Il faut pouvoir faire crédit au tribunal et admettre qu’il donne libre cours à la majesté de la loi, car c’est là son unique mission; or, tout est confondu dans la loi, accusation, défense et verdict; il serait criminel qu’un être humain pût s’y introduire de son propre chef (Kafka)2.
- 3 Lettre à James Stephen du 7 mai 1932, citée in Joyce 1901-1915: 1943.
Ces deux races conservent encore des mots païens. Ils n’ont pas de nom pour Noël, qu’ils appellent Jul, ou pour le Jugement dernier, qui se dit Ragnarok (Joyce)3.
1Mais commençons par le commencement. C’est-à-dire par le grec. «Lyotard», si j’en sépare les deux syllabes (ainsi que Baruchello, du reste, l’a fait sur la couverture de Au juste), et si je le prononce en grec: «luô tar», je lui ferai dire «je juge, sache-le!», «je délie, je tranche (luô), je juge, oui, tu peux m’en croire!» (tar est une crase pour toi ara, «à toi donc», qui peut se rendre par «je te le dis», «sache-le»). Lyotard dit lui-même luô tar dans Au juste, lorsqu’il déclare: j’écris par raison politique, parce que ça peut servir, parce que, par exemple, les prescriptions de ce que j’appelle paganisme me semblent devoir être suivies4.
- 5 Hegel 1817, Troisième partie, La théorie du concept, A. Le concept subjectif, b) Le jugement, §167: (...)
- 6 Hegel 1820, Troisième partie, La moralité objective; 3e section. L’État; B. Le droit international, (...)
2Je juge, donc. Lyotard n’a fait en somme, dans ses derniers travaux, que rappeler cette évidence, ou plus exactement il n’a fait que nous rappeler à cette évidence (comme d’autres rappellent à l’ordre): je juge, nous jugeons. Nous imputons des actions, nous attribuons des valeurs, nous assignons des fins. Tout un devenir-moderne et post-moderne de la pensée, de l’art ou de la politique comportait comme un de ses traits spécifiques de se présenter lui-même avec l’allure d’un pur «constatif», sur le mode d’une espèce de nécessité infra-hégélienne (se prétendant, bien entendu, anti-hégélienne). On constatait le destin ou la dérive de l’époque. On décrivait un effondrement, ou une fragmentation, des dispositifs, des branchements, des désirs ou des plaisirs. Lyotard a rappelé que tout cela impliquait jugement – et aux deux sens possibles de l’expression: cela comporte déjà du jugement, et cela exige qu’on juge. Il réveillait ainsi cette raison moderne de son sommeil anti-dogmatique. Elle ne croyait plus juger, elle avait en horreur qu’on prétende faire la loi alors que tout, pensait-elle, était joué ou se jouait de nos sentences. Elle s’était assoupie dans la clôture du jugement hégélien, de ce jugement prononcé à la fois par toutes choses (car «Toutes choses sont un jugement»)5 et par le … «tribunal du monde»6. Mais, de fait, elle juge et elle doit juger, et précisément d’un tout autre jugement que du jugement du tribunal du monde. Lyotard juge que nous jugeons, et que nous devons juger. Je le juge avec lui – et cela signifie plus et autre chose que reconnaître l’importance d’un travail ou que souscrire à certaines de ses propositions. Je partage – au sens le plus fort du mot – la motion de ce jugement. Et je ne me propose rien d’autre aujourd’hui que d’exposer ce partage, c’est-à-dire a la fois une communauté de la motion bien antérieure à toute discussion de thèses et une différence dans la manière d’y répondre, une différence qui donne sans doute lieu à discussion (à cette discussion que Patrice Loraux nous a hier ordonnée avec douceur), mais qui n’a pas la nature d’un affrontement. Si j’essaie de répondre autrement a la question: comment juger?, ce ne sera pas pour confronter à la réponse de Lyotard une réponse antagoniste. Car, nous le savons déjà, cette question met en jeu le jeu même (ou le système) de la réponse. Mais ce ne sera pas non plus pour jouer paisiblement, à côté du jeu de langage lyotardien, un autre jeu de langage. Plus «sérieusement», si j’ose dire, mais sans le «sérieux» de la «phrase» métaphysique (qui serait cette phrase dont le critère serait toujours-déjà assuré, et le serait par elle-même), j’essaie de me demander: que nous veut la question comment juger?
3Cet essai ne peut pas et ne veut pas être systématique (mais vous jugerez sans doute qu’il l’est déjà trop…). Par principe, par principe d’une absence de principe inscrite au cœur de la question, j’éviterai de tenir un discours tout à fait suivi et unitaire. C’est aussi que je me sens tenu à une certaine pauvreté et de ce fait à un certain piétinement devant la question. Que nous veut-elle, puisqu’elle exclut la réponse, la réponse pleine, directe et véritable (disons, la réponse onto-théo-téléologique)? Et que nous veut-elle pourtant, puisqu’elle se pose, et qu’elle se pose parce que, de fait, nous jugeons? C’est d’abord à l’insistance du fait de la question qu’il importe de répondre, plutôt qu’à la demande ou à l’interrogation comme telles. «Répondre» veut dire alors éprouver et obéir. Il s’agit d’éprouver cette insistance, et de lui obéir, donc de se vouer à la reprendre, à la répéter (ce qui veut dire, en latin, redemander), plusieurs fois, de plusieurs manières. J’essaierai de redire, de réciter la question, le fait et la question du jugement – de laisser peser et insister leurs exigences. Parce que je suis, parce que nous sommes déjà pris dans ces exigences, et déjà jugés par elles.
4Nous y viendrons tout à l’heure, mais je le pose sans attendre: lorsque je juge, je suis jugé. Je suis à chaque instant mesuré à l’exigence de devoir juger, et mesuré à l’insistance – peut-être démesurée – de la question du jugement. Cet instant où je juge, hier, aujourd’hui ou demain, c’est toujours le jour de mon jugement: dies irae. Pour ces raisons, je parlerai en fragments discontinus (il y en aura sept), qui ne renvoient ici à aucune théorie de la fragmentation, mais qui répondent, simplement, à l’insistance et au dénuement – ou encore à ce qui, de la question, ne cesse de me suspendre la parole, d’interrompre mon discours. Car juger n’est pas discourir; être jugé l’est moins encore.
5Un. – Lyotard met en jeu des ressources kantiennes – ou une ressource kantienne fondamentale – pour répondre à une question qui n’est pas kantienne. Comment juger? ne se pose pas pour Kant, chez qui il s’agit bien plutôt de mettre au jour, la sûreté du jugement disposé dans la raison critique et qui, d’une part, la rend apte à se juger elle-même, de l’autre lui présente infailliblement la règle de son devoir. Sitôt posée, la question est résolue – mieux encore: c’est sa position qui est déjà sa résolution. Ainsi que l’énonce l’Introduction à la «Doctrine transcendantale du jugement», la logique transcendantale a le privilège de ne pas abandonner le jugement à sa nature de «don particulier qui ne peut pas être appris», car «outre la règle» elle lui indique «a priori le cas», et ce cas est celui de la limitation aux conditions de l’expérience sensible. Corrélativement, le jugement qui se trouve par là même exclu de la raison théorique (son lapsus dialectique sur l’inconditionné) se retrouve comme factum pratique de la raison, qui lui enjoint de juger (et d’agir) selon l’inconditionné et l’universel. Puisque cet universel – cette fin dernière – ne saurait se présenter, nous en jugerons analogiquement, ou comme si, par une Idée régulatrice ou par un postulat – qui sera par exemple et plus que par exemple un règne des fins en tant que communauté des êtres raisonnables.
- 7 Lyotard 1979: 134.
- 8 Lyotard 1979: 147.
- 9 Lyotard 1979: 144.
- 10 Lyotard 1979: 167.
- 11 Lyotard 1979: 181.
- 12 Lyotard 1979: 182.
- 13 Lyotard 1979: 186.
- 14 Lyotard 1979: 189.
6Il me semble que Au juste retient l’essentiel de ce dispositif. Je ne vais pas ici refaire la lecture de ce livre (et, du reste, je ne peux pas m’intéresser à présent à toutes sortes d’autres propositions ou suggestions dans ce livre, qui traversent ce dispositif sans y être toujours strictement soumises; je ne m’occupe pas non plus des décalages entre Au juste et des textes ultérieurs de Lyotard: car ils n’affectent pas, à mon sens, l’essentiel de ce dispositif «régulateur»). La règle, dans Au juste, est bien «l’Idée d’un “tout des êtres raisonnables”»7, qui ne vaut que comme «postulat (qui) n’est que postulé […], comme horizon […], comme Idée qui n’a aucune réalité»8. Et cette règle est fournie par un «usage réfléchissant du jugement, c’est-à-dire une maximisation des concepts en dehors de toute connaissance de la réalité»9. L’écart par rapport à Kant, en revanche, se situe dans la nature ou dans le contenu de l’Idée: à l’Idée kantienne d’une totalité et d’une unité finales, il faut substituer «l’horizon d’une multiplicité, ou d’une diversité»10, et la visée de «l’idée d’une justice qui serait en même temps celle d’une pluralité»11. Lyotard est parfaitement conscient de ce qu’il engage ainsi. Il déclare: «Quand on pense la justice selon une téléologie non unitaire, on se contente de renverser simplement ce qui était impliqué dans le kantisme»12. Et, de toute évidence, il faut entendre ici une critique du «simple renversement» homologue à celle que Heidegger adressait à Nietzsche au sujet du platonisme. Lyotard surmonte ou déjoue la difficulté en faisant appel à l’irréductibilité des jeux de langage (narratif, prescriptif, etc.), que la justice consiste à maintenir irréductibles, les uns aux autres, une justice qui renvoie par conséquent en dernière instance à la pluralité constitutive du langage, à l’absence de «langue universelle ou de métalangage généralisé»13. La justice, dès lors, est de ne jamais dire la loi – une loi pour tout langage, la terreur. Et le seul et paradoxal prescriptif universel «prescrit d’observer la justice singulière de chaque jeu»14.
- 15 Ainsi que cela ressortirait d’ailleurs du travail ultérieur de Lyotard sur la politique de Kant. Cf (...)
- 16 Lyotard 1979: 182-183.
7Je ne suis pas certain que la difficulté reconnue soit ainsi tout à fait surmontée, ni que le risque ne demeure pas d’en rester à un «renversement» de Kant, dont au surplus il faudrait se demander jusqu’à quel point il renverse une idée kantienne de la communauté qui est sans doute loin, si on l’examine bien, d’exclure la diversité et la pluralité au profit d’une simple totalisation15. On se trouve en effet devant un fonctionnement à deux termes: d’une part l’Idée de la pluralité comme telle, qui subsiste bien si je puis dire, en tant qu’Idée, qui est l’Idée de la loi comme loi du langage, ou du langage comme loi, et qui s’énonce comme telle, dans sa singularité universelle en quelque sorte; d’autre part, la particularité donnée, étalée ou ouverte des jeux de langage, qui est en outre, comme Lyotard le souligne, particularité dynamique, inventive ou créatrice, modifiant ses règles, produisant des «coups» nouveaux, travaillant les limites de chaque aire de jeu singulière. La logique du fonctionnement est que les deux termes ont à se juger l’un l’autre. Dans le premier cas, l’Idée juge la particularité. C’est-à-dire, puisqu’elle ne prescrit rien quant au découpage de cette particularité, qu’elle prescrit seulement qu’il doit y avoir universellement de la particularité. Et, dans ces conditions, ou bien cette Idée ne cesse pas de se comporter en Idée finale, unitaire et totalisante (quoique non totalitaire): elle reste une Idée onto-théo-téléologique, quand bien même il ne s’agirait que d’une «comme si-onto-théo-téléologie» (après tout, qu’est-ce que le comme si change à la structure? Il l’affecte d’un indice d’irréalité: mais ne serait-ce pas là précisément rien d’autre qu’un renversement du réalisme ontologique?), ou bien (ou en même temps, car les deux hypothèses ne s’excluent pas), la particularité à laquelle il faut rendre justice se présente empiriquement et sans Idée d’elle-même autre que l’Idée générale de la particularité, au gré des circonstances, des jeux, des inventions et des modifications. Lyotard dit que la justice doit intervenir pour purifier les jeux impurs, tels que les narrations infiltrées de prescriptions16: mais d’où se déterminent les «puretés» en question? Encore une fois, soit de l’empirie – s’il peut y avoir de la pureté empirique –, soit d’une Idée qui devra dès lors excéder les bornes de la simple Idée de la particularité en général. Dans ce premier cas – ou, peut-être, dans ce premier moment du fonctionnement –, il ne serait donc pas impossible qu’on reste prisonnier du face-à-face très classique de l’idéal et de l’empirique, qui permet aux deux à la fois, dialectiquement ou non dialectiquement, de trouver leur compte. Mais ce compte a peu de chances, on le sait, d’être celui de la justice. On peut faire un terrorisme de la particularité, même si Lyotard lui-même est à l’abri de ce soupçon.
8Dans le second cas – ou second moment –, la particularité donnée, effective et inventive, jugerait l’Idée même. Elle ne la laisserait pas – c’est du moins une possibilité – à son statut d’Idée de la particularité en général, elle lui prescrirait telle ou telle particularité. Au plus, ou au pire, elle érigerait en loi sa particularité particulière – et de nouveau la terreur menacerait –, au moins, ou, au mieux, elle dérangerait, elle déstabiliserait ou mettrait en dérive l’universalité même de l’Idée, et elle ferait soupçonner qu’on ne peut seulement prescrire le respect de la particularité, que la loi prescrit peut-être encore autre chose, qui ne serait ni particulier ni universel. Autrement dit, ce second moment ferait se demander si la quantification du prescriptif suffit à assurer sa légitimité.
9Ce que j’appelle ainsi la «quantification du prescriptif» revient à poser deux cas possibles de «bien juger»: pour Kant (selon Lyotard), c’était selon la règle de la totalité; pour nous, ce doit être selon la règle de la pluralité. Mais ce sont deux cas – répartis le long de l’histoire – de réponse à la même question: comment bien juger? Comment juger correctement, droitement? On présuppose que la loi ne peut être que la loi d’un tel bien, d’une telle droiture ou orthotès. Et tel est en effet l’horizon ou l’arrière-plan «orthonomique» de la loi kantienne, selon le dispositif que je reconstruisais tout à l’heure. Le jugement transcendantal dégage la justesse d’un jugement déterminant limité au conditionné sensible, et offre l’inconditionné de l’Idée comme norme du jugement pratique. Celui-ci fonctionnera comme s’il était déterminant, mais précisément ainsi il n’en déterminera pas moins sa règle selon ce que Kant nomme le type, à savoir l’analogon d’un schème (ou de la constitution légale d’un phénomène): et ce type est celui de la rectitude et de la conformité légales sous les espèces d’une nature. Une nature raisonnable et morale, voilà, sinon le but à atteindre effectivement, du moins le type à imprimer sur tout jugement et dans (ou par) toute action. On peut penser cette nature comme totalité, on peut la penser comme diversité et particularité.
10Or je suis loin d’être sûr que Lyotard soit prêt à penser comme une «nature» le «règne», si j’ose dire, de la particularité. Ne serait-ce que parce qu’il tente de le penser comme langage. Sans doute pourrait-on serrer l’analyse au plus juste, et aller jusqu’à soupçonner le concept lyotardien du langage de recouvrir encore une espèce de «nature», c’est-à-dire une sphère de simple orthonomie (dans la pluralité des «jeux» et de leurs «puretés»). Mais je lui ferai plutôt le crédit de considérer que, à travers les motifs de la particularité, de la mobilité et de l’inventivité des «jeux de langage» et de leurs «coups», c’est la différence spécifique entre le langage et l’idée générale d’une «nature» qu’il tente de mettre en jeu. À partir de là, il me semble appeler lui-même à reprendre autrement sa propre exigence. C’est-à-dire aussi à reprendre et à rejouer autrement son rapport à Kant.
11Et peut-être à partir de ce point précis, qu’il faut à présent introduire dans l’examen: Lyotard s’écarte en fait doublement de Kant. D’abord en substituant la pluralité à la totalité, ensuite en reprochant à la présupposition kantienne de l’Idée comme idée de la totalité de ne pas laisser le jugement «absolument indéterminé»17. «Il y a donc deux exigences: l’une relative à la particularité, l’autre à l’indétermination du jugement. Or il n’est pas certain que la satisfaction de la première engendre ipso facto la satisfaction de la seconde. Il n’est pas certain qu’il suffise de poser la particularité pour avoir un jugement «indéterminé» (c’est-à-dire, au sens où l’entend Lyotard, un jugement non déterminant, un jugement qui ne construit pas et donc n’impose pas dogmatiquement son objet: pour Lyotard, la totalité comme Idée et le totalitarisme, ou la terreur, sont liés). C’est ce que j’ai tenté de montrer il y a un instant: la particularité peut fonctionner, en quelque sorte, comme si elle était une totalité, par une espèce de retournement du comme si lyotardo-kantien…
12L’«indétermination» du jugement se joue donc ailleurs que dans l’assignation de la particularité. Elle se joue peut-être – et c’est bien, encore une fois, dans ce sens que me paraît aller une des exigences de Lyotard – moins dans le contenu de l’Idée que dans le statut ou la nature du jugement lui-même. Et, de ce fait, elle répondrait moins à la détermination de la question «comment bien juger?» (qui est au fond la signification normale, orthonomique, de comment juger?) qu’a l’insistance de ce qu’il faudrait appeler la question de la question «comment juger?», ou encore à l’insistance de la question: comment cela se fait-il, juger? qu’est-ce qui y est en jeu? qu’est-ce que juger nous veut?
13C’est en nous interrogeant sur le statut du jugement ainsi en question (ou qui nous questionne) que nous pourrons peut-être déplacer à la fois les difficultés rencontrées et le rapport à Kant – ou découvrir que Lyotard implique, malgré lui, un autre Kant que celui qu’il exhibe le plus manifestement.
14Le jugement en question est le jugement réfléchissant. Lyotard le caractérise comme «une maximisation des concepts en dehors de toute connaissance de la réalité». Le texte de Kant permet sans doute de corroborer à plusieurs égards cette définition. Il ne permet peut-être pas de s’en contenter. D’après elle, le jugement réfléchissant poursuivrait linéairement la trajectoire du jugement déterminant, extrapolée hors des limites de l’expérience possible. Et sous la réserve du «comme si» ou de l’«analogie» ce jugement déterminerait (comment le dire autrement?) un objet qui n’en serait plus un, une Idée sous laquelle subsumer les maximes des actions tout comme se subsument sous un concept les déterminations sensibles de l’objet. Dans les deux cas, la manière de procurer la légalité serait la même (et c’est bien aussi ce qui soutiendrait, jusqu’à un certain point, la logique de la «nature» comme légalité typique).
- 18 Kant 1781: 175.
- 19 Heidegger 1961: 114-115.
15Mais le jugement réfléchissant n’est peut-être pas simplement l’analogon extrapolé du jugement déterminant. À cet égard – et quitte à vous imposer un léger détour –, il faut d’abord rappeler que le jugement déterminant, dans la seule sphère de la connaissance, est lui-même dépendant, pour sa possibilité et pour son fonctionnement, des «principes synthétiques de l’entendement pur» qui, tout au moins pour les principes dynamiques (les analogies de l’expérience et les postulats de la pensée empirique), ne sont pas «constitutifs» mais «régulateurs», et offrent en somme, dans le déroulement de l’œuvre de Kant, la préfiguration du jugement réfléchissant. Ces principes sont régulateurs parce qu’ils «soumettent a priori à des règles l’existence des phénomènes»; or «cette existence ne se laisse pas construire»18. La régulation c’est ce qui a rapport à l’existence, à l’effectivité inconstructible de ce concept-limite qui est le «concept» même de l’être en tant que l’existence n’est pas un prédicat de la chose, mais sa position dans l’être, donnée ou non donnée, advenant ou non. Cette position dans l’être est position de l’être, ou plutôt l’être même en tant que position: telle est la «thèse de Kant sur l’être» dégagée par Heidegger, thèse qui «appartient à ce qui demeure impensé dans toute métaphysique», car la présence de «l’être-posé» n’est pas l’être (qui lui-même n’est pas), mais ce que l’être «laisse être»19. L’existence inconstructible est ce que l’être laisse être, elle arrive, elle n’est pas nécessaire, elle a rapport avec un don (et non avec du donné) et avec un avènement (et non avec une construction). La régulation en général concerne un don et un avènement (qui apparaissent ici comme antérieurs à la possibilité théorique elle-même). Elle concerne l’avènement d’un monde, un fiat, mais un fiat qui ne serait qu’un laisser-être. Et le fiat n’est peut-être pas séparable du dies irae, la création d’un monde de son jugement, même s’il faut les penser sans Dieu.
16Le jugement réfléchissant correspond avant tout à la situation où la loi n’est pas donnée (et si, selon ce que je viens d’esquisser, il fallait réinscrire la troisième Critique «avant» la première, cela voudrait dire que la loi n’est jamais donnée, à aucun point de vue). Mais cette condition négative – l’absence de construction et de loi de la construction – correspond à une condition positive – ou du moins à une condition qui a la positivité d’une contrainte, d’une obligation: il faut trouver la loi. «Si seul le particulier est donné, et si la faculté de juger doit trouver l’universel, elle est simplement réfléchissante»20. Le jugement réfléchissant doit trouver (soll finden). Il doit inventer la loi, il doit produire de lui-même l’universel. Mais il ne doit pas le produire comme un fantôme, une fiction d’objet ou d’objectivité qui viendrait combler tant bien que mal un manque dans les possibilités théoriques de la raison. Certes, ce ton ou cet accent court aussi dans le texte de Kant, et surtout lorsqu’il s’agit de mettre en garde contre la Schwärmerei qui hypostasie les Idées régulatrices. Mais essentiellement ce n’est pas la fiction en ce sens qui fait l’œuvre du jugement réfléchissant. C’est la fiction au sens fort, la fabrication, la poiesis de l’universel – une poiesis qui ouvre en effet tout d’abord et fondamentalement sur le jugement esthétique (poiétique), quitte à se reverser à travers lui entièrement au compte d’une praxis.
17Le jugement esthétique sera dit «prétendre à l’universel». Mais cette prétention ne doit rien à la «prétention» au sens ordinaire du terme, c’est-à-dire à l’outrecuidance d’une subjectivité. En vérité, cette prétention à l’universel est une tension vers, une pro-tension, la pro-position ou le projet d’une universalité qui est à réaliser, et qui est, d’une certaine façon, déjà en acte dans le jugement qui prétend, ou dans la pro-position du jugement. Ce qui fait ce jugement non déterminant, c’est qu’il n’y a pas à montrer ni à connaître cet universel comme un objet. Mais, ce qui le fait réfléchissant, ce n’est pas de substituer, par défaut, à un tel objet la fiction ou la projection de son idée (qui serait alors une image; le «comme si» serait un «semblant»): c’est le projet, non la projection, qui fait l’«objet» du jugement réfléchissant. Et c’est le projet d’une existence, ou sa pro-position: c’est-à-dire le projet de laisser-être – ou de faire advenir en laissant être – ce qui ne peut pas être construit. Ce que j’appelle provisoirement, et un peu maladroitement, le «projet» régulateur pourrait bien constituer une réinterprétation ou une remise en jeu de l’être heideggerien, dans sa provenance kantienne, dans son ouverture, et dans sa destinalité. S’il y avait une thèse ontologique sous-jacente à mon propos (et, bien entendu, il doit y en avoir une…), ce serait la thèse de l’être comme jugement. Ce serait une ontologie de l’être-lyotar. Mais son élaboration me semble prématurée. Restons-en au jugement.
18Ainsi, la loi de ce jugement n’est pas un simulacre de loi de la nature. Elle est avant tout, bien avant de s’appuyer sur les auxiliaires du comme si et du type, une loi que la faculté de juger réfléchissante se donne à elle-même. C’est-à-dire une loi pour le jugement, une loi qui lui dit et qui lui dicte de juger universellement, de faire projet d’un universel, c’est-à-dire d’une raison. Non pas, encore une fois, de jouer avec une fiction de raison mais de faire de la raison un projet, son projet, ou sa proposition.
19Assurément, toutes les valeurs de l’Aufklärung se pressent ici, de l’autonomie (à laquelle Lyotard s’en prend à juste titre, j’y reviendrai) à la rationalité et au progrès, et ces valeurs s’offrent déjà d’elles-mêmes à la relève hégélienne et à la servitude rationnelle du projet au sens critique que Bataille donne à ce mot.
20Mais ce n’est précisément pas au sens de Bataille, vous l’avez compris, que j’use ici du mot. Si le jugement réfléchissant est projet, ou fait projet, et non projection, c’est en ce qu’il s’envoie, si l’on peut dire, lui-même en avant de lui-même, dans la réalité d’un univers à faire, à inventer, et non en ce qu’il se soumettrait à la téléologie d’une Idée totalisante. C’est en fait, je le répète, le «projet» d’une pro-position, d’une position d’existence (celle d’un «règne») non pas fictivement anticipée, mais en train de se poser dans et dès le jugement lui-même. Du moins est-ce ainsi qu’il faut à la fois combiner et départager deux lectures nécessaires de Kant, c’est-à-dire désormais aussi deux lectures nécessaires de Lyotard.
21Aussi bien le projet du jugement réfléchissant reste-t-il indéterminé. Kant le dit expressément à propos de la «finalité idéale de la nature»: la «présupposition» d’une union finale des lois hétérogènes de la nature reste «si indéterminée»21 que nous sommes prêts à nous satisfaire d’une multiplicité de lois qui resterait, finalement, irréductible. Ce qui signifie en outre, puisqu’il s’agit à cet endroit du «plaisir très remarquable» et de l’«admiration» liés à la découverte d’un principe d’union en général, que nous pouvons être «satisfaits» d’un manque de plaisir, ou d’un plaisir non terminal – bref, peut-être de ce que Freud appellera, sexuellement et esthétiquement, une prime de plaisir. Le projet n’est pas de manière simple et univoque le projet de la terminaison et de la totalisation. Il est au moins aussi celui de l’indéterminé de l’unbestimmt dans la détermination même d’un jugement des fins. Et la Bestimmung du jugement, c’est-à-dire sa détermination et sa destination, est la Bestimmung de l’unbestimmt, la destination à l’indéterminé. C’est-à-dire, encore une fois, au jugement lui-même, qui «doit trouver», qui doit inventer de manière indéterminée et interminable l’avènement d’une raison. L’Idée, à ce compte, n’est pas une Idée de la raison projetée en guise de telos fictif, mais l’Idée c’est la raison qui sort de soi, de la rationalité déterminante, et qui s’aventure à juger. Le jugement est le risque de la raison. Ce à quoi elle s’expose, nécessairement, c’est à être jugée. Car je ne juge plus, ici, pour vérifier ensuite l’accord du parti que j’ai pris avec quelque donnée d’expérience, mais en jugeant je hasarde une «raison» (ou une déraison), qui se juge ainsi par ce qu’elle tente ou risque. L’«expérience possible», en ce cas, est l’expérience même de ce risque. La raison n’a pas à être mesurée au modèle d’une raison universelle donnée, elle est, comme raison, la chance tentée de faire (de laisser être) un univers – et cette chance la juge. Je suis jugé à la mesure du monde que je tente, dont je cours la chance, et non à la mesure d’un monde installé. C’est mon jugement dernier, à chaque tentative.
22(J’ajoute par parenthèse, car je ne m’y étendrai pas, que c’est selon cette logique aussi qu’il faudrait comprendre le comme si: puisqu’il est fiction et, disons, mimesis, il n’est pas cependant l’imitation illusoire d’un modèle d’universel, il est la poiesis mimétique sans modèle d’un univers, de l’Idée d’un univers ou d’un «règne». La typique de la raison pratique doit au moins se lire selon les deux directions possibles de la mimesis. Il y a là une complexité typographique que je livre à celui, ici présent, qui s’y connaît).
23Deux. – Kant écrit, à la fin de la première section de Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée?
On peut considérer le besoin de la raison [à savoir, celui de “s’orienter dans la pensée ou en cet espace supra-sensible incommensurable et plein de ténèbres pour nous”, ainsi qu’il l’a dit plus haut] sous deux aspects, premièrement, dans son usage théorique, secondement, dans son usage pratique. Je viens d’exposer ce besoin sous son premier aspect [il vient de parler de l’admission subjective d’un créateur intelligent du Monde]; il est aisé de voir qu’il est soumis à une condition: nous ne devons admettre l’existence de Dieu que “si” (et particulièrement dans l’ordre des fins effectivement fixées en ce monde) nous voulons juger des causes premières de tout ce qui est contingent. Bien plus essentiel [ou: de bien plus grand poids, viel wichtiger] est le besoin de la raison dans son usage pratique: il est inconditionné et en ceci nous ne sommes plus contraints de supposer l’existence de Dieu si nous voulons juger, mais parce que nous devons (müssen) juger. En effet, l’usage pur pratique de la raison consiste dans la prescription des lois morales. Or celles-ci conduisent toutes à l’idée du plus grand bien possible en ce monde: la moralité, qui n’est possible que par la liberté. D’un autre côté, elles se rapportent aussi à ce qui ne dépend pas seulement de la liberté humaine, mais également de la nature: la plus haute félicité, pour autant qu’elle est répartie en proportion de la moralité. La raison a donc besoin d’admettre un tel souverain bien dépendant et comme sa garantie une Intelligence suprême en tant que souverain bien non dépendant. Elle ne l’admet nullement pour en dériver l’autorité par obligation propre aux lois morales – car celles-ci n’auraient aucune valeur morale si leur mobile devait procéder de quelque chose d’autre que de la loi morale seule qui est, en elle-même, apodictiquement certaine. Elle ne l’admet que pour donner au concept du souverain bien une réalité objective, c’est-à-dire afin d’empêcher qu’avec la moralité tout entière il ne soit tenu pour un idéal pur et simple, si l’objet de cette idée qui est indissolublement liée à la moralité n’existe aucunement.
24La raison pratique doit donc juger. Il y a contrainte (un müssen et non un sollen) qui est à la foi la conséquence de la présence de la loi «certaine» en nous, et comme une obligation archi-éthique, sous laquelle la loi se fait connaître. Cette contrainte est celle de la raison: son «usage pur pratique consiste dans la prescription des lois morales». Or cet usage pur pratique n’est pas ad libitum et n’est pas dérivé. La raison est pratique par elle-même. C’est même ce qui fait sa différence avec la raison théorique, laquelle n’est pas correctement théorique par elle-même sans la vigilance du jugement critique. Par elle-même, ou par son Trieb, la raison théorique est dans la Schwärmerei. Au contraire, la raison pratique n’a pas pour elle-même besoin d’une critique (seul son usage en a besoin, dit la seconde Critique). Ce n’est pas quelle aurait d’avance écrasé le Trieb comme un mauvais instinct, c’est qu’en elle, si je puis dire, le Trieb existe comme pratique, et non comme théorique. Le Trieb mène théoriquement à poser un inconditionné illusoire, mais pratiquement il exige un inconditionné pratique. Ce qui est «antérieur» ou «supérieur» à la critique, c’est le fait que la raison est par elle-même pratique. C’est ce qu’on pourrait appeler 1’ontologie praxique qui sous-tend tout le procédé critique (et dont peut-être tout nous reste à penser en tant qu’il s’agit d’une «ontologie», de même que nous reste à penser comment la Critique de la raison pure est elle-même une conséquence de l’obligation archi-éthique de la raison pratique, comment le jugement sur le théorique obéit à la contrainte pratique. Il faudrait par exemple s’interroger sur ce premier «devoir»22 de la raison, que nomme la première Critique, qui est le devoir de la réflexion transcendantale en tant que jugement sur nos facultés de connaître).
25Ce qui est indérivable, ce n’est pas seulement «l’autorité propre aux lois morales», selon les termes du texte cité, comme si cette autorité émanait d’un principe absolu et transcendant. Mais c’est en quelque sorte l’autorité de cette autorité, c’est-à-dire le fait que la raison est pratique par elle-même. «Avant» la loi, en somme, la raison juge – et elle ne fait même que ça, elle est le jugement. Mais c’est aussi pourquoi il n’y a pas d’«avant» la loi. Dès qu’il y a la raison, il y a la loi. Cela ne veut pas tant dire que la loi est rationnelle, mais plutôt que «raison» signifie «ce qui est par essence soumis à la contrainte de juger». Non pas à la contrainte d’une loi qui lui préexiste, mais à la contrainte de faire la loi. Faire la loi, c’est la loi que la raison subit. C’est la loi de la loi – et qui juge la raison, l’assignant au jugement.
- 23 Nietzsche 1882: Vive la physique!, §335.
- 24 Kant 1790: 25.
26La loi est la loi même de la moralité, c’est-à-dire de l’effectuation du jugement dans la liberté. La loi, c’est que je fasse librement la loi. C’est là le souverain bien. Ce n’est pas un idéal: c’est l’idée d’une nature où s’effectue la «félicité» de la liberté. C’en est le projet, ou la pro-position. Une telle nature est un «souverain bien dépendant»: il lui faut la garantie d’un Dieu qui permet l’accord de la nature avec la liberté – d’un Dieu qui permet le projet même de juger. Telle est l’idée. Elle ne nous fait rien connaître, mais paradoxalement c’est ainsi qu’elle donne «de la réalité objective» au projet moral. Quelle est donc cette étrange réalité objective? Considérée comme un quasi-objet, ou comme une fiction destinée à stimuler la moralité, elle serait à la fois théoriquement nulle (il n’y a pas de «quasi-objet») et pratiquement infirme (elle transformerait l’impératif catégorique en hypothétique). Elle ruinerait la logique kantienne elle-même (c’est selon cette lecture que Nietzche, par exemple, a pu accuser Kant d’avoir lui-même refermé la cage de la morale, après l’avoir ouverte)23. Mais c’est bien pourquoi cette «réalité objective» doit être strictement considérée pour ce qu’elle est: elle est une réalité pratique, elle n’est pas quasi théorique ou fictive, elle n’est peut-être pas ce que Lyotard appelle une «maximisation du concept» (à moins que par «maximisation» Lyotard ait entendu le «devenir-maxime» du concept…). Une réalité objective pratique, cela veut dire la réalité du devoir. La moralité doit être, la liberté doit s’effectuer dans le monde. «Le concept de liberté doit rendre réelle dans le monde sensible la fin imposée par ses lois».24
27Dieu n’est donc pas un idéal, il a la réalité du devoir, et il n’a que cette réalité (beaucoup de textes de l’Opus postumum, en particulier, vérifient cette proposition). Cela ne veut même pas dire que le devoir est un Dieu pour Kant. Sans doute, cela n’est pas loin (surtout dans l’Opus postumum) de l’intériorisation et de la subjectivisation de Dieu, du devenir-anthropologie de la théologie, dans lequel s’achèvera la mort de Dieu. Mais Kant n’est ni un théologien ni un meurtrier de Dieu (ce qui du reste est la même chose). Il laisse Dieu à Dieu, c’est tout, et l’homme à son devoir. Que la moralité doit être, cela veut donc dire d’abord que le devoir, indérivable, est d’abord le devoir de nommer et de mettre en œuvre la réalité objective de la liberté. Je ne peux pas m’arrêter ici sur ce qui relie «nommer» et «mettre en œuvre», sur ce qui sans doute est en jeu dans le nom et dans la nomination en général, dans la performation normative (le nom de la liberté peut-il être autre chose que le nom d’un être libre, par exemple? Et le nom de Dieu peut-il être un tel nom? Je laisse ces questions). Je veux avant tout souligner ceci: l’Idée n’est pas l’«Idée» subjective d’une réalité dont l’objectivité serait à jamais inattestable; l‘Idée a, et elle est la réalité objective pratique de la liberté. C’est-à-dire du devoir. Dans l’usage pratique, nous devons poser l’Idée, parce que nous devons juger.
28Autrement dit, on ne juge pas sans Idée. Non pas au sens où il faut une idée – un critère – pour juger. Mais d’abord et fondamentalement au sens où c’est le devoir de juger qui est l’Idée, dans la mesure où ce devoir n’est rien s’il n’est pas la réalité objective pratique de la liberté passant à l’acte. Le devoir n’est pas le texte d’une obligation, affiché ou archivé quelque part dans les bureaux de la raison. Le devoir est l’être de la raison en tant qu’elle est par elle-même pratique, qu’elle est la raison qui prononce incessamment: lyo tar, «je juge, sache-le!». Ce qui revient à s’assigner sans cesse elle-même devant le tribunal de la liberté, c’est-à-dire à s’exposer au jugement dernier, au jugement final de la liberté. Ce jugement ne consiste pas dans ce que Sartre nommait une «condamnation à la liberté». D’abord parce que la liberté ici en jeu n’est sans doute pas celle de Sartre. Mais surtout parce qu’il ne s’agit pas d’une condamnation; il s’agit de ce qui expose, livre ou abandonne la raison à la loi, avant et indépendamment de tout châtiment et de toute récompense.
- 25 Kant 1785: 205.
- 26 Kant 1785: 204.
- 27 Kant 1785: 207.
- 28 Kant 1785: 205.
- 29 Kant 1790: 36.
- 30 Kant 1790: 19.
- 31 Kant 1785: 209.
29Dans la mesure où la raison, en tant que pratique, est jugée par le devoir de juger qui la fait être, elle est tout d’abord jugée en tant qu’elle éprouve un intérêt pour la loi, et un «sentiment de plaisir […] lié à l’accomplissement du devoir», ainsi que l’énonce la troisième section des Fondements25. Du factum rationis de la moralité, de ce factum inconstructible et indérivable qui n’est pas autre chose que l’être-pratique de la raison, fait aussi partie le «fait que l’homme prend réellement intérêt» à la loi26 – et cet intérêt est dit un peu plus loin27 constituer un intérêt «originaire» de la raison. Je suis donc, si l’on veut, exposé ou livré à un plaisir du devoir, à ce que le devoir m’intéresse, et c’est ainsi que je dois juger. Le «lyo tar» serait en somme le ego sum d’un être de plaisir (histoire de garder un peu de libidinal) voué à la loi du plaisir de la loi. Cependant, ce plaisir «originaire» est absolument incompréhensible: «Il est tout à fait impossible de comprendre, c’est-à-dire d’expliquer a priori, comment une simple idée, qui ne contient même en elle rien de sensible, produit un sentiment de plaisir ou de peine»28. Le plaisir est-il, en général, compréhensible, c’est une question qu’il faudrait poser à Kant, dans la mesure où «le plaisir et la peine» sont ce qui «dans une représentation ne peut pas devenir une partie de la connaissance»29, et dans la mesure corrélative où c’est uniquement la relation au plaisir et à la peine qui «constitue ce qu’il y a d’énigmatique dans la faculté de juger»30 et exige le traitement distinct de celle-ci dans la critique. Je laisserai, ici, cette question ouverte. Quoi qu’il en soit, si le plaisir de la loi était compréhensible, il produirait aussitôt une condition, sous la forme de «quelque intérêt posé comme principe»31, et la loi dès lors « ne serait plus une loi morale, c’est-à-dire une loi suprême de la liberté». La loi de la liberté est inconditionnée, le plaisir de la loi est inconditionnant, mais c’est précisément à l’inconditionné de la loi que nous prenons plaisir, de manière originaire et nécessairement incompréhensible.
30Or cela comporte l’implication suivante: pas plus que le plaisir ne peut conditionner l’exécution de la loi, pas plus la loi ne peut commander le plaisir. Comme en une réplique anticipée à Lacan, Kant écrit dans la troisième Critique32: «Une obligation de jouir est une évidente absurdité. De même en est-il de l’obligation prétendue à des actions qui ont uniquement pour fin le plaisir, que celui-ci soit intellectualisé (ou relevé) autant qu’on le voudra, ou même soit une jouissance mystique qu’on est convenu d’appeler céleste». La loi n’est pas plaisante, et le plaisir n’est pas obligé: le plaisir de la loi est, dans la loi même, en excès sur la nature obligeante de la loi. Mais cela ne signifie pas qu’il vient au-delà de l’obligation, comme c’est le cas dans le résultat de la soumission à une contrainte conditionnée (en me soumettant à la condition, j’obtiens satisfaction), cela signifie au contraire que son «excès» réside dans l’obligation, ou dans l’être-absolument-obligé lui-même. La loi est le plaisir de la raison par un mobile qui n’est pas une condition. C’est-à-dire, si je peux solliciter le mot, que la lot est la mobilité même de la raison, et sa jouissance. Le jugement selon la loi est la jouissance de la raison pure pratique – qui est pratique par elle-même précisément en ce qu’elle jouit ainsi. Mais elle ne jouit de rien, que de la loi, et la loi ne se laisse pas approprier. Ce n’est pas la jouissance qui définit la loi, mais l’inverse – et la jouissance dès lors n’est pas définie comme «jouissance de…», mais comme l’exposition – au sens le plus fort – de la raison à sa propre impossibilité de rendre raison de son être-pratique, c’est-à-dire à l’impossibilité de rendre la loi plaisante et le plaisir obligatoire. Cette exposition prend la forme suivante, aux dernières lignes des Fondements: «Nous ne comprenons pas sans doute la nécessité pratique inconditionnée de l’impératif moral, mais nous comprenons du moins son incompréhensibilité, et c’est tout ce qu’on peut exiger raisonnablement d’une philosophie qui s’efforce d’atteindre dans les principes aux limites de la raison humaine».
31Pourquoi nous jugeons et comment juger ne sont donc peut-être pas deux questions aussi dissociées que Lyotard le laisse entendre (bien que, d’une autre manière, il laisse aussi soupçonner l’inverse, et qu’on puisse lui demander si le fait indérivable de la pluralité des jeux de langage, au nom duquel il élimine le «pourquoi»33, n’occuperait pas à sa façon la position de la «jouissance» dont je viens de parler). Si le mobile de la raison pratique n’est dans aucune satisfaction, mais dans l’exposition à la «mobilité» immaîtrisable de sa liberté, c’est qu’il faut toujours juger en s’exposant à cette liberté. Il faut juger de telle façon que la loi même de la liberté soit toujours en reste ou en excès sur ce que mon jugement aura pu déterminer, et sur ce qui aura pu le déterminer. Tel est sans doute le sens de la troisième formule de l’impératif: la personne humaine comme fin (si l’on n’oublie pas que la personne est le caractère intelligible d’un être raisonnable pratique par lui-même), c’est l’autre qui ne peut pas, en tant que personne, m’offrir un plaisir qui conditionnerait mon jugement, et c’est l’autre que je ne peux pas obliger au plaisir. Il faut juger de telle façon que la loi, dans l’autre et de l’autre, juge au même instant mon propre jugement. Le jugement dernier est aussi ce jugement de l’autre qui est la fin mais l’autre comme fin c’est la loi elle-même.
- 34 Kant 1788: 76.
- 35 Kant 1788: 81.
- 36 Kant 1788: 7.
- 37 Kant 1781: 348.
32Trois. – «L’effet de la loi morale comme mobile n’est donc que négatif», dit la seconde Critique34, précisément parce qu’il ne fait que m’exposer à l’impossibilité de m’approprier, si je puis dire, la mobilité de ce mobile. Il ne me propose pas un bien au sens capitalisable du terme. Au contraire, la loi comme mobile «humilie toujours mon orgueil»35 en me révélant qu’il ne peut pas y avoir de bien parfait en moi. Le plaisir, ici n’est donc pas le principe du désir: c’est toute l’hypothèse, énoncée dès la Préface, de la seconde Critique. C’est la loi qui est le principe du désir, en tant que loi de la liberté. Or la faculté de désirer «est le pouvoir d’être par ses représentations cause de la réalité des objets de ces représentations»36. La liberté, quant à elle, si l’on retient sa définition transcendantale, est «une spontanéité absolue des causes, capable de commencer par elle-même une série de phénomènes qui se déroulera suivant les lois de la nature»37. La faculté de désirer mobilisée par la liberté est donc le pouvoir d’être par ses représentations cause du commencement d’une série de phénomènes qui soient les objets réels de ces représentations: c’est le pouvoir de commencer un monde. Ce qui signifie que la liberté n’est rien d’autre que la faculté de désirer considérée à l’égard d’un tel commencement, c’est-à-dire sans apport extérieur et naturel des représentations qui, en tant que représentations de la liberté (dans le double sens du génitif), seront cause de la réalité d’un commencement. La liberté est le désir absolument commençant (pour le dire du moins d’une manière hâtive. Car un commencement n’est sans doute jamais absolu. Il n’est pas une origine. Il a lieu dans le temps et selon une rupture de l’enchaînement causal. Nous en reparlerons).
- 38 Kant 1781: 489.
- 39 Lacan 1963: 771.
33Nous sommes ici sur l’arête – en allemand, die Kante – la plus aiguë de l’édifice kantien (qui n’est justement pas un édifice, mais seulement son «plan» et son «devis»38, ou encore son projet, le projet d’un jugement philosophique et d’un jugement de la philosophie). Si la liberté est le désir «absolument» commençant, et si la loi de la liberté est l’unique mobile du désir de juger, alors le désir absolu est le mobile du désir. L’effacement de tout mobile de plaisir dans l’incompréhensibilité libère d’un seul coup, dans son principe tout au moins, la grande figure ou structure moderne du désir du désir, de la volonté de la volonté, et cette souveraineté absolue de la subjectivité qui, de Sade à un certain Nietzsche, fait de l’objet de la loi, pour le dire avec Lacan dans son Kant avec Sade, non plus une loi universelle qui ne serait que chose-en-soi, mais le Dasein du Je qui jouit39. Moyennant quoi, toujours avec Lacan, ce Dasein qui n’est pas l’existence effective d’un jouisseur, mais le point d’émission de la maxime, confie cette émission aux voix qui se font entendre au président Schreber… Il faudrait y ajouter l’émission des maximes de tous les totalitarismes – pour me servir à la hâte de cette appellation convenue. La volonté de la volonté engendre la loi comme délire.
34Mais le désir kantien, s’il en ouvre, sur un des versants de l’arête, la possibilité, se dérobe, sur l’autre versant, au déploiement moderne de l’autotélie infinie du désir. C’est-à-dire aussi qu’il se dérobe, de manière générale, à l’autonomie que Lyotard récuse à juste titre chez Kant. Il n’est pas un désir (ou une volonté) autoproducteur et autotélique: à la mesure du désir de la subjectivité moderne, c’est un désir malade. Mais cette maladie du désir fait peut-être la chance d’une liberté qui n’est pas, elle non plus, l’autonomie de la volonté. Le désir de la loi n’est pas auto-mobile, en somme (c’est-à-dire à la fois autosuffisant et mécanique) et il ne se convertit pas en loi du désir, parce que son mobile, la loi, lui échappe aussi sûrement qu’il n’est fait que de lui-même. Encore cette formulation est-elle très insuffisante, et conduirait simplement au négatif dialectique inscrit par principe dans le désir auto-mobile: à la représentation du désir (ou de la liberté) infiniment abîmé en lui-même et en la fuite de son objet. Or cette représentation est encore jouissance, et elle est même la jouissance pour la pensée moderne, du romantisme à Lacan. Mais toute représentation autonome issue de son autonomie, manque à la faculté de désirer qui doit commencer une série d’événements, c’est-à-dire qui doit juger. La représentation de la jouissance manque, ou encore: la représentation et sa jouissance manquent, ce qui veut dire aussi que manque cette représentation ou présentation de la jouissance comme manque, ou comme manquante, qui fait la ressource dialectique du désir auto-mobile. De manière très générale, Kant est peut-être celui qui a proposé de penser le désir – ce désir inscrit au fondement de la métaphysique de la subjectivité – comme devoir. C’est-à-dire non pas de faire du devoir un désir, ni du désir un devoir, mais de substituer, au lieu même de la mobilisation téléologique du sujet (appétit, volonté, conatus ou désir) une praxis de la raison à une dialectique de la conscience.
- 40 Kant 1788: 85.
- 41 Kant 1790: 157.
35Ainsi, «Le sentiment qui résulte de la contrainte (de la loi) […] ne contient en soi, comme soumission à une loi, c’est-à-dire comme commandement (ce qui implique coercition pour le sujet sensiblement affecté) aucun plaisir; mais en tant que tel il contient plutôt du déplaisir attaché à l’action»40. Comme il est clair, puisqu’il n’y a pas de plaisir, ce n’est pas du masochisme; et comme il est clair aussi, puisqu’il n’y a pas de plaisir non plus pour la loi qui commande, ce n’est pas du sadisme. Certes, nous l’avons vu, il faut bien qu’il y ait un plaisir – incompréhensible. Mais ce plaisir dont nous ne savons rien, nous savons au moins, de façon très certaine, qu’il n’est pas le plaisir du déplaisir. Nous le savons aussi bien par toute la structure que nous examinons en ce moment que par la considération du plaisir en général chez Kant: «Le plaisir (même si la cause s’en trouve dans les Idées) semble toujours consister dans un sentiment d’intensification de toute la vie de l’homme, et par conséquent aussi du bien-être corporel, c’est-à-dire de la santé; c’est pourquoi Épicure, qui prétendait que tout plaisir n’est au fond qu’une sensation corporelle, n’avait peut-être pas tort»41. C’est ce qu’on trouve au début de la longue «remarque» sur le rire qui clôt l’«Analytique du sublime».
36L’impératif de la loi est sans plaisir en tant qu’impératif (or il n’y a pas la loi plus l’impératif, mais c’est l’impératif qui est et qui fait la loi). Il est sans plaisir, et il est (donc) impératif, parce que «le plaisir est la représentation de l’accord de l’objet ou de l’action avec les conditions subjectives de la vie, c’est-à-dire avec le pouvoir de causalité d’une représentation par rapport à la réalité de son objet»42 – par conséquent, avec la faculté de désirer. Or cet accord de l’objet ou de l’action avec le désir de la liberté doit être – c’est la réalité objective pratique de l’Idée – mais il n’est pas donné. La représentation attachée à l’impératif est celle de ce devoir-être de l’accord, non de l’accord lui-même. Le pouvoir par rapport à la réalité n’est pas donné et n’est pas garanti. S’il l’était, il n’y aurait plus devoir – et il n’y aurait plus de risque ni de chance du jugement.
- 43 Cf. Kant 1790: 26-27. Kant 1796-1797: §86.
37Le désir de la loi est-il donc vain? Le beau risque du jugement de la liberté est-il tout simplement l’illusion ineffective, et se réduit-il à l’intention inefficace? Il est inutile que je reprenne ici les textes connus où Kant a prévenu et combattu avec énergie le piège d’une morale de l’intention (qui ne serait au fond qu’une version lénifiante et sucrée de la psychose moderne du désir). Ces textes peuvent recevoir un éclairage supplémentaire de la discussion par Kant d’un autre reproche voisin: celui de confondre, par sa définition du désir, le désir et le souhait impuissant. Cette discussion donne sans doute une figure anthropologique de ce qui est en jeu dans l’ontologie praxique de la liberté. Bien loin de défendre une distinction tranchée du désir et du souhait, Kant revendique les désirs illusoires non pas en tant qu’illusoires mais en tant qu’une «bienfaisante disposition de notre nature» qui «stimule la force vitale et anime l’activité de l’homme afin qu’il ne perde pas le sentiment de la vie», tout en nous faisant connaître nos forces; car «il semble que, si nous ne devions pas nous déterminer à user de nos forces avant de nous être assurés que notre faculté est suffisante pour la production d’un objet, la plus grande partie de ces forces resterait inutilisée. En effet, nous n’apprenons communément à connaître nos forces qu’en les essayant»43. Ajoutons: bien plus encore la liberté, qui ne peut pas être connue, ne peut être «connue» qu’en étant essayée. Le désir de la loi n’est pas un désir vain, mais il a en commun avec le désir vain de ne pouvoir s’assurer à l’avance de la puissance de réaliser son jugement. Ainsi, il est d’abord une intensification du sentiment de la vie pratique de la raison – du sentiment du devoir – et l’essai (le projet est un essai) d’un jugement qu’il ne s’agit pas de mesurer au possible empirique et théorique, mais bien à l’«impossible» de la liberté. Par exemple, à l’«impossible» de la communauté raisonnable.
38L’analogie avec le souhait s’arrête là. Dans le souhait, «l’esprit retombe dans la lassitude, convaincu de l’impossibilité d’aboutir». Mais cela ne peut pas être le cas du jugement, qui, en tant que jugement qui doit décider d’un commencement de liberté, n’a pas d’abord affaire à l’aboutissement, mais dans sa décision, comme jugement, est déjà, à l’instant, entré dans le règne de la liberté. Le désir de la loi est toujours affronté à l’«impossible» de la loi. Mais cet «impossible» est aussi ce qui, réellement, a lieu lorsque je juge. Le règne des fins commence à chaque jugement (ce qui n’empêche pas, faut-il encore le souligner, que le jugement et le commencement n’ont de sens que pour autant que tout le possible y est mis en œuvre pour aboutir).
39Quatre. – Le jugement réfléchissant est régulateur. Qu’est-ce, en général, que la règle? La règle est un principe non constitutif. Cela ne veut pas dire un principe vague ou approximatif. Les règles ne se distinguent pas des principes constitutifs «au point de vue de la certitude, qui est fermement établie dans les uns comme dans les autres, mais au point de vue de la nature de l’évidence, c’est-à-dire par leur côté intuitif lui-même»44. La règle est un principe privé de l’intuition de son objet. Par exemple, la première des règles, dans l’ordre d’exposition de la Critique, et en même temps la règle des règles, en quelque sorte, est la règle de la causalité, qui apparaît dès le début de la «Déduction des catégories» et qui s’explicite dans la deuxième «Analogie de l’expérience»: il faut que je puisse rapporter ce qui arrive à une cause qui le précède, mais il m’est impossible d’avoir l’intuition de la causalité elle-même, c’est-à-dire de l’efficace par lequel ce qui arrive serait le produit de la cause. Il n’y a pas d’intuition du causer comme tel, et par exemple, et singulièrement, il n y a pas d’intuition de ce que peut être produire un monde (créer), ou de ce que peut être causer la réalité de l’objet de ma représentation.
40Le jugement réfléchissant ne voit pas ce qu’il produit comme règle. Si je juge que la maxime de mon action peut faire loi universelle (car c’est là le véritable jugement pratique: ce n’est pas directement un jugement universel, c’est juger que ma maxime peut devenir une loi universelle), je ne juge pas d’après un universel que j’aurais vu, mais je ne juge pas non plus à l’aveuglette, je juge de l’universel, autrement dit, j’en décide. Je décide de l’ universum. Aussi la nature propre de la règle est-elle moins à chercher du côté du manque de vision, ou d’une vision par défaut, que du côté d’une tout autre vision, qui serait celle de cette «décision».
- 45 Kant 1794-1803: 22.
- 46 Kant 1794-1803: 19.
41Dans l’Opus postumum, Kant recopiait cette maxime de Lichtenberg: «Qui veut connaître le monde doit d’abord le construire en lui-même»45. Et, dans des pages voisines, le monde, ou l’universum, universitas rerum, fait le thème d’une réflexion sur sa construction, liée à l’exigence de la raison pratique. Ainsi46:
Kosmotheoros, celui qui crée a priori les éléments de la connaissance du monde, dont il construit, habitant du monde dans l’idée, la contemplation du monde. Dans la théorie de la raison pratique concernant les fins, il est nécessaire de ne point aller des parties au tout, mais de l’idée du tout aux parties.
42Pour autant qu’il faut sans doute interpréter ce fragment selon un glissement de l’idéalisme transcendantal à un idéalisme spéculatif (c’est tout le problème de l’Opus postumum), il éclaire a contrario la position critique rigoureuse: celle pour laquelle précisément il n’y a pas de Kosmotheoros, et pas de construction du monde, si la construction, au sens strict de la Critique, est le procédé mathématique qui construit le concept en présentant l’intuition correspondante. Si la raison pratique n’est pas un Kosmotheoros, elle a en revanche pour Ideal d’être un Cosmopolitès, un citoyen du monde, ce qui est bien aussi la qualité du Kosmotheoros, «habitant du monde dans l’idée». Mais le Cosmopolitès ne fait pas comme s’il était un Kosmotheoros, il ne se paye pas de la rêverie d’avoir construit un monde. II est, si l’on peut dire, le Kosmotheoros pratique, qui ne construit pas le monde mais qui en décide, qui en juge selon la règle de ce qu’on pourra nommer «l’habitation du monde». Cette règle n’est pas l’application d’une Idée déjà donnée, que cette Idée soit accessible ou non aux forces humaines. Mais elle est la règle de la formation de l’Idée, ou la règle de l’Idée de la formation d’une cosmopoliteia, qui n’a rien d’une cosmotheoria. L’Idée n’est pas, contrairement à son nom, une Idée qui se voit. Elle est plutôt, en tant qu’Idée visible, incessamment in statu nascendi dans la règle. C’est le jugement qui la fait naître – chaque jugement est toujours à nouveau la naissance de l’Idée. Elle n’est pas donnée, elle n’est pas construite, elle vient, elle arrive dans le jugement. L’habitation du monde (qui est en même temps, si l’on veut, l’Idée d’une construction) est elle-même quelque chose qui arrive. Ce qui ne veut pas dire: qui sera accompli dans tel ou tel délai. Mais ce qui veut dire, conformément a la règle de la causalité: l’habitation du monde arrive et ne peut arriver que par une causalité libre, qui est celle du jugement. (Autrement dit encore: si nous ne jugeons pas, et si nous ne jugeons pas selon la liberté, si l’Idée de la liberté ne juge pas en nous et ne nous juge pas, nous n’habiterons pas le monde).
43Ce que j’ai appelé le projet du jugement se détermine ainsi de manière plus précise, et dans un écart plus marqué à la «projection». Le projet du jugement est que, comme maxime de l’action, il fait arriver l’habitation du monde. Il pro-pose cette habitation. C’est-à-dire, pour emprunter à Guillermit une sollicitation très judicieuse de la langue, qu’il s’agit de retrouver «dans la sphère de la connaissance pratique sous la forme d’une tâche (Aufgabe) irrécusable, c’est-à-dire inconditionnellement nécessaire, la signification positive qu’une illusion inévitable et naturelle tentait en vain de prêter à un problème (Aufgabe) théorique, insoluble dans la sphère de la connaissance spéculative»47. La tâche est en somme la conversion pratique de l’«impossible» théorique; elle est la réalité objective pratique du devoir (Aufgabe, c’est aussi en allemand ce que nous appelons le «devoir» de l’écolier). Le jugement est une tâche en ce qu’il est obligation et en ce qu’il a pour tâche de faire advenir un monde, l’habitation et la citoyenneté d’un monde.
44Or la tâche n’est pas à comprendre avec sa valeur laborieuse (bien qu’elle soit inévitablement pénible), ni avec sa valeur productive (bien qu’il s’agisse aussi d’une poiésie). Sans doute il peut et il doit s’agir d’œuvrer, d’opérer, de réaliser, de prendre en charge, voire de militer. Mais la tâche comme telle désigne le jugement qui est assumé: taxare, d’où vient tâcher comme son doublet taxer, c’est estimer, évaluer. Et «prendre à tâche», c’est assumer une évaluation, la prendre ou la recevoir comme obligation. C’est par exemple en ce sens qu’on peut entendre Lyotard dire, dans sa vidéo avec Guiffrey: «Depuis Cézanne la peinture s’est assignée une tâche, celle de présenter qu’il y a de l’imprésentable»…).
- 48 Kant 1781: 88.
- 49 Bloch 1972-1974: 38 sq. Cette référence n’implique aucune adoption des thèses générales de Bloch: s (...)
- 50 Bloch 1972-1974: 219.
- 51 Kant 1790: 175.
45La règle est donc la règle d’une tâche, elle est le principe d’une tâche, et non le principe d’un objet ou d’une substance. Le principe d’une tâche n’est pas un principe au sens d’un fondement ou d’une archè. Il n’est pas le commencement (c’est la tâche qui doit être celle d’un commencement, d’une inauguration), il est le commandement de la tâche: «Agis…». Si le monde – le monde «habité» – était donné à l’intuition – comme un triangle peut l’être –, il ferait voir aussi son principe ou son fondement, et il n’y aurait ni tâche ni impératif. Mais un tel monde donné à l’intuition n’en présupposerait pas moins le jugement qui aurait décidé de son concept. Les concepts sont toujours les prédicats de jugements possibles, et c’est bien pourquoi, dit le même passage de l’«Analytique des concepts», «l’entendement en général peut être représenté comme un pouvoir de juger»48. Il y aurait eu jugement, et la tâche de faire ce monde aurait incombé à une liberté. La situation de devoir juger est bien en ce sens une situation principielle. – C’est de manière analogue que Ernst Bloch analyse le jugement comme nécessairement présupposé par le concept, et non l’inverse, pour inscrire ce jugement dans l’ordre du devenir, du possible, de l’accroissement et de l’invention, dont la raison est «l’énigme qu’est encore pour soi-même l’être du monde dans son ensemble»49. Dans cette mesure, et dans les termes ou dans le pathos propres à Bloch, le jugement final, celui de «l’apocalypse, c’est-à-dire l’avènement en intention d’un nouveau ciel et d’une nouvelle terre», doit être compris «comme l’irruption, enfin, de la véritable genèse: à la fin, non au commencement du monde»50. Le jugement dernier est le jugement et la tâche finale d’un commencement, d’une mise au monde du monde. Et c’est pourquoi, comme l’écrit Kant, «sans doute le bien moral est nécessairement lié avec un intérêt, mais non pas à un intérêt qui précède le jugement sur la satisfaction, mais à un intérêt qui résulte du jugement»51.
46Telle est la règle. Mais, si l’objet de la règle – la fin ou la naissance – ne peut pas, par définition, en tant qu’il est une tâche, être vu, la règle elle-même doit bien faire «voir» d’une manière ou d’une autre. Que fait voir la règle, et de quel «voir» s’agit-il?
47C’est au fond la question autour de laquelle s’articule le moment essentiel de l’interprétation de Kant pour Heidegger – tout au moins dans le Kantbuch –, c’est-à-dire l’analyse du schématisme en tant qu’elle dégage le rôle fondamental de l’imagination transcendantale. Je ne vais pas reprendre cette analyse, et je ne la présuppose pas non plus soustraite à toute discussion – mais ce n’est pas ici notre problème. J’en retiens ce qui est nécessaire à la compréhension de la règle, et qui échappe à ce que, pour ma part, j’aurais à discuter ou à déplacer dans l’ensemble de l’analyse.
- 52 Heidegger 1929, Image et schème, §20: 154-155 (la traduction est légèrement corrigée).
- 53 Kant 1781: l53.
48La règle est ce qui prédétermine ou plus exactement qui pré-dessine (vorzeichnet) «comment, en général, quelque chose doit apparaître», par exemple une maison (comme par hasard, il s’agit encore d’habitation), «pour pouvoir, en tant qu’une maison, offrir la vue (Anblick) correspondante»52. Ce dessin (Auszeichnen) – qui se trouve dans la position structurelle du schème comme «image non sensible» et comme «monogramme de l’imagination pure a priori»53 – résulte de la détermination, selon la règle, de l’insertion du concept dans une vue possible. La règle règle comment la maison-concept doit s’inscrire ou se dessiner (Hineinzeichnen) dans une vue possible d’une maison empirique. La règle fait ainsi «voir» quelque chose, à la fois le Vor-et le Hinein-zeichnen, la prescription et l’inscription du concept. Il ne s’agit pas là d’une «vue immédiatement intuitive du concept»: de celui-ci, il ne peut jamais y avoir une telle vue. Cependant, puisque c’est une «vue», c’est nécessairement une «vue immédiate» («vue» traduit toujours ici Anblick, c’est-à-dire la vue au sens, disons, par exemple, de la carte postale). Ainsi, cette «vue immédiate n’est pas visée (gemeint) de manière proprement thématique, mais en tant que présentable possible de la présentation, dont la modalité de régulation se trouve représentée. La règle se manifeste dans la vue empirique précisément selon la modalité de sa régulation». La règle est donc la règle du présentable, la régulation de la présentabilité du présentable dans une présentation. La vue qu’elle procure n’est pas «proprement thématique», c’est-à-dire qu’elle n’est pas une vue de l’objet, de la présentation de l’objet présent, mais de sa présentabilité en tant que cet objet – la maison, une maison.
49À ce stade déjà nous pourrions dire que tout fonctionnement régulateur obéit à cette logique. La régulation ne concerne jamais du donné, du présent (qu’il soit empirique ou idéal), et elle ne concerne pas non plus un imprésentable, une Idée à jamais inaccessible et dont on formerait un substitut fictif. Elle concerne la présentabilité de quelque chose pour le cas où les conditions sensibles sont telles que cette chose ait à se présenter, pour le cas où il arrive que cette chose se présente, pour le cas où une existence se trouve advenir. La règle fait voir comment, si cela arrive qu’il y ait une maison, elle doit être pour être une maison. Ce n’est pas la vue thématique d’un objet, c’est la «vue» athématique de ce à quoi l’objet doit obéir. Ce «devoir» est aussi la seule possibilité pour qu’il arrive en effet qu’il y ait une maison. Mais ce n’est pas une essence qui précède ou qui fonde une existence. C’est l’«essence» de l’existence, ce qui la fait être en la laissant être ce qu’elle a à être, sa fin ou sa destination. Par exemple, l’habitation, l’habitation domestique ou économique, ou bien l’habitation cosmopolitique.
50Heidegger écrit ensuite:
Si la transposition sensible (c’est-à-dire le “dessin”) ne représente thématiquement ni la vue empirique ni le concept isolé, mais l’ “index” (Verzeichnis) de la règle de la mise-au-monde de l’image (Bildbeschaffung), cet index réclame à son tour une caractérisation plus précise. La règle est représentée dans le Comment de sa régulation, c’est-à-dire selon qu’en réglant la présentation elle se dicte et s’impose (ce sont les deux sens de diktieren) a l’intérieur de la vue présentante. La représentation du Comment de la régulation est le Bilden (le former, le façonner) libre, non lié à une présence déterminée, d’une transposition sensible en tant que mise-au-monde d’image au sens qui vient d’être décrit.
51La règle est donc la règle d’un Bilden libre, elle est le principe de ce qui n’est soumis à aucun principe ni lié à aucune présence donnée. La règle est le principe lorsque rien n’est donné et, ce qu’elle fait voir, c’est la possibilité que quelque chose soit donné, quelque part dans le monde ou en tant que monde. Cette possibilité, cette présentabilité (cette «donabilité»), la règle ne la fait pas voir – en son dessin préliminaire ou en son monogramme – comme on fait voir un objet, car le monogramme n’est pas un objet et n’est pas ailleurs que dans la règle. Aussi n’y a-t-il pas de vue thématique. Mais la règle «dicte et impose» le monogramme «dans» la vue (hineindiktiert).
- 54 Kant 1781: 414.
- 55 Kant 1790: 75.
52Le monogramme est défini ailleurs comme «composé de traits isolés [qui] forment un dessin flottant»54. Ainsi est-il proche de l’Idée telle qu’elle se spécifie en Idée-normale à propos de l’Idéal de beauté: la Normalidee est «l’image qui flotte (das schwebende Bild) pour tout l’espèce entre les intuitions singulières des individus». Aussi n’est-elle «pas dérivée de proportions dégagées de l’expérience en tant que règles déterminées, mais au contraire c’est elle qui rend tout d’abord possibles les règles du jugement […]. Elle est, comme on le disait du fameux doryphore de Polyclète, la règle», dont Kant en outre a précisé qu’elle n’est pas «le prototype achevé de la beauté dans cette espèce»55. L’idée-normale est normative, mais non à partir d’un prototype à reproduire. Elle offre plutôt un prototype pour un achèvement, lui-même abandonné au génie de l’artiste. Un «prototype achevé» serait simplement un modèle. La règle est plus et moins à la fois – une sorte de battement du modèle.
53La règle dicte le monogramme. Elle le dicte comme on dicte un ordre. Elle dicte, elle se dicte, en somme, parce que l’unité du concept, qu’elle représente ou qu’elle met en œuvre, ne vaut pas ici comme l’unité thématique accomplie d’une présence donnée, mais, comme dit Heidegger, «en tant qu’elle est unifiante», en tant que son unité est la tâche d’une mise-au-monde d’image. La règle prescrit le concept comme une tâche, la tâche de bilden. Aussi la règle est-elle par nature impérative avant même d’être la règle d’un impératif moral. Et l’impératif catégorique n’est peut-être précisément rien d’autre que l’impératif de la catégorie en général, l’impératif du concept dans la mesure où le concept, en tant que règle unifiante, ne peut pas présenter l’unité d’un objet mais seulement l’ordonner. (Quant à cette unité elle-même, il ne faut pas s’empresser de la comprendre comme une totalité, au sens où la totalité exclurait la multiplicité. Une vue de la règle de la maison laisse le champ libre à la diversité des conceptions architecturales et, inversement, il y a plusieurs demeures dans la maison du père).
54Dans la mesure où la règle est indépendante du donné, sa dictée est aussi bien le don de la possibilité d’une présentation. Au paragraphe 22, Heidegger reconnaît le temps comme ce qui «en tant qu’intuition pure fournit une vue antérieure à toute expérience», conformément à Kant lui-même, qu’il cite: «L’image pure […] de tous les objets des sens en général est le temps». Le temps est ainsi, pour les purs concepts de l’entendement, «leur unique pure possibilité de vue (Anblicksmöglichkeit). Cette unique possibilité de vue ne montre elle-même en soi rien d’autre que toujours seulement le temps et le temporel» – et cela dans la mesure où le temps «est ce qui se donne purement». La règle a donc à faire originairement avec le temps, c’est-à-dire avec le don selon lequel quelque chose arrive en général. Le jugement selon la règle n’est pas un jugement dans le temps, mais un jugement selon le temps, ou même le jugement du temps, qui dicte que cela (le concept, l’Idée) doit arriver, doit être mis-au-monde. Que cela arrive est proprement la fin du temps, inscrite à chaque instant comme la règle du jugement.
55C’est aussi pourquoi lorsque Heidegger, au paragraphe 30, entend rapporter la raison pratique à l’imagination transcendantale, c’est implicitement à la logique de la règle que l’analyse se réfère. Dans le respect se révèlent à la fois la réceptivité comme soumission et abandon à la Foi, et la spontanéité comme «libre imposition de la loi à soi-même». Cette structure double est celle de l’imagination, réceptrice de la vue et du don qu’en même temps elle bildet et dicte elle-même. Ainsi, conclut Heidegger, peut-on comprendre pourquoi «dans le respect on ne saisit objectivement ni la loi ni le soi agissant, pourquoi ils s’y révèlent sous un aspect plus originel, non objectif et non thématique, comme devenir et agir». Le non-thématisme de la règle et le devoir se correspondent une fois de plus: l’inobjectivité du dessin préalable l’implique comme prescrit. Et, réciproquement, le seul statut possible d’un impératif, du moins d’un impératif catégorique – de cette synthèse a priori de volonté affectée et de volonté pure, comme le présentent les Fondements56 – est un statut non thématique, aussi bien quant à son objet (la présentabilité de l’Idée) que quant à son sujet: qui dicte la loi? ce sujet ne peut pas plus être présenté que son objet. En vérité ce n’est pas un sujet, ni moi, ni Dieu, qui dicte la loi, mais l’essence de la loi est d’être toujours seulement dictée. Son être est un être-dicté, par rapport auquel la question thématique du sujet n’a aucune pertinence. Ce qui la dicte, c’est précisément qu’elle dicte. Elle dicte à chaque instant la fin du temps. (Pour les mêmes raisons, l’impératif est bien une obligation, mais n’est pas une contrainte; il exige, il ne force pas, dépourvu qu’il est de tout moyen d’exécution; il n’a pas la nature de ce que nous connaissons sous le nom de «commandement». La liberté ne saurait être commandée – mais elle est impérative).
56Cinq. – C’est l’impératif qui désigne le règne des fins, et non l’inverse. Le règne des fins n’est pas un règne final (au sens, par exemple, de la «lutte finale»). Il est le règne dans lequel les fins sont souveraines. Mais elles ne le sont pas en tant qu’objets, ni en tant que sujets. Au reste, la souveraineté n’est jamais le fait ni d’un objet ni d’un sujet: Bataille ne s’est pas efforcé à penser autre chose. Les fins sont souveraines en tant que fins, c’est-à-dire en tant que tâches. Il faudrait ici réhabiliter la téléo logie, que nous reléguons toujours dans la clôture du discours, ou, pour parler lyotardien, du «grand récit» «arché-téléologique». Il y a deux concepts de la fin – ou plutôt sans doute la fin elle-même ne cesse de se diviser selon deux concepts: le skopos et le telos (les Stoïciens connaissaient bien cette distinction). Le skopos est la cible que l’on a en vue et que l’on vise, il est le but présenté et clairement offert à une visée qu’il détermine; au surplus, le même mot désigne aussi celui qui vise, et celui qui surveille, qui garde, qui a la haute main d’un maître ou d’un protecteur. Le telos, en revanche, est l’accomplissement d’une action ou d’un processus, son développement jusqu’à son terme (si l’on veut: le fruit n’est pas la cible de l’arbre, pas plus que la cible n’est le fruit de l’archer). Aussi le telos peut-il encore désigner le sommet, le point culminant, ou encore la plus haute puissance, ou la juridiction souveraine. La fin qu’est le telos n’est pas une fin visée, elle est une fin en tant que le plus grand développement possible de quelque chose, au-delà de quoi il n’y a plus rien que cette chose puisse encore devenir. C’est du reste pourquoi le telos est inséparable de l’existence. Le telos, en quelque sorte, est entéléchique plus que téléologique. Skopos, c’est le tir à l’arc, telos, c’est la vie et la mort. Le règne des fins est le plus grand développement possible de la liberté, elle-même en tant que le pouvoir de se proposer des fins, c’est-à-dire de commencer par soi-même une série de phénomènes, qui atteindra son plus grand développement possible. Que cet achèvement soit un univers entier, ou qu’il soit le seul acte d’un jugement qu’aucun effet ne peut suivre (par exemple, si je meurs aussitôt après l’avoir prononcé) ne change rien à l’appartenance de ce telos au règne des fins.
- 57 Kant 1785: 154-155.
- 58 Kant 1790: 241.
- 59 Kant 1790: 244.
57L’impératif est l’impératif du telos de la souveraineté universelle – ou de l’universalité de la souveraineté, c’est-à-dire d’une libre législation dont la règle soit précisément la règle de la fin, la règle de bilden, de former et de cultiver la faculté finale la «volonté instituant une loi universelle» qui est ainsi «souveraine législatrice»57. Ainsi, «de toutes les fins que l’homme peut se proposer dans la nature, il ne reste donc que la condition formelle, subjective, je veux dire l’aptitude à se proposer en général des fins et (en ne dépendant pas de la nature dans sa détermination finale) à utiliser la nature comme moyen, conformément aux maximes de ses libres fins en général»58. Le telos de l’homme est l’être-téléologique lui-même: «Il n’y a qu’une seule espèce d’êtres dans le monde dont la causalité soit téléologique, c’est-à-dire dirigée vers des fins et en même temps cependant ainsi faite que la loi d’après laquelle il leur appartient de se poser des fins doit être considérée par eux comme inconditionnée et indépendante des conditions naturelles, et comme nécessaire en soi»59. Mais ce telos (et c’est bien là encore sa différence spécifique avec le skopos) ne constitue donc pas un modèle donné d’avance, un original à rejoindre ou à reprendre.
58Le dispositif régulateur, encore une fois, implique bien une mimétologie ou une ontologie mimétologique, mais non imitative. Il s’agit de bilden le Bild, non de bilden d’après un Bild. La règle de ce que doit être quelque chose pour apparaître comme une maison ne peut pas se référer à une maison donnée, ni à des préceptes architecturaux, mais elle draine avec elle l’ensemble d’une économie, d’une politique, d’une érotique, d’une esthétique et d’une technique, dont les règles à leur tour sont sans modèle, mais obéissent à la prescription d’habiter le monde. L’impératif et le devoir sont des catégories de cette mimétologie qu’on pourrait appeler «anarchétypique», ou encore «anarchique».
- 60 Kant 1785: 154.
- 61 Krüger 1931: 130.
59Pour cette raison, le fait que la loi de se poser des fins, c’est-à-dire la loi de juger, soit la loi propre de l’homme, et que la fin elle-même, le telos, soit l’être-téléologique, l’être qui pro-pose des fins, n’entraîne pas que la souveraineté de la volonté consiste à être à elle-même son propre principe, et sa propre fin, ni que la liberté souveraine consiste dans l’auto-détermination, l’auto-législation et l’auto-gestion. Certes, on peut accumuler les textes de Kant qui engagent la thématique de l’auto-suffisance de la volonté. Par exemple: «La volonté n’est pas simplement soumise à la loi mais elle y est soumise en telle sorte qu’elle doit être regardée comme instituant elle-même la loi»60. Ici encore, pourtant, quelque chose résiste à l’hypostase subjective moderne de la volonté ou du désir. L’institution de la loi par la volonté n’est elle-même désignée qu’à travers la soumission. Sans doute, le mode de cette soumission n’est pas celui de l’asservissement sous une contrainte étrangère à la liberté. Mais elle n’est pas non plus le simple accord spontané d’une substance avec les lois de sa propre nature, comme dans la liberté spinozienne (qui est la vérité de la liberté métaphysique en général). La volonté ne s’auto-engendre pas dans la liberté, elle est et elle reste effectivement soumise à la loi d’une liberté qui lui reste inconcevable. Si l’on veut, il n’y a rien d’extérieur à la liberté qui vienne la soumettre, mais c’est la liberté elle-même qui est extérieure à l’homme, et qui lui dicte sa loi. Le commentaire de Krüger a parfaitement dégagé ce point décisif, qu’on pourrait appeler le point de non-retour de l’impératif, ou le caractère irrelevable, indialectisable de la soumission de la volonté. À propos du texte que je citais à l’instant, Krüger souligne que la volonté doit être regardée comme instituant la loi, et que Kant ajoute dans une parenthèse: «elle peut s’en considérer comme l’auteur»61. L’autonomie, commente Krüger, «est un “point de vue” auquel l’homme doit se regarder. Que l’homme “puisse se regarder” ainsi, cela est exigé et non pas présupposé réel». On peut aller plus loin encore en lisant tout le passage des Fondements auquel Krüger emprunte l’expression «se considérer comme»:
Un être raisonnable appartient, en qualité de membre, au règne des fins lorsque, tout en y donnant des lois universelles, il n’en est pas moins lui-même soumis à ces lois. Il y appartient en qualité de chef lorsque, donnant des lois, il n’est soumis à aucune volonté étrangère. L’être raisonnable doit toujours se considérer comme législateur dans un règne des fins qui est possible par la liberté de la volonté, qu’il y soit membre ou qu’il y soit chef. Mais à la place de chef il ne peut prétendre simplement par les maximes de sa volonté; il n’y peut prétendre que s’il est un être complètement indépendant, sans besoins, et avec un pouvoir qui est sans restriction adéquat à sa volonté62.
60L’homme ne peut donc prétendre à la place de chef – de Oberhaupt. La souveraineté législatrice n’est pas la souveraineté auto-suffisante, et le moment du jugement légiférant est indissolublement aussi le moment d’une soumission à la loi. L’autonomie kantienne comporte comme en son cœur même une irréductible hétéronomie. L’hétérogène, ici, c’est la loi elle-même. Car elle est bien la loi de la volonté, mais elle l’est en tant que loi qui tout d’abord ordonne et soumet. Aussi ne peut-on pas mieux dire que Krüger: «Chez Kant, le concept de l’autonomie n’exprime que le caractère absolument sans réserve de la soumission. Dans le concept de se donner à soi-même la loi, “soi” signifie non pas la liberté “créatrice” inconditionnée et n’obéissant qu’à elle-même, qui veut être fidèle à soi selon une loi, mais la responsabilité inconditionnée envers la loi à laquelle précisément la liberté elle-même ne peut pas se dérober. La dignité de l’humanité se trouve, selon Kant, non pas dans son indépendance spontanée, mais dans sa sujétion morale»63.
61La soumission est irrelevable parce que la loi n’est pas l’auto-production de la volonté. Au contraire, la loi est précisément que je ne m’auto-produis pas comme législateur, mais que j’ai pour tâche de légiférer de manière universelle. Ma liberté ne vaut pas comme auto-suffisance mais comme destination à cette législation universelle, ou comme destination au jugement des fins. La destination – Bestimmung – est, encore une fois, une détermination: je suis déterminé à mon autonomie autant que j’y suis destiné. L’autonomie elle-même est la détermination – ou la finitude – de celui qui doit juger sans que l’universel lui soit présenté. C’est pourquoi l’universel est donné à cette autonomie comme une tâche, et par conséquent lui est donné sur le mode de lui être ordonné. Le don de la liberté, le don des fins et de la cosmopoliteia est bien un don (aucune captatio benevolentiae d’un Absolu inexistant ne saurait nous l’obtenir), mais c’est le don du tu dois. Ou bien encore, c’est une annonce ou une promesse: cela doit avoir lieu, cela doit arriver, mais l’annonce ou la promesse ne valent précisément que de ce qui doit arriver par le jugement de ma «volonté bonne» – et par conséquent l’annonce est intégralement convertie en l’ordre: tu dois.
62Je suis destiné à la souveraineté de la loi, mais c’est pour cela que la loi m’est adressée comme un ordre. L’impératif me soumet, il ne me contraint pas. Il n’a aucun pouvoir de coercition – qui serait contraire à la liberté – et il a en revanche cette particularité, que Lyotard relève dans Au juste, de me mettre ipso facto (et c’est encore là le factum rationis) en position d’obéissance ou de soumission. Il a l’efficacité d’une posture, non d’une exécution. C’est ainsi qu’il me détermine, et me destine.
- 64 Kant 1793: 69.
- 65 Kant 1788: 81, 77.
63J’ai donc avec la souveraineté de la loi le rapport du respect, sentiment de la raison, ou sentiment non pathologique. Le respect, c’est l’affection non servile, et c’est, de manière symétrique, le désir entravé. En tant que tel, il est la condition de ma destination au jugement souverain (et cette condition n’est pas aléatoire: nous ne pouvons pas, jusque dans l’emploi des maximes corrompues dans leur racine qui peut résulter du mal radical – lui-même chiffre de notre liberté –, nous ne pouvons pas perdre le respect pour la loi, dit La religion…, et, si nous le perdions, nous ne pourrions plus l’acquérir64: il nous est donc aussi propre qu’inappropriable). Or le respect, tout d’abord, me juge, et c’est un jugement d’humiliation65. Le respect tout d’abord énonce l’incommensurabilité de mes prétentions (ou de mes faiblesses) et de la souveraineté de la loi. Il est le jugement d’humiliation dont le critère est l’incommensurable. C’est-à-dire que le respect, qui fait mon rapport à la loi, est proprement le sentiment du sublime. (De manière générale, il faudrait analyser comment la problématique du sublime dans la troisième Critique, bien loin d’obéir au programme d’une esthétique dont elle serait une rubrique, procède de nécessités inscrites dans la deuxième Critique – et comment en outre c’est en fonction du sublime qu’est ordonnée toute la critique esthétique).
- 66 Kant 1790: 85. Cf. aussi ibidem: 102.
- 67 Kant 1790: 98.
64Comme on le sait, «la satisfaction qui procède du sublime ne comprend pas tellement un plaisir positif que bien plutôt admiration ou respect, et elle mérite ainsi d’être dite un plaisir négatif»66. Ce plaisir négatif – qui, je le répète, n’est pas le plaisir masochiste du déplaisir, mais «un plaisir qui n’est possible que par la médiation d’une peine»67 – est un jugement. Le véritable sentiment du sublime suppose qu’en moi un jugement soit rendu, et reconnu, sur mon propre jugement. Il ne consiste pas néanmoins dans la crainte religieuse servile, mais dans la libre exposition au jugement qui mesure mon jugement par ma destination:
Dans la religion en général il semble que se prosterner, adorer la tête inclinée, avec des gestes et une voix remplis de crainte et d’angoisse, soit la seule attitude qui convienne en présence de la divinité, et la plupart des peuples ont aussi bien adopté cette attitude et l’observent encore. Mais cette disposition d’esprit est bien loin d’être en soi liée et nécessaire à l’Idée du sublime d’une religion et de son objet. […] Admirer la grandeur divine exige une disposition à la calme contemplation et un jugement entièrement libre. C’est donc seulement lorsqu’il a conscience que ses intentions sont droites et agréables à Dieu que les manifestations de cette force (la nature dans l’orage, la tempête, etc.) éveillent en lui l’Idée de la nature sublime de cet Être, dans la mesure où il reconnaît en lui-même dans son intention quelque chose de sublime qui est conforme à la volonté de celui-ci, et est ainsi élevé au-dessus de la peur, suscitée par de telles manifestations de la nature, en lesquelles il ne voit plus le déchaînement de la colère divine. L’humilité elle-même, jugement sans indulgence sur nos défauts […], est une disposition d’esprit sublime68.
- 69 Kant 1793: 255.
- 70 Kant 1790: 85.
65Assurément, c’est la belle âme qui parle. Mais laissons-la parler, et ne retenons que la structure: elle est celle d’un jugement qui, pour être conforme à la destination de la liberté, ne peut se porter qu’en s’exposant au jugement de cette destination. Un jugement libre ne se mesure à rien d’autre qu’à la liberté. C’est-à-dire à la limite de ma capacité de juger, à la grandeur absolue inconcevable et imprésentable. Elle m’humilie par conséquent, mais cette humiliation n’est pas une peur devant la colère de Dieu, précisément parce que la grandeur absolue ne se présente pas. En revanche, l’humiliation sublime me donne la règle de la présentabilité de cette grandeur, la règle de la tâche d’avoir à juger selon cette grandeur. C’est-à-dire d’avoir à assumer dans mon jugement l’éloignement infini de son telos – non pour relativiser, ni pour décourager, ni pour condamner mon jugement, mais bien pour en faire le jugement même d’une destination infinie, ici et maintenant. Le plaisir négatif du sublime est la peine de la tâche mise en jeu, comme tâche de la liberté. Aussi ne juge-t-on comme on le doit que dans l’adoration du sublime: mais on n’adore pas «la tête inclinée» comme à l’église; au contraire, La religion… définira l’adoration (dans la «contemplation de la profonde sagesse de la création divine dans les plus petits objets et de sa majesté dans les grands») comme ce qui «projette l’esprit dans un état d’abattement qui anéantit l’homme à ses propres yeux» mais qui en même temps «possède, eu égard à la destination morale de l’homme, une puissance qui élève l’âme [seelenerhebend; le sublime, c’est das Erhabene] en sorte que devant elle des paroles, seraient-elles même celles du roi David en ses prières, devraient se perdre comme un son creux»69. L’«élévation» dans l’adoration n’est qu’à la mesure d’un anéantissement et de ce «sentiment d’un arrêt dans les forces vitales» qui caractérise le sentiment du sublime70. Il n’y a finalement ni «élévation» ni «abaissement», cela ne se mesure pas. Le sublime est plus justement caractérisé par une immobilisation ou une suspension. Il suspend la finitude sur sa propre in-finitude, sur le fait (factum), qu’elle n’est pas achevée – c’est cela même, être fini –, qu’elle n’est pas son propre telos, parce qu’elle doit encore en prononcer le jugement et en accomplir la tâche.
66Le jugement du sublime n’est rien d’autre que le jugement que je dois juger. C’est pourquoi le sublime n’est pas si «sublime», je veux dire si grandiloquent, que le fait apparaître l’attirail pré-romantique du «sublime de la nature» (au reste toujours «improprement nommé»; et je réserve pour une autre occasion le cas, hypothétique pour Kant, du sublime dans l’art, qui exigerait selon lui soit un poème didactique, soit une tragédie, soit un oratorio). Le sublime est sobre: «La simplicité est pour ainsi dire le style de la nature dans le sublime, ainsi que de la moralité qui est une seconde nature». La simplicité s’oppose à «l’excitation de l’imagination» et à la «Schwärmerei», «qui est une illusion qui consiste à voir quelque chose par-delà toutes les limites de la sensibilité, c’est-à-dire vouloir rêver suivant des principes»71. La simplicité correspond au commandement «le plus sublime» de la Bible, l’interdiction de représenter Dieu. Le sublime de la simplicité consiste à ne pas représenter, c’est-à-dire, selon toute la rigueur du terme dans l’ontologie de la subjectivité, à ne pas nous présenter l’inconditionné. Mais à juger – à juger avec simplicité –, car c’est le libre jugement qui est lui-même l’inconditionné qui nous oblige. La présentation de l’inconditionné serait la suppression du jugement – et la suppression de l’inconditionné.
67De ce fait, le jugement sur le sublime est proprement le jugement «indérivable» (dans les termes de Lyotard). Son exposition, déclare Kant, est en même temps sa déduction, car on y trouve «un rapport final des facultés de connaître qui doit être mis a priori au fondement de la faculté des fins (la volonté) et qui est donc lui-même a priori final, et cela comprend la déduction, c’est-à-dire la justification de la prétention d’un tel jugement à une valeur universelle et nécessaire»72. La déduction répond à la question quid juris?: ce qui est de droit, c’est que nos facultés se rapportent à une fin qui est leur propre limite, la limite de leur liberté au sens où c’est sur cette limite que la liberté commence.
68La liberté est la finitude en tant que commencement, inauguration, initiative d’un monde comme série in-finie de phénomènes de la liberté elle-même. Que la série soit infinie est la seule garantie de l’universalité, et la seule garantie que pour chaque être fini un tel commencement puisse de nouveau arriver. Cela implique – je rejoins ici Lyotard – que la totalité de la série ne puisse pas être représentée, et qu’elle ne doive pas l’être. Ou, plus exactement peut-être, que le modèle de la totalité, car il y en a toujours un, unité ou pluralité (et peut-on même se contenter du «ou»?…), ne soit désigné que dans le rapport à une liberté toujours autre, capable de re-commencer dans ce monde un autre monde. Cette altérité de la liberté (sa sublimité) s’inscrit alors seulement comme loi. Ce qui s’inscrit ainsi n’est pas la loi de l’Autre, mais l’autre comme loi. L’autre comme loi ne signifie pas que c’est l’autre qui fait la loi. Il ne la fait, en tant que membre législateur du royaume, ni plus ni moins que moi. Mais l’autre comme loi signifie que la loi, c’est qu’il y ait l’autre. La loi, c’est l’arrivée de l’autre – et à l’autre.
69C’est la différence des phrases, sans doute. Mais je dirais que c’est cette différence en outre rapportée à une phrase encore autre, et différente d’une autre différence, une phrase moins prononcée que prononçante, qui suspend la parole en même temps qu’elle l’ouvre, mettons la «phrase» du respect ou de l’adoration, on pourrait dire aussi la phrase de la soumission, ou de l’abandon, sans laquelle aucune phrase, ni prescriptive, ni narrative, ni même constative, ne commencerait à être articulée. Mais par laquelle toutes sont jugées – sans que cela permette aucune terreur.
- 73 Après coup, Roger Laporte me donna cette phrase de Proust: «L’art est ce qu’il y a de plus réel, la (...)
70Cette phrase articulante et non articulée, unique mais non unitaire, je ne l’appellerai plus dès lors une phrase, et encore moins une métaphrase, mais un art ou un style, à l’instar de Kant parlant de la simplicité comme «style» du sublime. (Et cela ne serait pas sans rapport avec la musique dont Daniel Charles nous parlait avant-hier). L’art ou le style (c’est-à-dire encore la mimesis) serait ce qui articule chaque phrase, tout d’abord, selon le respect de ceci que je n’articulerai jamais la souveraineté dont je parle, sous peine de l’abolir, et selon ce respect, corrélatif, de ce que c’est aussi la souveraineté qui articule la phrase de l’autre. Ce respect n’est pas le respect «démocratique» des opinions, il est l’exigence la plus ambiguë, la revendication la plus insistante de la souveraineté de la loi. Le style du jugement doit être cette exigeante soumission. Le style est la justice du jugement. – Ce que peut être dès lors le «style», le style de la souveraineté et de la communauté c’est l’objet d’une autre recherche. Je préciserai seulement ceci, en quoi je sais m’accorder avec Lyotard, qu’il devrait s’agir d’un art de la communauté, mais sûrement pas de la communauté comme œuvre d’art, je veux dire de cette vision que Syberberg a filmée dans son Hitler73.
71Six. – Dans les Observations de 1764 sur le sentiment du beau et du sublime, après avoir distingué le beau qui «charme» et le sublime qui «émeut»74, Kant divisait ce dernier en «sublime-terrible», «accompagné de tristesse et d’effroi», «sublime-noble», accompagné «d’une tranquille admiration» et «sublime-magnifique» «allié au sentiment d’une auguste beauté». Mais aussitôt, en note, il donnait un seul exemple, et un exemple qui ne répondait pas exactement à la division proposée, puisqu›il était l’exemple d’un «noble effroi», et du «noble effroi» «inspiré par la peinture d’une solitude complète». Cet exemple était celui d’un certain «songe de Carazan» publié dans le Magazine de Brême. Carazan est un avare, un «cœur fermé à l’amour du prochain», qui raconte le rêve de son jugement dernier: «Je vis l’ange de la mort s’abattre sur moi comme un tourbillon et me frapper un coup terrible avant que j’ai pu crier grâce. Mon sang se figea lorsque je m’aperçus que les dés étaient jetés pour l’éternité et que je ne pouvais ajouter au bien ni retrancher au mal que j’avais fait». Dieu prononce sa condamnation, et «à ce moment je fus emporté par une puissance invisible à travers le radieux édifice de la création. J’eus bientôt laissé derrière moi des mondes innombrables. Comme je me rapprochais de l’extrémité de la nature, je remarquai que les ombres du vide illimité tombaient devant moi dans l’abîme. Un royaume effrayant de silence, de solitude et de nuit éternels!»
72Le jugement dernier (qu’à vrai dire, en ce cas, un théologien pointilleux appellerait «jugement particulier») a donc été le premier exemple kantien du sublime. Je ne sais si la prose en est exactement simple, mais je remarque d’une part que la condamnation y est essentiellement celle de la solitude (la suite du texte le souligne encore) et qu’elle s’exécute par la traversée infinie et la kosmotheoria négative d’un univers inhabité, d’autre part que ce sublime, s’il appartient à l’espèce noble parce qu’à la fin du rêve l’avare va retrouver l’amour de l’humanité, ne la présente pourtant que mêlée à l’espèce terrifiante. Le jugement dernier n’est pas séparable de la colère de Dieu, donc de la servilité religieuse et de la contrainte pathologique. Kant n’aurait pas pu reprendre cet exemple après la rédaction de la troisième Critique.
73Etait-il donc juste, ici, de parler de jugement dernier? Le jugement final, qui juge chaque fois mon jugement, ou l’autre comme jugement ont-ils à voir avec le jugement dernier?
74Oui, répond Kant trente ans plus tard, oui dans les conditions d’un jeu avec les Idées. Ce jeu avec les Idées, c’est le statut qu’il confère à son écrit de 1794, La fin de toutes choses75. Ce texte joue à exploiter les ressources de la représentation du jugement dernier, c’est-à-dire en principe d’une représentation terrifiante qui appartient au faux sublime de la religion. Je jouerai à mon tour avec lui: j’essaierai d’en déchiffrer ce qui nous intéresse.
75La première Idée est celle de la fin du temps comme entrée dans l’éternité. Elle ne peut rigoureusement désigner que le passage dans une grandeur absolument incommensurable avec le temps, une duratio noumenon dont nous ne pouvons avoir le moindre concept. Elle nous met au bord d’un abîme à la fois terrifiant et fascinant. Reprenant les divisions des Observations, Kant nomme cette pensée sublime-terrible. Mais, considérée du point de vue moral, cette fin de toutes choses est le commencement d’une existence supra-sensible non soumise aux conditions de temps.
76Ce commencement d’une part ne suppose plus l’anéantissement physique du temps, d’autre part, en tant que commencement, doit bien avoir lieu dans le temps. Or ce qui, dans la perspective de la fin de toutes choses, a encore lieu dans le temps, c’est le dernier jour. Le dernier jour appartient encore au temps, c’est-à-dire qu’il y arrive encore quelque chose. Ce qui y arrive, c’est le règlement des comptes. C’est le jour du jugement. – La première leçon du jugement dernier est déjà ainsi implicitement tirée. Elle était en fait explicite dans La religion…, où il était dit que le récit symbolique de la fin du monde (de l’Apocalypse) «présentée comme un événement imprévisible (pareil au terme de la vie, proche ou éloigné) exprime fort bien la nécessité d’y être prêt en tout temps, mais en réalité (si l’on substitue à ce symbole la signification intellectuelle) celle de nous considérer constamment comme les citoyens désignés d’un État divin (éthique)»76. Ce qui est encore dans le temps est toujours dans le temps, et, réciproquement, le temps est toujours au bord de l’abîme de sa fin, pour laquelle il ne peut y avoir de temps fixé. La règle du temps, c’est qu’on ne peut pas voir la fin du temps. Mais dans le temps l’impératif est qu’à chaque instant commence la tâche de la Cosmopoliteia. Précisément parce qu’elle est l’Idée, elle ne peut pas être confiée au lendemain. L’Idée est l’Idée de la fin du temps en tout temps.
77On pourrait dire que la raison pratique ignore la première analogie de l’expérience, celle de la substance comme substrat permanent du changement. Pour la raison pratique, l’existence naît et meurt à chaque instant; elle est sans cesse au bord de l’abîme, et sa seule «substance» est une tâche. Mais cela signifie peut-être aussi que la raison pratique est seule en vérité la raison selon le temps, et que le «sens interne» est peut-être en définitive d’essence pratique. Aussi bien la critique des paralogismes de la raison est-elle nécessaire à la mise au jour du sujet pratique. Et ce «sujet» (pas une substance), l’homme, qui n’est jamais ce qu’il doit être, est-il aussi toujours-déjà ce qu’il doit être. Un fragment de l’Opus postumum dit: «Les conditions temporelles, qui font de la représentation de l’humanité et de sa fin des phénomènes de l’intuition sensible, disparaissent si la destination générique de l’homme en tant que fondée en sa raison a pour principe la fin ultime; car alors l’homme est déjà l’être qu’il prévoit qu’il deviendra»77.
78C’est pourquoi l’homme est déjà libre, de sa liberté incompréhensible et impérative. La liberté est alors la seule «substance» du «sujet» pratique, mais la substantialité de cette substance tient exclusivement dans le fait d’être mobile aux deux sens du mot: mobile de la mobilité des commencements, à chaque instant, et mobile incompréhensible d’un agir-par-pur-devoir. Kant écrit dans La religion…: «J’avoue ne pas pouvoir me faire très bien à cette expression dont usent aussi des hommes sensés: un certain peuple (en train d’élaborer sa liberté légale) n’est pas mûr pour la liberté; les serfs d’un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour la liberté; et de même aussi les hommes ne sont pas encore mûrs pour la liberté de conscience. Dans une hypothèse de ce genre, la liberté ne se produira jamais: car on ne peut mûrir pour la liberté si on n’a pas été au préalable mis en liberté (il faut être libre pour pouvoir se servir utilement de ses forces dans la liberté)»78.
79Ainsi le jour du jugement est-il la mise au jour de la fin dernière – du règne de la liberté. Ce règne est mis au jour en ce jour, en chaque jour comme jour du jugement. Si les hommes sont fascinés par la fin du monde (et ils le sont tous; c’est, dit Kant, une idée tissée dans la raison humaine), c’est que la durée n’a une valeur que pour autant que nous y sommes conformes à la fin dernière, que celle-ci soit ou non effectuée. Et si les hommes accompagnent cette idée de représentations terrifiantes, c’est en raison de la corruption de l’homme et du manquement à la loi, qui le condamne au jour du jugement.
80Mais Kant laisse précisément la condamnation et le salut hors de son propos. Les deux doctrines possibles, celle des unitaristes, pour qui tous sont sauvés, et celle des dualistes (car une doctrine de la damnation universelle est une absurdité) ne peuvent donner lieu à un dogme. Et Kant laisse entrevoir que, si le «dualisme» a l’avantage du point de vue pratique, pour montrer à chacun comment il doit se juger lui-même, il n’en bute pas moins sur la difficulté de penser que même un seul être raisonnable ait pu être créé pour être éternellement condamné. Ce n’est pas, on le voit, la logique de la récompense et du châtiment qui commande ici, c’est celle du devoir et de la fin.
81En revanche, la représentation de la récompense et du châtiment attachée à l’image du jugement dernier doit être reconsidérée en fonction du «supplément indispensable» que le christianisme ajoute au pur respect de la loi. Ce supplément est l’amour, défini comme le fait «d’accepter librement parmi ses maximes la volonté d’un autre». Les châtiments ne sont pas alors des mobiles mais des avertissements bienveillants sur ce qu’entraîne la violation de la loi. Et les récompenses ne sont pas non plus des mobiles, car l’amour de la créature ne va pas au bien reçu mais à la bonté du donateur. Autrement dit, ce «supplément indispensable» n’est pas autre chose que l’amour de la loi en tant que la loi est un don. Le don se confond avec l’imposition de la loi (il n’ôte rien du caractère impératif comme tel de la loi) et s’ajoute à elle en même temps. Ce qui est donné est la liberté – cela ne donne pas un bien, cela ne donne rien. Un don est toujours libre, et ne donne jamais rien, que cette liberté, qui est la liberté «d’accepter parmi ses maximes la volonté d’un autre». – Le jugement dernier signifie alors simultanément qu’il n’y a, au jour du jugement, aucune autre grâce possible que ce don, mais que ce don est aussi toujours par lui-même une grâce supplémentaire. Je suis toujours-déjà jugé, mais je ne le suis jamais encore. Cela ne signifie ni que je suis sauvé ni que je suis innocent, mais que j’ai toujours encore la tâche de m’exposer au jugement.
82Le jour du jugement n’est pas dies irae, jour ou plutôt nuit de la religion et de la peur, il est seulement dies illa, ce jour insigne, ce jour sublime où la liberté, la loi et l’autre m’ordonnent et me donnent de juger. Le jour de lyo tar, n’importe quel jour, celui-ci, dies haec, hic et nunc, l’éternité du jugement.
83Sept. – Dans cette genèse, il n’y a pas de jour du repos.