PDG de Carribbean Juice, achète ses matières premières en Colombie, même si cela lui revient un peu plus cher qu’au Québec, se permettant ainsi d’aider des communautés en difficulté dans son pays d’origine.
14 Pour le dire autrement, nos leaders suggèrent qu’un travail, pour devenir éthique, doit respecter plusieurs facettes. André Beauchamp, président d’une firme de conseil en environnement, mise ainsi sur la transdisciplinarité des enjeux. Le docteur Gilles Julien estime que, dans le domaine de la santé, c’est moins l’addition de critères administratifs que le rapprochement du personnel soignant avec la population locale qui peut améliorer durablement la qualité des soins et de la vie. De nombreux témoignages abordent aussi les thèmes de la motivation accrue, de l’accroissement de l’engagement ou même de la diminution de vols dans l’entreprise. Tracy-Ann Lugg d’Adecco l’affirme : « Nos gens sont fiers de travailler pour une organisation qui désire opérer de façon éthique. » Dans le même sens, Claude Béland insiste que des conditions de travail éthiques, incluant des salaires raisonnables, ont tendance à être associés à une diminution du nombre de vols dans une organisation.
Un travail éthique se construit par la discussion et le dialogue
15D’une certaine façon, tous nos interlocuteurs sont d’avis que le droit et la réglementation ne sont que des balises minimales. Certaines valeurs de société, certaines situations peuvent poser des problèmes éthiques aux frontières ou au-delà de ces balises. Pour les régler, nos interviewés ont recours à l’art de la discussion et du dialogue. La discussion et le dialogue diffèrent des autres modes de communication — le discours, la dispute, le débat. Dans une discussion, on échange des idées en vue d’une exploration plus large des enjeux et des pratiques. Dans un dialogue, c’est en position d’égalité qu’on exprime, sans vouloir se convaincre mais avec empathie, sa réalité personnelle et qu’on explore collectivement ce qui sous-tend les valeurs et les actions habituelles de la collectivité.
16 Dans cette voie, bon nombre des personnes interviewées ont développé au sein de leur organisation des énoncés de valeurs partagées et plus en accord avec les réalités personnelles de leurs employés et de leurs gestionnaires. Souvent, dans les organisations, ces énoncés ne sont pas des finalités, comme l’observe Bernard Bougon, fondateur d’une entreprise de consultation en France, mais des moyens ou des tactiques, comme la compétitivité accrue, l’efficience des processus ou la conformité aux normes. À l’inverse, les énoncés de valeurs des organisations où œuvrent les dirigeants que nous avons rencontrés visent des finalités qui fondent le sens de la vie des personnes et de leur travail. Rona, par exemple, utilise cinq valeurs dans toutes ses décisions : le service, la solidarité, le respect et la dignité de la personne, le sens des responsabilités et la recherche du bien commun. Adecco résume ses valeurs en trois mots : l’intégrité, l’humain et l’action. Claude Béland, lui, ajoute aux valeurs classiques de la devise française — liberté, égalité, fraternité — la notion de solidarité dans le but de souligner que les personnes se doivent de décider en commun.
- 6 J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, t. 2, Pour une critique de la raison fonctionnalis (...)
17 Le projet de discuter du fondement des valeurs collectives à partir des expériences subjectives de chacun est au centre de la notion d’éthique discursive du philosophe allemand Jürgen Habermas. Pour lui, la seule porte de sortie à la prépondérance actuelle du marché ou à celle de l’État est de faire de l’expérience individuelle et des valeurs collectives desmédiateurs dans nos sociétés6.
Un travail éthique se développe de façon intégrale
- 7 Sur cette conception intégrale de l’éthique, voir T. C. Pauchant (dir.), Pour un management éthique (...)
18Au-delà de la discussion et du dialogue, les dirigeants interrogés ont en commun une vision pluraliste ou intégrale de l’éthique7. Les interactions complexes entre le corps, les émotions, les comportements, la rationalité, les valeurs, la culture et l’esprit humain sont soulignées. Ils affirment aussi que les conceptions et pratiques éthiques évoluent à travers le temps, suivant les expériences vécues et le développement moral potentiel des personnes et des collectivités. À titre d’illustration, Matthieu Ricard, moine bouddhiste et interprète du dalaï-lama, décrit dans son entrevue les relations subtiles entre les niveaux de conscience et les processus neurophysiologiques. D’autres évoquent des malaises, comme des aigreurs d’estomac, des haut-le-cœur, des maux de tête ou des palpitations cardiaques lorsqu’ils vivent des situations éthiques problématiques. Véra Danyluk, mairesse de Ville Mont-Royal, confesse qu’ils sont pour elle l’indice qu’il faut agir.
19 Nos leaders décrivent une multiplicité d’approches qu’ils trouvent performantes en éthique. Ils abordent à la fois le développement individuel et collectif et utilisent des techniques à la fois objectives et subjectives, trait caractéristique d’une vision dite intégrale. Celle-ci va bien au-delà de la seule obéissance à un code réglementaire ou du développement de campagnes de relations publiques. Pour employer un terme financier, on dira que les dirigeants interviewés choisissent un portefeuille d’approches en éthique qui puise dans les quatre grandes familles mentionnées précédemment. En éthique comme en finance, un portefeuille diversifié a pour but d’accroître la chance de rendements intéressants.
- 8 Sur ces remarques et l’importance des crises et du leadership, voir T. C. Pauchant et I. Mitroff, L (...)
20 En second lieu, non seulement ces entreprises développent un portefeuille différenciéd’approches, mais elles le modifient et le bonifient durant de nombreuses années. Les progrès dans le domaine de l’éthique s’observent non à court terme, mais à moyen et long termes. Modifier ou affiner des valeurs, des comportements, des outils de gestion ou des aspirations personnelles ou collectives prend du temps. Cela est une leçon fondamentale pour tout changement en profondeur, organisationnel ou sociétal. Ces changements peuvent cependant être facilités par l’émergence de crises majeures et l’exercice du leadership8.
Un leader éthique est citoyen du monde
21Nombreux sont ceux qui nous ont confié que leurs expériences de vie dans différents pays ont grandement influencé leur développement moral, en plus de leurs milieux familiaux, sociaux, éducatifs ou professionnels. C’est le cas d’Isabelle Hudon, interviewée alors qu’elle était présidente de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, mentionnant ses années dans des projets aux Philippines, en Inde, en Afrique, en Asie… C’est aussi le cas de Joseph Facal, ancien membre du gouvernement provincial, né en Uruguay et qui a vécu de nombreuses années en Europe avant de s’établir au Québec. Pour prendre un dernier exemple, Felipe Gallon, fondateur de sa propre PME, se définit comme un « enfant du monde », ayant vécu en Colombie, en France, en Afrique et au Canada.
- 9 M. Serres, Le tiers-instruit, Paris, Gallimard, « Folio », 1991.
22 Cette même ouverture au monde et aux autres est aussi présente chez les interviewés qui souscrivent à une tradition religieuse particulière (religion catholique, protestante, bouddhisme, islam…). Il semble que, sur cette thématique de « citoyen du monde », le philosophe français Michel Serres ait eu raison de dire que l’avenir moral du vingt et unième siècle allait être marqué par le métissage9. Ce métissage se retrouve en effet dans les entrevues, en termes de pays et de cultures, mais aussi en termes de disciplines considérées et de la pluralité des approches utilisées, honorant la nature intégrale de l’éthique.
Un leader éthique se développe à travers des creusets d’expérience
23Un autre thème commun aux leaders d’entreprise, d’organisation ou d’opinion rencontrés est l’idée que le leadership se développe au travers de « creusets d’expérience ». Un creuset, nous rappelle Marie Legault, qui a fondé à Toronto une firme en développement du leadership, est un récipient dans lequel les alchimistes au Moyen Âge faisaient fondre du plomb dans le but, dit-on, de le transformer en or par un processus complexe. Les creusets d’expérience — des moments forts de crise, de doute, de joie ou d’allégresse — semblent être un mécanisme essentiel de développement. Par exemple, Tracy-Ann Lugg d’Adecco raconte comment une crise éthique dans son groupe international lui a fait réaliser que son entreprise au Québec n’était pas un petit village gaulois résistant aux envahisseurs, mais une des riches composantes d’un groupe transnational, classé Fortune Global 500.
- 10 Sur ce sujet, voir D. L. Dotlich, J. L. Noel et N. Walker, Leadership Passages. The Personal and Pr (...)
24 L’importance des creusets d’expérience, éprouvants ou exaltants et souvent les deux à la fois, est de plus en plus reconnue aujourd’hui en sciences de la gestion10. Malheureusement, en entreprise, peu d’employés, de gestionnaires et de leaders sont appelés à partager leurs expériences personnelles difficiles, leurs doutes, leurs échecs, leurs crises, leurs espoirs… Souvent, le leadership n’est vu que comme une liste de compétences et de comportements spécifiques, conduisant à des accomplissements, des résultats, des chiffres, au « succès ». Différemment, lors de nos entrevues radiophoniques, par définition fort médiatisées, les interviewés ont souvent eu le courage de dévoiler un certain nombre de leurs expériences personnelles et leurs difficultés. Ils ont, de plus, mis en place dans leur entreprise des mécanismes par lesquels leurs employés peuvent mieux dévoiler et intégrer les leurs.
Un leader éthique tente d’être authentique
25Dans la ligne droite du thème précédent, ces leaders d’avant-garde refusent toute frontière entre l’éthique au travail et leurs aspirations personnelles. Véra Danyluk, mairesse de Ville Mont-Royal, précise que l’on ne peut séparer ses pratiques de travail de ses valeurs essentielles et que c’est en étant intègre soi-même qu’un leader peut demander aux employés de l’être aussi. Robert Dutton de Rona exprime la même conviction. Il affirme qu’il ne peut exister de distinctions entre ses valeurs personnelles et ses valeurs de chef d’entreprise, l’éthique ne pouvant se négocier suivant la sphère où on se trouve.
26 Ce thème de l’authenticité et de la responsabilité pour un leader de devenir un exemple pour encourager les aspirations et les comportements de son entourage traverse de nombreuses entrevues, quels que soient les domaines d’activités de nos dirigeants. Michel Nadeau, ancien numéro deux de la Caisse de dépôt et placement, suggère, par exemple, que « la seule façon de durer, c’est d’être vrai ».
- 11 Sur ces mécanismes, voir E. Schein, op. cit., p. 244-271.
- 12 Voir C. Taylor, The Ethics of Authenticity, Cambridge, Harvard University Press, 1991.
27 En science de la gestion, certains proposent que les leaders peuvent influer positivement sur leur organisation par cinq mécanismes généraux : leurs enseignements et leurs comportements ; les éléments et les enjeux sur lesquels ils portent leur attention de façon régulière ; la façon dont les leaders répondent aux crises majeures ; les processus, structures, designs ainsi que les symboles et rituels renforcés dans l’organisation ; et la façon dont ils allouent les ressources, récompenses, promotions et punitions11. Nos interviewés ont donné de multiples exemples de ces mécanismes. Le thème de l’authenticité est aussi central en philosophie morale. Le philosophe et politologue Charles Taylor nous rappelle notamment que l’éthique de l’authenticité va bien au-delà de l’égoïsme, du relativisme ou de l’intérêt personnel. Ce type d’éthique tente plutôt de retrouver un équilibre entre la liberté individuelle et les aspirations collectives, basé, entre autres, sur le respect de soi et le respect de l’autre, rencontré concrètement12.
Un leader éthique honore les mystères de la vie
28S’ils sont conscients de leurs responsabilités, les leaders qui se sont exprimés devant notre micro ne se présentent pas comme des modèles de perfection. Ils discutent tous ouvertement des lacunes encore présentes dans leurs organisations ainsi que de leurs limites personnelles. D’une certaine façon, ces leaders honorent les mystères de la vie et la grandeur du monde. Bien qu’optimistes et enthousiastes dans leurs efforts, ils ont aussi l’humilité de ne pas confondre leur pouvoir personnel et celui de leur organisation avec les forces de l’univers. Il est instructif de réaliser qu’un bon nombre d’entre eux n’attribuent pas seulement leur succès à leurs décisions personnelles ou collectives, mais aussi au hasard. Alain Lemaire, par exemple, confesse sans ambages que, lorsqu’il a fondé Cascades avec ses frères, ils ne savaient pas trop comment s’y prendre.
- 13 Sur cette conception, voir J. G. March et T. Weil, On Leadership, New York, Blackwell, 2005.
29 Le thème de la limite auto-imposée pour des considérations éthiques revient aussi souvent dans les témoignages, sous différents angles. Nous sommes ici bien loin des leaders dits charismatiques qui galvanisent leurs troupes par des promesses impossibles, sous prétexte que the sky is the limit, aliénant ainsi les personnes puisqu’elles n’atteignent jamais les résultats escomptés. Rona, par exemple, ralentit son processus d’acquisition afin de s’assurer que le maillage culturel entre les firmes est adéquat. De même, Wilfrid Morin, PDG du groupe Technika HBA, permet à ses employés de ralentir le processus de décision afin de réellement établir un consensus. Albert Jacquard a évoqué une image parlante devant notre micro : « Le soir d’Hiroshima, Albert Einstein a bien exprimé l’enjeu éthique auquel nous faisons face aujourd’hui : il y a des choses qu’il vaudrait mieux ne pas faire. » En sciences de la gestion, James March, de l’École de gestion de l’université Stanford, propose que le leadership est avant tout une affaire d’imagination, d’engagement moral et de célébration de la vie, la question du succès ou de l’échec n’étant au bout du compte que secondaire. March prend l’exemple de Don Quichotte qui poursuit un idéal, une utopie, conscient que son pouvoir n’est rien comparé au nombre des étoiles qui brillent dans la voie lactée, mais poursuivant pourtant sa quête, avec toute son ardeur et sa foi13.
30 Dans cet article, nous avons brièvement décrit dix thèmes communs mis en avant par trente-six leaders d’avant-garde. Bien que ces thèmes ressortent fortement des entrevues, on ne peut évidemment garantir qu’ils couvrent toutes les composantes de ce qui fait un travail, une gestion, une gouvernance ou un leadership éthique. D’autres recherches scientifiques plus approfondies, intégrant un plus grand nombre d’entrevues, restent nécessaires.
31 Le titre du livre 36 façons d’être éthique au travail s’est imposé de lui-même : ces leaders refusent de suivre une voie unique en éthique, une tentation bien réelle et aux conséquences parfois désastreuses. Les crises font en effet peur et incitent certains à embrasser une voie radicale. Cependant, on l’a vu, les dirigeants interrogés refusent ces voies uniques et abordent l’éthique de façon pluraliste. Les approches plus objectives ou qui utilisent des normes prescrites et mesurables incluent, par exemple, l’utilisation du GRI (global reporting initiative), les principes de « saine gestion », les programmes de sécurité publique, les analyses de cycle de vie des produits ou le développement de normes internationales en éco-énergie. Les approches plus subjectives, basées sur l’expérientiel physique et psychique, incluent la pratique d’activités sportives, les programmes de développement de la conscience, le bénévolat ou l’entraide communautaire. Les approches plus individuelles incluent le mentorat, le processus de discernement, la contemplation ou la prière, l’apprentissage du silence, le coaching, la méditation ou le développement de pratiques qui encouragent la compassion. Enfin, les approches plus collectives incluent le dialogue entre les parties prenantes, le développement d’une régulation sociale moins extérieure aux personnes, le commerce équitable ou la création de nouvelles approches en politique dépassant à la fois la religion de l’État et celle du marché.
32 Cette liste d’approches n’est pas, bien sûr, proposée comme une panacée. Nous avons déjà proposé que de mettre en place un portefeuille différencié de pratiques éthiques en organisation, tout en le bonifiant à moyen et long terme, est l’un des signes les plus parlants d’une organisation qui prend au sérieux la notion d’éthique organisationnelle au lieu de sombrer dans une idéologie restrictive, qu’elle soit religieuse, politique ou économique. La notion d’orgéthique devient alors fondamentale car elle présuppose que chaque organisation, industrie ou culture donnée est unique et demande un mixage particulier de notions et de pratiques appropriées. L’établissement de cette nouvelle éthique au point de vue théorique et pratique demande un effort de recherches scientifiques important. Mais dès maintenant nous pouvons nous inspirer des activités développées par des leaders d’avant-garde afin d’élever le niveau éthique des organisations, tant pour les personnes travaillant en leur sein que pour la santé sociale, économique et environnementale de notre monde.
Notes
1 Voir L. Fontaine et T. Pauchant, 36 façons d’être éthique au travail, Montréal, Fides et Presses HEC, 2009.
2 Cet héritage diffus du passé est bien documenté en philosophie morale. Voir, par exemple, M. Canto-Sperber et R. Ogien, La philosophie morale, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2004 ; A. Giddens, Runaway World. How Globalisation is Reshaping Our Lives, New York, Routledge, 2003 ; H. Sidgwick, Outlines of the History of Ethics (1902), Londres, Macmillan, 1988 ; A. MacIntyre, A Short History of Ethics, Londres, Routledge, 1967.
3 Sur ce sujet, voir D. Bevan et L. P. Hartman, « European perspectives on business ethics : a polyphonic challenge », Business and Society Review, vol. 112, no 4, 2007, p. 471-476 ; M. S. Schwartz, « Using moral values for corporate codes of ethics », Journal of Business Ethics, no 59, 2005, p. 27-44 ; B. Velthouse et Y. Kandogan, « Ethics practice : what are managers doing ? », Journal of Business Ethics, vol. 70, no 2, 2007, p. 151-163.
4 L. Kohlberg, Essays on Moral Development, t. 1, The Philosophy of Moral Development, New York, Harper and Row, 1981 ; L. K. Trevino et M. E. Brown, « Managing to be ethical. Debunking five business ethics myths », Academy of Management Executive, vol. 18, no 2, 2004, p. 69-81.
5 M. Friedman, Capitalism and Freedom (1962), Chicago, The University of Chicago Press, 2002, p. 135.
6 J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, t. 2, Pour une critique de la raison fonctionnaliste, Paris, Fayard, 1987, p. 288-329.
7 Sur cette conception intégrale de l’éthique, voir T. C. Pauchant (dir.), Pour un management éthique et spirituel. Défis, cas, outils, questions, Fides, Presses HEC, 2000 ; et K. Wilber, T. Patten, A. Leonard et M. Morelli, Integral Life Practice : A 21st Century Blueprint for Physical Health, Emotional Balance, Mental Clarity, and Spiritual Awakening, New York, Integral Books, 2008.
8 Sur ces remarques et l’importance des crises et du leadership, voir T. C. Pauchant et I. Mitroff, La gestion des crises et des paradoxes. Prévenir les effets destructeurs de nos organisations, Montréal, Québec-Amérique et Presses HEC, 2001 ; E. Schein, Organizational Culture and Leadership, San Francisco, Jossey-Bass, 2004.
9 M. Serres, Le tiers-instruit, Paris, Gallimard, « Folio », 1991.
10 Sur ce sujet, voir D. L. Dotlich, J. L. Noel et N. Walker, Leadership Passages. The Personal and Professional Transitions that Make or Break a Leader, San Francisco, Jossey-Bass, 2004 ; W. G. Bennis et R. J. Thomas, « Crucibles of leadership », Harvard Business Review, no 80, septembre 2002, p. 39-45 ; W. G. Bennis et R. J. Thomas, Leading for a Lifetime : How Defining Moments Shape the Leaders of Today and Tomorrow, Boston, Harvard Business School Press, 2007.
11 Sur ces mécanismes, voir E. Schein, op. cit., p. 244-271.
12 Voir C. Taylor, The Ethics of Authenticity, Cambridge, Harvard University Press, 1991.
13 Sur cette conception, voir J. G. March et T. Weil, On Leadership, New York, Blackwell, 2005.
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Référence papier
Thierry C. Pauchant et Fatima-Azzahra Lahrizi, « Élever l’éthique dans les organisations : le témoignage de leaders d’avant-garde », Éthique publique, vol. 11, n° 2 | 2009, 104-110.
Référence électronique
Thierry C. Pauchant et Fatima-Azzahra Lahrizi, « Élever l’éthique dans les organisations : le témoignage de leaders d’avant-garde », Éthique publique [En ligne], vol. 11, n° 2 | 2009, mis en ligne le 10 mai 2011, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethiquepublique/114 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ethiquepublique.114
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